Retrouvailles vespérales [Aelys & Hector]

- L'on raconte que par dela le volcan sacré, le vil dragon emporte les enfants. Le pacte qu'il a jadis conclu avec la plus belle femme du village pour lui donner la vie éternelle n'est pas sans contrepartie...

Pendant que le troubadour, accompagné par son luth lancinant, expliquait l'ambiguité de la jeune femme, le personnel du théâtre à ciel ouvert passait entre les rangs (des nobles et des bourgeois surtout) afin de leur vendre quelques gourmandises. Hector acheta pour Aelys, Laura et lui même un cornet de biscuits aux fruits séchés. Ceux-ci étaient bons et, surtout, rappelaient à Hector les délices que les cuisinières de Sombrebois cuisinaient jadis pour les soirées du solstice d'hiver à Sombrebois. Il était enfant et ces biscuits gorgés du sucre des fruits séchés faisaient son bonheur.

Le baron avait aimé sentir la main d'Aelys dans la sienne. Elle était douce et fine, chaleureuse et amicale. Il se tourna vers la jolie blonde et d'un voix plus douce qu'à l'accoutumé, lui glissa :

- Je vois que je ne suis pas le seul à croire en ces histoires fantastiques !

Il posa sa large main sur celle d'Aelys...

- Ne vous inquiétez pas, je sens que cette histoire va bien finir !

... et la retira une seconde plus tard, le coeur légèrement ennivré par ce contact au but incertain.

Lorsque le rideau se releva alors, dévoilant les enfants disparus, dans une sombre caverne. Il semblaient triste et apeurés. Et puis, au bout de cette caverne, une petite lumière apparut. C'était la sorcière qui arrivait, bougie à la main, pour faire sortir les enfants. Mais aucune joie, aucun sourire n'était visible sur les visages ronds des petits. Ils semblaient se demander quel mauvais tour allait leur être joué.

- Allez, vous rentrez chez vous, dit-elle froidement à ceux-là même qu'elle avait jadis soigné.

Mais, alors qu'ils franchissaient le seuil de la caverne, la sorcière posa ses mains sur les épaules des deux plus grands garçons.

- Vous deux, restez.

Les garçons protestèrent mais se turent lorsque le chevalier apparut sur le seuil. La sorcière leur glissa :

- Vous sortirez plus tard...

Un murmure inquiet parcouru les rangs des spectateurs.

- Bien plus tard... ajouta-t-elle à part elle - et à l'attention du public.

La scène suivante montra le chevalier rendant les enfants aux villageois qui l'acclamaient. Mais bientôt les sanglots et les cris des parents des deux garçons s'élevèrent au dessus des voix heureuses...

Le visage du chevalier s'assombrit. Il hésitait à expliquer aux villageois le pacte qu'il avait conclu avec la jeune femme au regard de braise et la raison pour laquelle les deux garçons n'étaient pas descendu avec les autres.

Hector ne s'était pas offusqué du geste de son amie, allant même jusqu'à sous-entendre que lui aussi croyait en ces histoires fantastiques ou, à tout le moins, que cette pièce de théâtre n'était pas sans l'impacter suffisamment pour qu'il se prenne au jeu des acteurs et de ceux chargés de faire résonner les cris du dragon. Aelys avait porté sur son ami un regard moitié impressionné par la mise en scène, moitié soulagée par le geste qui se voulait rassurant que le Baron avait à son égard. Acquiesçant quand il affirma que tout se finirait bien, leurs mains s'écartèrent et elle reporta son attention sur la scène, plus apaisée, Laura à ses côtés semblant peu impactée pour sa part par tant de mélodrame. La suite fut poignante, surprenante et inquiétante à la fois, tandis que se succédaient les cris de joie puis de chagrin, le soulagement et le désespoir, jusqu'à-ce que le rideau ne tombe et que le troubadour ne revienne prendre place en chantant à demi cette semi tragédie.

Voyez comme l'on est bien puni lorsque d'une alliée on se fait une ennemie. La sorcière avait su amadouer le chevalier pour mieux l'obliger, ainsi dut-il prêter allégeance à l'engeance, ne pouvant sauver deux des grands enfants voués à la montagne qu'il fallait repeupler. Fous seraient ceux qui oseraient s'approcher de la bête demeurant entre les rochers, mais qui sait si le dragon n'a point encore un rôle à jouer.

Aelys fronça les sourcils alors même qu'un murmure de questionnement parcourait l'assemblée, tournant son regard vers Laura d'abord qui haussa les épaules, puis vers Hector qu'elle voyait en train de déguster les produits vendus parmi le public.

- Que voulait-il dire selon vous ? Je ne vois point comment cela pourrait bien finir.

Les lectures étaient choses passionnantes pour la Couturière, mais celle-ci malgré ses croyances se tournaient toujours davantage vers son travail que vers des réflexions sur les chimères dispensées par les bardes et les écrivains, aussi n'était-elle point au fait des dénouements spectaculaires ou singuliers, si bien que pour elle le mystère restait entier.

La question d'Aelys sortit Hector de sa rêverie. A dire vrai, les paroles du troubadour-narrateur avait glissé sur lui comme l'onde d'un paisible ruisseau sur des galets polis. L'intrigue n'avait guère d'importance pour le baron de Sombrebois. Il appréciait l'histoire sans anticiper son déroulement. Ses yeux rivés sur les acteurs - et surtout l'actrice principale - il regardait leurs mouvements, écoutaient leurs voix, happé par leur grâce.

- Je ne sais pas Aelys... Je n'en sais rien...

Mais bientôt une première clef fut donnée aux spectateurs silencieux. Sur scène, dans la grotte dans la montagne du dragon, les deux jeunes prisonniers avaient retrouvé leurs esprits et tentaient de trouver un moyen de quitter leur prison de pierre. Ils discutaient, le souffle court, tandis que leur geôlier, le terrible et majestueux dragon, s'était assoupi après avoir mangé une partie de la nourriture offerte par la sorcière. Non loin de là, la brune machiavélique expliqua son plan au chevalier d'une manière très... tendancieuse.

- Childeric, vous et moi, serons bientôt les maîtres de la montagne, et, peut-être qui sait, les parents de ce nouveau monde...

Elle s'était approchée de lui, sensuelle, lui prenant la main et lui murmurant quelques mots doux à l'oreille. Un murmure de désapprobation s'élevait dans le public. De l'entrée de leur grotte, les deux garçons regardaient la scène et semblaient manigancer quelque chose. A pas de loups, ils avancèrent jusque sous le nez du dragon pour lui subtiliser sa nourriture et la cacher au fond de leur grotte. Les deux adultes s'embrassaient fougueusement tandis que les garçons retrouvaient espoir. Mais, tout à leur joie et leur espoir, un éclat de rire s'échappa de leurs lèvres. La vile femme et son chevalier corrompu s'approchèrent de la grotte, constatant que le dragon dormait paisiblement, apparemment rassasié. Les garçons se mirent à crier, mimant une dispute. Les adultes accoururent tandis que le dragon se réveillait.

- Jean, t'es qu'un con, pourquoi tu m'as pris ma pierre ?
- C'est toi qui la lancée, triple idiot !
- Non, c'est pas vrai, j't'ai vu faire...

- Taisez-vous ! Lança le chevalier.

La sorcière posa la main sur les épaules des deux garçons, tentant de les apaiser.
- Calmez-vous, restez tranquille. Vous ne voulez pas nous mettre en colère ?

Mais les deux garçons ne voulaient pas s'arrêter. Ils devaient garder leurs geôliers le plus longtemps possible avec eux...
- Mais c'est lui ! C'est Léon qui m'a jeté ma pierre et qui m'traite d'idiot !
- ... Parce que c'est vrai, t'as perdu ta pierre et tu m'accuses ! T'es qu'un idiot ! Tu vaux pas mieux qu'ton ivrogne de père !

Le garçon insulté empoigna son faux rival et le chevalier dut intervenir pour les séparer. Avec tout ce remue ménage, le dragon s'était réveillé et flairait autour de lui d'un air furieux. On lui avait subtilisé sa nourriture... et il pouvait sentir le fumet de sa viande venir de la grotte ! Les spectateurs le virent se lever et déployer ses ailes, le regard sombre. Dans la grotte la sorcière cria pour obtenir le silence. Elle avait entendu le dragon s'éveiller et désirait obtenir le calme pour aller vérifier si tout allait bien...

- Le premier qui parler, je lui coupe la langue.

La menace semblait si réelle que tout un chacun se tut ; dans la grotte comme dans le public. Les deux garçons enfin calmés, la sorcière et son chevalier partirent. Seulement, le piège se referma sur eux dès qu'ils franchirent le seuil de la grotte : Jean et Léon hurlèrent de toutes leurs forces... et les yeux du dragon virèrent au rouge ! En voyant les deux adultes passer sous son nez, son instinct lui commanda d'aussitôt les rôtir d'un souffle de flammes... ce qu'il fit sans remord.

Et le spectacle de ces flammes fut si impressionnant dans cette nuit d'été que les spectateurs en restèrent bouche-bée. La chaleur, la lumière... le baron avait sursauté et, à l'instar du reste du public, il ne reprit son souffle que quand la fumée qui suivit se fut dissipée, laissant entrevoir les corps noirs de la sorcière et du chevalier.

Sur ce dernier coup de théâtre, le rideau retomba. Le ménestrel narrateur conta la fin de l'histoire : le courage et la patience des enfants, assez malins pour renvoyer sa nourriture au dragon et attendre son prochain repos pour descendre la montagne et retourner au village. Lorsque les dernières notes de luth ponctuèrent cet héroïque récit, Hector eut bien du mal à recouvrer ses esprits et la réalité de Marbrume. Étonnamment, il avait de nouveau la main d'Aelys dans la sienne... et il ne s'en était même pas rendu compte et ne savait absolument pas si c'était lui ou elle qui était à l'origine de cet agréable contact...

Le final de la pièce fut pour le moins spectaculaire et si chacun avait retenu son souffle dans le public lorsque la sorcière avait menacé les deux jeunes gens, le rugissement du dragon et les flammes qu'il projeta sur ses victimes en firent sursauter plus d'un, chacun agrippant qui son enfant, qui son parent, son ami ou son frère, Aelys pour sa part ne se rendant même pas compte qu'alors que Laura l'agrippait d'un côté, de l'autre elle saisissait la main de Hector et la serrait fortement à s'en faire blanchir les jointures. Les yeux grands écarquillés, elle fixait les flammes et la fumée derrière lesquelles les acteurs avaient disparus et le rideau tomba peu après, les plongeant tous dans un état de stupeur saisissant. La voix du conteur s'éleva alors que la jeune femme reprenait un souffle qu'elle n'avait même pas eu conscience de perdre, clignant des paupières avant de réaliser quelle main elle tenait là.

- Pardon !

Les doigts de la Couturière échappèrent à ceux du Baron tandis qu'un sourire penaud venait excuser son comportement involontaire et qu'elle aidait sa servante à se reprendre également. La pièce s'achevait et chacun en était encore tout retourné, les discussions plus ou moins vives et animés résonnant alentours tandis que le trio se levait pour s'éclipser, non sans que la blonde ne déposa une pièce d'argent dans la main du quêteur. Le pas un peu rapide et l'air songeuse, Aelys choisit de s'écarter un peu de la foule pour darder ses yeux verts sur sa suivante et son ami, hésitant sur la suite de leur programme.

- Allons-nous au bord de l'eau voir les lumières ?

Elle se demandait soudain s'il y avait un dragon qui se dissimulait quelque part au nord de ces terres, dans une grotte montagneuse entourée de forêts et de fangeux, idée ridicule qu'elle s'empressa de chasser bien vite en se remémorant tout ce qu'il y avait déjà à découvrir durant les fêtes d'Anür. Une chose à la fois.

- Ce n'est rien, Aelys. A dire vrai, je n'avais rien remarqué tellement j'étais happé par cette pièce !

Il tapota fraternellement le bras de son amie.

- Quelle histoire mes aïeux ! Ajouta-t-il tout sourire, se levant à la suite de la couturière.

Hector en aurait presque oublié la quête. Heureusement, Aelys fit tinter une pièce dans la main du quêteur, obligeant le baron à farfouiller dans sa bourse afin de faire de même.

- Allons-nous au bord de l'eau voir les lumières ?
- Bonne idée Aelys, après toutes ces émotions, le calme des lumières est sans doute ce qu'il nous faut !

Et les trois noctambules se dirigèrent vers le port. Personne ne pouvait se douter, à ce moment là, de ce qui allait se tramer au Labret et qui aurait pour conséquence un triste couvre-feu dans la cité franche. Aussi, c'est avec la nonchalance des ignorants que les trois marchèrent vers la mer.

Le baron salua un couple de noble qui quittaient les rues du port pour se diriger vers l'esplanade - les de Vincy - puis il dit :
- On dirait que la nuit fait fuir les "courageux" habitants du quartier haut...

Mais, dans les rues, les voleurs et les bandits de toutes sortes étaient de sortie et le baron eut été bien inspiré d'être un peu plus sur ses gardes. Il n'avait pas vu un garçon, habile et discret, s'approcher derrière lui pour lui voler sa bourse... Par chance, le baron était très sensible et lorsqu'il sentit la main du garçon effleurer sa bourse, il aggripa cette main avec la vivacité d'un chat.

- Alors jeune homme ! On croit pouvoir ainsi détrousser le baron de Sombrebois ?! Tonna-t-il de sa voix de stentor.

Il prit le garçon par le col et le souleva de terre, portant son visage crasseux devant son imposant nez. Autour de lui, les gens s'étaient arrêté pour regarder la scène. Le baron était connu pour sa gentillesse mais là, il semblait prêt à occire le petit voleur ! Ce dernier, d'ailleurs, n'en menait pas large : il tremblait et ses yeux étaient emplis de frayeur.

- Ce n'est vraiment pas une bonne idée ! Si tu retentes ta chance je serais bien moins gentil, compris ?!

Il posa non sans une certaine brusquerie le garçon au sol et continua son chemin avec Aelys et sa suivante comme si de rien n'était. Pourtant derrière eux, un murmure s'éleva. Certains trouvaient que le baron avait été trop sévère... d'autres trop gentil.

- Misère de misère... ces pauvres enfants... Fit-il aux deux demoiselles sans expliquer plus avant le fond de sa pensée.

Les lumières étaient parait-il de toute beauté durant la belle saison et nombreux étaient ceux qui venaient de profiter du spectacle, pour ne pas dire toute la cité en état de se déplacer et qui pouvait s'accorder un peu de détente le temps d'une soirée. Ils croisèrent ainsi un couple de nobles qui s'en retournait à l'Esplanade, comme ne manqua pas de le souligner Hector de telle façon que Aelys lui lança un regard mi-choqué, mi-amusé, avec le regard qui allait avec et la petite phrase prononcée sans aucune méchanceté.

- Ce n'est point très gentil mon ami, ils n'ont pas la chance d'avoir avec eux un homme sachant manier la hache.

Pour autant la jeune femme semblait s'amuser et même Laura eut un discret sourire en entendant cet échange de propos, semblant l'approuver derrière ses dehors pour le moins respectueux. Et ce fut dans cette ambiance détendue et bon-enfant que survint l'incident, que personne dans le trio n'avait vu venir, mais que le noble lui pu sentir lorsqu'on tenta de lui dérober sa bourse. Ni une, ni deux et sans crier gare, la Couturière vit ainsi soudain Hector saisir un garçon par le col et le soulever du sol sans ménagement, sa voix se faisant grondante comme un orage et semblant comme figer les gens autour de cette scène, qui ne manquait pas d'être choquante.

- Baron !

La voix de la jeune femme, mêlant surprise, avertissement et indignation, ne prononça pas un mot de plus, mais il fut évident que lorsque le garçon fut reposé au sol, fut-ce sans ménagement, elle en fut soulagée au-delà de ce que l'on aurait pu croire. Reprenant leur chemin alors que des murmures plus ou moins audibles se faisaient entendre, la fille De Beauval parvint à la hauteur du noble et lui adressa quelques mots que son regard mécontent venait rehausser fortement.

- Oui justement, ces "pauvres" enfants. Enfin Baron il faisait cela car il avait sans doute faim et que l'occasion était trop belle. Vous n'étiez point obligé de vous montrer si rude à son égard.

La jeunesse et sans doute aussi la générosité de la blonde étaient en cause dans ce qu'elle évoquait, mais si Aelys semblait désapprouver la situation à laquelle elle venait d'assister, Laura pour sa part, légèrement en retrait, semblait au contraire approuver totalement l'action du maitre de Sombrebois et secouait légèrement la tête en entendant la jeune femme, comme on le ferait face à quelqu'un incapable de comprendre certaines choses.

- Bien sûr, Aelys, j'aurais pu être plus gentil... mais... que ce serait-il passé si des miliciens avaient vu la scène ?

Le baron laissa un instant de réflexion à son amie.

- Ce petit a besoin de voir que ce qu'il fait est risqué... Il doit comprendre qu'il peut tomber sur quelqu'un qui remarque ses vols. Et il doit aussi voir que ce quelqu'un peut être violent... bien plus violent que moi !


Arrivant au port, les trois purent voir dans le ciel, déjà, des lumières qui montaient. La pièce de théâtre et le petit incident avec le jeune voleur les avaient retardés et le lâché de luminions - ces petites bougies qui volaient dans le ciel dans leurs ballons de papiers colorés - avait déjà eu lieu.

- Regardez, là-haut !

Evidemment, les deux jeunes femmes avaient déjà le nez pointé vers le ciel et, une certaine déception pouvait se lire sur les visages de nos trois héros. Néanmoins, ils continuèrent à marcher en direction du port et quelques instants plus tard, ils étaient dans la foule, au bord de l'eau, près des bateaux, regardant les derniers reflets des luminions dans les vaguelettes du port. Sur l'un des pontons, un peu plus loin, deux jongleurs s'échangeaient des torches enflammées et celles-ci virevoltaient, offrant aux yeux des spectateurs de belles arabesques jaunes, ardentes, gracieuses.

Le baron regarda autour d'eux et aperçut un empilement de deux caisses.

- Mesdemoiselles, suivez-moi.

Il prit la caisse du haut contre son torse et, contractant tous ses muscles, la souleva, et la "posa" un peu brutalement à coté de celle du bas. Les gens, autour, s'étaient retourné pour voir la cause du fracas qu'ils venaient d'entendre. Hector, un peu gêné, se sentit obligé de lâcher :

- Par Serus, c'est lourd, ça !

Un bout de bois s'était même détaché de la caisse déplacée mais cette dernière semblait tout de même suffisamment solide pour supporter le poids d'un ou deux humains. Hector appuya dessus pour le vérifier, puis proposa :

- Voilà, si vous voulez vous asseoir...

Il était légèrement essoufflé. Cet effort cumulé à la fatigue de la longue journée lui arracha même un bâillement à peine dissimulé. Il s'appuya sur le coté d'une des caisses pour se reposer un peu.

Aelys entendit les paroles de son ami au sujet des Miliciens et marqua un temps de réflexion visible, alors que ses sourcils se fronçaient non plus de mécontentement, mais d'un mélange d'incertitude et de gravité. Elle avait ouïe dire que certains des hommes du Duc prenaient un malin plaisir à appliquer une justice trop expansive, trop radicale même et l'idée qu'un enfant eu pu être molesté ne manqua pas d'assombrir passablement son humeur jusqu'à présent insouciante. Elle hocha donc la tête lorsque Hector évoqua le fait que le voleur aurait pu tomber sur bien plus violent que lui.

- Vous n'avez pas tort, je le reconnais.

Et leur échange en resta là, le trio cheminant sans autre incident jusqu'au port où malheureusement ils arrivèrent un peu trop tard. Déjà les lumières s'élevaient dans le ciel sombre, ce qui n'empêcha pas le groupe de lever les yeux pour admirer ce qui était encore visible. L'ensemble donnait des airs irréels à cette chaude nuit d'été, parant les ténèbres d'éclats semblables à ceux des étoiles perchées au-delà de leur portée. Les pas du groupe les portèrent jusqu'à la foule qui avait pu assister au spectacle, les flammes des jongleurs non loin et les acrobates de l'autre côté des badauds permettaient de savourer encore un peu la fête nocturne qui bientôt toucherait à sa fin. Fourbus d'avoir tant piétiné pour se frayer un chemin, ce ne fut pas sans une agréable surprise que Laura et Aelys virent Hector mettre en place des sièges improvisés à l'aide de lourdes caisses, sous le regard étonné d'inconnus à proximité qui se demandaient bien pourquoi un noble s'embêtait à ce point pour deux donzelles. Qu'à cela ne tienne, le Baron fut remercié comme il convient et Laura lui adressa même son premier vrai sourire de la soirée, lequel semblait éclairer son visage au même titre que sa maitresse qui le faisait bien plus souvent.

- Asseyez-vous sir, vous avez tout autant marché que nous.

Proposa la suivante de la Couturière, cette dernière hochant vivement la tête et, d'un air entendu, les deux jeunes femmes prirent place de telle façon que Hector pouvait également se poser sur le bord d'une des caisses, quand bien même le trio serait presque en équilibre. Quelques secondes de silence passèrent tandis que les pensées des uns et des autres, tournées à la fois vers le soulagement de se reposer et leurs tracas respectifs, occupaient un instant leurs esprits. Ce fut Aelys qui rompit le silence, ses yeux verts fixant l'ondée des vagues qui venaient se perdre dans l'enceinte portuaire, les dernières lumières lâchées dans le ciel disparaissant progressivement de toute vue.

- Ce fut là une belle soirée que vous nous offrîtes, mon ami. Bientôt je quitterais Marbrume et ses pavés pour la belle et sévère Traquemont... J'ai à la fois grande hâte et j'appréhende quelque peu. J'espère recevoir de vos nouvelles une fois sur place, Sombrebois n'est point si loin après tout.

La jeune femme sourit à Hector, avec ce petit air qu'on les personnes se trouvant à un carrefour de leur vie, juste avant un grand chamboulement. La blonde ne manquait pas de courage ni de détermination, mais elle redoutait de finir isolée et enfermée, quand bien même était-elle prête à tout ou peu s'en fallait pour demeurer aux côtés de son Chevalier. Le sens du devoir, omniprésent, n'empêchait jamais l'appréhension. Cette soirée sonnait comme un au revoir dont les battements de cœur enjoués s'estompaient petit à petit.

Les deux jeunes femmes se serrèrent et l'imposant barbu prit place à coté d'elles. Le couinement de la caisse marqua une désapprobation dont fit fi Hector. Il était baron, elle était caisse, elle pouvait toujours couiner, son avis n'intéressait pas notre noble personnage. D'ailleurs, il était un peu trop las pour s'amuser de cette communication non verbale. L'atmosphère de cette fin de soirée était presque morne : les gens quittaient peu à peu le port et les jongleurs, flous et lointains, emportaient au large l'écho des applaudissements des derniers spectateurs.

- Ce fut là une belle soirée que vous nous offrîtes, mon ami. Bientôt je quitterais Marbrume et ses pavés pour la belle et sévère Traquemont... J'ai à la fois grande hâte et j'appréhende quelque peu. J'espère recevoir de vos nouvelles une fois sur place, Sombrebois n'est point si loin après tout.

Hector rendit son sourire à Aelys.

- Votre présence m'a enchanté, mesdemoiselles. Quant à votre départ Aelys, je ne peux que vous souhaiter... que votre vie à Traquemont soit pleine d'amour et - de sexe, pensa-t-il, car c'était bien là, pour lui, le premier des plaisirs de la vie - de... de joie ! Peut-être aurez-vous la chance d'offrir une descendance à votre chevalier et je suppose que cela emplira votre cœur de félicité !

Il était content de sa phrase, estimant qu'ils étaient à même de montrer une agréable perspective à son amie... car en fait, lui-même, et malgré son sourire, ne voyait rien de réjouissant à aller vivre à Traquemont. Il y avait été trois ou quatre fois et il en gardait l'image des marais, de la pluie, de la boue, de la fange et d'austères constructions de pierre... En comparaison avec la jolie petite bourgade de Sombrebois, pour Hector, Traquemont était un froid et insupportable bourbier !

Il posa sa main sur l'épaule d'Aelys.

- Vous verrez, tout se passera bien !

Il se voulait rassurant... mais au moment où il finit sa phrase, une larme coula sur sa joue !

Par Serus, que m'arrive-t-il ?!

Était-ce le fait d'imaginer sa belle et joyeuse amie dans cet horrible et triste endroit ? Ou cette heureuse soirée qui touchait à sa fin ? Ou peut-être ce départ présageait-il pour lui de la fin de leur relation ? Ou peut-être que le baron conscientisait l'impossibilité de plus en plus flagrante d'un jour partager pour ne serait-ce qu'une nuit la couche de la belle blonde ? Toujours est-il qu'Hector détourna le visage en riant de cette larme qu'Aelys n'avait pu manquer. Sa main quitta l'épaule d'Aelys pour sécher sa jouer.

- Bons Dieux, que m'arrive-t-il ?! Aelys, je crois que vous ne devriez pas parler en ces termes... Bien sûr que je vous écrirai ! Et je viendrai vous rendre visite, n'ayez crainte ! Et vous pourrez également venir me voir quand vous le voudrez, ma porte vous sera toujours ouverte !

Il parlait vite, en riant à moitié. L'émotion était palpable dans ses mots et dans les traits de son visage.

Les vœux de bonheur d'Hector étaient à l'image de ce qu'il était lui-même, différents du commun de la noblesse de l'Esplanade, un peu moins informels bien sûr, mais puisqu'ils étaient amis, cela n'avait dans le fond rien d'étonnant et la mention d'une future descendance avait fait renaitre un sourire sur le visage de Aelys qui avait hoché la tête, songeant à un futur où la Fange reculerait et où les Hommes vaincraient progressivement, où ses enfants désirés et aimés pourraient grandir sous la protection d'un père valeureux et avec l'espoir d'un avenir meilleur. Tout n'était pas si sombre, n'est-ce pas ? Tant qu'ils étaient en vie, ils avaient une chance, pourtant le Baron sembla juger important d'encourager la jeune femme. Si sa main sur son épaule fut une légère surprise, la larme qui coula sur la joue du noble ne manqua pas d'étonner plus encore et la Couturière se leva, passablement inquiète face à une telle réaction, quand bien même son ami s'en défendit immédiatement.

- Bons Dieux, que m'arrive-t-il ?! Aelys, je crois que vous ne devriez pas parler en ces termes... Bien sûr que je vous écrirai ! Et je viendrai vous rendre visite, n'ayez crainte ! Et vous pourrez également venir me voir quand vous le voudrez, ma porte vous sera toujours ouverte !

Laura pour sa part observait tout ceci d'un air pragmatique et quelque peu détaché en apparence, semblant surtout décortiquer ce qui se passait sous ses yeux alors que la main de Aelys venait se poser sur celle de Hector, tandis même qu'elle lui offrait un sourire d'une grande douceur, inconsciente des pensées secrètes de son vis-à-vis.

- Vous êtes un véritable ami, j'ai grande chance que de vous avoir et soyez sûr qu'en cas de difficulté, si je puis jamais vous aider, je répondrais présente. Les amis se doivent assistance mutuelle après tout, non pas ? Et je viendrais vous rendre visite sitôt que j'en aurais l'occasion, même si je gage qu'à Traquemont je ne manquerais pas d'ouvrage.

Son doux sourire se fit complice, quand bien même elle savait que ses talents ne serviraient pas qu'à coudre des vêtements et qu'elle risquait fort de s'occuper des chairs meurtries plus que des tissus à assembler. Qu'à cela ne tienne, elle se sentait suffisamment prête pour faire face et, s'écartant un peu du Baron, lissa sa robe d'un geste mécanique, avant d'arborer de nouveau un air enjoué.

- Bon, et si nous rentrions ? La fête touche à sa fin et je pense qu'il serait judicieux de ne pas trop s'attarder si l'on veut pouvoir se reposer.

Laura approuva d'un hochement de tête en se levant de la caisse à son tour, époussetant sa propre tenue avant de jeter un regard alentours. Les badauds se dispersaient déjà, quelques groupes épars discutaient encore avec plus ou moins d'animation comme on le voit souvent à la fin de ce genre de festivités, les artistes remballaient leurs affaires et un calme étrange s'emparait progressivement de la zone portuaire qu'une patrouille de miliciens arpentait avec un air méfiant et alerte, comme guettant le poivrot de trop qui chercherait à faire des problèmes ou bien un groupe trop suspect qu'on verrait rôder près d'un bâtiment. Assurément, il était l'heure de s'en retourner tranquillement vers la Hanse.

Hector était heureux, la main d'Aelys sur la sienne, ses larmes séchèrent bien vite. Il la savait son amie ; une amie véritable.

- Merci, lui répondit-il simplement, en caressant chastement sa douce main.

Et lorsqu'Aelys envisagea de retourner vers la Hanse, Hector opina du chef.

Il se baissa pour prendre la caisse détériorée et, non sans mal, parvint à la replacer au dessus de la première, comme elle était mise précédemment. Soufflant un peu, il se mit en marche aux cotés des deux jeunes femmes. Le chemin se fit dans un relatif silence. Le peuple de Marbrume semblait, à l'instar du baron de Sombrebois, repu de cette journée pleine d'émotion. Alors que nos trois héros avait accompli un bon tiers du chemin, les douze coups de minuit résonnèrent dans les rues de la villes.

- Vos parents ne nous avaient-ils pas demandé d'être rentré avant minuit ? Demanda Hector. Toutes ces émotions m'ont fait oublier leurs nombreuses recommandations. Peut-être craignaient-ils que votre robe redevienne haillons et que, moi-même, je retrouve ma forme batracienne ?

Hector faisait référence à de nombreux contes du pays... et s'amusait ainsi à taquiner, un peu, en son absence, la mère d'Aelys, si prompte à s'inquiéter pour sa pourtant bien sage progéniture !

Et le baron sourit d'un air complice à Aelys... Peut-être cette dernière le suivrait-elle sur le terrain des doux reproches que l'ont pouvait faire à des parents trop protecteurs ?

Une amitié sincère valait parfois mieux que certains élans temporaires du cœur, si bien que lorsque Hector remercia Aelys, celle-ci acquiesça avec un sourire avant de s'écarter, le laissant remettre en place les caisses qui leur avait servit d'assise avant que le groupe ne reprenne son chemin. Il était temps de rentrer et la populace semblait être dans le même état songeur que le trio, chacun progressant dans un relatif silence, absorbé par ses pensées, jusqu'à-ce que finalement le Baron ne reprenne la parole en entendant le clocher de la cité sonner les douze coups de minuit. Assurément, il y en avait une en leur maison qui devait déjà être en train de se ronger les sangs comme à son habitude et, si la jeune femme eut un sourire amusé à cette idée, ce fut finalement un léger rire qui lui échappa lorsqu'il fut question d'un batracien.

- Vous êtes trop dur avec vous-même mon ami, mais je suis sûre qu'en mon château m'attends un dragon qui ne manquera pas de me rappeler qu'il n'est point convenable au vu de ma situation de rentrer si tardivement. Heureusement que le roi veille sur moi, sans quoi je ne doute pas qu'elle sera fort mécontente.

Une gentille plaisanterie que celle de comparer Catherine à un dragon, mais il fallait bien reconnaitre qu'elle pouvait être terrible si d'aventure on avait le malheur d'être sa cible ou, pire encore, son ennemi. La blonde avait souvenir d'un récit que lui avait conté son père au sujet de la jeunesse de sa mère, de comment elle avait repoussé un prétendant trop importun et du piège qu'elle lui avait tendu pour lui donner une bonne leçon. Heureusement que l'amour l'avait adoucie, sans quoi nul doute qu'à l'heure actuelle le maitre de Sombrebois s'exposerait à de trop grands dangers.

- Une chance qu'elle vous apprécie assez et que père vous estime, cher Baron, sans quoi vous risqueriez de finir rôti.

Une allusion à un autre conte parlant d'une sorcière faisant rôtir les habitants qui osaient s'aventurer jusqu'à sa demeure et qui se repaissait de leur chair. Une chance que la concernée ne puisse les entendre, sans quoi elle aurait été furieuse et vexée d'une telle comparaison.

- Cependant je pense que Mère est davantage comme les ronces entourant le château où repose la belle, elle n'a laissé passer que son prétendant élu et personne d'autre.

Ces dernières paroles furent prononcées avec davantage de douceur et Aelys eut un air à la fois tendre et ému en songeant à quel point sa mère l'avait toujours défendue, trop couvée aussi sans doute, certainement, mais jamais au point de l'étouffer ni de l'enfermer en lui interdisant toute sortie. Elle avait eu la chance de grandir dans une famille aimante et attentionnée, bien plus compréhensive et tolérante, en avance sur son temps, que ce dont on entendait parler chez certaines familles bourgeoises ou nobles. Une privilégiée, diraient certains, une chanceuse diront d'autres, mais au final, elle avait surtout été aimée de la meilleure façon qui soit. L'heure était venue à présent pour elle d'aller répandre cette bienveillance au-delà des murs de la cité.

L'amusante conversation au sujet des parents d'Aelys - et surtout de sa mère - prit fin quelques temps avant que le trio n'arrive au seuil de la belle maison de famille. C'est là, devant la porte clause, qu'Hector se sentit en verve :

- Laissez-moi, Aelys, vous faire ici mes adieux. Je ne sais quand nous nous reverrons aussi voudrais-je vous dire tout ce que j'ai sur le cœur. Lorsque je vous ai connu, lors de notre première rencontre, lorsque je vous fis venir pour mon fameux surcot vert, il me semble que j'étais au plus mal ; l'esprit perturbé, inquiet, ailleurs, j'étais presque paranoïaque. Et... si, aujourd'hui, je vais bien... si, aujourd'hui, je suis un homme - malgré tout - heureux et serein, je crois que c'est en grande partie grâce à vous. Vous avez été pour moi - sans doute allez vous être surprise car nous ne nous sommes pas tant vu que cela - une sorte de phare dans la brume, une amie stable et une conseillère avisée. Peut-être ne vous êtes vous même pas rendu compte de tout cela... mais seulement le fait d'avoir pu échanger avec vous, par la parole ou par notre correspondance, cela m'a beaucoup aidé. Mais plus que ça...

Il marque une pause afin de choisir les bons mots.

- Vous tenez une grande place dans mon cœur... J'espère que tout ira bien pour vous à Traquemont... Ne prenez pas trop de risques, soyez prudente. La région est dangereuse. Et... vous êtes comme une sœur pour moi, je ne voudrais vous perdre ; pour rien au monde.

Le baron sourit, l'air un peu désolé. Il avait pris un ton grave... peut-être un peu trop... mais il sentait vraiment - Dieux savent pourquoi - qu'il aurait encore, tôt ou tard, besoin d'Aelys.

Une petite toux se fit entendre à côté du baron. C'était Laura ! Hector l'avait oublié !
- Laura, j'ai été ravi de faire votre connaissance. Prenez soin de vous... et d'Aelys !