Retrouvailles vespérales [Aelys & Hector]

Les trois forts symbolisaient étrangement les trois divinités qui veillaient sur la Cité : Sombrebois au milieu de la forêt et tenu par Hector symbolisait fort bien Sérus qui profitait des plaisirs de la vie, Traquemont tenu par Yseult qui n'avait à l'esprit que les combats au détriment du reste incarnait fort bien Rikni et les affres de la guerre, quant à Ventfroid et bien qu'on aurait pu leur attribuer également la déesse serpent, désormais que Morion avait épousé Ambre et que celle-ci attendait un enfant, c'était davantage Anür qui s'imposait, au même titre que leur fort était situé au bord de la mer qui symbolisait là encore la déesse protectrice. Oui, dans l'esprit de Aelys, toute cette réflexion lui semblait des plus raisonnables et l'idée d'aller vivre à Traquemont ne l'affectait pas autant que ce qu'elle-même aurait pu croire. Pour autant il fallait sur terre conserver les pieds et le Baron de Sombrebois était là pour rappeler que résister était plus essentiel que de vaincre à l'heure actuelle, ce que sa vis-à-vis ne pu qu'approuver d'un grave hochement de tête. Les Dieux devaient avoir un dessein qui leur échappait à eux, simples mortels, mais tant qu'ils résisteraient à la Fange, alors l'avenir était possible et l'espoir permis. Jusqu'à la fin, sans nul doute, la jeune femme continuerait de prier et de croire en la chute de leurs ennemis. Preuve en était que la vie continuait, son invité lui parlait à présent des festivités qui auraient lieu le lendemain et auxquelles il comptait bien participer, faisant naitre un sourire à la fois amusé et compréhensif sur les lèvres de l'hôtesse des lieux, qui aurait presque pu rougir en entendant la suite concernant les activités précédant le mariage.

- Je n'ai guère le temps de m'amuser croyez-le, il y a tant de choses à préparer.

Quant à ses amies, elles n'étaient point nombreuses et se comptaient sur les doigts d'une seule main, mais cela Hector n'avait pas à le savoir. Pourtant l'homme semblait avoir une idée derrière la tête et quand il s'adressa à la domestique, celle-ci coula un regard vers sa maitresse qui acquiesça légèrement, lui donnant l'autorisation de s'éloigner sans risque pour celle qu'elle protégeait. Déjà elle filait dans la couloir tandis que Aelys reportait son attention sur son ami, lequel lui exposa son idée avec un enthousiasme contagieux. Depuis combien de temps n'était-elle point sorti pour faire autre chose que travailler ou préparer son mariage ? Ou même aider autrui ou rendre visite à sa famille ? Rares étaient en vérité les activités de loisir auxquelles elle s'adonnait et l'idée de visiter la ville de nuit était une chose des plus tentantes.

- Ne serait-ce point dangereux que de s'aventurer seuls et sans protection au milieu de la foule ? J'ai ouïe dire que les festivités apportaient leur lot d'agressions et de bagarres d'ivrognes, et qu'avec le bruit l'on ne nous entend point appeler à l'aide si jamais il nous arrivait une mésaventure.

Et pourtant cela fourmillait déjà au bout de ses doigts, comme lorsque l'envie de créer un nouveau vêtement lui prenait, cette impatience doublée d'une excitation à l'idée de découvrir de nouvelles choses, d'appréhender le monde sous un autre regard que celui de la Fange et du labeur. Un léger sourire montait progressivement sur les lèvres de la jeune femme qui songeait malgré tout à son Cousin et sa cousine qu'elle aurait aimé emmener avec eux.

- Croyez-vous que nous puissions en voir assez l'espace de deux heures puis rentrer ensuite ? Je ne voudrais point trop m'absenter ni non plus être épuisée demain au réveil.

- Épuisée par quoi ?

Tonna une voix féminine et autoritaire aisément reconnaissable, alors que Catherine pénétrait dans le petit salon, la domestique sur ses talons. Le regard de la Maitresse des lieux se porta sur Hector, à qui elle adressa un regard teinté d'une méfiance toute naturelle au vu des bribes de conversation qu'elle venait de surprendre, tendant malgré tout la main en direction de leur invité.

- Mon cher Baron de Sombrebois, que voilà une visite aussi agréable qu'inattendue. Dites-moi, où donc désirez-vous emmener ma fille à une heure aussi tardive ?

Aelys se retint de lever les yeux au plafond, inspirant en lieu et place de ce geste avant de sourire avec assurance à sa mère.

- Le Baron se proposait de me faire découvrir les festivités de l'été Mère, il est de passage au sein de la Cité et vient d'apprendre mes fiançailles.

Une légère tension venait de s'installer dans la pièce et la domestique, contournant Catherine, revint se placer auprès de la jeune femme en haussant les sourcils, comme pour essayer de lui faire comprendre quelque chose sans qu'elle ne puisse pour autant le formuler de vive voix. En tout cas il était évident que cela n'allait pas se faire tout seul.

Alors qu'Hector s'attendait à une réponse gentille, polie... mais négative, il eut droit à un "oui" à peine teinté d'un peu d'anxiété. En effet, la futur-mariée demanda au baron si une sortie nocturne n'était pas trop dangereuse. Malgré cela, on pouvait sentir un peu d'excitation dans la voix et l'attitude d'Aelys. Elle ne devait pas s'offrir ce genre de sortie tous les jours et, en cela, Hector était heureux. Il avait réussi à susciter une curiosité et une envie nouvelle chez son amie. Souriant, il lui répondit :

- N'ayez crainte, je serais, pour vous, le meilleur garde qui soit. Croyez-moi, j'ai, en matière de combat et de bagarre, une expérience non négligeable ! Vous serez en sécurité. Et je ne compte pas vous emmenez dans les quartiers les plus mal-famés : ce n'est pas là que sont les spectacles, de toute façon !

Après ces mots rassurants, Aelys demanda à Hector si deux heures seraient suffisantes pour voir de belles choses et, avant qu'il n'ait pu répondre, Catherine entra, demandant sans attendre - ayant sans doute senti que quelque chose d'imprévu et de potentiellement insensé se tramait dans cette pièce bien mal gardée - par quoi sa fille pouvait être épuisée. Le regard de la mère d'Aelys était bien moins amical que la dernière fois qu'ils s'étaient vu. Elle devait connaître la réputation du baron et elle pensait sûrement que le séducteur jouait là son dernier atout pour arracher sa fille à un destin trop sage.

- Bonsoir Madame de Beauval, quel plaisir de vous revoir ! Fit-il avec une sincérité parfaitement jouée en se levant pour l'accueillir.
- Mon cher Baron de Sombrebois, que voilà une visite aussi agréable qu'inattendue. Dites-moi, où donc désirez-vous emmener ma fille à une heure aussi tardive ?
- Et bien... commença Hector avant d'être coupé par une bruyante inspiration.
- Le Baron se proposait de me faire découvrir les festivités de l'été Mère, il est de passage au sein de la Cité et vient d'apprendre mes fiançailles.
- Tout à fait, reprit le baron après s'être remis de la - bonne - surprise que constituait cette réponse très légèrement insolente de la fille à sa mère, je suis de passage à Marbrume pour quelques affaires et, vous l'imaginez bien, mon emploi du temps est on ne peut plus chargé ! Il s'approcha, souriant, de la maîtresse de maison. C'est pourquoi je suis venu séant saluer mademoiselle votre fille. Elle m'a d'ailleurs appris la bonne nouvelle et - il se pencha pour prendre la main de Catherine et la baiser avec savoir-faire - je souhaitais vous présenter mes plus sincères félicitations !

Il se redressa, bomba légèrement le torse et continua.

- Comme les festivités touchent à leur fin, il me semblait que c'était le moment ou jamais d'y assister, d'autant que mademoiselle votre fille part pour Traquemont... Des jours austères - bien qu'embellis par cet amour naissant - l'attendent...

L’œil alerte, Hector regarda Catherine, puis Aelys, puis de nouveau Catherine. Cette situation, bien que tendue, lui plaisait, assurément. Il lui semblait tenir en main une paire de ciseaux. Restait à savoir si Catherine lui laisserait couper le cordon.

Catherine était de ces femmes qui, telles des lionnes sauvages, étaient prêtes à tout pour protéger leurs petits et plus particulièrement lorsque comme elle on avait point pu en engendrer plus d'un. La visite de Hector au sein de la demeure familiale, peu après l'annonce officielle des fiançailles, n'était pas pour ravir celle qui avait effectivement déjà entendu parler de la réputation du Baron, que ce soit concernant son mariage passé avorté ou bien ses mœurs qui le faisaient passer partout pour un coureur de jupons. Qu'il sache manier les mots étaient bien là la seule chose qui l'empêchait de se faire jeter dehors, en plus de la retenue dont il faisait preuve envers la Mère de la future mariée qui le laissa baiser sa main en plissant les yeux avec une méfiance évidente.

- Je sais combien vous pouvez être charmant, Seigneur de Sombrebois, mais ne croyez-vous point qu'il serait plus sage pour la future épouse d'un Chevalier que d'éviter de trop s'afficher ?

Pour autant l'effronterie de la jeune femme n'était pas passée inaperçue et c'est vers elle que se tourna la Maitresse des lieux, le visage davantage fermé que précédemment.

- Quant à vous ma fille, sachez que cette légèreté pourrait vous couter beaucoup le jour où vous vivrez à Traquemont. L'on ne saurait s'aventurer seule au-dehors à la nuit tombée.

- Je ne serais point seule Mère, le Baron se propose de m'escorter et c'est un Noble reconnu pour ses faits d'arme comme vous le savez. En outre je n'escompte pas veiller trop tardivement, j'ai conscience qu'il me faut prendre soin de moi.

Il y eut un bref silence de quelques secondes avant que Catherine ne pivote de nouveau vers Hector, le fixant d'un regard chargé de reproches muets, mais assassins. Il n'y avait rien de pire qu'une lionne en colère.

- Et où donc escomptez-vous l'emmener, Baron ? Par ailleurs je n'accepterais cette sortie qu'à la condition que sa suivante vous accompagne.

La servante en question ne pipait mot et demeurait près de la Couturière, qui la regarda brièvement et perçue une sorte de résignation dans les yeux de l'employée de maison : allons bon, visiblement elle avait déjà été prévenue que ce genre de chose serait à faire. Reportant son attention sur sa génitrice, Aelys sembla rendre les armes sur ce point et hocha la tête, laissant le soin à Hector de donner son accord à son tour.

- Je sais combien vous pouvez être charmant, Seigneur de Sombrebois, mais ne croyez-vous point qu'il serait plus sage pour la future épouse d'un Chevalier que d'éviter de trop s'afficher ?

La référence ambiguë sa réputation fit tiquer Hector. Il n'était pas insensible aux critiques, surtout venant de personnes qu'il estimait. Néanmoins, le fait qu'Aelys ait accepté cette sortie n'en avait, à ses yeux, que plus de valeur. Cela l'encourageait à se battre... mais d'une manière noble, évidemment ! Après une courte inspiration, gardant son calme, Hector répondit d'une voix sereine :

- Il ne s'agit point de cela, madame de Beauval. Ce n'est nul dîner mondain, nulle réception formelle. Il ne s'agit que d'une sortie impromptue. Et, pour vous rassurer, sachez qu'elle n'est nourrie que par l'amitié sincère que j'éprouve pour votre fille. J'ai le plus grand respect pour elle ainsi que pour le chevalier de Rivenoire aux côtés de qui j'ai eu l'occasion de combattre.

La mère se tourna alors vers Aelys pour une étonnante petite passe d'armes :

- Quant à vous ma fille, sachez que cette légèreté pourrait vous couter beaucoup le jour où vous vivrez à Traquemont. L'on ne saurait s'aventurer seule au-dehors à la nuit tombée.
- Je ne serais point seule Mère, le Baron se propose de m'escorter et c'est un Noble reconnu pour ses faits d'arme comme vous le savez. En outre je n'escompte pas veiller trop tardivement, j'ai conscience qu'il me faut prendre soin de moi.

Ce conflit gêna quelque peu le baron. Il trouvait qu'il était disproportionné et hésita presque à renoncer à cette sortie. Mais, lorsqu'il vit le regard chargé de reproches de Catherine, il se dit qu'il s'agissait là - pour lui que pour la mère de Beauval - d'une question d'honneur et que la lionne méritait bien, là, une petite défaite, elle qui, sans doute, n'en avait de sa vie point connue.

- Et où donc escomptez-vous l'emmener, Baron ? Par ailleurs je n'accepterais cette sortie qu'à la condition que sa suivante vous accompagne.

Hector plissa légèrement les yeux avant de répondre :

- J'escompte mener Aelys au pied de l'esplanade. Se rendant compte que son ton était légèrement froid, il reprit avec plus d'enthousiasme : Les spectacles donnés - et que j'ai eu l'occasion d'entrevoir tantôt - sont d'une grande virtuosité !

Il sourit aimablement, comme pour apaiser un conflit sans importance, presque passé.

- Et pour ce qui est de la présence de sa suivante, elle sera évidemment la bienvenue.

Il hésita presque à proposer à la bonne mère de les accompagner mais, tout bien réfléchi, ils seraient infiniment mieux sans elle ! Après ses vilains sous-entendu, non merci, vraiment, le baron n'avait guère envie de l'avoir entre Aelys et lui !

Il pensa un instant dire que l'affaire était conclue et qu'ils pouvaient y aller... seulement, mieux valait ne pas forcer la main à Catherine. Cette froide furie était bien capable, au dernier moment, d'interdire purement et simplement à sa fille cette sortie. Hector en aurait été déçu, certes, mais il pensait surtout à Aelys. Elle lui avait semblé enchantée par cette idée et il était persuadé - sombre présage ? - que c'était la dernière occasion pour la jeune femme d'assister à pareilles festivités. Alors mieux valait ne pas gâcher leurs chances de sortie. Sagement, il attendit la réponse de celle qui semblait détenir tout pouvoir en cette maisonnée.

Catherine semblait effectivement commencer à rendre les armes et il pouvait même sembler à Hector, à force de l'observer, que la femme était davantage épuisée que de mauvaise volonté et que cette fatigue accumulée depuis des semaines avaient eu raison de sa bonne humeur habituelle. Aelys pour sa part voyait bien que sa Mère était en train de céder et jeta un bref regard à son ami, un regard complice et assuré qui brillait d'une leur victorieuse : elle allait céder, ils allaient pouvoir s'amuser un peu et elle-même y voyait là une occasion de se changer un peu les idées.

- Non vraiment, je ne sais pas...

Finit par lâcher d'une voix lasse la sœur de Samuel, passant une main sur son front avec un air contrarié.

- Je ne crois pas qu'il soit bienséant de t'octroyer ainsi une sortie avec tout ce qu'il y a de brigands dans nos rues, quand bien même tu serais accompagnée, je...

- Allons, allons, mon aimée.

La voix qui résonna provenait de derrière la Mère de Aelys qui pivota pour voir arriver son époux, André De Beauval, sourire aux lèvres et l'air avenant. Hector l'ignorait, mais l'homme était resté à écouter dans le couloir depuis plusieurs minutes et n'avait pu s'empêcher d'intervenir, amusé qu'il était par cette situation pour le moins singulière. Ses mains de marchand se posèrent sur les épaules de Catherine et presque immédiatement cette tension sous-jacente disparue aux trois quarts chez la brune, la faisant soupirer de lassitude.

- Ne crois-tu pas que notre fille aurait bien besoin de s'amuser un peu ? Toi-même tu travailles tant à la préparation de ce mariage que tu ne t'accordes plus un seul instant de répit.

L'homme sourit à sa femme et Hector pu ainsi voir de qui la Couturière tenait son air si doux et gentil lorsqu'elle faisait preuve de bienveillance envers autrui. Ne disait-on pas que les filles ressemblaient à leurs pères ? En tout cas André déposa un baiser sur la joue de Catherine, puis s'avança dans le petit salon, s'approchant de leur invité avec un sourire avenant aux lèvres, tendant la main vers le noble sans hésiter un seul instant.

- Baron de Sombrebois, soyez de nouveau le bienvenu en notre demeure. Je suis André De Beauval, le Père de Aelys. J'ai cru comprendre que vous souhaitiez l'emmener voir les festivités en ville, c'est une brave intention que vous avez eu.

Brave autant parce que faire front face à une Catherine épuisée n'était pas une mince affaire -lui-même pouvait en jurer- et aussi parce qu'il serait le garant de la sécurité de sa fille, ce qui n'était pas là non plus le plus aisé.

- Mon épouse est quelque peu inquiète en prévision du mariage, j'imagine que vous pouvez comprendre cela, aussi j'espère que vous ne lui tiendrez point rigueur de son manque d'empathie concernant votre proposition.

L'épouse en question soupira, puis hocha la tête d'un air à la fois résigné et désolé, réalisant bien là que son comportement avait pu paraitre déplacé, chose que seul André était capable de lui faire comprendre sans la tourner en ridicule ou l'insulter. Un homme prévenant qu'elle avait épousé justement parce que son amour la rendait meilleure et que lui seul savait la décrypter et la modérer sans jamais la rabaisser. Aelys pour sa part s'était levé à l'arrivée du maitre de maison et, entendant ses paroles, ne pu réprimer un sourire de joie qui fit briller ses yeux verts.

- Nous avons donc votre accord Père, c'est bien vrai ?

Tournant un regard amusé vers celle qui demeurerait à jamais son enfant, il acquiesça avec un sourire similaire aux lèvres.

- Oui, mais à la condition que ta suivante t'accompagne comme convenu. Je ne doute point que le Baron saura vous défendre toutes les deux.

Un bref regard à la domestique, puis André reporta son attention sur Hector qu'il sembla jauger rapidement.

- Vous ne vous en souvenez sans doute point sir de Sombrebois, mais jadis mon commerce était suffisamment étendu pour que je puisse ramener d'excellents crus de vins capiteux venus de contrées au-delà de nos terres et j'ai conservé quelques bouteilles d'une qualité rare. Je serais honoré de pouvoir vous en faire profiter lors du mariage.

La Couturière n'en croyait pas ses oreilles et jeta un regard à sa mère qui, en vérité pour sa part, y voyait là le côté commerçant de son époux qui refaisait surface, cette partie de lui-même qui aimait tant faire découvrir des denrées de qualité lors de ses nombreux voyages et partager avec les connaisseurs ses trouvailles les plus authentiques. Cependant le bourgeois sembla réaliser l'heure qu'il était et, après un vif regard à l'horloge posée sur la cheminée, sourit avec amusement à tout un chacun.

- Si vous voulez profiter des spectacles, je crains qu'il ne faille vous hâter, sans quoi nous risquons de palabrer jusqu'à la fin de la nuit.

Et il rit, de ce rire bienveillant et chaleureux qui ne pouvait laisser qui que ce soit de glace, irradiant de cette bonhommie qui plaisait tant à son épouse et à sa fille, laquelle s'approcha pour lui prendre la main et le remercier, l'embrassant sur la joue avant d'aller faire de même avec sa mère, affirmant qu'elle n'en avait point pour longtemps et filant vers sa chambre, la domestique sur les talons, laissant les trois protagonistes seuls dans le petit-salon.

Et l'arrivée du mari débloqua une situation qui semblait presque dans l'impasse. Malgré sa fatigue et sa lassitude, Catherine n'avait pas semblé vouloir céder un pouce sur les libertés de sa fille. Ce n'est que lorsqu'André entra et donna sa bénédiction à cette sortie que Catherine, en grande infériorité numérique, lâcha finalement sa position - sans mot dire cependant ! Hector n'avait jamais vu le père de famille mais il le trouva immédiatement sympathique et non seulement pour avoir accepté sa proposition ; il trouvait également que cet homme était "lumineux" : bienveillant, souriant, amical. Hector lui serra la main avec plaisir, souriant avec la même chaleur que dégageait son hôte. Peut-être se ressemblaient-ils un peu, le baron et le commerçant...

- Bonjour Monsieur de Beauval, quel plaisir d'enfin vous rencontrer ! Je vous présente également mes félicitations pour le mariage de votre fille... et mes remerciements pour votre bienveillance à l'égard de ma proposition. Soyez certain que je protégerai votre fille et sa suivante avec le plus grand dévouement !

Mais le baron n'était pas au bout de ses joies :

- Vous ne vous en souvenez sans doute point sir de Sombrebois, mais jadis mon commerce était suffisamment étendu pour que je puisse ramener d'excellents crus de vins capiteux venus de contrées au-delà de nos terres et j'ai conservé quelques bouteilles d'une qualité rare. Je serais honoré de pouvoir vous en faire profiter lors du mariage.
- Vous me l'apprenez en effet ! Et j'en suis bien heureux ! Et cette double invitation me va droit au cœur !

Il repensa un instant à sa tumultueuse sortie lors du mariage de Ventfroid et se promit de ne point abuser, cette fois, du bon vin qui serait servi.

- Si vous voulez profiter des spectacles, je crains qu'il ne faille vous hâter, sans quoi nous risquons de palabrer jusqu'à la fin de la nuit.
- Vous avez raison Monsieur de Beauval. Permettez-moi simplement d'ajouter, puisque nous parlons de vins, que j'ai, dans la cave de mon fort, quelques rares bouteilles de château Latour - le petit domaine entre Sombrebois et la mer - notamment des bouteilles de 1151, la fameuse année de la canicule. Si votre chemin passe un jour par Sombrebois, je vous en ferais goûter... Sinon, vous devrez également attendre le jour du mariage d'Aelys. Je ne manquerais pas d'en apporter quelques bouteilles pour les mariés et pour vous-même !

Il s'était adressé à André, évidemment, mais également à cette chère Catherine qu'il ne souhaitait pas savoir ad vitam aeternam dans le camp de ses ennemis. Magnanime, il lui baisa de nouveau la main et serra avec vigueur celle d'André.

Il avait évidemment oublié que les femmes devaient toujours "se préparer" pour sortir ! Aussi, lorsqu'Aelys partit avec sa suivante à ses trousses, il se rapprocha d'André et - sachant que ces préparatifs prenaient toujours "un peu" de temps - lui raconta :
- Il y a une semaine j'ai été au village des bannis. Certains d'entre eux avaient saccagé le petit temple de Serus (à Sombrebois). Ils avaient même volé la statue de notre bon Dieu de la chasse. Alors un matin, je montai sur mon fidèle destrier et partis pour ce village dont j'avais simplement entendu parlé jusque là. Et bien figurez-vous [...]

L'histoire se prolongea un moment, à grands renforts d'images belliqueuse. Et là fin du récit approchait :

- [...] et là je lui envoyai ma hachette directement entre les deux omoplates et...

Hector entendit des bruits de pas qui approchaient.

- Ah je crois que votre fille revient. Alors Madame, Monsieur, encore une fois, merci ! Et bonne nuit ! Et je vous ramènerai vos deux précieuses jeunes filles, je vous le promets ! Aussi sûr que j'ai rapporté, saine et sauve, la statue de Serus à Sombrebois !

Malicieux, il tapota de la main la hache qui pendait à sa ceinture prête, comme toujours, à défendre la veuve et l'orphelin, et sortit de la belle maison de Beauval vers cet extérieur, cet inconnu, cette excitation qui embrasait la ville depuis peu.

Quelque part l'on pouvait effectivement affirmer que André et Hector se ressemblaient, car ils possédaient tous deux cette joie de vivre et cette bonté caractéristiques de ceux qui veulent profiter de chaque instant, qui savoure les chances qui leurs sont données et qui n'aiment guère se perdre en conjectures inutiles lorsque les choses étaient des plus simples. Ainsi l'on ne doutait pas que si le marchand était né dans une famille noble, il aurait pu passer pour un parent du Baron à qui il venait de serrer si chaleureusement la main comme si le protocole était une chose ennuyeuse réservée à ceux de la haute noblesse. Bien sûr le père de Aelys était au fait des usages, mais il avait eu l'occasion à maintes reprises d'entendre de sa fille des descriptions qui lui avaient laissées à penser que s'il tendait la main à leur invité, celui-ci la serrerait sans prendre ombrage d'une telle familiarité dans son comportement. Le fait qu'il l'invita ensuite à la fois au mariage et à déguster le vin de qualité qu'il apportera alors ne manqua pas d'ajouter une certaine légèreté à l'ambiance qui s'était auparavant si vite dégradée, tant et si bien qu'une bonne humeur contagieuse prenait à partit les membres présents dans la pièce, y compris Catherine et la domestique qui étaient chacune à leur façon rassurées. La discussion semblait vouloir tourner autour des vins lorsque la Couturière s'éclipsa pour aller se préparer, sa suivante sur ses talons, ce qui ne manqua pas de faire sourire le Père qui écouta avec attention l'histoire que lui raconta Hector. Arrivé à la chute du récit et alors même que Aelys revenait dans la pièce, André -qui n'avait cessé de sourire en coin durant la narration de l'épopée- éclata d'un bon rire franc en imaginant le lancer de hache entre les omoplates comme s'il s'était agit là d'une excellente chose, ce qu'il semblait penser.

- Cher Baron, j'espère que vous demeurerez en contact avec nous et que vous nous tiendrez informé de la renaissance de votre domaine. Ma fille, amuse-toi ce soir, mais ne t'éloigne pas de ton protecteur, il en va de même pour vous demoiselle.

Lança-t-il à l'intention de la domestique qui acquiesça avec un léger sourire, alors qu'on prenait déjà congé pour quitter la demeure, André gardant Catherine à ses côtés jusqu'à-ce que le trio ne soit finalement dehors à l'air libre.

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Il faisait bon hors de la maison, le ciel nocturne était encore parsemé de sombres trainées de couleurs précédant la disparition de tout dernier trait de lumière et déjà les flambeaux brûlaient dans toute la cité, remplaçant l'éclat du soleil par celui des flammes de joie qui embrasaient l'esprit des habitants. Aelys avait revêtue une robe sobre d'un beige foncé qui semblait avoir déjà quelques années d'existence derrière elle, ainsi qu'une cape comme en portaient les gens du peuple, ses longs cheveux blonds nattés dans son dos, le tout lui donnant l'air d'une femme presque ordinaire. Pour le coup c'était Hector qui était le mieux vêtu et cela semblait beaucoup amuser la future mariée qui souriait, cheminant d'un pas presque sautillant tandis que son regard allait et venait sur les différentes décorations qu'offrait les célébrations de Marbrume en cette saison.

- Il y a longtemps que je n'ai participé à ce genre de festivités, nous allons bien nous amuser !

Telle une enfant elle bouillonnait sur place et son visage arborait cette expression extatique de ceux qui savent apprécier chaque instant, tel son père ou même le Baron qui les accompagnaient pour cette sortie. La suivante pour sa part demeurait silencieuse, mais l'on pouvait voir à son léger sourire qu'elle semblait également apprécier l'escapade, bien qu'elle demeura à surveiller sa maitresse comme son rôle lui incombait. Assurément, cette soirée était la leur.

Hector ne connaissait point cette facette de la personnalité d'Aelys. Là, sous les étoiles de ce beau ciel d'été, devant les flambeaux des festivaliers et des artistes en tous genres, elle souriait comme une enfant, s'enthousiasmait de la belle agitation dans laquelle elle et ses deux accompagnateurs se plongeaient.

- Il y a longtemps que je n'ai participé à ce genre de festivités, nous allons bien nous amuser !
- Pour sûr, Aelys, pour sûr ! Répondit Hector, souriant, tentant de se persuader de ce qu'il disait.

Effectivement, pour lui, cette soirée n'était presque qu'une parmi d'autres. Il était sorti hier soir, et ressortirait sans doute demain soir, après-demain soir et tous les autres soirs de son séjour Marbrumien ! Sa victoire, aussi - avoir réussi à extraire Aelys de sa prison familiale - était déjà passée. Il était à présent content, satisfait, mais il se sentait moins jovial que sa douce amie ; il marchait, souriant à côté d'elle, attendant de voir ce que ces festivités leur offrirait. D'ailleurs, il avait un peu menti à la mère de Beauval : il n'avait, pour ainsi dire, pas vu grand chose des spectacles de rues. Il était rapidement passé devant, en allant au restaurant la veille au soir. Et ce soir là, en allant chez Aelys, il n'avait vu que les préparatifs de ceux-ci.

Lorsqu'ils débouchèrent sur la grande rue des Hytres néanmoins, le baron ne put retenir un petit "Oh !" enthousiaste. La rue principale de Marbrume était en effet décorée de fort belle manière : des fanions multicolores, éclairés par des torches et des lanternes, donnaient à la longue artère un air fantastique. Les musiques des différents orchestres qui jalonnaient la rue se mélangeaient en un sympathique brouhaha que les éclats de voix des festivaliers renforçaient encore. L'on croisait également des jongleurs, des conteurs, des artistes divers et variés, voire des simples festivaliers qui, déguisés de façon plus ou moins extravagante, donnaient à cette soirée des airs de carnaval !

Hector s'approcha d'Aelys.

- Sans vouloir freiner vos ardeurs, Aelys, n'oubliez pas que nous devons rester ensemble... et avec cette foule, mieux vaut nous tenir serrés !

Pure précaution, n'est-ce pas ? Après tout, le baron avait promis aux parents de la jeune fille de la ramener à bon port !

Devant l'entrée d'une belle auberge, une voix masculine se fit entendre.

- Messire de Sombrebois ! Venez goûter notre hydromel ! La meilleur de Marbrume !

Le baron fit signe à Aelys et sa domestique de le suivre. Ils se faufilèrent entre les passants, profitant de l'impressionnante carrure et mise du baron devant lequel les gens simples se dérobaient et arrivèrent devant le petit stand - une petite carriole décorée sur laquelle le patron du "Malin Gratin" avait posé une bonne vingtaine de chopines d'hydromel.

- Bonsoir Michel, mon ami ! Comment allez-vous ?
- Très bien messire de Sombrebois, très bien ! Ils sont rares ces moments de liesse depuis quelques temps !
- Et ils sont bons pour les affaires, n'est-ce pas ?
- Tout à fait ! Combien d'hydromel puis-je vous servir ? Je vois que vous êtes fort bien accompagné !
- On n'peut mieux, on n'peut mieux ! Mais, ne vous méprenez pas : cette demoiselle est fiancée - il désigna Aelys d'un geste noble - et celle-ci est son chaperon...

Hector sourit aux deux demoiselles.

- Je vous présente Michel Bongarrot, l'un des meilleurs aubergiste de Marbrume ! Que dis-je ?! LE meilleur ! Je vous prends trois hydromels !

Il tendit une chopine à chacune des deux jeunes femmes et une pièce au commerçant. Il récupéra ensuite sa chopine et demanda au patron :

- Quel spectacle nous conseillez-vous, Michel ?
- Et bien... un client, le sieur de Florensac, m'a dit que sur le port, les illuminations sont du plus bel effet ! Sinon, évidemment, c'est la rue des Hytres qui est la plus animée... Et à la porte des Anges, l'on m'a dit qu'une saynète fort amusante est jouée !
- Merci beaucoup, Michel !

Hector leva sa chopine vers les deux demoiselles.
- A cette belle soirée de fête !

Toute préoccupée par ces explosions de couleurs, de sons et de lumières flamboyantes, Aelys avait déjà commencé à accélérer le pas et ce fut Hector qui la rappela gentiment, s'assurant qu'elle demeure à leurs côtés et qu'elle ne se perde pas dans la foule. Et quelle foule ! Par endroit l'on ne pouvait que piétiner pour passer dans les rues les plus étroites où affluaient de nombreux badauds, on appelait à grands cris pour tenter d'ameuter le plus de monde possible à son étal et les conversations ainsi que les rires résonnaient de toute part, formant un brouhaha difficilement compréhensible et quelque peu étourdissant. Ce fut un homme qui interpella le Baron et vers lequel le trio festif se dirigea en premier lieu, les regards de la chaperon autant que de la fiancée se portant sur les décorations alentours, puis finalement sur le tavernier dont la bonne mine et l'excellente humeur ne laissaient aucun doute sur les profits qu'il devait faire malgré les temps qui étaient les leurs. Aelys laissa le soin à leur guide et protecteur de faire la conversation, recevant le verre d'hydromel avec un air passablement circonspect, quoiqu'un léger sourire ne fleurit sur ses lèvres : elle n'avait jamais gouté cette boisson auparavant, c'était là une occasion parfaite de le faire.

- A cette belle soirée et à un avenir radieux !

L'on trinqua, puis l'on bu son verre chacun à sa façon. La domestique pour sa part se contenta d'y tremper les lèvres et de n'en prendre qu'une petite gorgée avant de suggérer au Baron de le finir à sa place, prétextant qu'elle n'aimait guère le goût de l'alcool en général. La fille De Beauval pour sa part goûta d'abord avec précaution, puis constatant la partie sucrée de l'hydromel, bu le reste avec empressement, appréciant la saveur et le côté piquant qui vint lui chatouiller les narines. Reposant son verre où elle le pouvait, elle réfléchit rapidement aux choix qui s'offraient à eux en matière de festivité.

- Pensez-vous que nous aurons le temps de tout voir, Baron ? Nous pourrions commencer par la scénette puis passer par la rue des Hytres avant de finir par les illuminations du port, qu'en dites-vous ?

La jeune femme trépignait d'impatience et pourtant elle parvenait à rester maitre de sa voix qui conservait ce calme et cette douceur qui lui sont propres. Ce n'était assurément pas un petit verre qui allait lui tourner la tête et elle préférait de loin se concentrer sur leurs activités que sur la boisson disponible durant ce genre d'évènements.

Hector était content d'avoir un petit rab d'hydromel, son verre était déjà vide ! Il remerciât la domestique et finit se second verre en même temps qu'Aelys finissait le sien.

- Bien sûr que nous verrons tout ! Nous avons toute la nuit devant nous !

Il sourit d'un air malin. Il fallait bien profiter de cette rare occasion de sortir, n'est-ce pas ?

- Votre ordre me convient parfaitement ! Enfin... pour aller à la porte des Anges, nous devons continuer la rue des Hytres alors, ne nous empêchons pas de nous arrêter si quelque chose nous plait ! Il ne faudrait pas laisser passer un beau petit spectacle, même si ce n'est qu'un court instant de bonheur !

Hector n'avait pas pensé à la portée philosophique de sa phrase. Le baron avait toujours vécu de cette manière, profitant des petits moments de plaisir que la vie pouvait lui offrir. Était-ce un bien ou un mal ? Je crois qu'il n'était pas plus à plaindre qu'un autre. Sa situation actuelle, en tout cas, lui plaisait ! Il salua le tenancier, lui rendit les verres, et mena les deux jeunes femmes à la montée, en direction de la porte des Anges, fendant la foule avec prestance et autorité. Une minute à peine plus tard, trois artistes de rues, deux jeunes hommes et une jeune femme, voltigeaient sur une petite place adjacente à la grand rue. Ils dansaient, jonglaient avec des torches enflammés et effectuaient des acrobaties en sautant sur des tabourets et en s'escaladant les uns les autres. Hector se souvint de son ami Grim, le petit jongleur. Il aimait les jeux de lumières induits par ces flammes tourbillonnantes.

- Aelys, permettez que nous suivions un instant ce spectacle ?

Et le baron s'avança vers le cercle des spectateurs assis pour l'occasion. Lui-même, oubliant son rang, n'hésita pas à poser son noble derrière sur le pavé, derrière les derniers observateurs pour assister, les yeux à nouveau plein de fascination, aux arabesques des hommes et des lumières.

- Venez, asseyez-vous, regardez ! Fit-il à mi-voix aux deux jeunes femmes.

Puis son regard se tourna de nouveau vers le spectacle. Il avait retrouvé un entrain tout enfantin. Les mouvements des artistes étaient impressionnants et ceux de la demoiselle en justaucorps blanc, d'une grâce rare. Leur virtuosité était grande et de nombreux "Oooh !" montaient souvent du cercle des badauds lorsque l'un des artistes semblait frôler la chute. Leur folie était communicative, elle transportait le baron hors de Marbrume, hors du temps, hors de la réalité. Il ne voyait plus des hommes... il voyait des elfes, des génies, des êtres magiques. Et ceux-ci dansaient entre leurs feux follets... Hector regarda avec une attention rare, et finalement jusqu'au bout, jusqu'à ce que les applaudissements nourris des spectateurs le sortent de ses songes, le numéro du trio. Lorsqu'autour de lui les gens commencèrent à se relever, il se tourna vers Aelys sans mot dire, attendant de voir si son visage exprimait le même ravissement qu'il avait ressenti durant le représentation et qu'il ressentait encore un peu, qu'il tentait de prolonger, justement, en s'imprégnant de celui, éventuel, d'Aelys. Il regardait ses yeux clairs si magnifiquement encadrés par quelques mèches d'or...

La domestique semble s'amuser de voir le Baron finir son verre, mais au-delà du sourire qui éclaira son visage, elle ne fit aucun commentaire à ce propos, se contentant de suivre le duo en goguette avec une bonne humeur qui allait crescendo. Aelys pour sa part s'amusait grandement, d'autant plus depuis qu'elle avait réalisée ne pas avoir pris part aux festivités depuis deux ans déjà, donc depuis qu'elle était devenue artisan et passait son temps à travailler et permettre ainsi à d'autres de s'amuser pendant qu'elle restait dans son atelier. Son mariage prochain la poussait de ce fait à profiter de son temps libre car elle savait combien son devoir était important et combien la future épouse qu'elle serait se devrait de soutenir son aimé avec toute la ferveur dont elle serait capable. Ça et la vie à Traquemont qui ne manquerait pas d'être fort différente, une incroyable découverte à la hauteur de laquelle il lui faudrait être. Le trio reprit finalement son chemin et, ce faisant, débouchèrent dans une rue où s'improvisait un spectacle de flammes et d'acrobaties qui ne manqua pas de les faire s'arrêter de nouveau, à croire que toute la ville n'était plus que fête et amusements. Hector leur fit prendre place et, amusée de le voir s'assoir à même les pavés comme un enfant, la blonde l'imita en s'enroulant dans sa cape pour ne pas tâcher sa robe, savourant la performance des artistes avec de grands yeux brillants et un sourire illuminant ses traits. Elle y alla de "ohhhhhhh" et de "ahhhhhh" tout comme le reste du public, riant à des moments quand la nervosité étant trop grande face à la précision des acrobaties, qui donnaient parfois l'impression que les artistes allaient tomber et se blesser. Quand ils eurent finalement terminés, la jeune femme applaudit avec entrain et se releva en même temps que les gens commençaient à s'éloigner, son visage exprimant un ravissement certain, à tel point qu'elle s'approcha des artistes pour leur tendre quelques sous.

- C'était magnifique ! Vous êtes forts doués et c'était un beau spectacle, merci pour celui-ci.

Elle n'avait pas emporté beaucoup d'argent, mais assez pour qu'ils ne soient pas en détresse si d'aventure il leur prenait l'envie de boire ou de manger quelque chose, ainsi que pour encourager les artistes qu'ils pourraient éventuellement croiser, comme c'était le cas présentement. Quelques compliments plus tard, la fille De Beauval revenait vers sa domestique et Hector, replaçant les quelques mèches qui s'échappaient déjà de sa coiffure, un large sourire enfantin sur les lèvres.

- Si tous les spectacles sont ainsi, nous allons avoir de quoi raconter pendant des décennies. Nous continuons Baron ?

Suggéra-t-elle en prenant le bras de l'homme avec entrain, repartant avec lui d'un pas rapide et impatient, son regard allant et venant dans la rue qui s'étendait devant eux. La domestique ne protesta guère de ce comportement et sembla s'en amuser, secouant légèrement la tête comme on le ferait avec un cas désespérée, mais attendrissant. Un peu plus loin à plusieurs dizaines de mètres résonnaient des bruits et des acclamations qui laissaient à penser que d'autres animations étaient en cours et, pour un peu, c'était Aelys qui entrainait les autres à sa suite, le pas si rapide qu'on la devinait prête à courir à tout instant.

Aelys se leva pour faire ses compliments aux artistes et leur donner quelques pièces bien méritées. Hector en profita pour demander à la domestique ce qu'elle avait pensé du spectacle. Pince-sans-rire, celle-ci avait, sans grand enthousiasme, avoué que ce dernier avait été "amusant". Diantre, connaissez-vous quelqu'un de plus difficilement impressionnable que celle-là ? Faîtes-moi signe si c'est le cas !

Heureusement, Aelys et ses yeux pétillants revinrent bientôt auprès d'Hector. La future épouse prit le bras du baron et l'emmena - c'était bien cela, elle tirait sur son bras avec l'enthousiasme des enfants qu'on libère dans le jardin après la corvée du déjeuner dominical - de nouveau dans la montée de la grande rue des Hytres. Et quelques instants plus tard, un autre rassemblement attira leur attention, il s'agissait d'une dizaine d'artistes de rue, d'autres acrobates qu'l'on voyait de loin former une pyramide humaine, les uns montant sur les épaules des autres... Seulement, alors que nos trois promeneurs approchaient de la place où ils se produisaient, un tonnerre d'applaudissements retentit et les artistes, après être descendus, saluèrent leur public.

- Argh, dommage, c'est fini me semble-t-il... Profitons en pour avancer avant que la foule ne nous barre la route...

Et les trois reprirent leur marche rapide, montant la grande rue des Hytres jusqu'à la porte des Anges. Là, sur la place qui précédait le quartier noble, une scène avait été montée et des bancs, en face, installés. Le baron entraîna pas le coté les deux jeunes femmes qui l'accompagnaient et trouva un troubadour chargé de l’accueil des spectateurs. Celui-ci, fort aimable, lui montra les chaises offertes à la noblesse. Il remercia le brave homme et, en compagnie d'Aelys et de sa suivante, alla s'installer au deuxième rang devant la scène.

Content d'avoir enfin un siège confortable pour se reposer un peu, le baron s'avachit légèrement.

- Aaaaaah, quelle foule mes aïeux ! Et qu'il est bon de pouvoir s'asseoir ainsi...

Le grand rideau rouge sombre qui occultait la scène ne faisait pour l'heure que frémir à la légère brise vespérale. Les artistes ne semblaient pas encore prêts à attaquer leur représentation. La rumeurs des spectateurs était basse et diffuse et Hector se pencha à l'oreille d'Aelys.

- Nous aurons la chance de voir la saynète dans son intégralité, c'est parfait ! Quoi de plus ennuyeux que de prendre une pièce de théâtre en cours de route ?

Puis il se redressa, le parfum d'Aelys embaumant encore - et avec quel délice - ses larges nasaux. Le regard plongé dans l'obscur rideau, il eut une pensée pour Katarina Rougegants, la demoiselle avec qui il avait passé la soirée précédente. Il se demandait ce qu'elle faisait en ce moment même ? Pensait-elle à lui aussi ? à leur joyeux dîner aux chandelles, à la tendre danse qu'ils avaient partagé ? Le baron pouvait paraître un peu absent, tout à coup, mais un léger sourire égayait tout de même son visage.

La domestique était une femme issue du petit peuple qui avait su se faire une place, encore récente, au sein de la maison De Beauval. Ne possédant guère d'expérience et ne sachant pas même lire à son entrée au service de la famille, elle s'était vue rapidement encadrée par une Catherine désireuse de lui apprendre les bonnes manières, une Aelys lui enseignant la lecture et l'écriture, et un André qui avait surveillé tout cela de loin avec bienveillance. La domestique, prénommée Laura, avait été touchée par tant d'attentions et prenait ainsi son rôle extrêmement à cœur, au grand dam d'un Hector qui ne parvenait guère à la dérider tant elle était concentrée sur son devoir. Qu'à cela ne tienne, Aelys était effectivement revenue à la charge auprès de son ami et avait tiré celui-ci par le bras, le regard pétillant et l'envie d'en voir davantage encore, de profiter de chaque instant des festivités, comme si l'ombre du malheur s'annonçait déjà dans un recoin de son inconscient et la poussait à s'amuser autant que faire se peut. Il ne fallu pas longtemps au trio avant de repérer un nouvel attroupement, hélas où cela annonçait déjà la fin de la représentation. Profitant de ne pas rester sous le charme pour cette fois, le groupe profita de son avance pour se frayer un chemin en amont du plus gros de la foule, arrivant à point nommé pour la fameuse saynète dont on leur avait vanté les mérites par les crieurs. Le noble statut du Baron leur permis cette fois d'avoir accès à de confortables chaises et cela ne sembla déplaire à personne, surtout pas à celui qui exprima son soulagement de vive voix, faisant naitre un sourire sur les lèvres de Laura.

- Vous avez raison, j'ai hâte de voir ce que l'on va nous jouer ce soir.

La Couturière espérait que cela soit des plus joyeux et, apercevant l'air à la fois un peu absent et gai de son ami, lui tapota doucement la main de la sienne avec gentillesse.

- A quoi songez-vous donc pour arborer un tel sourire ? L'on dirait ma mine lorsque je songe à mon Eadwin.

Peu après du bruit se fit entendre derrière le rideau rouge, puis celui-ci cessa de s'agiter et le troubadour réclama le silence d'une voix forte, frappant d'un bâton de bois sur le plancher de la scène improvisée dans la rue même. La rumeur se tue et les rangs se firent tranquilles alors que commençait le début de la pièce.

Jadis dans une lointaine contrée vivait un chevalier errant dont le nom se perd dans les mémoires, mais dont la bravoure fit de lui une légende que nous portons ce soir jusqu'à vos oreilles. Grands et petits, nobles ou petites gens, écoutez ici l'histoire d'un homme qui sauva d'une mort certaine celle que par tous l'on décriait comme une sorcière !

Il y eut quelques enfants, assis à même le sol devant l'assistance, qui firent des "ohhhhh" émerveillés par avance, alors que les rideaux rouges s'écartaient pour laisser voir un décor peint sur d'immenses toiles et représentant avec brio un creux à flanc de montagne, un faux rocher sur lequel était enchainée une belle femme dans une tenue laissant apercevoir une épaule dénudée, de longs cheveux d'un noir de jais et une peau pâle à donner envie d'y perdre les doigts. Le regard bleu glace, elle fixait l'assistance avec un air accusateur, pointant son doigt vers les spectateurs.

- Vous qui me craignez, moi qui vous ai maintes fois soignés, subissez mon courroux ! Ce n'était point mauvaise magie, mais quelques plantes et de l'eau de source, et voilà que pour avoir sauvé vos femmes et vos bébés, vous m'enchainez et à la mort me jetez ! Les trois m'en soit témoins, si je meurs vous périrez aussi !

Un frémissement parcouru l'assistance des plus jeunes et des plus impressionnables, tandis qu'un rugissement résonnait depuis les coulisses de la scène improvisée, faisant se tourner la femme vers la source du son, prenant un air terrifié et désespéré à la fois.

- Ah ! C'est le dragon que j'entends séant venir ! Ses flammes me dévoreront tout autant que ses crocs, je ne possède nulle plante qui puisse me sauver de sa fureur, lui qui protège cette montagne qui toujours fume avec ardeur. N'y aura-t-il dont personne pour me venir en aide ?

Son regard se tourna vers l'assistance, son expression non plus furieuse ou glaciale, mais implorante, son bras se tendant de-ci de-là, quémandant, espérant un secours qui semblait ne pas vouloir venir.

Voyez comme le Destin est cruel et comme les Trois eux-mêmes ne peuvent toujours être présents ! Voyez comme souvent sont fauchés les innocents et comme le malheur est toujours prompt à s'abattre sur les gens.


Le souffle court, Aelys serrait la main de Laura en regardant avec attention la scène, un nouveau rugissement plus puissant encore résonnant dans l'air, faisant même sursauter certains spectateurs. Il pu même sembler au Baron que la fausse sorcière enchainée à son faux rocher s'attardait sur lui dans sa quête suppliante.

Peut-être que Laura avait senti l'agacement du baron face à son impassibilité, c'était elle, à présent, qui répondait à la remarque du baron :

- Vous avez raison, j'ai hâte de voir ce que l'on va nous jouer ce soir.

Hector sourit. Enfin, elle réagissait positivement à l'un des évènements de la soirée !


Aelys tapota l'épaule du baron qui rêvassait. Ce dernier adressa un sourire à la jeune blonde.

- Je songe effectivement à celle qui est à moi ce qu'Eadwin est à vous... enfin... cette comparaison est exagérée car nous sommes, en fait, dans une situation assez différente de la vôtre puisque je n'ai pas eu de nouvelle d'elle depuis deux mois et que... nous ne sommes pas fiancés.

Il regarda Aelys d'un air désolé. Même s'il n'était pas vraiment désolé d'avoir des aventures avec des femmes sans être mariés, il était désolé de l'idée qu'Aelys se faisait de lui à cause de ses mœurs légères...

Peu après, un troubadour apparut, demanda le silence et les rideaux s'ouvrirent sur une scène au décor montagnard joliment peint.


La sorcière enchaînée jouait bien, si bien, même, qu'Hector se sentait appelé par cette pauvre jeune femme au regard clair comme un ciel d'été et à l'épaule magnifiquement dénudée. Le dos du baron se décolla de son dossier lorsque la belle actrice tendit la main vers le public. Et lorsque le cri du dragon raisonna avec plus de force, Hector sursauta et les battement de son cœur accélérèrent. La jeune femme l'appelait, lui, à l'aide ! Il se leva de sa chaise et s'apprêta à faire un pas en avant... quand il se rendit compte - au murmure des gens autour de lui - qu'il s'était fait avoir ! Il se rassit immédiatement après, croyant voir un sourire fugacement apparaître sur le beau visage de l'actrice aux cheveux noirs.

L'instant d'après, un immense dragon apparut sur la scène. Il devait être composé d'au moins trois ou quatre hommes bien dissimulés sous une structure articulée qui faisait battre des ailes l'animal imaginaire. Hector sourit à sa bêtise et regarda le dragon emmener entre ses serres immenses la sorcière hurlante.

Le public effrayé put reprendre son souffle au son d'une douce musique jouée à la harpe. Un calme court puis l'entrée d'une dizaine de comédiens, les gens du village. La harpe disparut, remplacée par le luth, quelques tambours et une flûte joyeuse. La musique accompagnait à merveille les heureux villageois. Ceux-ci sautaient et dansaient en tout sens, libérés de la présence mystique et dangereuse de la sorcière. Mais, au dessus des montagnes, la lune remplaça le soleil et les villageois partirent se coucher. Un chien errant traversa la scène alors que les bougies s’éteignaient. Et le petit matin revint. Le soleil et la lumière des bougies refirent leur apparition. Un homme apparut sur scène, l'air hagard, semblant chercher de l'aider.

- Ma femme... et mon fils ont disparu ! N'auriez-vous pas...

Les autres villageois accoururent mais personne ne savaient où ils étaient passés. Un second villageois émit l'hypothèse du mauvais œil et, finalement, chacun se tut. Le bruit du vent se fit entendre et, dans le village comme dans le public, la peur refit surface...

Hector regarda ses deux accompagnatrices. Ressentaient-elles également cette inquiétude latente ? Pour le baron, sa petite mésaventure de tantôt lui avait servi de leçon, il était moins happé par la pièce. En fait, il faisait en sorte de ne point trop s'y laisser entraîner. Ses petits coups d’œil aux spectateurs alentour lui permettaient de sortir un peu de l'action où - peut-être du fait de sa place si près de la scène - il se sentait plongé.

Pauvre Hector en vérité qui fut happé par le jeu de la belle brune qui eut un fugace et discret sourire lorsqu'elle le vit se lever. Parvenir à troubler les spectateurs du premier rang signifiait que l'on avait su capter parfaitement l'attention du public tout entier, puisque ceux situés au plus près de la scène étaient censés être des bourgeois, voir des nobles, donc des personnes bien plus critiques que le bas peuple qui composait la majorité de l'assistance présente ici ce soir. Le dragon apparu sur la scène et emporta la malheureuse, l'on changea de scène à deux reprises et, lorsque se fit le jour avec le villageois ayant perdu sa femme et son enfant, un murmure parcouru l'assemblée des spectateurs tandis que sur les planches l'on affirmait que d'autres avaient également disparus. Puis une nuit passa, d'autres villageois disparurent et le troubadour reprit la parole, tandis que Hector pouvait constater que Aelys et Laura se tenaient la main comme le faisaient certains enfants non loin d'eux.

Ainsi les habitants étaient-ils punis pour avoir envoyé à la mort celle qu'ils avaient injustement accusé de sorcellerie. Chaque nuit apportait son lot de désolation quand femmes et enfants s'évanouissaient dans l'obscurité sans qu'on ai rien vu ni entendu. S'en vint alors un homme que l'on disait chevalier de part sa monture et ses armoiries, connu dans les contrées alentours pour sa bravoure et sa droiture. Les villageois requirent son aide et affirmèrent que la malédiction de la sorcière les tenaient à la gorge. Intrigué par leurs explications, il s'en alla voir de ses yeux l'endroit où vivait le dragon. C'est là qu'il découvrit la terrible vérité.

Le décor avait été modifié tandis que le troubadour parlait, les rochers étaient de retour, le faux volcan également et les grondements éloignés de la bête résonnaient, tandis que le chevalier progressait en armure de plates, épée à la main, bouclier dans l'autre, sans casque étrangement, permettant ainsi de dévoiler un visage à la mâchoire carrée, aux cheveux noirs striés de cheveux gris et aux yeux aussi clairs que ceux de l'actrice incarnant la sorcière. Le souffle des spectateurs s'était figé et une ambiance plus pesante encore que précédemment s'était installée. Les lèvres entrouvertes et le regard suspendu à l'action, Aelys sursauta à demi lorsqu'un cri rauque du dragon résonna dans l'air et sa main demeurée libre vint saisir celle de son ami Hector à sa gauche, serrant avec un léger tremblement involontaire l'espace de quelques secondes, avant qu'elle ne réalise son geste et ne relâche prise en s'excusant, un sourire penaud aux lèvres. Reportant son attention sur le chevalier, elle le vit passer sous une fausse arcade de pierre derrière laquelle se trouvait la bête, couchée aux pieds de la belle brune censée y avoir été sacrifiée et qui lui caressait la tête en chantonnant à voix basse.

- Êtes-vous la sorcière ?

Demanda l'homme en armure, la voix méfiante et l'air prudent.

- Il n'y a que les gens du village pour m'appeler ainsi, pourtant je n'ai jamais rien fait d'autre que de les soigner et prendre soin d'eux. Qui êtes-vous ?

- Je suis Owen de Silverberg, chevalier apportant la justice dans les régions les plus reculées de nos terres.

- Alors vous êtes au bon endroit pour se faire, chevalier, car nulle injustice ne fut plus grande que celle de vouloir me sacrifier à la bête. Voyez pourtant comme elle n'est point hargneuse, elle aussi a été injustement considéré, elle qui veille sur ces terres depuis un âge fort lointain.

Le dragon redressa la tête et gronda sourdement, mais d'une caresse et de quelques syllabes, la belle jeune femme l'apaisa, permettant au chevalier de faire un pas sans que le feu ne jaillisse de la gueule fumante de la créature.

- Les villageois disent que leurs femmes et leurs enfants ont disparus. Savez-vous où ils se trouvent ?

- Oui.

- ... Me le direz-vous ?

- Peut-être, mais à une seule condition.

Le rideau tomba soudain, les protestations de la foule résonnant alors tandis que le troubadour reparaissait, l'air assez fier de l'effet que faisait cette scène ainsi écourtée. Il écarta les bras, appelant chacun au silence, avant de prendre la parole de nouveau.