Rencontre inattendue par une froide nuit d'hiver (pv Alfonso)

Fin janvier 1165

Morgiane errait, hagarde, dans les venelles de la cité, ne sachant où se rendre…La jeune fille était encore sous le coup des récents événements qui venaient de la frapper de plein fouet et les pensées se bousculaient dans son esprit.

Ces derniers mois, sa paisible existence avait été bouleversée par une série de tragédies. Tout d’abord, ses parents étaient morts, les laissant orphelins, elle et son jumeau, Johan. Et tandis qu’elle se remettait à peine de ce deuil, un nouveau drame avait interrompu le cours tranquille de son existence.

Son frère bien-aimé avait fait l’objet de terribles accusations et malgré que ce dernier clame son innocence ; il fut condamné à être banni hors des murs de Marbrume, ce qui signifiait une mort certaine…

Déchirée et désormais seule au monde, la rousse fut jetée à la rue comme une malpropre par un cousin cupide, devenu l’héritier de la fortune familiale des Sambrelune, en raison de la disgrâce qui frappait son frère.

A présent, que deviendrait-elle ? Et quel serait son avenir dans ce monde cruel et sombre dont elle ne connaissait rien en raison de son éducation cloîtrée ? Était-elle condamnée à rejoindre les rangs des miséreux et des laissés-pour comptes qui emplissaient les bas-fonds de la cité ? Devrait-elle pour survivre travailler comme servante ou vendre ses charmes à des inconnus ? Cette idée la révulsa et elle poursuivit sa route, à travers les quartiers marchands, coudoyant pour se frayer un passage à travers la populace.

Il fallait absolument qu’elle trouve une solution pour échapper à cette situation précaire, où elle se retrouvait précipitée à cause d'un coup du sort.
La neige s’était mise à tomber de plus belle, recouvrant les rues et les toits des demeures d’un manteau de poussière diamantée. La froidure hiémale et le vent glacé la firent grelotter et claquer des dents.

Expulsée de sa propre demeure, l’adolescente n’avait guère eu la possibilité d’emporter de nombreux effets et ses vêtements, bien que coûteux, n’étaient guère appropriée à la nouvelle existence qui l’attendait. Elle réajusta la capuche de son manteau, espérant se protéger du froid qui frappait son visage diaphane.

En marchand, son regard bleu-vert évitait celui des mendiants qui la dévisageait avec insistance, espérant recevoir l’une ou l’autre piécette en guise d’aumône. Si seulement ces derniers avaient pu deviner que la rousse était à présent presque aussi désargentée qu’eux…
Morgiane songea avec amertume et regrets qu’autrefois ces pauvres hères étaient invisibles à ses yeux et que jamais, ô grand jamais, elle n’aurait imaginé partager un jour leur sort. La vie pouvait se révéler bien cruelle et la destinée bien ironique…

Le soleil vespéral se couchait lentement à l’horizon et le firmament se couvrit d’un voile de satin moiré, plongeant les lieux dans la pénombre. Seule, la lumière de la pleine lune éclairait l’atmosphère d’un halo argenté.

Les pas de la noble déchue la menèrent jusqu’au quartier de La Hanse et des nombreuses tavernes, lui parvenaient les rires des hommes et des éclats de voix.
Essoufflée, elle s’adossa contre un mur pour se reposer un bref instant avant de reprendre sa route dans les ruelles sombres…Cette dernière n’avait aucun endroit où passer la nuit et la fatigue commençait à se faire sentir.

La nuit était tombée, je venais de terminer ma journée à l'Effeuill'âge, et il était grand temps pour moi de rentrer. D'ailleurs le froid ne me donner guère l'envie de m'éterniser plus que cela. Un manteau sombre et chaud recouvrait ma livrée. Soigneusement j'avais remonté le col avant d'entamer la route. Un chemin que je pouvais accomplir les yeux fermés. Encore plus aujourd'hui où je pressai le pas.

Fatigué par cette journée, je me forçai un peu pour marcher vite. Surtout que demain, je devais me rendre chez Madame Caldéran pour débuter ma journée de travail. La nuit serait courte. Comme souvent, pensais-je. Mais pouvais-je me plaindre. Sans elle je serais encore dans la rue. Je vivais avec l'argent qu'elle me donnait en échange de mon travail. Cela me consolait, ce poste de valet j'en avais besoin, et je ne comptais pas l'abandonner de si tôt, m'exclamais-je intérieurement en arrivant dans la quartier de la Hanse, je devais passer par là pour rentrer.

Mon esprit se grisa en voyant la lumière des auberges, et d'autres établissements, j'avais une envie folle de me divertir. C'était là le poison de mon existence. Pourtant je devais résister, avec mon travail je devais soigner mon comportement et mon physique.
Même si de temps en temps, je me permettais quelques écarts. Et puis j'avais toujours ce vice pour le jeu. Encore une raison qui m'obligeait à garder à tout prix mon travail.

Bref, en chemin, je glissai ma main dans mes cheveux, et mon regard parcourait les alentours. Ralentissant mon pas, je fouillais dans mes poches pour voir si j'avais de l'argent. La mine heureuse en constatant que oui je me dirigeai vers la première auberge. En m'amusant avec la pièce je repensai à ma première rencontre avec Gisèle. C'était à cause d'elle que je fus obligé d'aller quémander du travail à madame Caldéran me dis-je en souriant car au fond je lui en était reconnaissant.
Avant d'ouvrir la porte, je remarquai contre le mur une jeune femme à la figure épuisée. Je fronçai les sourcils un instant, et timidement je me dirigeai vers elle en essayant d'analyser la situation.

Je ne saurais dire pourquoi, mais elle avait un petit air de princesse qui me faisait dire qu'elle était soit en train de fuir sa famille, soit, qu'elle était à la rue. Dans les deux cas et ayant connu cette situation, je devinais parfaitement sa douleur.
Posant une main sur le mur, je pris la parole d'un ton amical cherchant à inspirant la confiance.
-" Je suis désolé de vous aborder ainsi, mais vous m'avez l'air d'être mal en point. Que faites-vous ici ? Seule, et à une heure si tardive ? " Demandais-je avec un visage contemplatif comme si je cherchais à lire ses pensées.
-" Je me nomme Alfonso... " Terminais-je.

J’étais perdue dans mes pensées, observant la danse immaculée des flocons glacés et les passants qui me lançaient un regard curieux. Un sourire triste et désabusé se forma sur mes lèvres car je devinais sans peine leurs pensées. Ces derniers devaient s’interroger sur la raison qui poussait une adolescente à se retrouver seule, en pleine nuit, dans ce quartier et par ce froid…

Je frissonnais et mon souffle tiède, en s’échappant de ma bouche, forma un petit nuage blanc. Plusieurs badauds me dévisagèrent avec un intérêt non dissimulé et je distinguais une lueur lubrique dans leurs yeux sombres. Intimidée et mal-à-l’aise, je m’empressais de réajuster la capuche de ma cape, afin de masquer mes traits. Peut-être me confondaient-ils avec une prostituée ? Dès la nuit tombée, les ruelles de Marbrume s’emplissaient d’une foule hétéroclite d’ivrognes, de marchands et, bien entendu, de catins…

On les remarquait à leurs tenues affriolantes et à leurs visages outrageusement maquillées. Un sursaut de fierté m’envahit et je ne pus m’empêcher de me sentir outrée par une telle idée. Hier encore, j’étais une jeune noble, riche et choyée et, désormais, je ressemblais à une rose éclatée, abandonnée sur les pavés boueux de la cité.

Tout d’un coup, je discernais à travers la pénombre la silhouette d’un jeune homme qui s’avançait dans ma direction. Un peu troublée par cette approche, je dardais sur lui mes prunelles de jade et d’azur et je me recroquevillais contre la paroi du mur.

Qui était cet homme et que me voulait-il ? La peur commença à s’insinuer en moi et je craignais d’avoir affaire à un individu malveillant qui tenterait d’abuser de ma situation de faiblesse. Certes, j’avais dissimulé mon épée dans ma robe et j’étais prête à m’en servir si celui-ci tentait de porter atteinte à mon honneur ; toutefois, j’espérais ne pas devoir en arriver à de telles extrémités.
L’inconnu était jeune et relativement bien fait de sa personne, il fallait bien l’avouer. Son corps gracile lui conférait une allure romantique et des mèches brunes encadraient son visage pâle à la fraicheur juvénile. Quel âge pouvait-il bien avoir ? La vingtaine ? Ses prunelles de velours me fixaient avec attention comme si elles cherchaient à sonder mon âme et à en percer les secrets. Cependant, je préférais demeurer sur mes gardes, attendant d’en savoir plus sur ses intentions à mon égard.

Le mystérieux jeune homme posa sa main sur le mur, juste à côté de moi, comme s’il désirait m’approcher en douceur et à gagner ma confiance. Et je sentis mon cœur battre plus vite dans ma poitrine. Dès après, il s’excusa de m’aborder ainsi et me questionna sur ma présence, dans un tel lieu et à une heure indue…

Je sentis mes joues s'empourprer et j’espérais que l’obscurité dissimulerait ma gêne à ses regards. Plusieurs sentiments contradictoires s’entremêlaient dans les tréfonds de mon être : la peur, la honte de ma déchéance, le doute et la fatigue…
Mon interlocuteur possédait une voix douce, un ton chaleureux et disait se nommer Alfonso.
Après un bref instant d’hésitation, je murmurais :

- Je m’appelle Morgiane…

Pour l’instant, je n’éprouvais nul besoin d’en révéler davantage à mon sujet. Sans compter, qu’une telle confidence pourrait me causer du tort, étant donné ma fâcheuse condition.

- Je suis ici car…Je me mordis les lèvres, prête à me raviser. Je baissais les yeux avant de poursuivre :

- Je n’ai nulle part où passer la nuit, j’ai perdu mes parents et mon frère récemment…

La main contre le mur, je ne montrais à l'égard de la jeune fille nulle mauvaise intention. Que faisait-elle ici ? Qui était-elle ? Me demandais-je en la scrutant. Je lisais parfaitement sa détresse, sa peur, son état. Elle était dans la rue, comme je l'avais été jadis. Elle avait honte. Elle souffrait... Je pris le parti de ne pas la forcer à parler. Cela serait inutile, et puis je restais malgré tout prudent. Peut-être était-elle agressive ?

Qu'avait-elle vécu se retrouver ici. La seule certitude était que je ne l'avais jamais vu auparavant. Morgiane ! Je répétais son nom dans ma cervelle quelques instants. Je remarquai aussi que son chagrin ne possédait pas encore d'interprète pour s'exprimer fluidement.

Mon regard plus attentif, elle déclara sa mauvaise situation. Lentement la main qui était sur le mur se portait sur mon coeur. Je fis les derniers pas vers elle.
-" Tout cela est fort triste." Dis-je d'une voix basse, comme pour installer un bref moment de recueillement. Mais que faire ?

J'étais touché par le drame qui frappait cette jeune femme. Elle était sans doute plus que jeune moi me dis-je en veillant à ce que personne ne vienne nous déranger.
Je fouillai dans mes poches, malheureusement je ne roulais pas sur l'or, et je n'avais pas grand chose pour l'aider à se payer un hôtel. Et il était hors de question que j'aille déranger ma Maîtresse à cette heure-ci. Tout comme je ne pouvais pas concevoir de la conduire à l'Effeuill'âge.

Finalement je ne voyais qu'une solution.
-" Ma dignité m'empêche de vous laissez là." Débutais-je en réajustant le col de ma veste obscur.
-" Libre à vous d'accepter... Si vous le souhaitez, vous pouvez passer la nuit chez moi. Ensuite nous aviserons." Proposais-je clairement. L'heure tournait, et je désirais dormir un peu avant de me rendre chez Madame Caldéran demain matin très tôt. Je n'avais plus le temps pour m'amuser.
Je lui tendis la main avec un sourire chaleureux. A elle de l'attraper ou non, cela ne me regardait pas.

Je demeurais immobile, gardant mes prunelles d’azurs rivées sur le regard d’ébène de ce mystérieux jeune homme. Sa présence m’interpellait et le sentait empli de sollicitude à mon égard, malgré tout, je conservais une attitude de défiance envers les inconnus car les récents événements qui me frappaient de plein fouet m’avaient appris que la nature humaine pourrait se révéler particulièrement malveillante …

Qui était –il ? Et pourquoi s’intéressait-il autant à moi ? Les questions se bousculaient dans mon esprit et je me sentais gagnée peu à peu par une immense fatigue. J’éprouvais une telle lassitude que la seule chose qui me faisait envie à cet instant était de plonger mon corps dans un bain chaud et de m’allonger sur un lit bien douillet afin de gagner le pays des songes. La froidure hiémale s’immisçait dans chacun de mes membres et je sentis mon front brûler d’une chaleur fiévreuse…
Je me contentais d’acquiescer de la tête lorsque Alonso trouva que je me retrouvais dans une situation tragique.

- C’est la vie, on ne peut rien y faire, me contentais-je de répondre en plongeant mes mires claires dans les siennes. A présent, il va falloir que je trouve le moyen de m’en sortir…Je n’ai pas le choix…en prononçant ces mots je luttais contre les larmes qui manquaient de ruisseler sur mes joues ; malgré ma situation de noble déchue, je conservais la fierté de ma lignée et me refusait à me dévoiler dans ma vulnérabilité à un passant.

Sentant mon état d’abattement et la grande solitude qui était désormais la mienne, Alonso se refusa à abandonner à mon triste sort et me proposa de le suivre afin de passer la nuit dans son logis, en me tendant la main. J’appréciais son geste chaleureux et plein de douceur ; cependant, je m’apprêtais à refuser son offre généreuse, estimant ne pas en savoir suffisamment à son sujet pour lui accorder ma confiance. Lorsque soudain, je sentis un violent vertige s’emparer de moi et je m’écroulais dans ses bras.

Elle me faisait de la peine. Je remarquai dans son allure, dans son désir de ne pas pleurer qu'elle devait certainement être d'une bonne famille. Peut-être que ma Maîtresse l'a connaissait ? Toutefois, je ne voulais pas déranger Madame si tard. Il fallait attendre demain... Maintenant je ne savais pas si elle allait accepter mon offre.

D'ailleurs je me mettais à sa place, je l'avais déjà été. Et j'avais refusé de l'aide, sans doute à tord, même si la chance était venue à mon aide quelques temps plus tard.
Morgiane me lança une phrase banale. C'est la vie me disait-elle grossièrement. Que répondre à cela ? Rien. Je restais en silence. Il fallait qu'elle avance. Qu'elle trouve une solution. C'était ses mots. Et elle avait raison. Je connaissais ce sentiment de détresse, et cette flamme qui naissait dans le coeur, une flamme qui vacillait sous les larmes prête à s'éteindre.

Je lui tendais la main. Je n'avais pas une grande maison, au contraire. Néanmoins je n'y prêtais pas d'importance. Elle tremblait. Elle se posait des questions. Le jeune femme allait refuser; comme je l'aurais fait. Avant qu'elle ne puisse répondre clairement et gifler ma main pour la repousser elle tomba dans mes bras. J'enroulai mes mains derrière son dos pour éviter qu'elle ne tombe.
Choqué, j'observai son charmant visage. Elle s'était simplement endormie. D'un coup je pris la décision de la soulever. Un bras sous ses rotules, et l'autre au niveau du haut de son dos. Des longs cheveux tombaient en cascade.

Il m'était impossible de la laisser là. Heureusement, elle n'était pas lourde. Alors j'avançai et traversai les rues le plus rapidement possible. Je me demandais aussi si elle était en train de fuguer.
Enfin arrivé à la maison. L'air y était frais, un peu humide. Je déposais la jeune femme sur mon lit et j'allumai une bougie. J'ôtai ma veste... Et me décida de dormir sur le fauteuil. Ce fut une nuit rapide, et brève, car du coin de l'oeil je surveillai Morgiane.

Dans ma cervelle je me faisais déjà mon plan de la journée de demain, en prenant en compte cet imprévu, et en imaginant les possibilités. Partirait-elle en se réveillant ? Ou se montrerait-elle plus aimable vis à vis de ma sympathie.
De toute façon, je n'avais qu'une certitude, je devais en parler à Madame demain. Elle pourrait peut-être me renseigner. Enfin je ne voulais pas non plus la brusquer. Je m'endormis juste après cette remarque...

***

Soudain j'ouvrai les yeux. Qu'elle heure était-il ? La jeune femme était là. Je me levai avec des courbature dans le dos. Devant un miroir accroché au mur je me recoiffai rapidement et je me changeai afin de mettre ma tenue de service.
Puis je préparai deux tasses de thé. Devant le miroir j'arrangeais le col de ma chemise... Il était tôt, mais je devais me rendre bientôt chez ma Maîtresse...

La dernière chose dont je me souvenais était la main de ce jeune homme, tendue vers moi et m’invitant à la saisir, telle une aide précieuse dans ma situation d’infortune. Tout en Alonso respirait la bonté et la douceur et son regard profond semblait m’aspirer, faisant naître en moi un étrange embarras, teinté de timidité.

Pourtant, la peur et un sursaut d’orgueil m’empêchaient de le suivre dans son logis, malgré mon état d’extrême fatigue. Au moment où je m’apprêtais à refuser son offre pleine de générosité et de bienveillance, je me sentie saisie d’un violent vertige qui me fit défaillir dans ces bras…Puis, ce fut l’obscurité.

En raison de mon épuisement physique et psychologique, je venais de m’endormir dans les bras d’Alonso, qui m’emmena jusqu’à sa demeure, afin que j’y reprenne des forces. Les heures qui suivirent, je sombrais dans un sommeil fiévreux et en songes je revis mes parents décédés, la demeure de mon enfance et Johan, mon frère jumeau, désormais banni.
J’étais en train de jouer à cache-cache avec mon frère dans le jardin de notre manoir familial et le jardin embaumait de la senteur suave des fleurs. C’était le printemps et le firmament céruléen ne comportait pas l’ombre d’un nuage. Je riais naïve et insouciante, flânant aux milieux des fleurs et chargeant mes bras de bouquets embaumant. Mon existence de jeune fille privilégiée et choyée ressemblait à un été éternel, où n’existait nulle pluie d’orage ni de froidure hivernale.

Juste la chaleur et la lumière grâce à l’amour de mes parents et de mon frère. Je continuais à chercher Johan et comme celui-ci demeurait introuvable dans le parc, je décidais de le chercher dans les pièces de notre vaste demeure. Je grimpais à la hâte les escaliers et frappais à la porte de la chambre de mes parents. Comme personne ne répondit, je décidais de l’entrebâiller et pénétrais doucement à l’intérieur.

La pièce était plongée dans la pénombre et un froid glacial y régnait alors que dehors un soleil resplendissant brillait…Inquiète, je m’approchais de leur lit et je les vis, tous deux, allongés, le teint cireux et vêtus de vêtements noirs…

Le tonnerre retentit et un vent violent ouvrit les fenêtres de leur chambre avec fracas. Horrifiée par la vision de ces corps inertes, je m’encourais hors de la pièce, tentant de fuir cette vision funeste et sortit du manoir. Dehors, l’orage grondait et le merveilleux jardin s’était métamorphosé en une terre aride, plein de ronces et d’orties. Tandis que je frayais un passage, tant bien que mal, parmi ces broussailles, sentant leurs épines entailler ma chair, je continuais à hurler le nom de Johan.
Puis je débutais une course éperdue à travers les ruelles sombres de la ville, qui ne semblait à présent peuplés que de fantôme. Tout d’un coup, j’aperçus la silhouette de mon frère, perdue, parmi cette foule de marcheurs spectraux et qui se dirigeait vers les portes de la cité. Je continuais à l’appeler et c’est alors qu’il se retourna dans ma direction et que je vis des larmes de sang ruisseler sur ses joues livides.

Il franchit les portes de Marbrume et son corps disparut dans ce qui ressemblait à un brouillard opaque. A mon tour, je quittais la protection de la cité, c’est alors que des formes noires et maléfiques se ruèrent sur moi, prêtes à me dévorer…
Je poussais un cri de frayeur et m’éveillait en sursaut, le front blême et moite de sueur. Dans ma poitrine, mon cœur battait à tout rompre et j’étais encore sous le coup des émotions causées par cet effroyable cauchemars.

Tout d’un coup, je réalisais que je me trouvais allongée dans un lit, dans un lieu inconnu qui ressemblait à une modeste demeure. Le mobilier était simple et rudimentaire et la pièce où je me trouvais ne pouvait guère se comparer en taille ou en splendeur aux salons d’apparats où j’avais passé toute ma jeunesse. Mon esprit était encore nébuleux et j'en venais presque à me demander si je ne rêvais pas encore.

Alonso se tenait debout, près d’un miroir, tenant un peigne dans sa main comme si je l’avais interrompu dans sa toilette. La tenue qu’il arborait ressemblait à celle d’un valet. Je le fixais d’un air interloqué et bredouillait d’une voix blanche :

- Où suis-je ? Que s’est-il passé et où sont mes affaires ?

Je balayais les lieux du regard, à la recherche de ma longue cape, dont j’avais emplie les poches de quelques bijoux. Désormais, il s’agissait des seuls biens qui me restaient, avec l’épée des Sambrelune, que j’étais parvenue à emporter, avant d’être boutée hors de la demeure de mes aïeuls.

Je bondis hors du lit, mettant de la distance entre lui et moi, et cherchant du regard une échappatoire. Hélas, celui-ci se tenait proche de la porte, me barrant dès lors le passage et pouvait facilement me maîtriser à la forces de ses bras, si je tentais de fuir…

- Qu’allez-vous faire de moi ? demandais-je avec inquiétude, sentant sourdre en moi l’angoisse à l’idée que le jeune homme avait peut-être profité de mon sommeil pour porter atteinte à mon honneur et à mon innocence.

Alors que je prenais soin de mon apparence, du moins, je m'occupais seulement du nécessaire pour être convenable lorsque je débuterai ma journée de travail chez Madame Calderan, la jeune femme se réveilla. Sa nuit fut mouvementée, surement des mauvais rêves pensais-je. Après tut cela n'aurait rien d'étonnant. Bref, je rangeai le peigne. Puis j'arrangeai le col de ma chemise.
En m'occupant des finitions de ma préparation je m'approchai de Morgiane d'un pas lent.
-" J'espère que vous avez une bonne nuit ? Vous êtes ici chez moi. Vous êtes tombée inconsciente sans avoir eu le temps de répondre à mon aide. Et je n'avais pas le coeur de laisser votre corps errer devant une taverne... Qu'aurait-on dit de moi ? " Dis-je en fermant le dernier bouton de ma veste.

Je pouvais rester encore un peu. J'avais encore du temps avant de prendre mes fonctions. Les bras croisés, je fronçai les sourcils quand elle évoqua ses affaires. En avait-elle ? Je ne me souvenais pas avoir vu un sac ou autre. Me grattant l'arrière du crâne comme gêné par une maladresse si jamais elle avait vraiment eu des affaires.
-" Vous n'aviez rien sur vous. Ni à côté. Et si j'ai oublié de les prendre, je vous présente mes excuses." Poursuivis-je légèrement embarrassé.
Puis je me souvenais lui avoir simplement enlevé sa cape. Lourde et d'un tissu dont j'avais deviné une certaine richesse.
Je l'attrapai, accrochée sur le dossier d'une chaise en bois.
-" Vous ne portiez que ceci." Clamais-je en lui apportant et en la déposant sur le lit.

Curieusement, je ne comprenais pas, elle fit un bond et cherchait à s'enfuir. Je soupirai. Je voyais bien là, peut-être un préjugé, l'esprit d'une noble. J'étais devant la porte, et je sentais qu'elle ne voulait pas essayer la force. Je n'étais pas bien fort, néanmoins, elle devait se dire que je la bloquerais.

Quand elle me questionna pour savoir qu'elle sort j'allais lui réserver; je me mis à rire légèrement. Je m'écartai de la porte, et de la main lui désignai cette sortie qu'elle semblait chercher comme un trésor.
-" Que voulez-vous que je fasse ? J'ai agi avec ma conscience... Maintenant, libre à vous de partir... Sachez simplement que si vous le désirez je peux vous aider. Enfin, pour cela ne pensez vous pas qu'il serait respectueux de m'expliquer comment vous en êtes arrivée là ? Je pense le mériter." Soufflais-je avec un sourire amical en ouvrant la porte.

-" Faites-votre choix... Car pour garder cette humble demeure je ne vais pas tarder à me rendre chez la femme qui m'emploie." Terminais-je. Je n'avais rien à me reprocher, rien ne m'obligeai à l'aider encore plus, toutefois, mon âme était charitable en ce moment. Et puis cela me faisait un peu de divertissement et me changeait de la routine habituelle.

Alonso se tenait face à moi et je crus lire de la surprise dans son regard face à ma réaction de frayeur, qui peut-être devait lui sembler disproportionnée. Dans ma poitrine, mon cœur battait la chamade et je ne savais quelle attitude adopter, mon esprit me paraissait soudain si confus, comme si j’errais encore dans les méandres d’un songe.

Le jeune homme s’approcha d’un pas lent afin de ne pas m’effrayer davantage et s’adressa à moi de la voix douce qui était la sienne. Peu à peu, je me détendis, retrouvant la maîtrise de moi-même et ordonnant mes pensées.

- Je me souviens de vous…hier vous m’avez proposé de vous accompagner chez vous pour y demeurer en attendant que je trouve une solution…Je suis désolée, mes idées sont encore si confuses…Je ne me souviens plus de ce qui s’est passé, j’ai dû m’évanouir à cause de l’épuisement nerveux et de la fatigue. J’ai vécu des rudes événements ces derniers temps et cette nuit…j’ai fait un horrible rêve…

Le valet fronça les sourcils lorsque j’évoquais mes affaires et je tournais la tête en direction de ma cape, accrochée au dossier d’une chaise. Je poussais un soupir de soulagement et répondis :
- Je n’avais que ça et…autre chose…

Machinalement, je tâtais la ceinture dissimulée sous ma robe et où était suspendue l'épée des Sambrelune. Dans mon exil, je l’avais emportée et cachée sous mon vêtement afin de ne pas attirer l’attention des badauds sur ma personne. Une jeune fille se promenant avec une longue épée, privilège nobiliaire, se serait forcément fait remarquer…

- Alonso m’expliqua avoir agi avec sa conscience et ouvrit la porte, me laissant la liberté de partir si tel était mon désir. Son visage arborait un sourire chaleureux et sa gentillesse me réconforta, faisant disparaître mes dernières réticences. Depuis le début de notre rencontre, ce dernier s’était toujours montré fort généreux et respectueux envers moi, mais la peur et la défiance m’avait fait me méprendre sur ses intentions…

- Merci…murmurai-je, soudain contrite de ma réaction de peur face à lui. Je vous suis redevable de votre aide et aussi de ne pas m’avoir abandonnée seule, en pleine nuit dans une auberge où j’aurais pu faire de mauvais rencontres ou être détroussée…Je suis encore ignorante des dangers de la ville car c’est la première fois que je me retrouve ainsi démunie.

Ma voix se mit à trembler mais je luttais pour contenir mes larmes, gardant la tête fièrement dressée et dardant mes yeux, somptueux mélange de jade et d’azur, sur le jeune homme brun.

- Puisque vous tenez tellement à entendre mon histoire alors je vais vous la révéler, mais celle-ci est un peu longue et si vous devez bientôt partir je crains de vous retenir plus que de raison... Mais à votre retour, du moins si je suis toujours là je vous la raconterai, sans en omettre le moindre détail.

Alonso disait vrai en affirmant le mériter, mais j’hésitais encore à rester ou à quitter sa demeure, car plusieurs sentiments contradictoires s'affrontaient en moi. Sa douceur et sa bienveillance à mon égard me donnait l’envie de le connaitre davantage, mais une part de moi éprouvait un sentiment de honte à l’idée de constituer un fardeau.

- Il vaut mieux que vous partiez, lui dis-je en souriant. Sinon vous encourez le courroux de votre maîtresse et il serait regrettable que je vous attire des ennuis, cela serait la dernière de mes envies.

La mémoire lui revenait petit à petit. Au fond cela me soulageait. Surtout que je n'avais pas trop de temps à perdre. Néanmoins j'étais curieux d'en apprendre plus sur elle. Mes gestes exprimaient clairement que je ne voulais pas l'obliger, que j'avais une sorte d'empathie pour ce qu'elle vivait. Mes explications venaient de recevoir un écho favorable auprès de la jeune femme. Je secouai légèrement la tête quand elle me remercia, comme pour lui dire que ce n'était rien.

Puis peut-être qu'égoïstement, je me disais qu'avoir un peu d'action changerait mon quotidien qui se perdait dans les bras hideux mais attirants de la débauche.
-" Nul besoin d'être devin pour imaginer votre nuit si vous vous étiez endormie devant cette auberge..." Dis-je d'un air sombre, en sachant bien que les rues n'étaient pas toujours sûres. Et encore moins pour une personne comme elle en proie à la peur et avec le coeur plein de larmes.

Des larmes, je voyais qu'elle luttait pour ne pas les faire couler. Je ne disais rien, elle confirmait que c'était la première fois. La première qu'elle se retrouvait sans rien. Je pouvais en déduire qu'elle possédait certainement un certain rang. Ses gestes, la composition de sa cape... Cela ne se posait pas sur des épaules comme les miennes.
Mais quelle importance ?

Morgiane s'apprêtait à me révéler son histoire. Elle recula en ne voulant pas me mettre en retard. Elle n'avait pas tord. Serait-elle encore là ? Elle laissait planer le doute. Toutefois, j'essayais de calculer dans ma tête le temps de trajet jusqu'au quartier noble. Il y avait une bonne marche.
J'étais heureux de la voir sourire.
Puis elle se réaffirma dans son désir de ne pas être la cause d'un retard. Madame Calderan aimait la ponctualité, même si elle devait encore dormir, il y avait tant à faire avant son réveil.
-" Pourquoi ne viendrez-vous pas avec moi ? Ma Maîtresse pourrait peut-être vous venir en aide ? Et en chemin vous pourriez me raconter le récit vous conduisant à une telle situation... " Lui proposais-je.

Et sinon, je lui montrais d'un geste de la main les boissons, et les quelques provisions que j'avais. Ce n'était rien de bien grand, un peu de thé, de vin, d'eau, des fruits et du poisson.
-" Si vous préférez rester là, servez-vous... Ensuite libre à vous de partir."
Je lui donnais le choix, à elle de décider à présent.

J’ignorais comment Alonso réagirait à ma proposition de partir rejoindre le logis de sa maîtresse, pour mener à bien sa tâche de domesticité ; mais lui attirer des ennuis était bien la dernière chose que je souhaitais. Ce dernier avait déjà tant fait pour moi en m’offrant un gite pour la nuit, plutôt qu’en m’abandonnant au sein d’une auberge malfamée au beau milieu de la nuit. Sans doute, cet emploi de valet était-il vital pour lui permettre de subvenir à ses besoins, surtout étant donné la pauvreté et la famine qui régnaient dans les quartiers surpeuplés de Marbrume.

Lorsque j’avais traversé le quartier bourgeois de la Hanse, j’avais croisé tant de mendiants, tendant la main en quête d’une aumône, de femmes contraintes de vendre leurs charmes et d’enfants aux joues creusées par la faim. Vivant jusqu’alors dans l’opulence, ce monde de misère m’était étranger et m’apparaissait autrefois presque irréel car tellement éloigné de mon quotidien.
C’est alors que le jeune homme me fit la singulière proposition de l’accompagner et suggéra que sa maîtresse pouvait m’être d’une aide précieuse, étant donné ma situation de dénuement. Sans compter que je pourrais en profiter pour lui conter mon histoire en chemin.
Un peu décontenancée, je restais sans voix pendant quelques instants avant de répondre :

- Est-ce que vous croyez que votre maîtresse acceptera de me recevoir ? J’aimerais beaucoup la rencontrer, mais, désormais, je n’ai plus de biens ni de famille, pas même un toit au-dessus de ma tête…La seule chose qu’il me reste c’est mon titre et le nom d’une illustre famille…C’est bien peu pour que j’intéresse quiconque…

Mes paroles pouvaient sembler bien cyniques, pourtant, dans un univers de dureté où chacun était contraint de lutter avec âpreté pour survivre, quel intérêt pouvait bien représenter une jeune fille, seule et désargentée ?

Par ailleurs, j’avais conscience qu’hormis mon éducation de jeune noble et ma connaissance de cet univers fait d’intrigues et de frivolité, je ne disposais d’aucun savoir-faire capable de me permettre de vivre décemment.

Je me sentais soudain acculée comme un animal pris au piège qui n’a pas d’autre alternative que de lutter, plutôt que de se complaire dans l’amertume et la mélancolie. D’un geste de la main, Alonso me désigna les boissons et les vivres qui se trouvaient sur la table, afin que je puisse me sustenter, si d’aventure je décidais de décliner sa proposition de l’accompagner. Le jeune homme me laissait le choix, sans tenter de m’imposer quoique ce soit et je lui en étais grès. En temps ordinaires, ce repas frugal n’aurait guère attiré mon attention car j’étais habituée à déguster des mets plus raffinés ; cependant, la faim qui me tenaillait me le faisait apparaître comme des plus appétissants. Et je songeais que je donnerais cher pour pouvoir mordre à pleines dents dans une pomme ou avaler une tasse de thé fumant. Mais je tâchais de ne rien en laisser paraître à Alonso, craignant qu’il croit avoir affaire à une affamée, prête à dévorer son garde-manger.

- Très bien, allons-y. En route, je vous raconterais mon histoire comme promis…dis-je d’une voix posée, en tentant de faire taire les gargouillements de mon estomac. Si nous tardons trop nous risquons de mécontenter votre maîtresse…

Puis, j’enfilais ma cape, réalisée en étoffe précieuse et dont le col était orné d’une fourrure soyeuse. En la voyant, on pouvait aisément deviner que j’étais issue d’un milieu particulièrement favorisé et à cet instant, je pris conscience que j’avais eu une chance immense de ne pas me faire attaquer ou dévaliser dans une ruelle sombre…

A présent, j'étais prête à le suivre, attendant qu'il me guide jusqu'à l'endroit où vivait cette mystérieuse dame.

J'attendais sa réponse avant de partir. Avec ou sans elle, tout dépendait de la réflexion qui devait agiter sa cervelle à l'heure actuelle.
Sa première intervention me confirma ce que j'imaginais vaguement. C'était une jeune fille provenant d'une famille aisée. Peut-être même de la noblesse. Il fallait dire qu'avec le temps je commençai à déceler les manières des nobles. Puis mon travail de valet me donnait l'occasion d'observer et avait affûter mon regard.

-" Si je vous le propose, soyez certaine que je le fais en sachant que Madame Calderan acceptera de vous recevoir. Et peut-être même de vous aider ! Elle sera sans doute meilleure conseillère pour vous aider que moi." Répondis-je avec un grand sourire, en effet j'avais conscience de mes limites, et je connaissais mes compétences et j'étais incapable d'apporter une plus grande assistance que celle que je venais de lui donner.

Ma Maîtresse avait sans doute des relations, ou du moins elle aurait des idées pour l'aider à se sortir de là. Quant à moi que pouvais-je lui offrir ? Rien. A peine un abri et de quoi se nourrir, en somme une vie fort éloignée de celle qu'elle connaissait.

Un sourire un peu plus tendre, et doux en l'écoutant accepter ma proposition.
-" Je suis certain que vous ne regretterez pas ce choix Mademoiselle. " Lui dis-je en l'observant prendre sa cape.
-" Ne vous en faîtes pas..." Soufflais-je pour essuyer la crainte qu'elle exprimait. De toute façon Madame devait sans doute dormir encore, et je prenais souvent une marge pour éviter de trop me presser dans mes tâches.

Je refermai la porte de ma demeure. Le temps était plutôt clément... Nous marchâmes en remontant le Bourg-levant vers le nord.
-" Comment vous êtes-vous retrouvé dans cette situation ? " Demandais-je d'un air distrait...

Lorsque, encore hésitante, je le questionnais à propos de la réaction de sa maîtresse, je vis ses lèvres s’étirer en un large sourire et il me rassura en m’affirmant que cette dernière serait certainement la personne la plus à même de me venir en aide.

Puis le jeune homme ajouta que je ne regretterai pas sa proposition, tout en souriant avec douceur et tendresse. Du reste avais-je d’autre choix ? Je ne pouvais pas décemment retourner errer dans les quartiers de Marbrume ; je devais rapidement trouver une solution pérenne et j’avais eu une chance inespérée de croiser la route du jeune valet. Par ailleurs, sa gentillesse et sa bonhomie me réconfortait, déposant un baume apaisant sur mon cœur meurtri et m’insufflant une nouvelle espérance.

Je le suivis donc sans crainte et après qu’il ait refermé la porte de sa demeure, nous nous dirigeâmes vers le nord de la cité.

Le temps semblait s’être éclairci depuis la veille et les rayons du soleil matinal faisaient scintiller la pellicule de neige qui recouvrait la ville. La fraîcheur de l’atmosphère était vivifiante et rosissaient mes joues d’adolescente, me donnant bonne mine et effaçant les dernières traces de fatigue de mon visage. A mes côtés, Alonso marchait d’un bon pas et me demanda d’un air distrait de lui conter mon histoire.
Je me tournais vers lui et murmurais :

- J’accepte, comme je vous l’avez promis, mais je vous préviens c’est une histoire un peu compliquée et guère réjouissante…

Ensuite, je débutais mon récit en tentant de conserver mon calme et d’afficher une certaine dignité car c’était la première fois que je dévoilais mon histoire à quiconque depuis la survenue de ces événements dramatiques.

- Mon nom est Morgiane de Sambrelune et je suis la fille du baron de Sambrelune. Le domaine de ma famille se trouve dans la région de Marbrume et jusqu’il y a quelques mois, je menais une existence aisée et choyée mais un jour tout a basculé…
J’aspirais une grande bouffée d’air frais, sentant qu’aborder la suite de ma tragique histoire allait me demander bien du courage.

- Mes parents sont morts et nous sommes devenus orphelins mon frère jumeau Johan et moi. Etant donné qu’il était l’héritier mâle légitime de la famille, il devait hériter des biens familiaux et gérer l’immense fortune que nous laissait notre père mais…

Ma voix se mit à trembler et je dû me faire violence pour pouvoir poursuivre :

- Mon frère fut accusé d’un crime très grave, un acte atroce et je suis certaine qu’il est innocent. Je le connais, il n’aurait jamais commis ce dont on l’accuse mais il fut banni de la cité.
En prononçant ces mots, je sentis mes yeux s’embuer de larmes et je les essuyais d’un geste sec :

- Etant donné que je suis une femme, les biens et la fortune de mon père ont échus à un cousin éloigné, un être abject et sa première action de nouveau maître a été de me chasser comme une pestiférée, me laissant dépourvue de tout moyen de subsistance. Depuis lors, j’erre dans les ruelles de Marbrume.

En marchant la jeune femme accepta de dévoiler son histoire. J'étais fort curieux de savoir comment elle avait pu se retrouver dans une telle situation, même si j'imaginais un conflit, ou simplement une envie de liberté qui se voyait mise à mal devant la réalité de la vie.
Elle débuta son récit. Et moi, je l'écoutai simplement, avec attention. Morgiane de Sambrelune, fille d'un baron, voilà donc son identité.

De temps en temps pendant la route je jetai des regards en sa direction. Le reste suivait simplement son avertissement. Une sombre affaire d'héritage, avec cousin cruel qui ne lui accordait rien du tout.
Tout cela était bien triste, me dis-je avec une moue compatissante.
-" Je vois, je ne sais que dire. Et j'imagine que vous ne pouvez rien faire pour innocenter votre frère ?"

Je baissai légèrement la tête.
-" Etant banni, je pense qu'il y a peu d'espoir. La vie est un danger permanent hors des murailles de la cité." Soufflais-je avec un terrible discours peignant la réalité. Etre banni était la pire des sanctions.
-" Avez-vous eu des nouvelles de votre frère depuis tout ce temps ? " Demandais-je, alors que nous arrivions devant le manoir Rougelac, là où se trouvait ma Maîtresse.
Tout était encore calme. Quelques domestiques du comte travaillaient déjà. Quant à moi je n'avais pas vraiment de rapport avec lui et ses affaires, seul le confort de Madame m'intéressait.

Discrètement je fis passer Morgiane par la porte de service. Lorsqu'on me questionna sur la présence de la jeune noble, j'expliquai seulement qu'il s'agissait d'une personne que je devais présenter à la compagne de leur Maître.
-" Peux-tu me préparer une boisson chaude, celle de son choix, pour cette jeune fille, je prendrai sur ma note ainsi que le petit-déjeuner de Madame ? " Demandais-je au cuisinier qui était déjà à l'oeuvre en jetant un regard vers Morgiane pour qu'elle passe sa commande. Ce-dernier accepta la commande comme d'habitude.

Puis je conduisis Morgiane dans le hall d'entrée. Il fallait attendre ici, comme le voulait la coutume.
-" Si vous voulez bien attendre ici... Je vais avertir Madame. En attendant profitez de votre boisson... Vous verrez, c'est d'une meilleure qualité que chez moi." Lui dis-je en souriant tendrement avant de monter les marches quatre à quatre.

Alonso semblait m’écouter d’une oreille attentive et de temps à autre me fixait avec attention. Son regard d’un brun profond paraissait m’aspirer et me sentit envahie par un accès de timidité et baissait les yeux. Lorsqu’il me demanda si je rien faire afin d’innocenter mon frère Johan, j’hésitais un bref instant avant de répondre. Pouvais-je lui révéler que je pensais que ce cousin éloigné qui avait hérité des biens familiaux était certainement impliqué dans le bannissement de mon jumeau ?
Il s’agissait d’un homme fourbe, à l’allure chafouine et j’avais toujours détesté la lueur envieuse qui luisait dans ses yeux grisâtres. Depuis toujours, ce dernier convoitait l’immense fortune des Sambrelune et évincé l’héritier légitime représentait le meilleur moyen de s’en emparer. Hélas, je n’avais aucune preuve d’un tel fait mais en mon for intérieur, j’étais déterminée à trouver le moyen de laver l’honneur de Johan.

- Pour l’instant, je n’ai aucun moyen de prouver son innocence, mais je ne renoncerais jamais, même en dépit des inévitables obstacles qui se dresseront sur ma route…
Alonso baissa la tête et je crus discerner une certaine gêne sur son visage. En effet, une telle émotion était compréhensible car étant banni, son frère avait peu de chances de survivre.

- Je sais, mais je ne peux me résoudre à sa mort ! Mon jumeau et moi sommes si liés que je m’en serais aperçu s’il était mort. Je l’aurais senti au plus profond de mon cœur…

J’avais conscience que ce sentiment pouvait paraître irrationnel, surtout aux yeux d’un parfait étranger, mais depuis toujours je nourrissais une relation fusionnelle avec mon frère, au point d’être persuadée de pouvoir sentir sa mort.

Lorsque le jeune homme me questionna à propos d’éventuelles nouvelles de Johan, je me contentais de hocher la tête négativement et de répondre « non » dans un souffle avant de détourner mes prunelles claires.

- J’aimerais trouver un moyen de le retrouver, même si je n’ai aucune idée de comment faire pour le moment…

Je savais que cette idée pouvoir sembler une pure folie, en raison du danger qui régnait en dehors des enceintes de la cité, mais un inextinguible espoir brûlait en moi. Jamais je n’abandonnerais l’espérance de le revoir vivant.

Tandis que nous discutions, les contours d’un grand manoir se profilèrent à l’horizon et je devinais sans peine qu’il s’agissait de la demeure de la maîtresse d’Alonso. Quelques domestiques étaient déjà de s’affairer et cette atmosphère besogneuse me rappela le manoir de ma famille.
Une pointe de nostalgie envahit mon âme et je demeurais pensive tandis que le jeune valet me faisait entrer par une porte dérobée. Puis, il leur demanda de m’offrir une boisson chaude avant de s’éclipser pour aller chercher sa maîtresse.
Pendant ce temps-là, j’acceptais une tasse de thé chaud, attendant de rencontrer cette mystérieuse dame, non sans une certaine appréhension.