... J'suis née dans un petit village du Morguestanc, sur la côte Est. Ma mère ramassait les coques, mon père était pêcheur. Et c'est ce que j'ai fait avec eux pendant de longues années, ramasser les coques sur la plage, relever les nasses. On mettait tout ça sur des chariots pour les envoyer dans les terres. Ca rapportait pas grand chose. Pourtant on en ramassait des sacrés quantités avec ma mère et mes cinq soeurs. J'avais aussi trois frangins qui aidaient mon père sur son bateau. Et aussi le p'tit dernier qui arrêtait pas de brailler, accroché dans le dos de ma mère. Je vais pas dire que c'était l'bon temps, parce que c'était dur. On avait mal au dos en permanence, et il fallait sortir par tous les temps, mes pauv' mains étaient toutes abîmées par le soleil et le sel... En plus, on s'ennuyait bien ferme parfois. Tout ça pour vivre dans la misère, pis avec le risque de mourir de maladie à tout moment. J'ai deux autres soeurs et un aut' frère qui sont morts comme ça. Un autre encore est tombé du bateau, mais c'est pas la même chose. 'Fin bon, c'était comme ça, mais c'était pas une vie pour moi.
Les seuls moments qui m'amusaient vraiment, c'était quand quelqu'un de nouveau débarquait au village. Des fois c'était un prêtre, d'autres fois un barde, un groupe de soldat, un colporteur... Ca arrivait pas souvent, mais c'était comme si que j'voyais un autre monde, un monde qui me plaisait bien plus. Ils avaient toujours quelque chose de nouveau à raconter. Je m'émerveillais devant les possibilités que les Dieux nous offraient ; je rêvais devant les histoires d'amour tragiques racontées par les comédiens ; j'essayais de toucher les armures des soldats ; je volais un sou à ma mère pour m'acheter un joli ruban.
Mes parents ont fini par me marier au seul gars du coin qui soit en âge et encore disponible. Jean qu'il s'appelait. J'avais seize ans, lui vingt-cinq, c'était pas un vieux croûton par chance. Et c'était un bon pêcheur, on s'en sortait pas trop mal. J'ai déménagé pour aller vivre avec ma belle-famille, à quelques centaines de mètres de la mienne. Ca se passait plutôt bien. Il me battait un peu parfois, mais j'ripostais avec quelques piques bien senties sur sa virilité. Un couple normal quoi. On a eu un bébé. L'est né avec un bec-de-lièvre léger, ça arrive, mais c'est pas un bon signe des dieux, ça non. 'Fin, c'est mon gamin quoi, s'appelle Jeannot.
Un gamin, c'est sacrément de boulot et c'est aussi sacrément douloureux à pondre. J'ai réalisé ça avec Jeannot. Alors maintenant, j'fais gaffe. J'essaie d'éviter d'en faire d'autres, mais bon, faut bien satisfaire Jean aussi. Mais tout ça, c'était des faux problèmes. M'en suis aperçue quand la Fange est arrivée. On avait entendu quelques racontars par les villages voisins, mais on voyait pas passer grand monde dans not' petit village au bord de mer, alors on aurait pas pu se douter qu'on en verrait la couleur. Notez bien que j'ai pas vraiment vu de Fangeux. Un matin un peu brumeux, on a entendu des hurlements. On a pas trop cherché à comprendre c'que ça pouvait bien être, c'était pas des bonnes choses. Alors on s'est enfuis là où ça semblait le plus logique : vers la mer. On est montés tous les trois dans notre barque, ma belle-famille dans la leur, et on s'est éloignés du bord. La plupart des bandits savent pas nager, alors on était tranquilles. On a aperçu des formes sur la plage. Ca ressemblait à des humains, mais quelque chose semblait étrange, inquiétant. On s'est doutés que ce s'rait pas une bonne idée de revenir. On a ramé le long de la côte jusqu'au port de Marbrume. On a perdu de vue l'embarcation de ma belle-famille à un moment, et on ne l'a plus revue. Ils se sont peut-être retournés avec la houle, j'en sais rien. Et mes parents ? Aucune idée non plus.
◈ ◈ ◈
Alors depuis ce moment-là, ma nouvelle vie a commencé. Et c'était bien plus enthousiasmant que tout ce que j'avais pu faire jusque là ! On s'est trouvé une minuscule chambre crasseuse vers le Port. Jean part toute la journée pêcher avec sa barque. Jeannot restait avec moi, mais maintenant qu'il est assez grand, je le laisse avec ma logeuse qu'habite à l'étage, elle s'appelle Lucie. Quand le temps est pas trop mauvais, elle s'installe sur un tabouret dans la ruelle, en bas de not' bâtiment, et elle répare les filets des pêcheurs qu'ont pas le temps de le faire. Et Jeannot reste assis pas loin, à jouer avec les bouts de corde et les cailloux. Il arrive à mendier quelques pièces parfois, d'aut' fois un vieux bout de pain, mais le plus souvent il rentre sans rien. La Lucie dit que ça la dérange pas, il lui rappelle son petit-fils qui est mort l'an dernier, à cause des Fangeux. Il l'aide à tenir son ouvrage parfois, et j'laisse un sou à la Lucie quand les passants ont été généreux. Histoire de garder not'arrangement jusqu'à que Jeannot soye assez grand pour aller en mer avec son père, voyez. Malgré tout, je suis bien contente de les avoir avec moi. Ma famille, j'la voyais plus trop, pis ma belle-famille m'a jamais trop aimée. Mais le Jean, c'est un gars solide et sérieux, je peux compter sur lui, même s'il est pas toujours facile. Et mon Jeannot, c'est mon gamin, il est loin d'êt' parfait, mais c'est la chair de ma chair, alors j'ai l'impression de lui devoir quelque chose. Pis c'est lui qui prendra soin de moi dans mes vieux jours, alors faudra ben qu'y réussisse sa vie.
Moi, je me suis trouvé une petite charrette à bras, que je louais à une bonne femme du Goulot, et de grands paniers, que j'utilise pour aller vendre du poisson dans tout Marbrume. Ca marche plutôt bien. Le poisson, c'est la nourriture la plus simple à trouver depuis que Marbrume est cernée par la Fange. Les gens des aut' villages, comme moi, sont soit venus se réfugier dans les murs, soit morts. Les paysans, les pêcheurs, les chasseurs, ils sont tous ici, à part les quelques villages fortifiés du Labret. En plus, l'entrée de la ville est sacrément contrôlée, et tant mieux, parce qu'on peut pas accueillir n'importe qui dans la ville quand même ! Mais la nourriture ça reste rare, alors j'arrive souvent à tout vendre. Je prends les poissons que Jean me ramène, j'en achète d'autres au Port, à des grossistes, à d'aut' pêcheurs, à des femmes qui sortent pour aller chercher des coques. Moi je fais plus ça, c'est pas rentable. C'est arrivé une ou deux fois seulement, quand je n'avais vraiment rien d'autre à vendre. Je négocie bien les poissons en général. Et puis, je pars les vendre, dans tous les quartiers. Partout, mais j'évite de passer par l'Esplanade si mon poisson date un peu. Quand il a déjà quelques jours, je vais plutôt le vendre au Labourg, l'odeur ne dénote pas trop, pis les pauvres ont trop faim pour négocier en général. J'évite le Goulot aussi, ils ont pas de quoi payer eux. Et puis j'évite aussi le quartier de la milice et du Temple, ya des fois des hommes qui font des excès de zèle.
Pas que j'aime pas le Temple, ça non, j'y vais souvent, mais sans mes poissons. Je prie Anür de ramener une pêche miraculeuse à mon Jean, Serus de multiplier les poissons dans la mer, et Rikni de garder mes bras et mes jambes fortes. Je connais beaucoup de gens qui sont pas aussi pieux que moi ! J'les prie aussi de pas laisser les Fangeux rentrer dans la ville comme la dernière fois. Et aussi toutes les histoires avant ça. Ces massacres, on y a échappé de peu, moi, Jean et Jeannot. La seule bonne chose, c'est qu'la propriétaire de la charrette est morte et qu'elle est à moi maintenant. Mais sinon, dès qu'j'entends parler d'un mordu ou d'un sectaire, j'me gêne pas pour répandre la nouvelle. J'comprends d'ailleurs toujours pas pourquoi on a accueilli ces étrangers du naufrage à Marbrume. 'Fin bon, j'suis pas d'la haute moi...
Mais ça veut pas dire qu'on m'connaît pas ! A force de tourner chaque jour en chantant mes ritournelles et en racontant mes histoires, y sont nombreux à m'reconnaître ! Des fois y m'traitent de sales noms, mais moi j'm'en fiche du moment qu'ils prennent mon poisson. La seule chose qui m'embêterait, c'est qu'on me vole mes poissons. Mais bon, une charrette entière, on s'enfuit pas vite avec, alors faudra d'abord qu'il me passe sur le corps çui-là qui essaierait. On m'a plusieurs fois menacée de mort pour que j'donne mes bénéfices du jour. En général je les donne, sauf la fois où un milicien était pas loin. Et la fois où j'avais encore en main mon grand couteau. Bref, c'est pas simple quand même. Avec la Fange, c'est chacun pour soi maintenant. Ceux qui veulent faire croire l'inverse, qu'il faut se serrer les coudes, c'est que des trouillards qui sont bien incapables de se débrouiller par eux-même.
Moi en tous cas, je retiens bien les visages, les potins, les scandales, les rumeurs, les mythes et les légendes. Les gamins préfèrent les contes merveilleux, les bonnes femmes les histoires croustillantes sur leurs voisines, et ces messieurs... les deux. J'pourrais pas en jurer, mais certains clients viennent prendre un poisson simplement pour m'écouter. Moi ça m'plaît bien, j'aime être au centre de l'attention, et pis parler, ça j'sais faire, c'est ma deuxième nature. M'est arrivé plusieurs fois de monnayer quelques pièces contre ces informations-là. Ca paye bien, alors j'vais pas m'en priver. J'pourrais gagner encore un peu plus en satisfaisant quelques demandes masculines, mais aucun ne serait prêt à y mettre un bon prix, alors j'évite. On a plus de valeur quand on se fait désirer.
Alors voilà, après trois ans à Marbrume, j'ai eu le temps d'apprendre les ruelles, les visages, les amourettes de chacun, les disputes de voisins, et les coups bas entre frangins... Alors, même si je n'ai pas encore fait fortune, ça ne saurait tarder !