Marbrume


-14%
Le deal à ne pas rater :
Apple MacBook Air (2020) 13,3″ Puce Apple M1 – RAM 8Go/SSD 256Go
799 € 930 €
Voir le deal

Partagez

 

 Raison et sensibilité

Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Aller en bas 
Aller à la page : 1, 2  Suivant
Antoine
Antoine



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyMer 23 Nov 2022 - 11:30
Marbrume, l’Esplanade, Demeure de la Comtesse Monfort de Brieu
Le 8 Mars 1167

Chaque jour suivait le précédent dans une monotonie agréable. Le cuisinier de la demeure de la Comtesse Monfort de Brieu se levait dans les premiers pour préparer un petit quelque chose bourratif pour les quelques domestiques, avant de s’attaquer au petit-déjeuner de la Comtesse et de Dame Clothilde. Ce qui ressemblait à un gruau parfumé aux herbes pour les employés, devenait un simili de granola, goûteux, délicat et nourrissant pour les grandes Dames.

Hugues avait droit à un traitement intermédiaire, étant le patron des domestiques. Mais l’homme était suffisamment gras pour que le cuisinier ne lui abandonne pas la maigre réserve de leurs meilleurs produits. Alors que le soleil n’était pas encore tout à fait motivé à poindre, les premières lueurs permirent au garçon de se rendre dans le coin de potager qu’il s’était approprié pour cultiver les herbes aromatiques. De manière générale, il passait beaucoup de temps dans le jardin urbain de la propriété. Les lieux n’étaient pas immense, mais l’avantage était qu’il pouvait y trouver régulièrement la solitude paisible à laquelle il aspirait. La nature et l’isolation apaisaient ce que la confrontation avec d’autres humains réveillait.

Depuis qu’il avait été recueillis par sa grand-mère et abrité ici, les incidents s’étaient fait plus espacés. La garçon avait aussi appris à maîtriser partiellement la folie quand elle se présentait aux portes de sa raison. Mais parfois, il n’avait rien pu faire, laissant son corps aux mains de la colère pour ne revenir qu’une fois le sang versé sur le pavé et les os de ses victimes broyés, parfois de manière irrémédiable. Heureusement, jamais encore il ne s’était opposé à la Comtesse, ni fait quoi que ce soit qui lui soit préjudiciable, lui permettant de garder sa place dans ce refuge qui était désormais le sien.

Son travail occupait son esprit pendant de longues heures. Quand il n’était pas aux fourneaux ou au jardin, le garçon tentait de trouver de quoi améliorer la qualité de ce qu’il servait. Une de ses nouvelles lubies était d’avoir sa propre ruche à disposition, lui permettant de fournir à la Comtesse cette gourmandise à portée de main. Egalement, il assistait parfois aux cours que donnait le Temple pour s’alphabétiser, voulant laisser une trace de ses recherches végétales et culinaires. Même si ses prières envers les Trois étaient factices, le garçon savait reconnaître que ses ouailles l’avaient aidés à plusieurs reprises. Et surtout qu’il appréciait particulièrement de pouvoir se rendre aux thermes à volonté.

D’ailleurs, Antoine se dit que ce soir il pourrait bien y faire un tour. La farine s’était logée sous ses ongles la veille quand il avait préparé la tourte et il n’avait pas réussi à défaire les derniers grains. Bien qu’il ai brossé à s’en rougir les doigts, rien n’y avait fait. Mais il devrait attendre que sa journée soit terminée, et que les rues et les thermes se vident pour se glisser dans l’eau chaude et nettoyer toute trace de saleté.

« Antoine, Hugues peut pas s’occuper de la livraison de la viande, il voudrait que tu reçoive le livreur. Sans causer de dégâts. »

Une des femmes de chambre avait passé le buste et la tête par la porte de la cuisine. Il s’agissait de la dernière arrivée. La seule qui avait rejoint le domaine après la mort de sa grand-mère. Elle n’osait jamais s’approcher du jeune cuisinier, peut-être avait-elle peur qu’il s’en prenne à son intégrité. Il ne pouvait pas la rassurer en lui disant qu’il était impossible qu’elle ne retienne son intérêt à moins d’avoir elle aussi un phallus. Armand de Tirolles, et son grain de beauté près de l’oeil droit, avait eut une place dans ses fantasmes une fois qu’il l’avait vu revenir ensanglanté de l’entraînement. Ce que ses rêves avaient montrés au cuisinier...il ne valait mieux pas qu’il y pense quand une jeune femme effarouchée lui donnait les consignes à suivre.

Le silence studieux du garçon n’avait pas rassuré la domestique, qui s’empressa de se dédouaner des ordres à transmettre.

« C’est lui qui a dit ça. Ah et il a aussi ajouté qu’il ne fallait pas payer plus que ce qu’il te donnait. Le prix devient bien trop élevé qu’il a dit. »

Quelques pièces atterrirent sur le premier guéridon à portée du court bras de la demoiselle avant qu’elle ne disparaisse tout aussi vite qu’elle était arrivée.

La cuisinier venait à se demander si Hugues n’avait pas fait exprès de se trouver une autre occupation...Il était déjà arrivé que l’intendant l’envoi pour faire fermer le caquet d’un fournisseur un peu trop avide. La mauvaise réputation d’Antoine était suffisante pour que l’on ai pas envie de réveiller la furie sanguinaire qui sommeillait derrière son visage calme. Si le boucher avait tenté de flouer la Maîtresse des lieux, Hugues ne comptait pas se laisser faire, surtout connaissant l’état des comptes de la maisonnée. Tout comme Antoine, le domaine avait une façade charmante et bien sur elle, mais en son cœur, bien des choses étaient abîmées. La seule différence tenait du fait que les murs pouvaient être réparés et tapissés, pas l’âme.

Antoine se replongea dans le tri méticuleux des herbes qu’il avait récolté le matin. Quand il eut fini, il considéra que c’était à peu près l’heure à laquelle le boucher devait habituellement se présenter. Laissant son tablier blanc, grisé par les nombreux lavages, sur le côté de son plan de travail, le garçon se dirigea vers l’arrière-cours. Une grande stature l’attendait bien, de dos, une charrette à ses côtés. Le cuisinier, se prépara mentalement à mettre à terre cette montagne si besoin en était. La taille moyenne qu’arborait le garçon ne l’empêchait pas d’être suffisamment puissant pour faire peur à ce genre de mastodonte.

« Alors, c’est toi qui essayes d’arnaquer la Comtesse ? Tu ferais mieux d’essayer ailleurs, ici t’aura que le prix convenu à l’avance. »

Prix qu’Antoine avait chuchoté à l’intendant il y avait quelques temps en fonction de ce qu’il avait pu voir sur le marché. Mais négocier de la viande était encore plus difficile que le reste pour le garçon, tant ça lui rappelait son ami d’enfance. Celui-là même qu’il avait éloigné de lui avant de venir trouver refuge auprès de sa grand-mère. Il fallait que ceci se règle vite, avant que son humeur ne se dégrade.
Revenir en haut Aller en bas
GautierBoucher
Gautier



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyMer 23 Nov 2022 - 19:30
Il était très tôt encore, et Gautier aimait bien ces matin-là, ceux où l'on pouvait voir, en rais de mélasse rose, le soleil d'hiver s'attiédir sur la mer.
Il finissait de charger la charrette de paquets de viande sanguinolents, ses manches retroussées, ses mains rouges du sang et du froid. Auréolé de son haleine silencieuse, il soufflait du nez à chaque déchargement, quand les roues craquaient sous la nouvelle carcasse.

Ce matin, il livrait à l'Esplanade. Pas que ça lui arrive souvent. Il remplaçait Marceau, le commis que son père avait embauché le mois passé. Depuis l'affaire de l'esse dans le crâne, Gautier était préposé à l'acheminement des bêtes mortes jusqu'à l'atelier. Il faisait moins cher à payer un livreur chez les bleus qu'un spadassin pour une charrette de cochons sauvages. Mais depuis l'avant-veille, le commis ne s'était plus présenté, et la charge de travail supplémentaire ne permettait pas de mener une enquête. Le père avait assuré trouver bien vite son remplacement, mais là, il fallait livrer, et fissa.

L'Esplanade. Il n'y avait pas souvent mis les pieds. Son père lui avait fourni une carte dessinée avec soin, parce qu'illettré père d'illettré, on n'avait appris qu'à noter des chiffres et des symboles pour la comptabilité. Le nez sur son ardoise d'argile, Gautier étrécit son dos trop large pour traverser les belles allées et louvoyer dans les venelles des arrières-jardins. Les belles demeures encore habitées arboraient leurs larges fenêtres à vantaux de bois peint comme des fronts ceints, et quelques clématites décharnées leur dessinaient des sourires lunaires.

Troisième maison. Les deux premières livraisons s'étaient faites sans histoire, et Gautier abordait cette troisième avec la même gêne de gueux, mais sans alarme.

« Alors, c’est toi qui essayes d’arnaquer la Comtesse ? Tu ferais mieux d’essayer ailleurs, ici t’aura que le prix convenu à l’avance. »

L'aboiement le fait sursauter. Il se retourne prestement et manque de hoqueter. Cinq ans. Cinq années. Mais le regard est inoubliable. La ligne saillante de la racine du nez, qui fait un arc de faucon autour de l'oeil. Et le pincement de la lèvre, juste en son centre, qui la fait pointue comme une pensée sauvage.

" ANTOINE ! "

Le cri a tonné hors de sa poitrine sans prévenir. Ses deux grandes mains le saisissent au haut des bras et serrent, serrent à sentir l'os dessous la viande. Qu'il ne s'échappe pas. Qu'il lui laisse le temps de vérifier. D'être bien sûr. Alors il n'est pas mort pendant la fin du monde ?! Il est là. Il le voit, il le tient.

" Antoine... "

Pas plus de mot ne parvient à s'extraire. Les mains lui tremblent. Elles bloquent un geste d'Antoine pour se dégager. Non. Tu me laisseras te regarder !
Et puis soudain : ah... il me hait...
Les doigts s'ouvrent précipitamment, et les grandes mains retombent le long des cuisses, ballantes. Les yeux sont restés stupides, fichés sur le visage d'Antoine comme deux harpons à poisson. Il ouvre la bouche pour parler, bégayer quelque chose, retenir la fureur qui va sans nul doute lui gicler au visage, occuper le temps pour qu'il traîne un peu, encore, qu'il maintienne cette grâce, là, maintenant. Le soleil pointe un de ses bras et l'oeil d'Antoine en est brusquement illuminé.
Le ventre de Gautier s'est resserré comme un poing.
Revenir en haut Aller en bas
Antoine
Antoine



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyJeu 24 Nov 2022 - 13:33
Cette intonation, le garçon la reconnaît sans peine, et le ramène cinq années en arrière. A la mort violente de ses sœurs, à l’une de ses plus grosse crise suivi d’une correction toujours aussi violente, à son sang sur les lèvres de Gautier, à la peur de ses émotions.

« Pars. »

« Je ne veux plus rien avoir à faire avec toi. Tu l'as pas compris encore ? »


Le rétablissement de son corps avait été long, celui de son esprit n’était toujours pas terminé à en juger par l’agitation qui monte en lui. Gautier ne doit pas être là. Il dois être loin, en sécurité.

" Antoine... "

Antoine ne peut pas bouger, enserré dans cet étau musclé. Figé, ébahis Il avait suffisamment souffert de son impuissance face au paternel pour ne pas se laisser intimider par qui que ce soit d’autre. Son premier réflexe est de quitter le danger, se dégager de celui qui pourrait abattre sa grosse paluche dans son estomac, mais ce nouveau Gautier est plus fort.

Il était presque méconnaissable. Un homme dont la virilité était délicieusement inconnue. De frêle, il était devenu charpenté. D’enfant il était passé à homme avec un brunissement assombrissant sa mâchoire. Là où le regard de son ami était autrefois naïf, il possédait désormais une note plus sombre, plus dangereuse. Jamais l’apprenti boucher n’aurait autrefois eut la force de le serrer aussi fort, quitte à en laisser des traces.

Mais au final, il fini par le relâcher de lui-même, laissant entrevoir cette sensibilité qui le caractérisait plus jeune. En observant ces pupilles familières, Antoine n’a pas peur du mal qu’il pourrait lui faire, contrairement au paternel. Il a confiance en lui malgré les années qui ont passé. Car la façon dont l’autre garçon prononce son nom n’a pas changé.

C’est perturbant !

« Tu ne devrais pas être là... »

Inconnu !

A bannir !

« T’as rien à faire ici ! »


Dès qu’il le peut, le cuisinier recule de quelques pas, assez pour mettre de la distance entre eux. Gautier doit s’éloigner, rendre sa solitude à Antoine, ne pas le tenter de nouveau.

L’assurance affichée par Antoine s’effondre, montrant clairement sa peur. La surprise et l’improbabilité de ces retrouvailles le laisse incapable d’afficher la haine qu’il avait réussi à montrer à Gautier des années.

« Vas t’en ! »


Si il se baisse et se repli sur lui-même, pourra t-il se persuader que tout ça n’est qu’un fantasme de son esprit malade ? Exit la livraison, le problème de prix, le repas qu’il doit préparer, tout ce à quoi il peut penser, c’est de ne pas dérailler. Que ce soit pour ne pas blesser Gautier ou ne pas se faire virer de chez la Comtesse, ce n’était pas le moment pour sa colère de surgir.

Mais c’est un cercle vicieux. La peur se nourri d’elle-même et plus il tente de la chasser, plus elle l’enserre.
Revenir en haut Aller en bas
GautierBoucher
Gautier



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyVen 25 Nov 2022 - 20:08
Gautier voit s'enflammer les pupilles d'Antoine dès que ses mains le libèrent. Et sa voix, plus cinglante et rauque, s'agite comme une queue de fouet au-dessus de leurs têtes.

« Tu ne devrais pas être là... »
« T’as rien à faire ici ! »
« Vas t’en ! »


Gautier le voit s'arrondir le dos, se hérisser comme un chat, reculer lentement. Mais Gautier en a vu d'autres faire, il voit bien grincer le ventre de crainte, il sent que le talon est instable, que le léger aigu qui pointe en fin de phrase trahit l'angoisse. Antoine a peur.

Le menton un peu lâche, Gautier avance d'un pas. Il recommence à lever les mains. Il sent toute sa poitrine crier son manque, tracté par un besoin irrépressible de serrer son ami, là entre ses deux bras trop grands, à lui en faire éclater les côtes. Cette épaisseur d'air là, devant sa poitrine, lui fait sentir un vide affreux, et tout son ventre se porte vers l'avant, vers le corps ramassé qui voudrait s'esquiver et lui glisser entre les serres. Gautier avance. Il sent se contracter ses abdominaux, ses maxillaires, ses adducteurs. L'air crie entre ses bras ouvert, il faut le combler, le vide est insoutenable. Il est là. Il le veut. Il l'aura.

Il voit l'angoisse de la proie grimper aux yeux d'Antoine avec une soudaineté furieuse, et il sent s'enflammer une espèce d'horreur dans toute son attitude. Je l'accule. Je le tiens. Un brutal coup dans son ventre offert lui coupe soudain le souffle.
Revenir en haut Aller en bas
Antoine
Antoine



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyVen 25 Nov 2022 - 21:56
A chaque pas en arrière, Gautier avance. Antoine lui voit un air déterminé en même temps qu’il fait monter ses deux grands bras. Ils vont se resserrer sur lui. Ils vont le bloquer. Encore. Il ne pourra pas s’échapper. Il va recevoir un coup, puis un autre, puis les suivants, jusqu’à ce que le patriarche soit satisfait. Antoine doit expier sa faute d’être né.

NON !


Le garçon refuse de redevenir cette chose faible qui a laissé ses sœurs mourir dans une ruelle. Il refuse de plier le genou et de baisser la tête pour subir la colère qu’il ne mérite pas. Il refuse de vivre dans la peur.

La rage au ventre, son poing part tout seul dans l’estomac de l’assaillant. Le gémissement qui en sort ne ressemble pas à celui du paternel.

Encore !


Peu importe qui s’est attaqué à lui ! Il veut pas crever dans le caniveau ! Il veut pas renifler la merde du sol pendant qu’on continuera à le frapper !

Il sent douloureusement le bout de ses métacarpes pousser le corps qui réveille ses instincts. Quand il le voit tomber vers l’arrière et choir, il comprends qu’en effet ce n’est pas le paternel. C’est son Gautier devenu homme. Sait-il se servir de cette force qu’il a acquis ? As t-il persuadé des femmes qu’il n’est pas cet enfant naïf et sensible avec ce physique ? Leur as t-il montré ce qu’il cache sous ces vêtements ensanglantés de boucher ?

« Je t’ai dis de partir... »

Le garçon s’avance.

Fais-le rester...


Il se laisse tomber sur le ventre du boucher. Un instant, il prends la mesure d’à quel point son ami a forcit. Les muscles de l’abdomen se soulèvent au rythme erratique de la respiration de Gautier, le laissant apprécier avec ses cuisses ces changements. A nouveau ces fourmillements dans son ventre, les papillons qui migrent vers ses reins. Personne d’autre au monde n’est Gautier. Personne d’autre ne peut contenter cette part de vide qui a été laissée en lui.

Ses doigts coulissent sur le cou épais du boucher

« Est-ce que t’as seulement idée de ce qu’il se passe dans ma tête ? Si tu savais t’aurais fuis pour sauver ta vie. Ou alors pour mourir en paix. Parce qu’une fois que j’aurais commencé à te tourmenter, j’vais pas m’arrêter. T’auras plus assez de larmes à verser avant que je sois satisfait. Tu pourra crier, y’aura personne capable de t’enlever à moi. »

Ses phalanges se serrent imperceptiblement à mesure que sa langue susurre cette doucereuse litanie. Ses lèvres s’approche des oreilles de sa proie. Ses dents s’approchent du lobe, prêtes à y laisser leur marque.

« T’aurais du comprendre ça y’a longtemps...Maintenant il est trop tard Gautier...tu... »


Avant qu’il ne puisse s’attaquer aux choses sérieuses, qu’il ne puisse voir l’expression qu’il a gravé sur les traits de son nouveau Gautier, le garçon est soulevé du sol, éloigné de ce qui lui appartient. Furieux, il s’apprête à lancer son coude osseux dans le ventre de l’enfoiré qui s’est interposé. Mais quelque chose cloche dans sa bulle. Les perles claires qui le jauge, il les connaît, elles allument un signal d’alarme qui arrête tout geste de sa part. Qu’est-ce qui mérite qu’il arrête de se battre pour ce qui est sien ?

Un chevalier

La Comtesse

Le domaine

Son refuge

Le gazouillis d’une hirondelle qui a fait son nid sous le toit donnant sur l’arrière cour parvient aux oreilles du garçon. Une certaine lassitude gagne ses muscles alors que la légère brise du matin fouette assez son visage pour lui confirmer qu’il est bien éveillé.

Face à Antoine, se tient Jean, l’air mécontent. Ce qui veut dire que la force qui le retient est Armand. En d’autres temps, en d’autres lieux, en d’autres circonstances, ça l’aurait ravi. Pour le moment, c’est une sorte de mortification qui fleurit dans sa poitrine. Qu’a fait Antoine qui mérite que la garde rapprochée de la Comtesse n’intervienne ? Le trou noir qui surgit quand il tente d’y songer réponds de lui-même à cette question. Il a perdu le contrôle, laissant ses pulsions le diriger.

Et là, sans pour autant être capable de regarder dans les yeux de la silhouette allongée, le garçon voit. Ces traces sur le cou de son ami, il sait que c’est lui qui les a faites. Il sait qu’il ne l’aurait pas tué, mais il est capable de bien pire. Le goût ferrugineux dans sa bouche le prouve. Le liquide rouge qui coule de l’oreille de son ami le prouve. Le seul point positif que sa conscience lui chuchote est que ça aidera peut-être Gautier à s’éloigner cette fois.
Revenir en haut Aller en bas
Aliénor Montfort de BrieuComtesse
Aliénor Montfort de Brieu



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptySam 26 Nov 2022 - 22:10
Encore le même rêve. De larges gouttes ceignaient son front, collant quelques mèches en bataille à son visage qui peinait à reprendre des couleurs. Quelle heure était-il ? Une œillade perdue vers les carreaux laissa entrevoir les doux rayons de l’aube. Elle n’avait pas crié cette fois-ci, mais le souffle lui manquait. Elle haletait, seule, dans cette chambre trop grande et trop vide. Son poing s’était fermé sur ses draps, tandis que le cœur au bord des lèvres, elle déglutit. Cela lui arrivait souvent depuis la Fange. Depuis qu’elle avait signé ce maudit pli. Aliénor Montfort de Brieu vivait avec le poids de son titre et de ses choix sur les épaules, vivait avec la crainte et la responsabilité des gens importants ; d’elle dépendait toute sa maisonnée : ses employés, bien sûr, mais aussi Clothilde. Clothilde était le dernier vestige de son ancienne vie, la seule qui l’eut connu enfant, qui avait tout traversé avec et pour elle. Pauvre Clothilde… Elle était là, enfermée entre les murs épais de la cité, prisonnière comme elle l’était elle-même. L’angoisse s’intensifia, et le sang commençait à battre dans ses tempes. Enfermée. Prisonnière. Elle se rua hors de sa couche, et ouvrit le battant aussi grand qu’elle le pu, tentant d’emplir son corps de l’air frais du matin. Sa vision se troubla, et le froid saisit sur sa joue tout à la fois ses sueurs froides et le sillon les larmes silencieuses qui venaient s’écraser, inlassablement, sur le dos de ses mains accrochées à la balustrade. Aucun bruit ne parvint à franchir sa bouche, pas plus qu’elle ne fut capable de bouger. De toute façon, elle était bien mieux ainsi n’est-ce pas ? Seule, dans cette chemise de nuit qui ne couvrait plus ce corps mis à nu par les fantômes de sa nuit.

Elle resta plantée là ce qui lui parut une éternité. En vérité, elle avait cessé de pleurer presque aussitôt qu’elle s’en était rendue compte, et avait quitté la fenestration quand elle eut retrouvé un souffle normal. La vie pouvait reprendre son cours, et elle tâcherait d’oublier cette nuit comme les précédentes. Remettant de l’ordre dans ses longues mèches blondes, elle s’attela à enfiler l’épais masque qu’elle revêtait jour après jour. Nul ne devait se douter de l’être pathétique qu’elle était quand le sommeil la guettait, dans l’inquiétante quiétude de ses appartements. Ce monde, elle l’avait appris, ne tolérait aucune faiblesse ; elle avait déjà la tare d’être une femme, il ne suffisait que d’un mot pour qu’elle devienne une folle. Et la déraison – ainsi que toutes les formes de maux, blessures et péchés -, étaient des attraits qu’on pouvait tolérer chez un homme. On plaidait alors l’emportement colérique, on blâmait son entourage, on trouvait toujours une excuse à l’impardonnable. Mais à elle, et à toutes les autres… Elle avait toujours souffert sans un mot de l’injustice de ces traitements d’opinion. Peut-être était-ce la raison de son exil forcé par le paternel. Il la jugeait bien trop revêche pour faire une bonne épouse, et avait insisté auprès de son cousin le duc pour qu’elle séjourne à ses cours. Audouin III avait espoir alors qu’elle y trouve une voie sage et complaisante. Une décision qui lui avait sûrement sauvé la vie.

Elle tinta la cloche, et presque aussitôt une de ses filles de chambre apparue, l’aidant à se peigner et à se vêtir comme il se devait. Elle n’avait guère voulu faire lever Clothilde ; la Beaumont avait assez abandonné pour ne pas non plus vivre au rythme de son hôte. Elle aurait tôt fait de se faire pardonner de sa grasse matinée, par un moyen ou un autre. Aussi exigea-t-elle qu’on ne dérange son amie sous aucun prétexte. Tout le monde méritait son jour de congé. Tout le monde, sauf elle qui déjà se dirigeait aux affaires les plus pressantes, dans son bureau. Mais elle n’avait pas fait deux pas hors de sa chambrée que déjà des pas lourd d’une course folle se firent entendre dans l’escalier. Le visage blême d’une autre femme à son service l’alerta presque aussi vite qu’elle s’était pointée sur son chemin.

« — Madame c’est terrib’…, elle s’étouffa à moitié, comme si Etiol l’avait poursuivi lui-même dans cette maudite maison.
Et bien parle.
— C’le cuisinier, l’a tué l’boucher !

Non. Pas sous son toit. La panique monta comme un ras de marré, qu’elle essaya vainement de contenir avec la digue de sa conscience, mais rien n’y fit. Le petit enfoiré avait osé souiller sa maison d’une telle infamie ? Trop pressée pour attendre son reste, trop en colère pour écouter d’avantage, elle saisit jupes et jupons et dévala à son tour les marches. Elle traversa la cuisine au pas de charge et déboula, les caméristes à ses trousses, dans l’arrière-cour. Qu’allait-elle donc faire ? Devait-elle sommer la garde ? Y avait-il des témoins ? Elle avait demandé à Hugues de veiller à leurs dépenses, pas d’assassiner un pauvre traine-misère ! Mais alors que les idées fusaient à une vitesse folle dans sa caboche, ce qu’elle trouva là sur le pavé n’avait rien d’aussi catastrophique que ce qu’on lui avait annoncé. Armand maintenait fermement Antoine, rouge et hagard, tandis que plus loin, se tenait un garçon hébété, des traces rouges au cou, du sang coulant en gouttelettes carmines de son oreille. Entre eux, droit, prêt à agir, Jean avait l’air des mauvais jours. Au moins, tout le monde semblait vivant, à défaut d’être indemne.

Puis-je savoir ce qu’il se passe ici ? Que quelqu’un aille aider ce pauvre homme ! ».

Ses prunelles grises laissaient transpirer son autorité, alors qu’elle attendait patiemment des explications. Et si son visage avait paru d’un calme placide, l’agacement avait fait tressaillir sa voix. Peut-être finalement qu’il aurait été mieux que cette journée ne commence jamais.
Revenir en haut Aller en bas
GautierBoucher
Gautier



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyLun 28 Nov 2022 - 19:54
Le souffle presque coupé, Gautier recule d'un pas, butte contre un pavé murant l'allée, et s'étale comme un corps mort. Ses coudes heurtent le sol. Antoine est sur lui, et Gautier sent des doigts glacés glisser autour de son cou. Et commencer à serrer.

« Est-ce que t’as seulement idée de ce qu’il se passe dans ma tête ? Si tu savais t’aurais fuis pour sauver ta vie. Ou alors pour mourir en paix. Parce qu’une fois que j’aurais commencé à te tourmenter, j’vais pas m’arrêter. T’auras plus assez de larmes à verser avant que je sois satisfait. Tu pourras crier, y’aura personne capable de t’enlever à moi. »

Une terreur folle embrase soudain la poitrine de Gautier et lui assombrit la tête. Antoine le hait. La rage fait couler du sang de chacun de ses mots. Gautier ne songe même pas à se débattre. Cette haine sauvage que le garçon lui écrase sur la face fait s'écrouler toute conscience de sa propre existence. Il n'y a plus que ce béant syphon qui lui broie les membres. L'air manque, mais moins par les mains qui obstruent sa gorge que par le noir souillé du regard qui le toise. Les larmes se ruent à ses yeux, comme une vague de tempête qui déborde les pontons du port. D'accord. Tue-moi. Il ne peut fermer les yeux. Il le voudrait pourtant. La torture du visage, déformé par le fiel du mépris, qui le surplombe est plus qu'il ne peut supporter. Il se rend compte qu'il avait espéré. Il avait attendu, et espéré qu'un jour, s'ils se revoyaient, Antoine lui aurait pardonné. Qu'avec ce qu'il faut de pardons et d'humilité, il serait accueilli à nouveau par le grincement chacal de son rire bravache. Que le coin de l'œil lui sourirait à nouveau. L'espoir s'est volatilisé, brûlé comme brandon de papier en une fraction de seconde. Juste le temps pour Antoine de grimacer sa haine bouillante.

L'air retrouve la voie de ses poumons brutalement, et le corps de Gautier, suffocant, recouvre en spasmes sa respiration. Il sent que ses yeux s'étaient déjà désynchronisés et qu'ils peinent à se darder devant eux. La scène est floue. Il voit des jambes traîner, deux bras noués sous les aisselles, la face d'Antoine qui crache comme un chat, celle d'un homme, inconnu, au regard rogue. Il se redresse sur un coude, montant une main à sa gorge meurtrie. Les larmes reviennent à l'assaut. Mais Gautier les tient serrées, il dilate encore ses yeux, les assèche, cherche à saisir le décor, à connecter le sens de ce qu'il voit là.

Et puis une grande femme, échevelée, le regard en ciseaux de fer blanc, jailli de la maison.

— Puis-je savoir ce qu’il se passe ici ? Que quelqu’un aille aider ce pauvre homme !

Il ne l'avait pas vu, mais un autre homme en livrée s'avance vers lui. Gautier le regarde approcher fixement, et ne bouge pas. D'un air d'humeur léger, l'homme le saisit sous les bras et tente de le remettre sur pieds. Gautier se prend les bottes sur les dalles, et sent ses genoux aussi flageolants que des chanterelles, et ses larmes lui échappent soudainement. Il se dégage d'une ruade d'épaules et se laisse choir sur les genoux, les mains à plat, cherchant à raffermir son souffle. Il râle un peu, de sa jeune voix de daguet, les yeux clos et la face baissée complètement. Un bras repasse sous son aisselle, il se dégage à nouveau, et la soudaine colère qui lui naît entre les côtes lui rend prestement sa mesure.

Il se relève avec la lourdeur de son épaisseur de corps, et fige ses traits sous des sourcils froncés. Il ne regarde personne. Il énonce :

" C'est la livraison de viande Madame. "

Sa voix est rauque, elle meurt comme une bougie qu'on souffle et l'on perçoit à peine la dernière syllabe. Savoir pourquoi lui broie de nouveau la poitrine, mais il se racle la gorge pour la laisser libre. Qu'on en finisse. Il glisse l'oeil en direction des chausses des deux hommes enlacés : Antoine est toujours tenu serré contre la poitrine de l'autre. Deux boules dures viennent saillir aux mâchoires de Gautier. Un vague frisson lui remonte la colonne, depuis les reins. Il voudrait gronder comme un chien.
Revenir en haut Aller en bas
Antoine
Antoine



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyMar 29 Nov 2022 - 20:33
Le pas rapide de la Dame des lieux se fait entendre, avant que sa voix ne s’élève. Antoine a merdé, dans les grandes lignes. La Comtesse est arrivée trop vite, et sa voix a suffisamment claqué pour que ce soit clair. Si l’instabilité du cuisinier est un secret de polichinelle, il a toujours été clair que sa présence dans le domaine était soumise au contrôle relatif de ses émotions.

Le fait que quelqu’un du rang de la Comtesse doive intervenir dans une dispute de petites gens comme eux avait en soi de quoi énerver la Dame. Mais Antoine sait que malgré son air froid, elle a toujours tout fait pour protéger au mieux les gens de son domaine, tout autant que les habitants qui ont eut besoin de charité après le couronnement.

Gautier se relève, seul. Il se bat contre Jean, alors que celui-ci essayes seulement de l’aider. Antoine ne connaît pas cette facette bravache de son ami. Les larmes qui finissent par couler sur ses joues sont plus familières et ravivent sa culpabilité. Mais bien vite, ce qui passe pour une faiblesse aux yeux du monde se tari, laissant un homme en colère répondre à la Comtesse. Le cuisinier ne détecte pas les yeux sombres du jeune boucher, il aperçoit seulement la crispation qui s’est emparée de lui. Une forme de soulagement s’épanouit le long de sa colonne vertébrale, tout autant que la tristesse plombe son estomac. Le départ définitif de Gautier, pour son propre bien, le blesse bien plus qu’il ne l’aurait imaginé après des années de séparation.

" C'est la livraison de viande Madame. "

Le garçon n’entends pas d’explication supplémentaire du boucher et sait que ce ne sera pas suffisant pour la Grande Dame. Tachant de cacher ses sentiments, le cuisinier tente de reprendre son ton calme, mais revêche, habituel.

« On était pas d’accords sur le prix de la viande... »

Hypocrite


La répétition n’est pas une explication. La Comtesse sait déjà que Hubert surveille les finances de la maisonnée. Antoine ne peut pas s’arrêter là.

« Et une vieille dispute est ressortie. »


Hypocrite


Ses poings se crispent. Oui, il est hypocrite. Il est incapable d’expliquer à quiconque ce qu’il se passe quand la folie le gagne. Le premier qui écouterait l’étendu de sa maladie lui couperait la tête sans sommation, si il a un brin de compassion en lui. Et bien que sa vie soi semée d’embûches, Antoine ne veut pas mourir. Surtout pas du genre de mort douloureuse qui lui sera réservée. De toute façon, la petit voix ne se laisserait pas éteindre sans rien faire.

« Je... »

Là, le garçon sait. Il sait ce qu’il doit faire, parce qu’on lui a déjà fait maintes fois répéter depuis qu’il est arrivé ici. Une erreur amenait des excuses. Et parfois un repentir. Si il veut rester, si il veut la clémence de la Maîtresse des lieux, il doit la convaincre qu’elle gagne plus à le garder qu’à le dégager.

« Désolé Comtesse, je ferais ce qu’il faut pour racheter ma faute. Et je ferais ce qu’il faut pour pas que ça se reproduise. »

Pour le coup, la sincérité n’est pas feinte. Antoine a tellement peur de quitter son refuge qu’il est prêt à tout pour ne pas tomber en disgrâce. Si il doit affronter ses peurs, si il doit y perdre des plumes, ce n’est rien, tant qu’il peut encore garder son petit coin dans cette demeure aux murs défraîchis.

« Désolé Messire de Tirolles si je vous ai blessé. »


Pas besoin d’ajouter qu’il n’a pas été maître de lui-même pendant quelques minutes. Heureusement, il sent Armand tenir bon, preuve que si il lui a donné un coup, ce n’était pas suffisamment fort pour que ça en devienne impardonnable.

« Et….désolé Gautier. Je te laisserais choisir la compensation que tu veux. Juste...c’est de ma faute, que la mienne. Pas celle de la Comtesse, ne lui cause pas de tort. »


Est-ce qu’il sonne trop désespéré ? Est-ce qu’il semble aux abois ? Certainement. L’humiliation est cuisante. Le garçon est fier, suffisamment pour ne pas être coutumier des excuses. Se tenir loin du monde lui permet d’éviter ce genre d’écueils. Il ne doit rien à personne, ou presque. Aujourd’hui, il baisse les armes devant tous les spectateurs présents. Les Dieux doivent encore se gausser de sa déchéance.

« Ca n’aurait pas du se passer comme ça... »


La voix fatiguée, basse, la lassitude de sa propre situation se fait entendre dans les mots murmurés du cuisinier. Résigné d'avoir encore tout laissé à la folie, il attends le couperet qui ne devrait pas tarder à tomber.
Revenir en haut Aller en bas
Aliénor Montfort de BrieuComtesse
Aliénor Montfort de Brieu



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyMer 4 Jan 2023 - 20:16
Les yeux froids d’Aliénor dansaient du cuisinier au boucher, de Jean à Armand avec autant de sévérité pour chacun d’eux. Ce qui s’était passé sous son propre toit était intolérable, et pourtant elle se surprit à ressentir du soulagement en constatant qu’aucun d’eux n’avait succombé. Mieux encore, ils semblaient tous plus ou moins entiers, sinon le pauvre garçon brun qui avait parlé le premier. Elle l’avait jaugé d’un regard, comme elle avait l’habitude de le faire. Ses cheveux bruns en bataille, et son regard si noir et pourtant si vide… Le jeune boucher retrouvait son souffle péniblement. De son côté, Antoine demeurait ceinturé fermement, et si elle l’avait à peine reconnu en arrivant tant on aurait dit une bête plutôt qu’un homme, il semblait avoir recouvré la raison. Lorsqu’elle l’avait pris à son service, elle ne connaissait presque rien de lui. Elle n’en savait pas beaucoup plus aujourd’hui ; cela lui importait peu. Sa grand-mère, qu’elle avait bien connu, avait presque supplié de le prendre à l’essai et elle ne regrettait pas. Qu’importait le passé, il avait montré sa dévotion à travers son labeur quotidien sans jamais s’en plaindre une fois. Aussi, elle était surprise de le voir en si mauvais état, à le croire possédé par un autre tant la haine coulait de ses mires et de ses mains encore tremblantes après l’effort. A dire vrai, la Comtesse aurait aimé connaitre la vérité. Non pas parce qu’elle souhaitait juger le garçon, mais parce qu’elle était profondément curieuse ; elle aussi avait vécu avant la Fange. Elle aussi cachait au monde entier son réel visage.

Etait-ce quelque chose de normal ? Elle s’était toujours cru à part, seule et isolée dans un rôle de composition. Mais peut-être que toute sa vie n’était qu’une succession tragi-comique de pièces, où chaque acteur se faisait esclave de lui-même, à la fois victime et complice de son massacre intérieur. Comme cela était ironique ! Car, quelque part, son cœur se mit à se serrer non pas de compassion mais de jalousie. La Comtesse Vierge n’était peut-être pas si exceptionnelle qu’elle aurait aimé être, pas si unique que cela. Une parmi tant d’autres. Elle tâcha de conserver sa posture, chassant de son esprit l’envie qui brûlait ses veines, à vouloir presque punir ces pauvres petits pour se sentir soulagée, pour reprendre le contrôle, pour vivre encore dans ses illusions d’enfant capricieuse. Mais son mauvais caractère s’apaisa lorsqu’il se confondit en excuses ; elles semblaient sincères, et elle eut presque pitié de le voir ainsi si misérable. Elle ne l’avait jamais vu ainsi, si vulnérable, à sa merci. La Montfort l’avait toujours imaginé de la trempe d’Armand ou de Jean : fort, secret, détaché de toute chose. Mais elle s’était trompée. Il y avait bien une chose qui ne semblait pas le laisser indifférent, la Pomme de la Discorde. Visiblement les deux jeunes gens se connaissaient de longue date, ou du moins assez pour avoir voulu s’entredéchirer avant l’aube, dans la cour de sa maison. Si Clothilde était réveillée, elle aurait certainement mis cela sur le compte d’une femme. Les hommes devenaient stupides lorsqu’il s’agissait du cœur, comme dans les histoires qu’elle se plaisait à lire ou à entendre. Jamais elle n’avait surpris Antoine avec une ribaude ; aussi si c’était vraiment le cas, l’affaire avait dû briser le cœur du cuisinier assez pour qu’il se contente de caresser ses poêlons à vie. Comment pouvait-elle lui en vouloir, elle qu’on appelait la Comtesse Vierge ?

« — Je me porte garante pour chacun de mes gens, Antoine. C’est à moi de payer votre bêtise, car je suis responsable de vous dans ma maison. Elle le dévisagea une nouvelle fois, plus froide que la mort. Elle aurait sans nul doute une discussion avec lui, et il entendrait parler d’elle plus que de raison pour la folie qu’il venait de faire. Monsieur Gautier, je vous prie de pardonner mon cuisinier. Ce n’était pas à lui de vous recevoir, et encore moins comme il l’a fait. Vous serez payé au prix qui sera le vôtre, en compensation du tort qu’il vous a causé. Allez-vous bien ? Peut-être pourrions-nous nous installer plus confortablement pour nous remettre de ce terrible incident ».

C’était une façon délicate de déplacer le problème à l’abris des regards et des oreilles indiscrets, mais aussi d’avoir un endroit où elle pouvait exercer son pouvoir plus librement. Elle comptait bien obtenir du boucher un prix raisonnable, même après s’être à moitié fait tué sur le parvis de sa cuisine. Et plus encore, elle voulait savoir. Comment un homme pouvait-il devenir si violent tout à coup ? Qu’avait donc fait le visiteur qui mérite pareil traitement ? Elle en était convaincue : Gautier était tout autant coupable qu’Antoine dans cette affaire, et il était de son devoir de punir équitablement. En agissant de la sorte, elle était partie prenante de l’histoire qui reliait les garçons, et elle ne se dérobait jamais à son devoir. Avant de laisser quiconque s’opposer à elle, elle initia le mouvement, tandis que Jean et Armand s’occupaient de forcer la main aux deux coupables. Ils iraient dans le petit salon.
Revenir en haut Aller en bas
GautierBoucher
Gautier



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyJeu 5 Jan 2023 - 19:53
" - Monsieur Gautier, je vous prie de pardonner mon cuisinier. Ce n’était pas à lui de vous recevoir, et encore moins comme il l’a fait. Vous serez payé au prix qui sera le vôtre, en compensation du tort qu’il vous a causé. Allez-vous bien ? Peut-être pourrions-nous nous installer plus confortablement pour nous remettre de ce terrible incident »

Un grincement résonne dans la tête de Gautier. La dernière phrase l'effondre. Il voudrait refuser, prétexter le reste de sa livraison, à voix empressée, avec précipitation, mais l'homme qui a tenté de le remettre sur pied est déjà en retrait léger derrière son épaule. Il n'a pas le choix. Il faut entrer. Les larmes étouffent sa gorge, et il ne peut les retenir toutes. Il sent les sillons qu'elles tracent sur sa peau rêche et tendue. Ses grandes mains balancent au bout de ses bras tandis qu'il emboîte le pas à Antoine et l'homme aux yeux durs qui le tenait juste avant.

« On était pas d’accords sur le prix de la viande... »
« Et une vieille dispute est ressortie. »


Les mots heurtent, s'entrechoquent, coupent et cisaillent Gautier tandis qu'il repassent à ses oreilles. Les coins de sa vue sont assombris, il ne voit pas le seuil, les dalles blanches et noires, les larges portes et le couloir sombre.

« Et….désolé Gautier. Je te laisserais choisir la compensation que tu veux. Juste...c’est de ma faute, que la mienne. Pas celle de la Comtesse, ne lui cause pas de tort. »

Lâche ! Lâche ! Il rampait ! Liquide ! Sale menteur ! Les larmes remontent à l'assaut. Gautier serre des dents, le nez bas, s'essuie rageusement les yeux. Comment, c'est ça Antoine ? D'un poulain fier il est devenu ce larbin menteur et veule ? Moi ? Condamner la Comtesse ? Il ne disait ça que pour rentrer bien menu dans ses pointes de bottes ! Comment est-ce qu'il peut juste dire sans dire que, moi, je pourrais blâmer qui que ce soit ? Moi je me fâche ? Et je m'emporte ? Pour qui tu me fais passer là !

Les poings de Gautier se sont fermés contre ses cuisses. Les sanglots font boîter sa respiration.

« Est-ce que t’as seulement idée de ce qu’il se passe dans ma tête ? Si tu savais t’aurais fuis pour sauver ta vie.»

Non. Quoi. Qu'est-ce qu'il y a dans ta tête ? Tu me hais donc tellement ? Et sans que j'aie jamais pu savoir pourquoi ? Parce que j'ai pas sauvé tes soeurs ? Que j'ai rien dit ce jour-là ? Mais qu'est-ce que j'aurais dû dire ? Tu m'as tellement manqué ! Tellement ! Qu'est-ce qu'il y a dans ta tête ? Dis-moi Antoine ! Tu sais que je sais pas deviner !

Un plat de main le bouscule et le ramène brusquement à son entourage. Gautier s'était immobilisé devant l'entrée d'un petit salon sombre, vert, brun, aux fenêtres à vitres, fait remarquable et que le jeune boucher n'avait encore jamais rencontré. Quelques lampes à huiles ondulent sur quelques tables de merisier. La Comtesse le toise. Antoine, debout, une grosse main posée sur son épaule comme un lest, a le front bas. Gautier se ressaisit. Il voudrait pleurer, et, pire, il voudrait cogner. L'esse dans le crâne lui a enseigné la rancœur, et cette jubilation à faire éclater sa colère sur le nez d'un homme.
Il baisse les yeux, incapable de recomposer son expression. Il sent bien ses lèvres trop lourdes trembler aux commissures, et ses sourcils trop épais se joindre à l'arête de son nez, et ses cils battre trop fort pour sécher les rétines. Il attend que la Comtesse prenne la parole.

Il voudrait trop de choses incohérentes, à cet instant. Que tout s'immobilise. Qu'il chasse cette main de l'épaule d'Antoine d'une grande claque, qu'il le saisisse par le bras et le traîne dehors d'un seul élan. Il voudrait le rouer de coups, jusqu'à ce qu'Antoine rende les armes, jusqu'à ce qu'il pleure, qu'il cède, qu'il se rende. Mais il me hait ! Il voudrait juste coller son front sur ses genoux et pleurer lourdement, longtemps, jusqu'à s'être enfin allégé de cette poche énorme qui lui tire l'intérieur de la gorge vers le ventre. Pouvoir se relever avec plus que son désespoir sur les épaules, mais la poitrine libre et vidée. Il voudrait se jeter à genoux et le supplier de le regarder, de lui dire bien en face pourquoi cette haine. Et ensuite lui dire que sans lui, il devenait mauvais. Il avait mis un esse dans un crâne. Que le pain était trop dur, et le ciel trop bas, et l'air trop froid. Que le monde s'éteignait, se resserrait comme un glaçon. Il voudrait lui attraper la tête, de part et d'autre, et serrer ses mains pour qu'elle ne puisse plus bouger. Il voudrait racler le visage d'Antoine avec ses yeux, presser son front sur son front, et...

La Comtesse a commencé à parler.
Revenir en haut Aller en bas
Antoine
Antoine



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptySam 7 Jan 2023 - 11:44
La voix tranchante de la Comtesse est rassurante. Pour le moment, elle le considère encore comme l’un de ses gens. Il peut encore rester, son sanctuaire lui est encore accessible. Le cuisinier relâche un soupir qu’il n’avait pas eu conscience de retenir. Puis la Comtesse les fait aller à l’intérieur. Est-il vraiment sauf ? Ce n’est pas si sûr. Armand desserre ses bras mais laisse une main sur son épaule, s’assurant qu’il ne fuira pas. Ce n’est pas l’envie qui lui manque alors qu’il aperçoit les larmes sur les joues de Gauthier. Encore une fois, c’est lui le responsable et encore une fois Gauthier s’accroche à rester. Pourquoi ne comprends t’il pas qu’il doit s’éloigner ?

Tout le long du trajet, la seule chose qu’il entends, ce sont les hoquets de Gauthier. Il est partagé entre l’envie de le faire pleurer suffisamment pour qu’il le haïsse définitivement cette fois et le garder contre lui jusqu’à ce que ses pleurs se tarissent. Il soutiendrait sa tête contre son coeur d’une main, pendant que l’autre caresserait doucement sa tignasse, aussi longtemps qu’il faudrait pour que ses billes sombre retrouvent le calme et l’innocence qui les caractérisaient. Mais l’est-il toujours, ce garçon fragile et fort à la fois ? Le souvenir des bras qui le tenait était vivace au travers de la brume qui avait commencé à s’installer à ce moment là. Cette force, c’était nouveau. Que pouvait-il faire avec ? Pouvait-il renverser Jean et fuir ? Apparemment ce n’est pas dans ses projets car ses sanglots le suivent toujours. Est-ce qu’il veut la compensation ? Sa famille est aussi pauvre que la sienne était. La situation a dû empirer avec la fange et le quasi arrêt de l’agriculture. Comment arrivent-ils à se procurer la matière première ? Eux aussi vendent-ils… ?

Pas notre Gauthier

Au plus fort de la famine, le cuisinier se souvient d’avoir réussi à dénicher de la viande, mais qui n’avait rien à voir avec ce que sa grand-mère lui avait montré. Ni bœuf, ni porc, ni mouton. L’une des seules solutions qui s’imposait était évidente pour lui qui était au premier plan. Pourtant Antoine n’a rien dit. Les gens de cette maison avaient eut besoin de manger quelque chose de nourrissant. Ce que lui savait, il n’était pas nécessaire que les autres sachent . Même si la Comtesse était loin d’être stupide et avait dû se douter. Elle n’a jamais rien dit, se murant dans le même silence nécessaire. Fut une époque où la survie était plus importante que le reste. Aujourd’hui, la question ne se pose plus. Le Labret réapprovisionne suffisamment la cité pour que la patronne du cuisinier puisse se permettre d’acheter le peu qui parvenait à la cité.

La petite voix avait raison, Gauthier ne pouvait pas sciemment tuer un animal si proche affectivement de l'humain pour le vendre. Il serait incapable alors de laisser couler ce qui restait de son âme le long de ses joues.

Dans le petit salon, alors que la poigne d’Armand se relâche enfin, le cuisinier va s’installer près de la fenêtre. Les arbustes sont toujours là, les pavés du parvis sont toujours là, le coin d’herbe qu’il va devoir tailler est toujours là. En quoi peut-il transformer cette végétation stérile ? Quelles sont les fleurs préférées de la Comtesse ? Il ne sait pas, il ne sait pas grand-chose de la propriétaire des lieux. Tout comme les autres humains, il n’a pas cherché à connaître celle qui lui permettait de rester sous son toit. Le garçon sait que le paraître est important, c’est d’ailleurs pour ça qu’elle les a fait rentrer, il ne se fait pas d’illusions.
Sa perte de contrôle, ses excuses pitoyables, c’est un spectacle bien trop susceptible d’alimenter la rumeur pour qui le verrait. Et Antoine sait que la Comtesse ne laisse pas le côté miséreux de sa demeure paraître. Tout ce qui l’affaiblirait, elle et sa maison, c’est inimaginable pour elle. C’est ainsi qu’ils peuvent tous continuer à manger à peu près à leur faim.

Le vent fait vibrer les feuilles à l’extérieur. Au pieds des arbres il va planter quelques jacinthes, il a vu quelques pousses dans des endroits reculés de l’Esplanade. Peut-être va t-il planter dans le carré d’herbe cette espèce de plante qu’on appelle la rhubarbe. On lui en a parlé sur le marché. Elle venait juste d’arriver sur leurs côtes avant la Fange et après l’avoir épluché et cuite, elle permet de faire des desserts sucrés. Quelque chose de rare et sensationnel, voilà qui pouvait être la clé de son pardon. Sans cacher qu’il est curieux de cette nouveauté.

Enfin plus sûr de lui, ayant éloigné de son esprit ce qui peut le troubler, le garçon a l’air moins misérable, il se redresse contre le mur sur lequel il s’est appuyé. Ses yeux se raffermissent, sa tête se redresse. Il n’a plus peur de partir. Et tant qu’il ne regarde pas Gauthier, il peut occulter le mal qu’il a fait.
Revenir en haut Aller en bas
Aliénor Montfort de BrieuComtesse
Aliénor Montfort de Brieu



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyDim 12 Fév 2023 - 15:00
Aliénor était fatiguée par une nuit trop courte et une matinée trop agitée. Si son corps subvenait encore à sa portance, son esprit, lui, perdait en patience. Elle était déjà bien heureuse d’avoir réussi à déplacer le problème à l’abri des regards, - et plus encore que le problème n’implique aucun meurtre. Mais la colère commençait à picoter ses doigts, à démanger jusqu’à son âme. Les deux garçons ne pourraient s’en sortir si facilement. Ils avaient par leur écueils mis en péril son honneur et son foyer. Ils n’avaient pensé qu’avec le plus strict égoïsme et la plus misérable impulsivité ; comme si battre la chaire était là un effort suffisant, que les poings étaient autant de mots qui ne pouvaient se dire. Comme toute femme bien instruite, elle abhorrait la violence inutile. Il s’agissait d’un comportement vulgaire, parfaitement plébéiens, sinon quasi animal. Les Dieux n’avaient-ils pas offerts aux Hommes le don de parole ? Adonc, comment se faisait-il qu’on en arrive toujours à des extrémités telles qu’il faille en venir au bourre-pif le plus primaire ? Et plus la comtesse ruminait la chose, et plus l’envie lui montait de savater elle-même les garnements. Il n’y avait rien dans leur petite tête qui méritait qu’on les conserve intactes.

Mais passé les portes du salon, sa fureur ne désemplit pas. Elle se condensait aussi sûrement qu’un nuage d’orage dans sa poitrine, et acidifiait déjà sa langue. L’air était sûrement doux dans la grande demeure, mais elle soufflait tellement la froide exaspération qu’il aurait bien pu neiger en plein été. Oui, elle leur en voulait de l’imprudence et de la bêtise dont ils avaient fait preuve sur le parvis de sa propre maison ; mais finalement, elle s’en voulait beaucoup de n’avoir su anticiper l’incident. Oh, bien sûr, elle n’aurait pu deviner que les choses prennent une telle ampleur, pas sans connaitre la vie de son cuisinier et l’animosité qu’il semblait entretenir pour le jeune boucher. Mais c’était sa responsabilité : elle devait prévoir l’imprévisible, et assumer les conséquences de ses manquements. Elle n’était pas comme ces gens du commun qui pouvait repousser la faute sur leur seigneur, ou sur les Dieux, ou sur n’importe qui sur cette foutue Terre. Elle avait été éduquée pour diriger ces gens-là, pour prendre sur ses frêles épaules leur incompétence, et tout le reste. Par son instruction, elle était de fait meilleure qu’eux, élue d’Anür, choisie comme toutes les grandes lignées pour diriger avec justesse et justice. Ils s’installèrent sous son regard glacé, avant qu’elle-même ne prenne place, droite et digne, de sorte à pouvoir leur faire face à tous les deux.

« — N’ai-je donc pas été assez bonne envers vous Antoine ? La question était aiguisée comme une lame. Vive, et ne demandait aucune réponse de sa part. Je vous ai pris à mon service eut égard au respect que j’avais pour votre grand-mère. Elle a toujours servi ma famille avec dévotion et vous saviez qu’en acceptant d’entrer à mon service, c’était là ce que j’attendais de vous. Et vous décidez de me déshonorer en vous en prenant, devant qui voulait voir, au boucher. Je me fiche du différent qui vous divise. Je me fiche de votre passé, à tous les deux. Mais vous êtes ici chez moi, et ce n’est pas seulement vous que vous salissez par de telles bassesses.

La Comtesse Vierge marqua une pause laissant le silence alourdir l’air un peu plus. Elle était stoïque, laissant glisser ses yeux d’un protagoniste à l’autre avec la sévérité d’une mère qui réprimait ses enfants. Pourtant, ils n’étaient pas beaucoup plus jeunes qu’elle ; mais il lui paraissait que des siècles les séparait.

Que serait-il advenu si mes gardes ne vous avez pas empêché tous les deux de vous entretuer ? Avez-vous pensé aux gens de cette maison ? Au poids qu’un acte aussi immonde aurait fait pesé sur mon nom, et par conséquent, sur mes gens ? Je suis patiente, Antoine. J’ai, je le crois, beaucoup de vertus. Mais ne me croyez pas si stupide ou si faible pour vous laisser agir impunément. Pensez-vous que je suis arrivée à ma place sans avoir dû faire ce qui était nécessaire ?

La fureur s’attisa un peu plus dans ses veines, à mesure qu’elle laissait la verve s’emparer de sa bouche, de sa langue, de ses lèvres. Elle laissait la peur, l’angoisse, l’éreintement suinter à travers ces phrases lancées comme des couteaux à qui se trouvait là, prêt à les recevoir. Mais la Montfort s’éteindrait bientôt et l’on oublierait ce fâcheux incident. Bientôt, pas tout de suite alors que son regard se porta sur le boucher amoché.

J’aime à croire que mon personnel m’est fidèle, et qu’il ne serait capable de me mentir lorsqu’il s’agit de mon intérêt. De notre intérêt à tous. Je connais la valeur des choses, même celle d’une vie et j’aime peu que l’on se moque de moi. Monsieur Gautier, j’aimerai à vous croire aussi honnête que vous présentez bien ; mais pensez-vous une seule seconde que vous pourrez éternellement quémander davantage ? Voyez, Monsieur, je suis moi-même à la tête de mon commerce, et s’il est une chose essentielle que j’ai apprise c’est qu’on ne peut tirer sur la corde sans qu’elle ne se rompe à un moment. A qui vendrez-vous votre viande lorsque vos prix seront si ridiculement haut que tout le monde ira se fournir ailleurs ?
J’ai une proposition à vous faire. Si vous l’acceptez, elle fera de vous un homme respectable, et l’on pourra oublier la bévue de ce matin.
».
Revenir en haut Aller en bas
Antoine
Antoine



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyLun 13 Fév 2023 - 18:29
C’est le garçon qui passe en premier sur l’autel du jugement. Il le voit, il le sent, le mécontentement de la Comtesse. Lui qui était sûr deux secondes avant que sa place n’était pas en danger, il doute. Pourtant il ne peut pas se laisser faire. Oui, il est censé accepter la sentence en courbant la tête, c’est ce qu’il a fait plus tôt, comme on lui a appris. Sauf qu’il ne peut pas l’accepter indéfiniment.

Bien entendu, le garçon attends sagement que celle qui le paye ait terminé de les invectiver, après quoi il prends la parole. Toujours calme, il n’a plus rien de la bête enragée et incontrôlable qu’Armand est venu arrêter, il est de nouveau ce jeune adulte dont ne sait comment atteindre les pensées tant elles sont loin.

« J’ai fais une erreur Comtesse, je sais, et je ferais ce qu’il faut pour obtenir votre pardon. Mais c’est pas pour autant que je pense pas aux gens de cette maison. Ici c’est le seul endroit qu’il me reste et où je suis en paix. C’est pour ça que ma grand-mère m’a fait venir et m’a transmis son savoir-faire. C’est pour ça que j’ai donné tout ce que j’ai pu pour nourrir au mieux cette maison et aussi les réfugiés. Vous savez, parfois, même les meilleures négociations d’Hubert ont pas obtenus ce que j’ai réussi à amener. »

C’est bien pour ça qu’on l’envoi parfois lui, sans faire de bruit, sans blason, sans remords, négocier de la nourriture. Ceux qui ont essayé d’arnaquer ce client ont convenu d’eux-même que leur vie ne valait pas une affaire juteuse.

« On sais tous ce que vous faites pour nous Comtesse et c’est pour ça qu’on vous sert avec toutes nos forces malgré les conditions...à Marbrume. »


Le cuisinier le sait, même devant Gautier, il ne peut pas évoquer l’état des finances. Pourtant, aucun des serviteur n’est aveugle. Tous les voient, les travaux qui devraient être effectués pour que la demeure retrouve son éclat d’antan. Tous le savent, qu’ils sont bien peu nombreux pour une maison noble et avec tout le travail qu’il y a à abattre. Mais tous sont heureux d’avoir ce travail, d’avoir un employeur qui ne les maltraite pas et qui leur verse à chaque fois le salaire convenu en temps et en heure. Même si dans les faits, Antoine ne touche pas trop au pécule qu’il a. Il se fiche de travailler toute la journée pour faire plus que son travail.

La mention du mensonge est trop grosse pour qu’il la laisse en suspens. Mais que peut-il avouer ? Qu’il est trop fou pour garder le jeune boucher à ses côtés ? Qu’il tiens trop à lui pour le salir avec ses déviances ?

Enfin, Antoine ose regarder son ami. Enfin il observe les larmes qu’il a encore fait couler sur ses joues, en tous cas les traces qu’il en reste. Ce qu’il se passe dans la tête du grand gaillard ? Il n’en sait foutre rien, mais y’a plein de choses qui tournent là-dedans. Il l’a assez observé pour savoir qu’il est bien trop sensible pour ce monde. Et quoi que lui propose la Comtesse, il doit rester loin de l’Esplanade. Même si encore une fois il doit lui-même se blesser dans le processus, il fera ce qu'il faut pour que son Gautier soit sain et sauf.

« Gautier est le seul ami que j’ai eu. Il...il peut pas vivre ici, il pourra pas supporter ce que font certains nobles. Dans la ville, la vie est pas facile mais on peut régler ça. Ici, quand on est dans notre position, si quelqu’un s’en prends à vous, y’a rien à faire si on veut garder la tête sur les épaules. Et je veux pas qu’il lui arrive quelque chose. Et...le faire me détester c’est le seul moyen que je connais pour qu’il tente pas de traîner dans le coin. »


Même à ses propres oreilles ça sonnait tordu. Lui, il le savait qu’il était fou. Peut-être qu’Armand et Jean s’en doutaient, mais la Comtesse, comment allait-elle le regarder ? Peut-être qu’elle comprendrait, parce qu’elle aussi malgré son statut, elle subit l'air supérieur et les manières immondes de certains bien-nés. Mais personne ne lui a fait ce que lui a connu, il en est persuadé. Violé dans sa chair, dans sa confiance, il n’avait rien pu faire, si ce n’était subir en silence et ne jamais en parler. Sa confiance en l’humanité, déjà bien entamée par son géniteur, s’était presque totalement éteinte.

Antoine espère juste qu'en entendant une des vérités qu'il lui cache, son inestimable Gautier veuille bien le laisser et retourne vivre sa vie presque paisible là-bas, dans le cœur de la ville. C'est presque des excuses que ses billes sombres envoient à celles de son ami.
Revenir en haut Aller en bas
GautierBoucher
Gautier



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyLun 13 Fév 2023 - 19:49
Dans les torsions de ses sourcils, Gautier sent fuser le glacial regard de la Comtesse. Il n'a pas relevé les yeux.
Le fouet qu'elle fait claquer fait tinter les oreilles comme du bronze. Gautier frémit. La colère de la noblesse est terrifiante. Il déglutit avec peine.

Que serait-il advenu si mes gardes ne vous avez pas empêché tous les deux de vous entretuer ?

Sachant combien, malgré les horreurs dans lesquelles Marbrume se vautrait à grand coup de désespoir, les malfaçons des langues filaient comme le vent dans les rues de la Hanse et de Bourg-Levant, certainement que sur l'Esplanade, ça courait comme des rats... Nous entretuer... La main de Gautier monte enserrer sa gorge, et de nouvelles larmes viennent gonfler ses paupières.

Quand la Comtesse s'adresse enfin à lui, il sursaute, et son nez pique brièvement vers elle avant de replonger au tapis.

Je connais la valeur des choses, même celle d’une vie et j’aime peu que l’on se moque de moi.


Ici, il hoquète. Quoi ? Moquer ?
La Comtesse continue, implacable.

Pensez-vous une seule seconde que vous pourrez éternellement quémander davantage ?


A qui vendrez-vous votre viande lorsque vos prix seront si ridiculement haut que tout le monde ira se fournir ailleurs ?


Jamais Gautier n'a eu mot à dire sur les prix. Et jamais son père ne lui a touché ses réflexions sur la question. Gautier voyait que les gamelles étaient pleines le soir, et voilà tout. Il avait vu aussi un veston de cuir de sanglier, tanné fraîchement, l'attendre sur un dossier de chaise, un matin. Et des bottes de même facture avaient suivi un peu plus tard. Et puis c'était bien tout. Mais ces petites choses lui défilaient maintenant dans la tête tandis qu'il encaissait plein estomac l'accusation.

J’ai une proposition à vous faire. Si vous l’acceptez, elle fera de vous un homme respectable, et l’on pourra oublier la bévue de ce matin.


Au nom de quoi pourrait-il donc accepter une offre quelconque ? Lui qui n'avait de prise que sur l'esse de boucher et les brancards du chariot à bois sanglant et hérissé de pattes noires à onglons de charbons ? Mais comment refuser ? Il en gémit presque.

Et puis la voix d'Antoine a sonné. Elle est claire, un ténor encore vert comme un jeune noisetier, un tantinet nasillard, peut-être parce que la gorge est trop serrée. Elle est un peu traînante sur les voyelles, et fait la langue râpeuse du chat dans le creux des oreilles. Elle se presse comme une masse fourmillante quand il se défend. Elle s'aiguise pour grimper les octaves juste ce qu'il faut pour trahir l'angoisse. Mais au milieu, il dit :

Ici c’est le seul endroit qu’il me reste et où je suis en paix.

Et puis ensuite, il ment. L'abjecte raclure de gorge qui le rend un peu plus rauque, un peu plus gauche, qui tord sa mâchoire sur la droite et empâte sa langue, le vend.

« Gautier est le seul ami que j’ai eu. Il...il peut pas vivre ici, il pourra pas supporter ce que font certains nobles. Dans la ville, la vie est pas facile mais on peut régler ça. Ici, quand on est dans notre position, si quelqu’un s’en prends à vous, y’a rien à faire si on veut garder la tête sur les épaules. Et je veux pas qu’il lui arrive quelque chose. Et...le faire me détester c’est le seul moyen que je connais pour qu’il tente pas de traîner dans le coin. »

Une onde de fureur fait hérisser l'échine de Gautier depuis les reins jusqu'aux cervicales, et ses yeux lui brûlent soudain et s'arrondissent net comme des lunes. Mais il est parfaitement incapable de redresser un visage si insolent sous les yeux de la Comtesse. Il détourne la tête avec un grognement de gorge, un de ceux qui font vibrer le poitrail des boeufs, un de ceux qui rappellent les cornes de brumes dans le plat de la nuit, avant l'orage, ou après le naufrage.

Il s'incline pourtant, face à la Comtesse, et arrache à sa gorge close en poing serré un mince filet d'air.

" Pardon M...adame la Comtesse." Il déglutit. Le mensonge est trop gros. Et de chercher à se l'extraire du corps le rend si furieux qu'il en voudrait pleurer encore. Il bafouille un peu quelques je et vous, déglutit une salive épaisse comme des glaires et parvient à articuler :

" Je suis à vot' service Madame. "
Revenir en haut Aller en bas
Aliénor Montfort de BrieuComtesse
Aliénor Montfort de Brieu



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité EmptyDim 19 Fév 2023 - 14:55
La main d’Armand se posa en menace silencieuse, serrant l’épaule du jeune cuisinier. Le chevalier n’aimât guère que l’on emploie ce ton avec sa maîtresse ; s’il ne pouvait rien y faire quand il s’agissait de ses commensaux, il ne pouvait tolérer l’affront d’une roture indisciplinée. Pour autant, la Comtesse n’offrit qu’un regard sévère et désapprobateur. Elle n’ajouta rien à sa supplique, ne pipa mot après le plaidoyer. Elle n’était pas plus convaincue qu’avant, mais au moins, il sembla honnête. C’était une qualité rare qu’elle valorisait en tout temps, même quand l’honnêteté aurait tôt fait de paraître pour une injure. Alors, d’un signe de la tête, elle incita le Tirolles à ménager son esprit belliqueux. Il y avait eu assez de drame pour la journée ; pour la semaine même. Quand elle fût certaine qu’il eut reçu son message muet, elle retourna examiner le jeune boucher. Ses cheveux bruns, sa grande stature, tout cela jurait parfaitement avec l’air perdu, enfantin, malhabile et esseulé qu’il arborait, les yeux noyés de larmes qu’un océan de sentiments ne pouvait contenir. Qu’avait-il donc fait pour qu’Antoine le détesta assez pour mettre en péril sa vie ? Il n’avait pas l’air d’un mauvais bougre. Quoique son apparente fragilité aurait pu être un signe de mauvaise constitution, il lui avait semblé, dans la cohue, que Gautier avait rendu les coups avec la même férocité. C’était là des attraits masculins qui lui échappait ; elle ne pouvait prétendre comprendre ce que deux mâles pouvaient bien se reprocher pour ainsi se battre comme des coqs.

« — Ne dîtes pas des choses que vous pourriez regretter, Monsieur Gautier. Je ne vous demande pas de vous mettre à mon service, du moins pas encore. D’autant que si j’en crois les paroles de mon cuisinier, vous n’êtes pas apte à subir notre présence.

Un élan acide mouilla sa bouche, alors qu’elle se préparait à répondre avec bien plus de violence qu’elle ne l’aurait dû à un simple serviteur. Mais la situation, et la nuit sauvagement courte, tout cela lui avait irrité l’humeur. Sa colère se cristallisait dans ses veines, dans cœur, comme la pluie se transformait en neige. Il régnait en son être un sentiment de froid absolu, que même la fureur ne parvenait à réchauffer. Elle était morte, inanimée depuis longtemps déjà. Morte. Desséchée. Décomposée. Alors pourquoi se souciait-elle autant d’une simple querelle ? Pourquoi avait-elle envie de punir, de hurler sur les pauvres garnements sagement assis, attendant la sentence de leur bourreau ? Aliénor ne parvenait à comprendre pourquoi toutes ces choses la frustraient autant. Elle n’arrivait même plus à mettre assez d’ordre dans ses pensées. Elle avait pourtant les idées claires, mais tout son être n’était qu’un immense chaos. Elle se détestait pour être devenue ce qu’elle était. Elle s’aimait pour avoir su devenir ce qu’elle était. Etirée, distordue par l’ambivalence de ses sentiments, elle continuait de faire bonne figure, laissant ses images mentales se tarir aussi sûrement qu’une source en été. Elle éteignait, une fois de plus, le feu.

Car voilà ce que nous sommes à vos yeux ; des bourreaux, des gens sans mœurs qui seraient donc prêts à mal agir, à s’en prendre à vous par simple envie. Parce qu’il est vrai que la basse ville ne regorge que d’hommes charitables. Elle marqua une pause, glacée. Oui, Antoine, j’aurais pu demander à Armand de vous faire taire d’un hochement de tête pour ce que vous venez de dire. Parce que c’est mon droit le plus strict. Et il n’y a rien de plus précieux ici que l’honneur. C’est ce que nous tirons de la Mère elle-même ; notre droit et notre devoir sacré. Croyez-vous simplement que l’on oserait se corrompre pour vous ? Vous m’êtes sympathique, et je vous respecte depuis le début. Ne me faites pas l’affront de m’insulter dans ma maison pour je ne sais quelle querelle. Elle s’approcha, plantant son regard gris dans le sien sans défaillir. Ne vous servez plus jamais de moi comme une excuse à votre lâcheté.

Les doigts épais d’Armand le libérèrent, satisfait de la remontrance sans appel. Elle était assez magnanime pour laisser une seconde chance, mais pas assez sotte pour oublier. Le pardon n’était jamais l’oubli ; elle se souviendrait ce qu’il avait dit, ce qu’il avait insinué. Elle se souviendrait de ses mains rougies par les coups donnés à un innocent. Elle se souviendrait qu’il avait soutenu son regard, et qu’il avait entendu son ultime avertissement. Sa bonté touchait ses limites.

Veuillez nous accorder votre pardon pour cette délicate affaire Monsieur Gautier. Et que vous ayez eu à entendre cela. Comme promis nous vous achèterons la viande aujourd’hui au prix que vous aviez convenu, sans négociation. Après cela, et en signe de dédommagement, Monsieur Antoine viendra vous épauler dans votre tâche deux fois la semaine, à mes frais. J’aimerai, si vous l’acceptez, que par ce biais vous lui enseigniez quelques rouages de votre métier.
Et j’aimerai que vous transmettiez au tenant du commerce mon envie de devenir mécène de votre entreprise. »

Quiconque connaissait Aliénor Montfort de Brieu savait ce que cela voulait dire. Elle ne donnait jamais rien gratuitement ; elle s’assurait simplement qu’on lui soit un jour redevable.
Revenir en haut Aller en bas
Contenu sponsorisé



Raison et sensibilité Empty
MessageSujet: Re: Raison et sensibilité   Raison et sensibilité Empty
Revenir en haut Aller en bas
 
Raison et sensibilité
Voir le sujet précédent Voir le sujet suivant Revenir en haut 
Page 1 sur 2Aller à la page : 1, 2  Suivant

Permission de ce forum:Vous ne pouvez pas répondre aux sujets dans ce forum
Marbrume - Forum RPG Médiéval Apocalyptique :: ⚜ Cité de Marbrume - L'Esplanade ⚜ :: Quartier noble :: Résidences de la noblesse-
Sauter vers: