Retrouvailles vespérales [Aelys & Hector]

5 Juillet 1165

Alors que les huit coups de vingt heures sonnaient depuis le haut clocher du grand temple de Marbrume, Hector cherchait une auberge où passer la nuit. Il leva la tête et vit un pigeon voler vers l'ouest. Dans sa tête, le rapprochement fut rapide. Il s'était demandé si l'oiseau transportait une missive... et si, par un incroyable hasard, il pouvait s'agir d'une nouvelle lettre de son amie Aelys. Il lui avait écrit la veille de son départ pour Marbrume, il y a cinq jours de cela... Alors, c'était possible que la jeune couturière lui ait répondu aujourd'hui. Comme il n'était pas loin de la maison où elle habitait (aux dernières nouvelles) il décida d'aller lui rendre, ce soir, la visite qu'il avait prévu pour le lendemain ; il n'était pas si tard après tout !

Le baron portait une chemise blanche et, par dessus, un léger gilet de velours marron. Rien qui n'avait la finesse des productions d'Aelys mais il s'agissait tout de même de vêtements nobles et bien coupés. Le pas heureux, il s'avança vers la grand bâtisse du quartier bourgeois. Lorsqu'il s'apprêta à frapper à la porte cependant, sa main trembla. Il ressentait une étrange anxiété. Il allait revoir Aelys et ses sentiments pour elles n'étaient pas aussi clairs qu'il l'eut souhaité. Oui, elle était son amie... mais, à dire vrai, il ressentait, sans vouloir se l'admettre, une certaine tristesse à l'idée que celle-ci, comme elle l'avait évoqué dans ses courriers, finisse par se marier. La perdrait-il ? Il craignait quelque chose de cet ordre là. Il craignait de perdre une amie, une sorte de confidente. Peut-être sa peur était-elle due à une raison bien moins chevaleresque. Hector était un homme à femme et celle-ci - excusez ma franchise - sans être d'une beauté idéale, sans avoir le charme et la fierté de Grâce, sans avoir la sensualité de Kira, sans avoir le sex-appeal d'Alix, avait tout de même quelque chose d'attirant, quelque chose de tentant...

Hector finit par frapper à la porte.

Il aimait son intelligence, sa grandeur d'âme et, surtout, son incorruptible sagesse...

Une domestique vint ouvrir.

- Bonsoir, je suis Hector de Sombrebois. Vous seriez trop aimable de m'annoncez à Mademoiselle de Beauval, s'il vous plait...

Serait-elle la femme d'un seul homme ?

Hector inspira longuement en tournant le dos à la porte de bois. La lune, immobile, le regardait d'un œil accusateur. Mariée ou non, il rêvait et rêverait de tenir Aelys tout contre lui...

Cela ne faisait même pas un mois que la demande officielle avait été faite par Eadwin auprès de la famille De Beauval que déjà l'ambiance avait changé au sein de la maisonnée. Tout d'abord avant la visite tant attendue du Chevalier, l'on avait briqué du sol au plafond la demeure et remis à neuf l'intégralité du mobilier et des décorations qui ornaient les lieux, leur rendant leur splendeur d'avant la Fange afin d'accueillir comme il convenait celui qui venait demander Aelys en épousailles. L'entreprise avait été un succès et depuis lors Catherine n'avait eu de cesse de préparer mille et une chose qui ne pressaient pourtant point tant que cela, encore que le désir des deux épris soit de s'unir avant l'hiver prochain, ce qui ne laissait que quelques trop courts mois pour tout organiser. André pour sa part avait longuement échangé en tête à tête avec son épouse qu'il trouva fort agitée et trop volontaire dans cette entreprise, comprenant que celle-ci se plongeait dans les préparatifs pour ne pas songer au départ de son enfant chérie. Il avait fallu de nombreuses discussions familiales avant que progressivement les choses ne commencent à s'apaiser, mais l'on devinait malgré tout qu'une certaine agitation perdurait. Tout d'abord une nouvelle domestique avait été embauchée au sein de la demeure, avec pour mission de seconder celui qui était à leur service depuis tant d'années, mais qui était également attachée à accompagner Aelys en toutes occasions, y compris quand elle ne faisait que sortir faire quelques achats ou même une simple promenade. Sa mère, désireuse de bien faire les choses, avait insisté pour qu'on ne la laisse plus seule le moindre instant et cela pesait progressivement de plus en plus sur celle qui se retrouvait le centre d'attention. Qu'à cela ne tienne, elle n'était pas forcée de rester cloitrée dans sa chambre ou son atelier, quoique celui-ci requiert une bonne partie de son temps en journée. Lorsque Hector se présenta sur le seuil de la demeure, la famille avait déjà finit de diner depuis une bonne heure déjà et chacun vaquait à ses occupations.

- Veuillez patienter je vous prie.

Le vieux domestique était occupé en cuisine à s'assurer que tout était correctement lavé par le personnel, aussi était-ce la jeune femme en charge de seconder la fille de sa maitresse qui avait ouvert. Elle s'en alla quérir d'un pas rapide l'autorisation de Aelys, laquelle fut fort étonnée de cette visite et ordonna qu'on mène leur visiteur au petit salon, où elle se rendit elle-même en premier lieu. La domestique revint à la porte de la demeure et sourit poliment à Hector, lui laissant le passage libre en l'invitant d'un geste à entrer, pour ensuite le guider là où l'attendait celle à qui il venait rendre visite. Une fois au petit salon, la domestique vint se placer près du fauteuil de la fille de Beauval, laquelle se leva dans le froufrou d'une robe vert émeraude, un sourire aux lèvres.

- Cher Baron de Sombrebois, que voilà une étonnante surprise. J'ignorais que vous étiez de passage au sein de la Cité, soyez le bienvenu.

Elle lui tendit tout naturellement sa main, mais il y avait quelque chose dans sa façon de paraitre et de se tenir, comme une assurance nouvelle qui ne semblait guère empruntée, mais venir sincèrement de sa propre personne. Quelque chose avait profondément changé en elle depuis que la jeune femme avait osé déclarer sa flamme au Chevalier et plus encore après qu'il eut accepté et fait sa demande à son tour. Le Destin était en marche et la vie semblait prête à changer radicalement.

La domestique revint auprès du baron pour lui indiquer le chemin du petit salon. Hector retrouva, non sans une certaine nostalgie, l'intérieur raffiné de la demeure des De Beauval. Tout y était beau... mais sans luxe excessif. C'était quelque chose que le baron de Sombrebois aimait. Il suivait tranquillement la domestique, regardait autour de lui et, enfin, après avoir franchi le seuil du petit salon, vit sa douce amie assise dans un confortable fauteuil. Un sourire se dessina sur les lèvres d'Hector. Aelys portait une magnifique robe vert émeraude et, dans un agréable froufrou, elle se leva, souriante et tendit la main à Hector.

- Cher Baron de Sombrebois, que voilà une étonnante surprise. J'ignorais que vous étiez de passage au sein de la Cité, soyez le bienvenu.
- Merci chère Aelys, qu'il me plait de vous revoir ! Vous me semblez en grande forme !

Hector prit la main d'Aelys dans la sienne et se baissa pour l'effleurer de ses lèvres. La couturière semblait effectivement en bonne forme mais, au delà de ça, quelque chose en elle avait changé. Quelque chose qu'Hector remarqua instantanément. La jeune fille semblait avoir "grandi". Elle était indéniablement plus "femme" que la dernière fois qu'ils s'étaient vus. Elle dégageait une sorte de sérénité, de tranquillité, de sûreté dans ses gestes et son attitude. Faisant le rapprochement avec les dernières nouvelles qu'il avait eu d'elle via ses lettres, Hector comprit que le questionnement qu'elle avait évoqué - ses amours - devait avoir trouvé une issue... et, a priori, une issue favorable ! Evidemment, le baron ne pouvait engager la conversation sur un sujet aussi personnel dès les premières secondes de leur entrevue.

Il rendit sa liberté à la main d'Aelys et poussa un léger soupir.

- Je suis à Marbrume depuis trois jours et je n'ai pas encore trouvé le moindre instant pour vous rendre visite ! Voyez l'heure à laquelle je suis obligé de passer vous voir... J'espère que je ne vous dérange pas au moins... Mon emploi du temps est on-ne-peut-plus chargé mais... il fallait que je vous vois !

Hector n'avait, lui, pas radicalement changé. Il était simplement redevenu lui-même... sauf qu'Aelys ne l'avait connu que dans sa période de tension extrême, de folie - presque. Il devait donc lui paraître bien calme, bien posé... à l'exception peut-être de ce "fallait" qu'il avait prononcé d'un ton peut-être un peu trop marqué...

Aelys avait connu Hector lorsqu'il était à l'apogée de sa décadence, si l'on pouvait dire ainsi. Il venait alors d'essuyer un déboire de mariage pour le moins singulier, buvait plus que de raison et au point de perdre plus ou moins celle-ci à des moments, jouant de la hache dans son salon comme s'il s'était trouvé seul au beau milieu d'une forêt à chasser le gibier, au point qu'il en avait abimé un de ses précieux tableaux sans même réaliser qu'il était le seul coupable. Pour autant il avait su se montrer relativement convenable avec la Couturière encore un peu naïve que son hôtesse était alors et il fallait reconnaitre que le découvrir sous ce jour de calme et de presque quiétude était pour le moins saisissant : un homme neuf, voilà la façon dont il apparaissait désormais aux yeux de la fille De Beauval qui ne manqua pas de sourire avec bienveillance à son invité impromptu.

- Vous n'avez point à vous excusez, je suis certaine que l'intendance de votre domaine requérait que vous soyez affairé dès votre arrivée au sein de la cité, quant à l'heure de votre visite, elle n'est point déplacée si l'on considère que mes parents ne sont point encore couchés.

Auquel cas une telle arrivée aurait été synonyme d'urgence et quelle situation aurait pu à ce point requérir qu'on dérangea les maitres de maison durant leur repos ? A moins d'un acte de vie ou de mort, ou bien quelque chose de véritablement pressant qui ne saurait souffrir du moindre retard, à moins qu'il ne se fut-ce agit d'un quelconque secret à conserver... d'ailleurs à ce propos, l'intonation de son vis-à-vis n'avait pas échappé à la fiancée qui ne manqua pas de prendre un air passablement amusé, bien qu'encore poli.

- Fallait-il à ce point que vous me voyiez cher Baron ? Repartez-vous donc demain qu'il vous faille venir sans attendre ce soir ? Il est vrai qu'il est préférable de voyager dès le lever du jour si l'on veut prendre le moins de risque possible.

Après tout Sombrebois n'était pas si près que cela de Marbrume, même si en théorie il fallait moins d'une journée pour s'y rendre, qui sait comment le temps pouvait changer et à quelle vitesse les nuages pouvaient obscurcir le ciel au-dessus de la tête des voyageurs. Ceux-ci auraient tôt fait de craindre alors de croiser des Fangeux, sans parler des bandits qui se moquaient bien qu'il pleuve ou qu'il fasse soleil. Non, vraiment, Aelys était curieuse de connaitre le motif de cette visite et, d'un geste, l'invita à prendre place dans le canapé tandis qu'elle se rasseyait dans son fauteuil, la servante attachée à ses pas demeurant près du dossier de celui-ci.

Le large sourire qu'affichait désormais Sombrebois était de ceux qu'on offre aux amis trop longtemps absents, un sourire qui exprimait mieux qu'aucun mot le plaisir que l'on avait à se trouver face à quelqu'un avec qui on avait beaucoup partagé. Alors, certes, Hector et Aelys ne s'étaient pas connu longtemps... mais c'était à une époque où Hector était dans une situation si critique, et elle l'avait si remarquablement soutenu, qu'il avait l'impression qu'ils se connaissaient depuis des années...

A l'invitation de son amie, Hector prit place sur le confortable canapé. Il laissa un moment de silence s'installer, comme pour savourer complètement leurs retrouvailles. Puis, lorsqu'il se sentit remplit d'une sorte de diffus bonheur, il posa son dos contre le dossier, inspira longuement et, finalement, répondit :

- Je ne pars point demain, chère Aelys, mais de grosses journées m'attendent effectivement ces prochains jours. J'ai beaucoup à faire, des achats notamment pour mon domaine, voir ma fille adoptive et régler quelques affaires administratives. Je ne compte pas rester trop longtemps loin de Sombrebois également. Les Dieux savent combien de temps peuvent résister les murs de mon château aux diverses tentatives d'intrusions...

Il jeta un coup d’œil rapide à la domestique qui se tenait si sagement derrière la sage Aelys. Sa présence ici n'était requise que par les convenances. Et cela amusait Hector de savoir que de telles précautions pouvaient encore être prises alors que le monde dans lequel on vivait était si proche du chaos !

- Peut-être serez-vous déçue de l'apprendre, mais... il n'y a pas une seule raison à ma venue, pas une raison primordiale, disons... Il y a plusieurs petites raisons...

Il tendit un instant la main vers l'avant, comme pour prendre un verre qui n'existait pas. A Sombrebois, lorsqu'il s'asseyait, une bouteille de vin n'était jamais bien loin. Mais là... Il reposa finalement sa main sur le canapé.

- Tout d'abord, je voulais vous voir car... votre présence m'a manqué. Même si vos lettres m'ont toujours apporté beaucoup de joie, la présence physique est quelque chose de très différent, n'est-ce pas ?

Ses yeux rieurs et enthousiastes fixèrent un instant les prunelles noires de la couturière.

- La seconde raison est que j'avais besoin d'échanger avec vous sur nos situations respectives... Vous comme moi sommes, je crois, à l'aube de changements importants dans nos vies... et je doute que nous n'ayons besoin d'aucun avis amical pour nous lancer vers ce qui nous attend...

Les phrases qu'il venait de prononcer, annonçant de grands changements, pouvaient peut-être surprendre la domestique. Était-elle au courant de ce que la jeune femme avait expliqué à Hector dans ses lettres ? Le baron leva les yeux vers celle qui se tenait debout, silencieuse, pour voir si ses yeux montraient surprise ou, au contraire, impassibilité.

- Mais si vous le permettez, reprit-il en revenant de nouveau à Aelys, laissez-moi vous compter les dernières nouvelles de Sombrebois ! Après un mois d'une vie quasi monastique, une jeune femme est venue frapper à ma porte et m'a demandé du travail. Ne trouvant pas de travail à Marbrume, le propriétaire d'une auberge - une connaissance à moi - l'a envoyée jusqu'à moi ! Et le plus incroyable est qu'elle ait décidé et qu'elle ait réussi à venir jusqu'à Sombrebois saine et sauve ! Et tout cela pour finalement me demander un poste de domestique ! Evidemment, devant une telle persévérance je n'ai pu refuser ! Et c'est ainsi que mon domaine a repris - depuis peu - quelques "couleurs"... J'espère seulement que cela ne sera pas qu'un éclair dans la nuit...

Il se montrait relativement mystérieux mais son idée était la suivante : il voulait faire revivre Sombrebois. Il voulait faire venir des gens sur ses terres. Il était optimiste. Il avait vaincu ses démons, il était loin de Marbrume, il avait sécurisé son château... Il pouvait désormais envisager beaucoup de choses...

- ... Et peut-être que cette arrivée n'est que le début de la renaissance de Sombrebois...

Le geste de Hector pour saisir un verre qui ne se trouvait pas présent sur la petite table basse située entre le canapé le fauteuil n'échappa pas à Aelys, laquelle préféra attendre de connaitre les fameux motifs de la venue du Baron avant d'agir. Ainsi eut-elle un bref sourire en entendant les dires de l'homme, acquiesçant volontiers à son avis au sujet de la présence physique, car rien ne pouvait égaler celle-ci, bien qu'en l'occurrence il s'agisse ici d'une amitié. Il avait cependant raison, l'un comme l'autre étaient à l'aube de changements des plus importants et un regard vers la domestique permit au Noble de constater que celle-ci n'avait guère bronché. Peut-être était-elle au courant des échanges de missives entre les deux amis, à moins qu'elle ne soit particulièrement entrainées à ne rien laisser paraitre pour ne pas être indélicate, toujours est-il qu'aucune émotion ne se fit voir et que son visage demeura impassible, quoique ses yeux demeurent fixés à l'invité. Un vrai garde chiourne. Lorsqu'il fut question de conter les derniers évènements à Sombrebois, ce fut cet instant que choisit Aelys pour faire signe à la jeune femme située près d'elle, celle-ci hochant la tête avant de s'éclipser rapidement, revenant au bout d'une minute à peine avec une carafe de vin et un pot contenant du jus de fruit, ainsi que deux coupes finement ciselées. L'on servit l'invité avec le vin et l'hôtesse avec le jus, la servante reprenant sa place aux côtés de sa maitresse sans avoir prononcé un seul mot, tandis que la future mariée pour sa part répondait finalement à Hector, un léger sourire aux lèvres.

- Vous semblez avoir effectué de nombreux changements au sein de votre domaine et je suis ravie d'apprendre que celui-ci reprend doucement vie, que ce soit par votre fait ou bien par la présence de nouvelles âmes en son enceinte. Vous parviendrez j'en suis sûre à rendre vos terres progressivement plus sûres, il faudra seulement s'armer de patience et de courage, ce dont vous ne manquez point.

Levant sa coupe de jus de fruit, la fille De Beauval sourit avec bienveillance à son ami, le fixant d'un regard tranquille et confiant quant à ce qu'elle venait de prononcer, n'ayant aucun doute sur les capacités du Noble à surmonter les épreuves qui se présenteront à lui.

- Vous m'excuserez mais j'évite de boire de l'alcool à cette heure, cependant je vous propose de trinquer : à la réussite de vos entreprises, mon cher Baron, à la prospérité de votre domaine, à mon prochain mariage et à l'avenir qui s'annonce. Puisse-t-il être rayonnant.

C'était là un espoir un peu fou quand on voyait le monde qui était le leur, mais après tout l'espoir n'était-il pas ce qui permettait à tous de tenir bon chaque jour qui passait ? Aelys pour sa part était bien plus entêtée qu'il n'y paraissait, opiniâtre et capable de déployer une grande énergie lorsqu'il s'agit de mener son bateau à bon port, aussi était-elle persuadée que le Noble, qu'elle avait eu l'occasion d'observer plusieurs fois déjà, était du même bois que ceux qui entrent dans l'histoire et qu'il saurait faire face à la Fange et aux Bannis. Ils trinquèrent ainsi, la Couturière buvant la moitié de sa coupe avant de la reposer, l'air sereine et de bonne humeur.

- Vous n'êtes pas sans savoir que mon futur époux demeure à Traquemont, aussi l'occasion me semble appropriée pour vous annoncer que le mariage se fera là-bas et qu'une fois nos vœux échangés, je demeurerais sur place afin de vivre aux côtés de mon époux. Nous aurons probablement l'occasion de nous voir plus aisément que si vous deviez vous rendre à Marbrume même. Ne croyez-vous pas ?

La nouvelle, elle l'espérait, avait de quoi égayer l'humeur de son ami et Aelys avait au fond de ses yeux verts cette petite lueur de malice qu'ont ceux qui viennent d'annoncer quelque chose d'agréablement surprenant. Comment le Baron allait-il accueillir cette information ? La servante aux côtés de sa maitresse demeurait pour sa part tranquille, écoutant l'échange en scrutant les deux protagonistes d'un regard attentif.

Le baron vit avec ravissement la domestique quitter la pièce. Il savait déjà pour quelle raison elle partait ! Il continua de raconter les changements de Sombrebois tandis que dans sa tête, déjà, la chaleur du précieux nectar pourpre caressait sa gorge, faisait palpiter ses papilles et saliver sa bouche. Lorsque l'impassible jeune femme rentra de nouveau - avec une belle carafe de verre ! - un sourire de satisfaction s'afficha sur le visage du baron. Il trinqua joyeusement avec son amie et le vin lui fit un bien fou ! Il rafraîchissait sa gorge et réchauffait son cœur. C'était du bon vin, et le baron l'apprécia en connaisseur.

- Côte de Venfoux, je dirais... Jugea-t-il sans tarder.

Cependant, au delà du simple plaisir du vin, il fallait avouer qu'Hector s'était légèrement réfugié dans l'alcool ! Le mot "mariage", prononcé négligemment par la jolie blonde, avait raisonné bizarrement à l'oreille d'Hector ; comme distordu par quelque petit démon intérieur.

Si la jeune femme lui avait fait part, dans ses lettres, de ses dilemmes amoureux, le baron avait déjà quitté son château lorsque la dernière colombe avait atterrit à Sombrebois et les Dieux seuls savaient où la dernière lettre d'Aelys était passée ! Heureusement, le baron, calmé par la douceur du vin, parvint à garder sa contenance et à prendre un instant pour réfléchir à cette nouvelle et à la réaction qu'il devait avoir. Si son honnêteté était légendaire, il tenait à se montrer agréable aux yeux d'Aelys et savait qu'il devait taire le léger tourment que cette nouvelle avait insinué dans son esprit.

- Ainsi vous allez vous marier... Quelle excellente nouvelle ma chère Aelys ! Je ne le savais pas. Dans la dernière lettre que j'ai reçu - il jeta un œil discret à la domestique et baissa le ton - vous parliez de deux hommes et d'un choix difficile, mais - il reprit son habituelle voix grave... dans laquelle, néanmoins, un soupçon de fébrilité était perceptible - je suis heureux que vous ayez fait votre ch... que vous ayez pris votre décision.

Il voyait dans le visage d'Aelys une joie toute contenue. Ses yeux clairs trahissaient un bonheur bien plus grand que celui que ses mots avaient exprimé. Elle devait être impatiente de se marier, de rejoindre son époux, de passer enfin du statut de fille à celui de femme. Elle était attendrissante...

Hector but une deuxième gorgée de vin et sourit à son amie. Il était sincèrement heureux pour elle. La réserve, le trouble qui était le sien n'était du qu'à sa bêtise, à son inextinguible désir envers les femmes et à l'amenuisement des chances d'un jour aimer celle-ci. Mais Hector était clairvoyant. Sa retraite à Somborebois lui avait fait prendre conscience de sa ridicule obsession et, finalement, il s'en amusait. Tout cela n'était guère important ! En tout cas, le bonheur de son amie était bien plus important que ses passions récurrentes.

Le sourire du baron s'élargit.

- Ma chère Aelys, vous devez brûler d'impatience ! Quelle heureuse nouvelle !

Aussi changeant qu'une girouette, Hector avait envie de se lever et de prendre la couturière dans ses bras. Evidemment, la présence de la domestique dans ce coquet petit salon l'empêchait d'effectuer ce genre de geste mais le baron ne se priva pas de se lever, verre à la main, comme pour extérioriser cette sorte de soulagement tardif qui était le sien. Il s'approcha du fauteuil d'Aelys et lui tapota chaleureusement - mais chastement - l'épaule.

- Je sens un grand bonheur en vous... et cela emplit mon cœur de joie !

Il s'écarta d'elle, alla du coté de la bibliothèque pour tenter de calmer un peu son enthousiasme, et fini son verre d'un trait.

- C'est vrai que le trajet jusqu'à Traquemont dure légèrement moins longtemps que celui vers Marbrume, c'est bien... mais... Traquemont... Alors ? De qui peut-il s'agir ? ... Ne dîtes rien, laissez-moi deviner...

Le baron était joueur. Malheureusement, il ne connaissait guère les habitants de Traquemont. Il avait quelques fois rencontré la Châtelaine, se souvenait vaguement de ses plus hauts soldats... mais à part ça, il n'avait pas beaucoup d'idées.

- Mmmh...

Et puis, son retour à Sombrebois avait comme effacé de son esprit tous les noms des nobles qu'il n'avait qu'un peu connu ou dont il avait simplement entendu parler.

- Il s'agit bien d'un noble, n'est-ce-pas ?

Il se rappela alors les lettres qu'elle lui avait écrites. Elle parlait du baron de Noblecoeur mais celui-ci n'habitait pas Traquemont. L'autre homme, elle n'en avait parlé qu'à demi mot... sauf... qu'à plusieurs reprises elle avait parlé d'un chevalier...

Hector s'approcha du canapé puis s'arrêta tout net.

- Attendez ! Cela ne peut... Il ne peut... et pourtant... je ne vois que lui... Est-ce le chevalier de Rivenoire ?!

Hector avait un air tellement surpris ! Cet homme qu'il avait croisé quelque fois, dans des circonstances, sinon tragiques, au moins belliqueuses, lui avait fait l'effet d'un homme si sévère, si froid. Aelys ne pouvait avoir cet œil pétillant à l'idée d'épouser un tel rocher !?

Aelys était persuadée, jusqu'au moment où elle trinqua avec Hector, que celui-ci avait bien reçu sa dernière missive et qu'il avait été informé de ses fiançailles. Pourtant il lui suffit d'un regard vers le visage de son invité pour comprendre qu'il n'en était rien et, s'il garda une certaine contenance, la surprise et l'émotion qui se firent jour trahirent tout autant que la suite de ses paroles l'évidence : il n'avait pas été informé et recevait ainsi la nouvelle de plein fouet. Le voir prendre des gants en présence de la domestique -qui n'était pas au courant des hésitations du cœur de sa maitresse il y a quelques mois encore- ne manqua pas de faire sourire la couturière qui hocha légèrement la tête d'un air entendu, semblant s'amuser de plus en plus à mesure que la discussion progressait. Décidément, les visites du maitre de Sombrebois étaient toujours source de bonne humeur et le sourire qu'eut cet homme de caractère trouva un écho sur le visage de la jeune femme.

- A un point que vous ne pourriez imaginer mon cher Baron et votre joie me touche sincèrement soyez-en sûr.

Être heureux de la savoir heureuse n'était-il pas une preuve de leur amitié ? Certes celle-ci était encore récente et manquait encore de ces solides fondations sur lesquelles ont peut aller jusqu'à se fier aveuglément, mais pour la fille De Beauval il n'y avait point à douter de la sincérité des paroles de son invité qui se rangeait d'ailleurs à son avis concernant le trajet entre les deux places fortes. Puis le Noble se mit à cherche à voix haute l'identité de l'heureux élu et le sourire de Aelys se mua en un bref rire amusé et teinté de légèreté quand elle vit son visage prendre une expression des plus singulières. Pour un peu il aurait presque eut l'air choqué d'avoir deviné et cela amusa beaucoup son hôtesse.

- C'est bien lui pourtant et vous n'imaginez point comme il est des plus remarquables à mon égard.

Son regard se voila d'une tendresse et d'une affection profonde, alors que son sourire s'adoucissait et que son visage exprimait toute la sérénité qu'elle éprouvait à la seule pensée de celui qu'on surnommait parfois "l'Ours de Corbeval".

- C'est un mariage d'amour savez-vous ? J'ai d'abord craint que mon âge puisse être un obstacle, ou même ma modeste condition, mais il s'avère qu'il n'en est rien et que nous nous unirons devant les trois dans quelques mois, si tout se déroule comme prévu.

Les lèvres de Aelys s'étirèrent légèrement en coin, comme si elle dissimulait quelque secret qui faisait pétiller ses yeux verts et briller une vive lueur au fond de ses prunelles. Nul doute que cela semblait bel et bien établit et que rien ne pourrait la faire changer d'avis à propos de son futur époux.

Ça pour une surprise, c'était une surprise ! Rivenoire ! Marié à la douce Aelys... quel étrange idée que celle-ci ! Hector souriait tellement cette nouvelle était, pour lui, improbable !

- C'est bien lui pourtant et vous n'imaginez point comme il est des plus remarquables à mon égard.
- J'avoue que j'ai du mal à me le figurer !

Hector s'affala sur le canapé, jetant un œil rapide à la domestique puis à son verre puis à la domestique puis à son verre. Elle comprendrait, sans doute. Puis ses yeux se refixèrent à ceux de la couturière.

- C'est un mariage d'amour savez-vous ? [...]
- Un mariage d'amour ?! N'y voyez aucune offense. C'est juste que... j'ai... Enfin, les quelques fois que j'ai vu le chevalier de Rivenoire... c'était au combat ! Alors, forcément, je me suis fait de lui l'image d'un combattant certes droit et courageux... mais également froid et... insensible.

Son sourire montrait un brin de compassion.

- Mais, évidemment, je fais confiance à votre jugement et ne doute point qu'à la ville, l'homme sait être attentionné...

Hector imagina un instant le froid et puissant guerrier avec la demoiselle de Beauval. Cela ne manquait pas de charme à dire vrai : elle, en robe du soir, légèrement inquiète, gracieuse et fragile, accrochée au bras du grand guerrier froid et solide, regardant l'horizon, tel un Roi devant un champ de bataille...

Le magnifique glouglou de la carafe qui déversait son bon contenu dans le verre du baron le ramena à la réalité.

- Je vois dans vos yeux que la simple évocation de son nom et la perspective de votre mariage vous rend heureuse ! C'est bien là la preuve que vous êtes dans le vrai, et j'en suis ravi !

La domestique retourna à sa place et Hector revint à des considérations plus terre à terre.

- Trois mois donc, me disiez-vous. Ma foi, c'est un délai raisonnable. Madame votre mère aura sans doute le temps de vous préparer une fort belle journée !

Hector but une gorgée de vin rouge. Si quelque chose le chagrinait ce n'était pas tant le mariage d'Aelys, ni même - si, si, je vous assure ! - le fait qu'il ne soit pas l'heureux élu. Ce qui l'inquiétait était que la jeune femme ait à vivre à Traquemont. Après le village des bannis, c'était l'endroit le plus glauque qu'Hector connaissait. Sa petite bourgade de Sombrebois lui semblait une formidable destination d.

- Avez-vous déjà été à Traquemont ? Demanda-t-il avec un léger soupçon de crainte dans la voix.

Hector ne savait pas si c'était une raison suffisante pour s'inquiéter de ce mariage. Il ne voulait pas non plus jeter une ombre à cet idyllique tableau, à la joie que semblait connaître son amie... Et pourtant, il avait peur que la belle fleur qu'elle était ne fane dans l'ombre des hautes et sales murailles de Traquemont, que sa beauté flétrisse au contact de l'humidité malsaine des marais voisins. Ce n'était que par amitié, que par ce que le bonheur d'Aelys importait réellement à ses yeux, qu'il se faisait ce souci.

A entendre Hector, Eadwin avait tout l'air d'être de ces hommes qui une fois jetés dans les affres du combat semblent s'abandonner pour ne plus devenir que des lames vouées à trancher tout ce qui passerait à leur portée, ce qui en un sens n'aurait pu être autrement que la plus exacte des vérités. Pour autant Aelys, bien qu'elle n'ai vu son promis croiser le fer que durant un match "amical" avec le Comte de Ventfroid, avait su deviner cette facette glaciale de la personnalité du Chevalier, sans pour autant que cela ne l'affecta outre mesure : par les temps qui étaient les leurs, être capable de se prémunir contre une hésitation face à un visage connu devenu Fangeux était une nécessité vitale. Un léger sourire compréhensif se fit jour sur les traits de la jeune femme qui acquiesça doucement, écoutant son ami sans le mal juger dans ses intentions : il s'inquiétait pour elle et c'était chose naturelle, aussi était-il de son devoir de le rassurer sur certains points.

- Mais, évidemment, je fais confiance à votre jugement et ne doute point qu'à la ville, l'homme sait être attentionné...

- Oui, il sait l'être, tout comme je sais qu'il peut être implacable lorsque son devoir l'exige. Cela va vous paraitre étonnant, mais cela ne fait que me donner davantage envie de me tenir à ses côtés et de lui apporter ce qui pourrait lui manquer.

Et tandis que sa maitresse parlait, la domestique remplissait généreusement la coupe du Baron, reposant la carafe pour aller reprendre sa place près du fauteuil de la fille De Beauval qui sourit de plus belle en entendant son invité parler des préparatifs du mariage. Ah, si seulement il savait à quel point Catherine pouvait être plus redoutable que le plus sanguinaire des guerriers quand il s'agissait d'organiser des festivités, en particulier le mariage de sa fille unique, le maitre de Sombrebois aurait sans doute convenu qu'il valait mieux ne pas y prendre pas de peur de ne plus avoir un seul instant à soi. En revanche, son inquiétude concernant Traquemont se fit immédiatement ressentir et son hôtesse ne manqua pas de remarquer le changement chez son vis-à-vis. Avait-elle déjà été à Traquemont ?

- Non point encore, mais j'ai connu le Labret durant deux semaines cher Baron.

La réponse pouvait paraitre un peu plus sévère que les précédents échanges, cependant le visage de Aelys demeurait ouvert, bien qu'elle n'afficha pas de sourire ingénu. Il y avait dans ses yeux verts une soudaine gravité que Hector ne lui avait jamais connu, une ombre qu'elle avait toujours dissimulé à quiconque n'était point de sa famille ou son futur époux. L'expérience vécue sur le Plateau, sa brève rencontre avec un véritable Fangeux et la vélocité, la dangerosité de ces créatures et sa vie qui aurait pu s'achever ce jour-là sans la présence d'un certain bûcheron et d'un coutilier, tout ceci n'avait pas manqué de la marquer, la préparant peut-être à ce choix qu'elle avait fait dernièrement.

- L'on m'a décrit le fort et ses alentours, les dangers que nous pourrions rencontrer et les risques encourus, que ce soit pour le mariage ou ma vie là-bas. J'ai pris ma décision en connaissance de cause, sachez-le, tout comme mon futur époux a tenu à s'assurer que j'avais pleinement conscience de l'existence que je mènerais à ses côtés.

Les mains sagement jointes sur le pan de sa robe couvrant ses genoux, un sourire presque espiègle étira les lèvres de la jeune femme, dont le regard pétilla d'une certaine malice. Nombreux avaient été ceux à essayer de la dissuader, cependant il semblait bien que ce n'était point là le but de son ami, aussi méritait-il davantage que cette sommaire explication.

- La guerre est une chose horrible qui vous change profondément, l'horreur des combats, surtout contre les Fangeux, s'ancre à jamais dans les esprits. Vous, tout autant que ceux qui combattent chaque jour, le savez fort bien... et aucun homme ne devrait demeurer seul au milieu des ombres qui se sont abattus sur notre monde. Je serais le visage souriant que mon époux verra en rentrant du combat, celle qui lui tendra les bras et prendra soin de lui, le soulagera de son fardeau et adoucira les instants loin du combat. Quand bien même je ne suis point de noble naissance malgré mon lignage, je saurais être digne de son affection et participer moi aussi à la sauvegarde de notre monde.

Elle savait aussi bien coudre des tenues que recoudre des plaies, savait nettoyer, soigner et panser celles-ci, savait écouter qui avait besoin de parler, prodiguer douceur et gentillesse à quiconque se trouvait près d'elle, aussi Aelys espérait-elle bien pouvoir être utile au sein du fort, quand bien même à n'en point douter les premiers temps seraient difficiles là-bas. Un peu de chaleur humaine et de bienveillance ne pouvaient faire de mal.

Ainsi c'est cela : la petite femme dévouée à son cher mari. Pendant qu'il va à la guerre, elle lui prépare son repas. Et quand il rentre des combats, elle le soigne et le réconforte... pfff... pitoyable ! Voilà ce qu'aurait pu penser Hector... s'il avait vécu 850 ans plus tard ! Mais à l'époque où nos aventures se passaient et malgré la relative modernité en matière d'égalité sexuelle du baron et son anticonformisme certain, celui-ci trouva charmant le projet de vie d'Aelys ! Lui-même aurait aimé qu'une telle femme avec de telles attentions l'attende chaque soir au coin du feu...

- Vous ferez de ce chevalier le plus heureux des hommes, chère Aelys.

Un soupçon de tristesse se lisait dans la voix d'Hector. Lui avait bien Lily à Sombrebois... mais, si elle était aimable, elle n'était point amante. Cela faisait une sacrée différence, aux yeux de notre brave séducteur. Il but une gorgée de vin, puis une deuxième.

- Et donc vous êtes allée au Labret ?! S'étonna Hector. Je n'pensais pas que vous y auriez mis les pieds. J'y ai moi même installé nos colons... Quel endroit terrible ! Les fortifications sont si légères... Les fangeux y entrent et sortent comme dans un moulin. J'en conclue que j'ai de la chance de vous avoir retrouvée ici.

La mélancolie envahissait le baron. Sans vraiment savoir pourquoi, quelque chose le chiffonnait dans tout ça... Il se laissa aller à une légère rêverie, faisant tourner dans son beau verre le non moins beau liquide pourpre. Il pensait à Sombrebois, aux cerfs et aux lièvres qui pullulaient dans la forêt de sapin, à la plage abandonnée. Il se souvint de quelques périodes, dans son enfance, où sa mère et ses tantes les emmenaient, lui et ses cousins, au bord de mer ; les temps heureux. Les enfants d'aujourd'hui auraient-ils la chance de vivre ce genre de choses ? L'insouciance était si précieuse pour ceux qui débutent dans la vie. Le baron pensa à sa petite Mérédith. Et Aelys, aurait-elle des enfants ?

- Et votre atelier de couture ? Continuerez-vous de prendre des commandes ? Le surcot vert que vous me cousîtes est si agréable... Il serait dommage d'arrêter votre activité... ce serait gâcher un magnifique talent.

Ces phrases étaient dîtes sincèrement mais avec une sorte de distance... Hector présentait que sa relation avec Aelys risquait sinon de disparaître, au moins de perdre en proximité, en intensité. Peut-être était-ce faux, d'ailleurs, mais, à bien y regarder, je crois que c'était la cause de son spleen soudain.

Aelys avait acquiescé lorsque Hector avait parlé de faire de Eadwin le plus heureux des hommes. Sans avoir la prétention d'être la meilleure femme qui soit au monde, elle espérait convenir à celui qui faisait battre son cœur et lui apporter un peu de ce bonheur dont tout un chacun a tant besoin dans son existence. Si celle qu'ils allaient partager pouvait se passer au mieux, s'ils pouvaient ensemble construire un avenir meilleur et fonder un foyer, assurer une lignée stable et durable, s'ils pouvaient aimer leurs enfants et vivre vieux, alors elle en serait elle-même des plus heureuses. Que son invité s'étonna de son passage au Labret n'avait rien de surprenant et, bien que le sourire de son hôtesse perdit brièvement en chaleur, ce n'était pas tant du à sa remarque qu'aux souvenirs qui affluaient.

- Oui, c'est un endroit où la vie est des plus difficiles, mais la sauvegarde du Plateau est nécessaire si nous voulons espérer survivre et sécuriser progressivement nos terres. Les bastions et places fortes eux-mêmes sont tout aussi stratégiques.

Et en parlant de cela, la fille De Beauval songeait non seulement à Traquemont ou Ventfroid, mais également à Sombrebois que son ami venait de réinvestir. Qui sait si à l'avenir il ne deviendrait pas lui aussi un lieu de passage des plus influents ? C'était là ce qu'espérait la Couturière, qui ne manqua pas de sourire avec davantage de douceur à l'évocation du commerce qu'elle avait ouvert récemment.

- J'ai choisi de recruter une bonne personne, une couturière fort douée que l'arrivée de la Fange avait mise à mal et à la rue. Elle assure désormais la plupart des commandes que nous recevons car ma mère a fort besoin de moi pour les préparatifs du mariage. Lorsque viendra le temps pour moi de partir, ce sera cette personne qui aura à charge l'atelier, sous la gouvernance de mon père. Pour ma part, je mettrais mes talents au service des habitants de Traquemont. Je suis sûre que tout autant qu'à Marbrume, nombreux sont ceux qui auront besoin d'aide à ce propos.

Elle y avait déjà mûrement réfléchit, au même titre qu'elle avait appris à recoudre des plaies et qu'elle songeait de plus en plus à apprendre ce genre de choses auprès de soigneurs qualifiés. Aelys avait déjà recousu Eadwin ainsi que quelques malheureux depuis, sans parler de cadavres décapités pour permettre de mieux les présenter avant qu'on les fasse brûler. Les vêtements demeuraient sa passion à tout jamais, cependant l'avenir s'annonçait trop tumultueux pour se contenter de demeurer à l'abri de tout.

- Et vous donc cher Baron, allez-vous recruter davantage de monde pour Sombrebois ? Je suis sûre qu'au vu de la misère qui règne en ville, certains seraient prêts à tenter leur chance dans un endroit plus isolé, pourvu qu'ils ne demeurent pas entassés les uns sur les autres comme dans tant d'endroits. Sombrebois est certes cernée par la forêt, mais l'on m'a dit qu'il possédait jadis un village près de ses murs. Peut-être pourriez-vous avec suffisamment de volontaires sécuriser l'endroit et lui permettre de se développer ?

Le Noble y avait sans doute déjà songé, mais depuis que la jeune femme avait choisi sa destinée, elle avait prit le parti de s'intéresser plus en détails à ce qui se passait hors des murs de la cité ou des barricades du Labret. Les autres forts avaient de l'importance, mais désormais elle éprouvait un sentiment de responsabilité à se préoccuper plus encore de tout cela. Qui sait si des amitiés et des alliances ne risquait pas de dépendre l'avenir de cette partie de l'Humanité ?

Aelys était telle qu'elle était lorsque Hector l'avait vu lors de leur dernière rencontre : sage et sérieuse, organisée et consciencieuse. Même son départ pour Traquemont - une folie pour qui connaissait le lieu - semblait mûrement réfléchi, préparé, et perdait, en conséquence, son caractère pour le moins hasardeux ! Hector écoutait les mots de son amie en replongeant ses lèvres dans le liquide pourpre. Son esprit devenait petit à petit cotonneux. Il se sentait bien. Le canapé était confortable, Aelys rassurante, la soirée douce et l'avenir radieux !

- Aelys, vous... votre organisation est incroyable ! Je crois que vous êtes la personne la plus organisée que je connaisse. D'après vos dires, j'imagine que tenez-vous ça de votre mère... En tout cas, vous me rassurez. J'en arrive à un point où je me demande si, les soirs d'orage, les soirs où les fangeux viennent gronder à la porte de Sombrebois, je ne viendrais pas me réfugier dans les écuries de Traquemont. Je suis presque convaincu que vous en ferez un endroit beau, sain, d'une propreté telle que même les plus téméraires des fangeux n'oseraient y mettre les pieds !

L'exagération était toute Sombreboisienne. Peut-être ferait elle sourire Aelys - Hector l'espérait - peut-être trouverait-elle cet humour déplacé ? En tout cas, c'était la réflexion que la perfection d'Aelys inspirait au baron. Néanmoins lorsque la jeune fiancée l'interrogea sur l'avenir de son domaine, Hector redevint plus sérieux :
- Je n'ai guère de plan à long terme, chère Aelys, l'urgence était de sécuriser le fort et c'est ce que nous avons fait. Les hommes du Soleil Bleu m'ont aidé à fortifier la porte du château et à renforcer les murs de celui-ci. Nous avons également construit un chemin de ronde qui fait le tour des remparts. Ainsi, les attaques des fangeux sont inoffensives. Seulement le village, lui, n'est pas sécurisé. La palissade qui en fait le tour n'est point étanche... et le coût, le temps que nécessiterait sa transformation en une muraille est rédhibitoire. Aussi, pour l'heure, je vois petit : J'habite là-bas, j'ai une domestique... et j'envisage effectivement de recruter une poignée de travailleurs (bûcherons, agriculteurs) pour créer quelques richesses, relancer un peu l'économie de mon bourg. Maintenant que nous avons assurer la sécurité physique de Sombrebois, nous pouvons nous occuper de sa sécurité financière...

Hector but une gorgée de vin pour se rafraîchir le gosier.

- Je me demande si mes pigeons trouverons le chemin de Traquemont et si ceux de votre futur mari trouverons celui de mes terres...

Le grand barbu offrit un large sourire à son amie.

- Si ce n'est pas le cas je serais dans l'obligation de venir vous déranger en personne dans votre château !

Il imaginait la belle Aelys, accoudée à la fenêtre la plus haute du donjon de Traquemont. Comme dans les contes pour enfants, elle se tenait là, ses longs cheveux blonds volant au vent, attendant patiemment l'arrivée de son prince charmant.

Hector avait toujours paru quelque peu impulsif à la jeune femme qui l'écouta vanter son organisation avec un sourire qui alla grandissant, finissant sur un bref éclat de rire sincèrement amusé lorsqu'il fut question de la transformation que pourrait opérer Aelys au sein de la place forte. La domestique de son côté ne broncha guère, écoutant en silence, mais un frémissement de sourcil trahit un étonnement habilement dissimulé jusque-là concernant les paroles tenues par ce singulier invité : se croyait-il drôle ? En tout cas il semblait bien que la fille De Beauval s'amusa de ce qu'elle entendait et peut-être était-ce parce qu'elle accueillait favorablement ce genre de tentative destinée à alléger l'atmosphère.

- Vous semblez oublier qu'il s'agit des terres de Dame Yseult et non de celles de mon promis. C'est sous la gouverne de Traquemont que ce fort grandira, nous autres serons présents afin de les servir aux mieux, elle et ses intérêts.

Eadwin était après tout un vassal malgré son titre de noblesse et cela sa future épouse ne l'oubliait pas, bien que les plaisanteries du Baron fussent fort bienvenue. Il était évident que les deux amis étaient capable de gravité comme la suite de leurs échanges le prouva alors qu'étaient évoqués le cas des barricades et du recrutement, ce qui n'empêcha guère Hector d'en rajouter encore un peu concernant le départ de Marbrume de la jeune femme. Une fois encore, Aelys sourit, quoique avec un mélange d'amusement et d'indulgence.

- Vous êtes incorrigible, cependant je gage que les portes de Traquemont seront toujours ouvertes à ses alliés et je ne doute point que vous en fassiez partie. Les trois forts qui résistent à la Fange... cela sonnerait presque comme le début d'une épopée héroïque, peut-être même historique. Qui sait si un jour les bardes ne chanteront pas les noms de ceux qui ont permis à la cité de reconquérir les terres du Morguestanc et d'en chasser les Fangeux ? Cela vous plairait bien j'en suis sûre.

Et la Couturière eut un sourire en coin, sachant qu'elle venait de tirailler là une corde qui vibrait toujours chez Hector lorsqu'il s'agissait d'exploits et de combats illustres. L'homme aimait manier la hache et boire du bon vin, hors ce soir il avait suffisamment consommé de ce dernier pour se laisser un peu aller à la bonhommie, bien que l'heure commença à avancer et que le froid se répandit au-dehors.

- Ah ah ah ! Quel lapsus ! Je n'sais si c'est la fatigue ou le vin... ou bien le fait que je n'ai guère de nouvelles de la châtelaine de Traquemont... mais je figurais déjà Rivenoire à la tête de Traquemont !

Effectivement, Yseult avait toujours été distante avec le baron de Sombrebois et, même si c'était bien elle l'héritière de Traquemont, Hector connaissait mieux Eadwin... et, parfois même, les apparences lui laissaient à croire que c'était lui qui dirigeaient ces terres et non plus la châtelaine elle-même...

Hector posa son verre vide sur la table, comme pour stopper les effets de l'alcool... mais aussi pour demander à la domestique des Beauval de le reservir ! Puis, il regarda le charmant sourire d'Aelys et écouta ses mots. Elle parlait des petites places fortes qui résistaient à la fange et envisageaient, avec une certaine candeur, une "épopée héroïque" qui verrait les humains venir à bout des monstres des marais...

- Cela me plairait, en effet... mais... vous savez, j'ai beaucoup œuvré pour le combat contre la fange. J'ai brûlé beaucoup de fangeux grâce à mes bûchers-pièges à Marbrume, j'ai combattu, à Traquemont notamment, mais aussi au Labret et à Sombrebois, partout en fait, ces maudits fangeux. Et l'impression que j'ai est que, malgré tous les morts que nous leur avons infligés, ils reviennent toujours ; et toujours aussi nombreux et vaillants ! Aussi me suis-je depuis quelques temps résigné à une conception plus défensive de mon combat contre la fange. Pour le reste, qu'ils soient propriétaires des nuits sauvages... nous avons toujours les jours... et les nuits (derrière nos murailles, évidemment). Mais... vous savez, peut-être les Dieux nous réservent-ils d'autres surprises !

Hector se demandait s'il ne devait pas rentrer à l'auberge. Il était peut-être tard, après tout, pour la future mariée... Mais, l'ambiance devenait vraiment sympathique... et il lui semblait même que jamais Aelys s'était montrée si... détendue en sa présence. Il se redressa un peu, s'avançant au bout du canapé pour se rapprocher de son amie et, sur le ton de la confidence, lui dit :

- Mais dîtes-moi, avez-vous profité des festivités, chère Aelys ? Je me suis moi-même inscrit à la chasse au trésor qui aura lui demain ! A Sombrebois je n'ai guère ni le temps ni le loisir de jouer... Alors mon petit séjour ici est aussi l'occasion de profiter un peu des bienfaits de la ville, de ses distractions...

Evidemment, il évita de parler de ses nuits dans les doux draps des maisons closes...

- Et, j'y pense... Il faut que je vous explique. Peut-être ne connaissez-vous pas cette ancestrale tradition Sombreboisienne : Les fiancés, avant leur noce, sont conviés séparément chacun par leurs meilleurs amis, à une soirée... disons... d'amusement ! Alors, pour les hommes, je vous avouerais que l'alcool y coule à flot et que parfois, certains jeux stupides y sont pratiqués...

Evidemment, il évita de parler des femmes de petites vertus qui étaient parfois également conviées...

- ... et, à vrai dire, je ne sais pas grand choses des fêtes équivalentes pour les demoiselles, mais j'imagine qu'il s'agit peu ou prou des mêmes amusements... peut-être légèrement adoucis. On appelle cela les enterrements de vie de garçon, ou de jeune fille, évidemment.

Il sourire filou illumina son visage.

- Quelqu'une de vos amies a-t-elle déjà envisagé une telle fête en votre honneur ?

Notre sémillant baron s'apprêtait alors à faire une étrange proposition à la jeune Aelys... Seulement, en présence de sa domestique, la jeune fille ne pourrait accepter.

D'un ton à la fois rassurant, flatteur et très légèrement autoritaire, il demanda à la bonne :

- Mademoiselle, auriez-vous l'amabilité de vous rendre auprès de Madame de Beauval et de l'informez que je désire lui adresser mes félicitations...

Son charmant sourire fit le reste et la domestique fila à la hâte. Hector reprit alors la parole :

- Que diriez-vous de faire votre enterrement de vie de jeune fille, ce soir, en ma compagnie ? La ville est belle en ce moment, les jongleurs offrent de formidables spectacles sur le port... des torches enflammées, des cerceaux colorés ; il y a même des musiciens de rues et des petites troupes de théâtres fort amusantes...

Dans son regard, Aelys pouvait lire de la fougue et un enthousiasme sincère. Evidemment, le baron imaginait que sa proposition avait de fortes chances de se voir refusée mais... il se devait de la faire. Qui sait, peut-être la jeune femme, intelligente et sensible, serait-elle attirée par les lumières de la nuit et les chants des saltimbanques, elle qui, à coup sûr, ne les voyaient et ne les entendaient que filtrés et assourdis par les fenêtres et les murs épais de sa vieille maison familiale...