Échange de « bons » procédés [PV Esméra]

Esméra ne s’offusque pas un instant de ce regard posé sur elle. Elle se contente de sourire un peu, attendant patiemment que la petite serveuse reprenne ses esprits et qu’elle avoue sans honte aucune s’être perdue dans une contemplation extatique de cette robe qui lui va si bien. C’est en effet une certitude, Dorian a parfois des manières discutables mais il a un minimum de goût, ce qui est très appréciable. Il a misé juste avec les trois tenues qu’il lui a fait parvenir dont une est allée à Sophie. La baronne remercie la petite serveuse d’un élégant signe de la tête avant de dire :

- Merci Mademoiselle.

Elle suit un instant Agathe du regard avant de reporter une vague attention sur la table voisine dont les occupant sont visiblement en train de terminer leur discussion. La petite baronne feint totalement l’ennui avant de voir revenir son verre de vin, qu’elle s’empresse de porter à ses lèvres. Notant précieusement toutes les informations qu’elle vient d’entendre, elle peut enfin se détendre un peu, alors que les deux comparses quittent les lieux. La pression redescend d’un cran et afin de ne pas attirer trop l’attention sur un départ suspect, la petite baronne profite de son verre de vin avec un sourire en remettant de l’ordre dans ses idées, afin d’un faire un compte rendu précis à son « maître d’arme ». Quelques minutes plus tard, elle se leva et se dirigea, avec la grâce d’un nuage, vers Agathe et lui régla ce qu’elle lui devait non sans avoir, en sus, laissé une belle pièce argentée dans la main de la serveuse avec un petit clin d’œil.

- Ma contribution à l’achat d’une jolie robe. Au plaisir de revenir dans votre établissement, Mademoiselle.

Elle s’inclina et sortit, amusée. Elle pouvait bien faire quelques largesses. Et puis de toute façon, ce n’était pas son argent donc…

Le chemin du retour est aussi discret et rapide que l’aller. Esméra avait pris grand soin de longer les murs et de se faire la plus invisible possible et quand elle frappa doucement à la porte, Dorian ne vit qu’une silhouette drapée de gris, une silhouette encapuchonnée qui ne peut visiblement pas aller plus loin que le porte contre laquelle elle est maintenue. Elle rabat la capuche sur ses épaules, tout sourire, avant de plonger son regard dans celui du contrebandier.

- Evidemment. Tu ne plaisantais pas à propos du nez de ce Monsieur Desrives. Je n’en ai jamais vu de pareil. On aurait dit…un tubercule rempli de trous.

La baronne extirpa quelque chose de la poche de sa robe et chercha la main du contrebandier pour y glisser…quelques menues pièces, ce qu’elle n’a pas utilisé lors de ce rendez-vous à la taverne. Le repoussant doucement du plat de la main pour se dégager de son emprise, elle s’éloigne de lui, pour ôter sa cape, vérifiant au préalable que le volet est bien fermé et que personne ne pourra la voir. Dans un soupir de satisfaction, rassurée, elle défait le nœud qui retient sa cape et la dépose sur un meuble plein de poussière, avant de regarder les lieux, intriguée, tête en l’air.

- Monsieur Desrives et Monsieur Beauregard ont convenu d’un rendez-vous le 15 vers sept heures, dans une arrière-boutique. J’ignore laquelle, et j’ignore également de quelle marchandise il s’agit.

La baronne passe une main sur les meubles avant d’observer ses doigts et de faire une légère grimace. Cet endroit doit être à l’abandon depuis longtemps. Elle reporte son attention sur le contrebandier.

- J’aurais pu en apprendre davantage si cette maudite Vicomtesse de Fichelle n’avait pas jugé bon de me tenir la jambe pendant toute leur conversation.

Elle reste là, bien droite dans sa jolie robe, tout en le regardant sérieusement :

- Est-ce que cela t’aide un peu, au moins ?

Un tubercule rempli de trous. Darius ricane à la comparaison. Avant qu'elle parte, il avait, pour sa part, employé le mot « exceptionnel », mais uniquement pour lui garder la surprise. La description de la noble colle bien mieux à la réalité et il n'a aucun doute qu'elle s'est amusée en découvrant ce bourgeois qui, de ce qu'il en sait, a un sale caractère en plus d'être laid.

Esméra tend la main dans la poche de sa cape. Darius baisse alors les yeux pour voir ce qu'elle va en sortir. Quelques menues pièce. Il arque un sourcil en les reprenant et regarde la noble. Il lui a donné bien plus que nécessaire, au cas où, mais elle ne s'est visiblement pas trop gênée pour en profiter. Il pourrait être en colère, mais il s'en amuse, car chaque fois qu'il retrouve Esméra, elle réussit à le surprendre. Il a cru, à tort, qu'elle se contenterait d'un simple verre de vin pour jouer le jeu, mais il constate maintenant qu'elle a probablement pris un repas et... autre chose. Qu'a-t-elle mangé pour que ses pièces disparaissent comme ça? Enfin, ça lui apprendra à mettre trop d'argent entre les mains de cette noble à l'âme de petite racaille.

« Eh non, je plaisantais pas, dit-il. Et toi, t'as l'air d'avoir bien profité de l'auberge à mes frais. »

Darius se laisse repousser en ricanant, puis range les pièces. Il suit Esméra des yeux tandis qu'elle retire sa cape et observe les lieux. Un rendez-vous le quinze vers sept heures dans une arrière-boutique. Si l'information doit sembler mince aux yeux de la baronne, Darius, lui paraît plutôt satisfait. Il a, de toute évidence, sa petite idée sur le type de marchandise et sur l'arrière-boutique dont elle parle. En somme, même si, comme elle le lui explique, elle n'a pas réussi à entendre davantage parce qu'elle a été dérangée par une vicomtesse quelconque, il a l'essentiel. Il considère la mission comme étant un succès.

« Ça m'aide, oui, répond-il en s'amusant de la voir passer ses doigts sur les meubles avec dédain, comme si une domestique allait passer entre leurs rencontres pour faire le ménage. En fait, c'est exactement ce dont j'avais besoin. J'aurais aimé plus, mais ça suffira amplement. »

Darius fait quelques pas nonchalants vers Esméra. Une nouvelle fois, tandis qu'elle se tient bien droite dans son élégante robe, il la regarde de haut en bas. Il ne sait pas s'il va s'y faire un jour.

« C'est étrange de te voir habillée comme ça, commente-t-il finalement en reposant son regard clair dans le sien. On dirait presque que t'es une petite noble irréprochable et pas une demoiselle au cœur rebelle et à l'âme aventurière. »

Darius s'arrête devant elle et souligne lentement la taille d'Esméra du dos de sa main.

« Mais je comprends maintenant encore mieux comment tu réussis à prendre au piège tes pauvres soupirants. »

Le pirate offre un sourire en coin narquois à Esméra. Ainsi vêtue, et probablement encore mieux apprêtée qu'elle l'est actuellement, elle n'a sans doute qu'à battre des cils et à se parer d'un sourire charmeur pour attirer les gentilshommes par dizaines.

« Elle te voulait quoi, cette vicomtesse? demande-t-il. T'as dû t'en débarrasser ou elle a fait du vent par elle-même? »

- En effet…J’ai bien profité. Deux verres de vin, une superbe soupe aux champignons, du pain et un pourboire à la petite serveuse si gentille. Une petite crème, cette demoiselle. Elle regardait ma robe comme si c’était une œuvre d’art. C’était touchant.

Non, elle n’a absolument aucune honte à détailler et expliquer. Tout ceci est une dépense parfaitement nécessaire à ses yeux. Jouer le jeu, prendre un repas léger en adéquation avec l’endroit, de quoi se donner une contenance aux yeux de tous, y compris de ces personnes qu’elle écoute, à la table à côté d’elle. Ce n’est donc pas la peine de jouer l’avare pour quelques piécettes. Esméra lui rend un sourire parfaitement moqueur à ce propos. Cela l’a aidé, en plus, alors voilà. La question est réglée.
Le regard de Darius sur elle trahit une certaine perplexité, alors qu’il avance vers elle. La baronne ne bouge pas, elle le laisse l’observer, devinant parfaitement tout ce qu’il peut penser en la voyant sous un jour proche de ce qu’elle doit montrer sur l’Esplanade, son lieu de résidence. Lui, il ne l’a jamais vue vêtue de cette façon. Quand ils se voient, elle est toujours habillée simplement, comme une servante ou comme un homme. Jamais il n’avait pu la voir sous son jour de noble dame à l’éducation irréprochable. Et la noble dame ne le quitte pas des yeux une seule seconde, même lorsqu’il s’arrête si près d’elle et que sa main se perd sur sa taille.

- On peut être une noble dame et avoir un cœur rebelle et l'âme aventurière. Tout est une question d’apparence, Dorian, et tu le sais très bien. Dans cette robe, je suis la baronne non native qui vit dans une jolie demeure située dans le beau quartier de la ville. Quand je l’enlève pour enfiler d’autres vêtements, je redeviens Essie. C’est ainsi que ma sœur m’appelait, quand nous étions petites. Cela ne te surprendra pas si je te dis que j’étais la plus turbulente de nous deux ?

Il est extrêmement rare qu’elle évoque sa sœur dans ses conversations privées. Avant qu’elle ne devienne la maîtresse de son mari, elle était sa meilleure amie, sa confidente, sa sœur. Elle savait tout d’elle et l’inverse était tout aussi vrai. Combien de fois sa sœur l’avait-elle couverte afin de dissimuler ses bêtises d’enfant ? Combien de fois avait-elle reçu des réprimandes pour avoir tenté d’apprivoiser un ver de terre ou tenté de se faire une amie d’une luciole ? Pour être rentrée au château les poches pleines de terre, les cheveux défaits et les robes trouées ? Ces souvenirs d’un temps heureux, un temps où elle n’était pas obligée de taire sa nature, lui firent détourner un instant le regard, pour sourire dans le vague.

- Quant à mes soupirants, comme tu les appelles, ils ne font que ça, justement. Soupirer. Mon… « commerce » est basé sur une absolue discrétion, et cette discrétion est elle-même dépendante d’une apparence tout à fait respectable. Il est important pour moi qu’aux yeux de ces gens là haut, je reste Esméra d’Hagerth, baronne de Sibran. Essie n’existe pas, pour ces gens-là. Ils ne sont pas prêts.

Elle lui rend son sourire narquois avant de poser sa main sur la joue du pirate pour l’observer lui, le plus sérieusement du monde. Au-delà de cette beauté tout à fait insolente avec laquelle il joue sans vergogne, il y a des océans de mystères, de secrets. De dangers. Elle le sent, elle le devine et elle le sait. Il ne dira jamais rien parce que c’est dans sa nature, cela aussi elle l’a compris. Et elle a l’intelligence de ne pas chercher à en savoir plus. Elle sourit en coin, lui décoche un clin d’œil avant de tapoter sa joue et de se détourner de lui, amusée.

- Toi tu peux m’appeler Essie, si tu veux. Cela ne me dérange pas, tu es le seul dans toute cette cité à me connaître sous mon vrai jour.

En parlant de cela d’ailleurs, elle s’amuse avec son stylet qui est encore dans son fourreau, pendant à son côté droit.

- Quant à cette Vicomtesse…Je m’en suis débarrassée à ma façon. En lui rappelant une fort vilaine rumeur à propos de son époux qui passe son temps dans des endroits malséants. Ce Vicomte de Fichelle est un libertin sans pudeur, il passe son temps au bordel, de sorte qu’il a fini par attraper une méchante maladie qui fait rire toute l’Esplanade. Il m’a suffi de la lui rappeler, en toute courtoisie et avec mon plus joli sourire pour qu’elle se souvienne soudain qu’elle avait des choses à faire…

Elle lui sourit d’un air complice, avant d’ajouter, malicieuse :

- On peut être une noble dame et dire des choses atroces tout en gardant un sourire délicieux. Je t’apprendrai, si tu veux.

Elle a un petit rire et murmure, enfin :

- Alors cette leçon, je l’ai méritée ou pas, Dorian ?

Quand Esméra justifie ses dépenses, Darius lève vaguement les mains devant lui, l'air de dire que ce n'est pas la peine. Elle a joué son rôle et elle a profité un peu de la situation. À vrai dire, il aurait sûrement fait pareil – c'était à lui de ne pas lui tendre la perche. Il la sait après tout bien assez intelligente pour la saisir.

Darius s'approche et observe la baronne dans sa belle tenue. Il s'étonne toujours de la facilité avec laquelle elle semble se confier à lui. Elle lui a révélé son nom, l'histoire de sa relation avec son mari et la mort de celui-ci. Maintenant, elle lui parle avec une certaine candeur de sa sœur et de ce surnom qu'elle lui donnait lorsqu'elles étaient enfants. Essie. C'est plutôt mignon, il en convient. Et il n'a aucun doute qu'Essie en a fait voir de toutes les couleurs à sa famille... à l'époque où elle en avait une. À l'époque où ils en avaient tous une.

Darius sourit en coin. Les soupirants ne voient qu'Esméra d'Hagerth, baronne de Sibran. Personne n'a accès à Essie. Personne sauf lui. Les autres ne sont pas prêts et, malheureusement pour Esméra, le pirate doute qu'ils soient prêts un jour. Elle a trop soif de liberté pour un monde comme le leur et pour la cage dorée dans laquelle elle vit au quotidien.

Lorsqu'Esméra pose une main contre sa joue, il la laisse faire. Elle l'observe avec sérieux et il se contente de la fixer en retour. Il a accès à elle, mais elle n'a pas accès à lui. Elle ignore tout de lui, hormis le fait qu'il trempe dans la revente illégale de marchandises. Elle ne sait pas qu'il ne s'appelle pas Dorian, mais Darius, qu'il n'est pas un simple contrebandier, mais un pirate – quoique son odeur doit le trahir -, qu'il a, contrairement à elle, encore un cousin à ses côtés, qu'il a déjà été un mari et un père, qu'il a, à Usson, une belle fermière qui lui manque terriblement et qui espère probablement son retour. Et elle ne saura rien de tout cela non plus.

Si Darius n'empêche pas Esméra de lui partager des pans de sa vie, s'il découvre même ceux-ci avec un intérêt certain, il ne se sent aucunement obligé de lui rendre la pareille. Il mène une vie trop tumultueuse pour courir le risque de se dévoiler aux autres et de discuter d'un passé qu'il refuse d'évoquer même avec son cousin. Il est à prendre tel qu'il se présente, avec des mensonges qui, paradoxalement, ne l'empêchent pas pour autant d'être en partie qui il est.

« Je vais me contenter d'Esméra, répond-il à l'offre de la baronne, qui s'est détournée de lui. Ça te va bien et, pour moi, c'est qui tu es. Je connais pas Esméra d'Hagerth, baronne de Sibran, ou même Essie, l'enfant turbulente. Je connais juste Esméra, l'apprentie guerrière, l'espionne en herbe, la beauté séductrice et l'amante impétueuse, Esméra, la femme aux mille facettes. Ça me convient parfaitement comme ça. Et c'est moins réducteur pour toi. »

Darius lui sert un sourire entendu, puis ricane légèrement en écoutant le récit opposant la baronne à la vicomtesse.

« Je suis pas certain que je serais aussi efficace que toi pour dire des choses atroces avec un sourire délicieux de noble dame, dit-il, amusé. Les conversations dans mon milieu sont, de toute façon, généralement plus directes... et musclées. Je prends toutefois note de ton offre... On sait jamais, après tout. »

Les petites guerres verbales entre nobles, très peu pour lui. Il laisse ça aux serpents de l'Esplanade.

« Oui, t'as mérité ta leçon, Esméra, répond-il à sa question. Par contre, hors de question qu'elle ait lieu dans cette robe. Change-toi et, après, montre-moi les progrès que t'as faits en t'entraînant chez toi. »

Darius s'appuie dos à l'un des meubles qu'il a poussés contre les murs pour libérer de l'espace et croise les bras avec désinvolture tandis qu'il regarde Esméra. Il n'existe plus aucune pudeur entre eux, aussi compte-t-il profiter du séduisant spectacle de la baronne qui se dévêt. Dommage qu'elle doive se changer, d'ailleurs. Il l'aurait bien prise comme ça, dans sa robe de noble, juste pour faire un pied-de-nez aux convenances. Et aussi parce qu'elle est très attirante comme ça.

« Étienne a pas remarqué que tu t'entraînais de façon particulière? demande-t-il, le regard luisant, trahissant quelque idée qu'il ne partage pas à voix haute. À moins que t'aies carrément fait ça dans le confort de ta chambre pour pas être vue? »

- A ta guise.

Peu importe comme il l’appelle, in fine, tant qu’il lui apprend ce qu’elle a toujours voulu savoir, manier une arme et devenir redoutable sous un faciès de poupée mondaine. En ces temps difficiles pour chacun, il était absolument inconcevable pour la baronne de rester dans son petit salon bien chauffé à attendre qu’on vienne l’égorger. Etienne ne sera pas toujours là, elle n’a personne dans sa vie, aucun appui, donc elle ne peut compter que sur elle-même.

Peu importe la façon dont elle apprend, tant qu’elle apprend. Elle se rend bien compte que toutes ces techniques n’ont absolument rien à voir avec les mouvements élégants, gracieux et codifiés qu’elle a pu observer dans la salle d’armes du château d’Hagerth. Il s’agit ici de techniques de combat issues des querelles, des bagarres de rues ou de tavernes, des techniques de canailles. Elles ont au moins un avantage, non négligeable : personne ne verra jamais venir des coups pareils de la part d’une si jolie femme au sourire d’ange, d’une noble dame toujours belle et si gentille avec tout le monde. La surprise, la déstabilisation et la rapidité sont ses maîtres atouts et elle entend bien les perfectionner, autant de fois qu’il le faudra, aussi longtemps qu’il le faudra. Elle est prête à espionner, suivre, écouter, quitte même à faire de sales besognes, pour apprendre ce que la société lui a toujours refusé. Parce qu’en ces temps troublés et difficiles pour tous, il est impensable de ne pas savoir se défendre, même quand on a du sang bleu. Après tout, selon son propre code de conduite, elle ne fait de mal à personne.

Peu importe, finalement, la morale hypocrite qui confine les femmes à des rôles de mères-épouses tandis que leurs maris vont s’ébattre joyeusement entre les cuisses des catins dont elle connait à présent très bien la vie. Longtemps, elle s’est refusé le moindre plaisir, le moindre mouvement de tendresse, le moindre regard, cloisonnant tout son être dans une attitude de statue pour répondre aux critères sociétaux de la cité. Tout ceci, elle l’a jeté au feu dans cet entrepôt poussiéreux, au port. La vie est courte et on ne vit qu’une fois. Dorénavant, elle entend bien prendre sa part de joie, surtout que visiblement, toute jolie, intelligente et aimable qu’elle soit, la petite baronne n’a pas eu l’honneur de plaire à qui que ce soit sinon de gros porcs dégoutants à la recherche d’une distraction. Pourquoi devrait-elle s’astreindre à une abstinence inutile, puisque de toute façon, elle n’est pas un beau parti ? Pour personne ? Ce gredin de Dorian ne s’encombre de sentiments, de préjugés ou de quoi que ce soit d’autre. Comme elle. Ils se sont trouvés. Cela ne va guère plus loin mais au moins…Ils passent de fort agréables moments.

Elle prend son temps pour défaire sa robe. Elle est seule, elle ne demande pas l’aide du contrebandier. Les laçages tombent petit à petit, la robe s’ouvre, dévoilant un corps harmonieux, à la peau délicate. Esméra avait choisi son endroit avec soin, loin des fenêtres, dans une douce pénombre qui plongeait sa silhouette dans un clair obscure qui jouait habilement de ses courbes. Dorian, de l’endroit où il se trouve, pourra absolument tout deviner sans réellement tout voir. D’autant que la baronne enfile rapidement la robe de servante qu’elle portait à son arrivée, tout sourire. Nouant le laçage sur sa poitrine, elle dit, pensive :

- Etienne n’est pas différent des autres hommes de sa classe, Dorian. Il ne voit que ce qu’il a envie de voir et rien de plus. D’autant que je n’ai pas vraiment eu l’occasion de lui parler beaucoup ces derniers jours, il est sollicité un peu partout quand ce n’est pas moi qui l’envoie en mission pour mon compte.

Elle se penche pour récupérer sa ceinture et la boucle à sa taille, ajustant le tout de manière à pouvoir dégainer son arme de manière fluide et rapide. Ainsi prête, elle se retourna pour faire face à Dorian, en haussant les épaules.

- Le confort de ma chambre. Tu penses que je dors au milieu des taffetas et des dentelles ?

Elle pencha la tête, amusée, avant de faire un pas, puis un autre, et encore un autre jusqu’à se trouver très près de lui.

- La chambre dans laquelle ton homme de main m’a conduite est bien plus confortable que la mienne. Je ne vis pas dans un grand manoir avec une armée de serviteurs. J’occupe une des plus petites demeures de l’Esplanade, loin des palais des comtes et autres nantis de la région. J’ai un lit. Un bahut pour ranger mes vêtements. Un petit âtre pour les jours de grand froid. Et c’est tout. Même pour une baronne…le bois coute cher. Mais tu as raison…Je me suis entraînée dans ma chambre, un espace réduit, loin de Sophie qui a probablement du se demander quelle pitrerie j’ai encore inventée en entendant le vacarme que je faisais dans cette pièce.

Un petit bruit pour attirer son attention tandis qu’elle extirpe son arme de son fourreau. Il pourra en voir la lueur claire, tout près de son visage. La baronne manipule son stylet avec une redoutable habileté, signe qu’elle n’a effectivement pas lésiné sur les entraînements en solitaire. Elle a un regard pour le pirate, un immense sourire de gredine sur les lèvres.

- On y va ?

Darius observe Esméra se dévêtir lentement en souriant en coin. Il pourrait l'aider – ce serait plus efficace -, mais il n'est pas particulièrement pressé et il préfère profiter du spectacle de la robe qui se délace petit à petit pour dévoiler le corps magnifique de la baronne. Les courbes de la noble sont tantôt soulignées, tantôt dissimulées par la pénombre, offrant une place de choix à l'imagination du pirate, qui complète volontiers le séduisant tableau dans son esprit. Darius est à peu près certain qu'Esméra joue de cet effet d'ombres, trop réussi pour être le fruit du hasard, surtout de la part d'une femme qui sait user de ses atouts comme personne.

Darius arque un sourcil lorsque la baronne mentionne qu'Étienne ne voit que ce qu'il a envie de voir. S'il n'indique pas que c'est presque inquiétant pour un garde, qui devrait être attentif aux détails et se méfier de tout, il le pense certainement. Il laisse toutefois Esméra poursuivre et le corriger sur sa situation. Elle ne dort pas dans un tas de taffetas et de dentelles... Peut-être pas, mais elle a un lit – qui doit être tout de même confortable, qui plus est – dans lequel s'allonger tous les soirs, une chambre, une maison. Ce n'est effectivement pas grand-chose pour une noble, mais c'est plus que ce que la majorité de la population est en droit d'espérer.

« Le confort, c'est subjectif, répond-il en haussant les épaules, non sans se départir de son sourire en coin. Mais tant mieux si t'as assez d'espace pour t'entraîner dans ta chambre. Si Sophie pose des questions, t'auras qu'à dire que t'es en train de tester une toute une nouvelle danse pour épater la galerie. T'auras juste à pas préciser que c'est la danse des lames. »

Son regard se fait un instant taquin. Il ne manque pas de remarquer l'habileté avec laquelle elle manipule son stylet. À la simple fluidité de ce geste, il perçoit une amélioration. Elle lui a indiqué qu'elle s'est entraînée, mais il l'aurait su juste à la regarder manipuler l'arme avec cette nouvelle assurance. Il est curieux de voir ses progrès.

« Allons-y, dit-il en retirant sa propre arme de son fourreau. Montre-moi ce que tu sais faire. »

Darius lui fait signe de se mettre en place, puis de l'attaquer. Cette fois, les lames ne sont pas rangées dans les fourreaux, signe qu'il croit qu'elle a acquis assez de retenue dans son entraînement pour éviter les blessures malencontreuses.

Esméra attaque, il pare. Il a force à répéter le geste plusieurs fois et la corrige à quelques reprises avant d'inverser les rôles afin qu'elle se défende et contre-attaque. Il plisse un peu le nez après quelques essais.

« T'as fait beaucoup de progrès pour l'attaque, juge-t-il en s'arrêtant devant elle. Tu es rapide et assez précise même si je suis encore capable de te bloquer facilement. C'est normal, on a eu que peu de leçons et je me doute que tu t'entraînes pas dix heures par jour non plus. T'as un peu plus de mal avec la défense, mais ça me paraît aussi assez normal. Tu peux pratiquer les enchaînements autant que tu veux, ça remplacera jamais une vraie personne qui te fond dessus, après tout. Je pense qu'on va s'en tenir à ces mouvements pour aujourd'hui encore, je veux que tu les maîtrises bien avant qu'on aille plus loin. Enfin, je vais peut-être t'en montrer un autre si tu me fais une belle réussite. Il est bien violent en plus. »

Darius fait un petit jeu de sourcils moqueur, puis se remet en place afin qu'ils pratiquent la défense. Il l'attaque sans trop la ménager – en retenant évidemment les coups qui, autrement, seraient fatals – et la laisse se débrouiller, lui remontre de temps en temps les enchaînements au besoin.

« Allez, Esméra! lance-t-il. T'as envie d'apprendre autre chose ou de passer les dix prochaines leçons à répéter les mêmes mouvements? T'as envie de te défendre contre ces salauds ou pas? »

Darius la provoque volontairement, autant de ses paroles que de son regard. Il trouve qu'Esméra est réellement à son meilleur lorsqu'elle est un brin énervée, lorsque la rage qui bouillonne en elle se réveille lentement sans qu'elle explose totalement.

Sur cette pique, il l'attaque de nouveau avec une arrogance flagrante. Une fois, puis deux. La troisième fois, il lui laisse une subtile ouverture, curieux de voir si elle va réussir à la repérer et si elle va parvenir à réaliser l'enchaînement, qui consiste à dégager son bras armé avec sa lame dans un premier temps, puis à le frapper au menton du pommeau de son arme avant d'enfoncer son stylet dans son cou. Une belle réussite ou un échec cuisant?

Nouveauté non négligeable, les fourreaux restent là où il se trouvent, les lames sont découvertes. Esméra n’a pas peur. Du tout. Elle devrait pourtant, elle le sait, mais la joie de se battre enfin sans garde-fou la motive, l’oblige à développer son meilleur jeu de jambes, ses meilleurs mouvements. Le voir avec une arme dénudée à la main lui procure une sensation étrange. Il est réellement inquiétant, cet homme, quand il se tient comme ça, un sourire narquois au coin des lèvres, tout en provocation. Et peut-être bien que c’est cet air inquiétant, presque malsain, qui la motive le plus. Elle attaque, il pare, elle recommence, il pare à nouveau. Le son des lames qui se croisent et s’entrechoquent la fait sourire, lui procurant une sensation indicible. Elle a enfin la certitude que quelqu’un, ici bas, prend la mesure de qui elle est véritablement. Quelqu’un qui a assez confiance pour la laisser se battre sans protection. Elle ne lui dira jamais mais elle apprécie terriblement. Après quelques échanges, elle dit, d’une voix douce, en totale contradiction avec la violence de ses propres attaques :

- Je devrais peut-être louer les services d’un homme dédié à cela, dans le confort de ma chambre. Fondre sur moi par surprise pour voir de quoi il retourne en vrai. S’entraîner seule n’a d’autre intérêt que d’apprendre à manier correctement mon arme, à perfectionner la défense mais aucunement l’attaque. Cependant…

Elle se replace correctement, attendant les mouvements de Dorian avec un sourire tout aussi moqueur que son mouvement de sourcils.

- Je peux te surprendre. Tu sembles si sûr de toi, avec ton sourire de canaille et ton regard taquin. Sois un salaud si tu veux que j’apprenne, vile canaille.

Il ne la déçoit pas. Il attaque, sans la moindre délicatesse. Une fois. Deux fois. A la troisième, après avoir soigneusement étudié les mouvements de son assaillant, elle voit parfaitement la faiblesse et s’y engouffre, avec toute la rapidité qui la caractérise. Un mouvement subtil, un deuxième plus brutal, un troisième enfin, sec, précis et potentiellement meurtrier alors que le pommeau s’arrête à un frôlement glacial de son menton. Esméra n’a rien dit, elle se contente de sourire, un large sourire triomphant avant de lui décocher un clin d’œil qui n’a absolument rien à envier à l’attitude provocante du pirate. Si elle avait continué l’enchaînement jusqu’au bout, en combat réel, il serait probablement mort. Elle effectue le dernier mouvement, cognant gentiment son menton du pommeau avant d’effectuer le dernier mouvement, en murmurant :

- Imagines-tu que si je n’avais pas retenu mon geste, tu serais peut-être mort…ça ne t’effraye donc pas ? Et si je n’avais pas la retenue que j’ai eue…Dans le feu de l’action, des choses terribles peuvent arriver. Non ?

Elle se rappela le charmant paysage qu’elle a eu l’occasion de voir sur son torse. Elle a pu constater, de très près, que Dorian a l’habitude d’encaisser des blessures, certes, mais tout de même. Elle a besoin de lui, elle ne veut pas lui causer le moindre mal. S’il disparaît, elle n’aura plus personne pour lui apprendre ce qu’elle désire apprendre si ardemment.

- Comment aurais-tu fait pour parer cela ?

Elle est tout prêt. Toute son odeur l’enveloppe à nouveau, l’obligeant à faire un pas en arrière. Non. Non. Et non. Rester concentrée. Elle secoue la tête, regarde ailleurs, tâchant de calmer ce cœur qui suit sa propre volonté. La baronne finit par toussoter et reporte son attention sur lui, en tentant de se recomposer un visage parfaitement dénué de toute émotion.

- Tu as reçu des blessures, en nombre. Cela ne t’a jamais appris la prudence ? Ou alors…tu es tombé sur plus fort que toi ? Comment on se remet de cela ?, dit-elle en pointant son torse, en direction de la cicatrice sur laquelle elle se souvenait avoir passé un doigt.

Darius sourit avec un amusement qu'il ne dissimule pas lorsqu'Esméra mentionne la possibilité d'embaucher un homme dont le seul travail serait de fondre sur elle de façon imprévisible dans sa chambre. En plus d'être une idée terrible, c'est évidemment impossible, mais le pirate trouve bien drôle de s'imaginer un type surgissant de nulle part pour attaquer la baronne et tomber plutôt sur la domestique, qui s'évanouirait probablement sous la surprise.

Darius se replace en avisant l'air narquois de son adversaire. Elle pense pouvoir le surprendre et, même s'il ne le lui dit pas, il certain qu'elle va le faire. Elle l'étonne constamment et c'est certainement en partie ce qui rend ces leçons intéressantes pour lui. Bien sûr, il tire toujours quelque chose de concret de ces cours d'armes improvisés, mais il trouve un réel plaisir à enseigner le combat à Esméra. Ces quelques heures le changent de ses activités habituelles. C'est sans compter que la baronne prend les leçons au sérieux tout étant capable de s'amuser. Elle répond même aux provocations et il éclate tout bonnement de rire à l'appellation « vile canaille ». Même en l'insultant, elle ne se départit pas de ses bonnes manières.

Le pirate fond sur la noble, lui laissant volontairement une petite ouverture la troisième fois qu'il attaque. La baronne s'y engouffre avec une impressionnante rapidité et il ne retient pas un large sourire de satisfaction lorsqu'il sent le pommeau du stylet contre son menton. Il aurait pu parer autrement, la jeter par terre sans ménagement, mais il la laisse savourer sa victoire bien méritée, car s'il avait été un simple assaillant ne sachant pas à quoi s'attendre, il serait sans doute en train de se vider de son sang contre le sol.

Triomphante, Esméra achève le mouvement sous le regard attentif de Darius, qui ne semble avoir rien perdu de son arrogance ou de sa désinvolture. Dans un murmure, elle le questionne. N'a-t-il pas peur? La réponse est clairement non. Qu'aurait-il fait si elle n'avait pas retenu son geste? Il hausse les épaules en la fixant dans les yeux. La tension entre eux se réinstalle, il le sent et il sait qu'elle le sent aussi. Le combat finit toujours par éveiller leurs sens et raviver le désir. Peut-être est-ce la proximité, les provocations, la violence, voire un savant mélange de tous ces éléments explosifs auquel se mêle l'attirance physique qu'ils ont l'un pour l'autre. L'envie, inévitable, est là, mais il n'est pas encore temps d'y céder. Elle n'est pas encore à son comble.

Esméra se recule et Darius la suit des yeux, le regard légèrement prédateur malgré tout. Si la baronne se compose une expression dénuée de toute émotion, il ne prend pas cette peine. Il la laisse voir que, d'une seconde à l'autre, il pourrait jeter son arme par terre pour la plaquer contre un mur et l'embrasser sauvagement. Juste pour l'énerver. Juste pour la pousser à succomber d'elle-même tôt ou tard.

« J'ai pas peur parce que je sais ce que je fais, déclare-t-il. Je t'ai laissé une ouverture pour voir si t'allais la repérer et réussir l'enchaînement, et j'ai pas été déçu. J'aurais pu parer de mille et une façons, surtout si t'avais été un vrai ennemi, mais disons que je préfère éviter de te cogner inutilement, histoire d'éviter une crise à ton garde et ta domestique. »
Darius continue, tout en manipulant tranquillement sa dague :

« C'est pas toujours une question de prudence, même si j'ai quelques écarts à me reprocher. Parfois, je suis pris par surprise. D'autres fois, les choses font en sorte que je me retrouve seul contre plusieurs types. D'autres fois encore, oui, je fais face à plus fort que moi. Mais ça veut rien dire. C'est pas parce que t'es devant un adversaire qui est plus puissant que toi que tu peux pas gagner. Je me suis fait buter par des types monstrueux, mais j'en ai vaincu pas mal aussi. T'as toujours un avantage sur ton ennemi. Parfois, t'es plus rapide, t'as une meilleure technique ou t'es plus intelligent que lui. Il arrive aussi que la chance soit juste de ton côté. »

Darius sourit en coin en tournant un peu autour d'Esméra. Sa vie est rythmée par la confrontation, par le combat. Il n'a plus peur depuis longtemps, même s'il sait qu'il risque sa peau chaque fois qu'il tire son épée de son fourreau. Il est encore là pour parler de tout cela, et c'est ce qui compte.

« Pour le reste... Je guéris comme tout le monde, c'est-à-dire avec des soins et du temps. L'eau-de-vie aide aussi. »

Darius s'approche finalement d'Esméra et lui fait signe de se remettre en place.

« T'as mérité ton nouveau mouvement, annonce-t-il. Je te montre au ralenti. »

D'un geste sec du menton, Darius indique à Esméra de l'attaquer, puis bloque son bras armé de sa lame dans un premier temps, avant de se saisir s'en saisir d'une main pour le maîtriser brièvement, juste assez longtemps pour le dégager de son chemin et enfoncer la pointe de sa lame directement dans l'oreille de la baronne – mouvement qu'il ne complète pas, bien entendu. D'une main, il mime du sang qui éclabousse, puis ricane.

« Pas très propre, mais efficace, dit-il tandis qu'il se tient tout près d'elle. Je suis plus fort que toi, mais t'as pas besoin de forcer longtemps pour dégager mon bras avec ta main. Il risque d'être déjà blessé par ta lame, alors t'as juste à le repousser assez pour avoir le temps de donner l'occasion à la pointe de son arme de faire connaissance avec mon oreille. Tu veux essayer ça un peu ou perfectionne tes autres mouvements? »

- Quelle prévenance, je suis ravie de voir que tu penses à Etienne et Sophie. C’est vrai qu’ils vivraient certainement très mal le fait de me voir blessée. Ou…cognée, comme tu dis, même si je sais parfaitement ce que cela fait comme dégâts. Toutefois…J’ignorais qu’on pouvait cogner une femme « utilement », je serais curieuse d’entendre tes arguments là-dessus.

Elle a un sourire mauvais en disant cela. Philippe de Sibran avait la main lourde. Elle se souvient très bien de ce qu’on ressent quand on reçoit une gifle ou un coup au visage, sur le dos, dans les côtes. Les os du poing fermé qui s’abattent avec violence sur un corps, ça provoque des ecchymoses terribles qui se parent de chatoyantes nuances de rouges, de bleu, de violet, parfois de noir, pour enfin s’éclaircir au bout de quelques semaines et disparaître, laissant le champ libre pour d’autres marques de domination. La baronne inspira profondément, préférant oublier ces heures sombres où elle prenait soin de son corps blessé dans la solitude d’un froid boudoir déserté de toute âme compatissante ou de toute oreille amie. Elle a appris à gérer ce genre de choses sans se plaindre. Ce n’est pas maintenant qu’elle va commencer. C’est en partie à cause de ce comportement somme toute assez banal pour l’époque qu’elle est ici, en compagnie de cette séduisante crapule. Elle ne veut plus jamais avoir à subir de pareils outrages et de si horribles humiliations. Le prochain qui essayera d’agir en butor envers elle se verra sévèrement remis à sa place, à sa façon.

La baronne écoute les explications de Dorian, tout en le regardant bouger tout autour d’elle. Elle ne le quitte pas des yeux un seul instant. Il est après tout totalement imprévisible. Et peu prudent, comme il le souligne lui-même.

- C’est facile de parler d’avantages quand on est grand et fort. Moi, je ne suis pas très grande, ni très puissante. Mais j’ai d’autres armes à disposition, c’est vrai. Qui pourrait soupçonner toute cette envie d’en découdre sous le joli visage de la baronne de Sibran ? J’en arriverais presque à me parer de bijoux dans les mauvais quartiers rien que pour pouvoir m’amuser un peu. Pour de vrai. Mais…Ce ne serait pas très…correct. Et le sang, ça fait des tâches qui s’effacent mal sur le velours, c’est juste une horreur à laver.

La baronne a dit tout cela sur un ton parfaitement doux et poli. Des monstruosités dites sur le ton des conversations de salon. Il y a des fois où cela l’amuse elle-même. Elle sait que le contraste est saisissant, ce qui lui donne souvent un avantage : celui de la déstabilisation. Et c’est probablement, avec sa vitesse et sa rapidité de mouvement, son plus bel atout au combat.

Le moment est venu de s’essayer à un nouveau mouvement. Elle se place correctement, commence son déplacement et son attaque ralentie qui est bloquée de telle manière que la lame de Dorian se dirige vers son oreille afin de la transpercer. La gestuelle de son adversaire, mimant le sang qui gicle, la fait frémir.

- Ça doit être terriblement douloureux…Alors oui je veux bien essayer. On pourra toujours continuer les autres mouvements plus tard, je suis curieuse de tester cela.

Elle se dégage de lui et reprend sa position face à lui, observant le pirate avec une attention accrue. Il est plus grand qu’elle, plus fort aussi. Il n’a pas vraiment de faiblesse sur laquelle elle pourrait jouer pour l’instant, elle devra donc se contenter strictement de ce qu’il vient de lui montrer. Dommage. Elle aime bien se montrer créative, dans tous les domaines. Et le surprendre une fois de plus aurait été amusant, mais ce sera sans doute pour une prochaine fois. Elle répète donc le mouvement qu’il vient de lui montrer, parfaitement à l’aise, peut-être un peu plus précise cette fois, visant l’oreille plus facilement que prévu. Cependant, toute à la joie d’exécuter un mouvement plus fluide, plus rapide, plus à sa portée, elle a mal jaugé sa force et la lame frôle l’oreille de Dorian, une oreille qui pourra apprécier tout l’efficacité de cette arme, au niveau de cette tendre et douce partie juste sous l’entrée, griffée sans gravité mais assez pour que du sang perle à la surface. Juste une goutte. Esméra recule sans dire un mot, son regard oscillant entre le pirate et son arme, puis le pirate à nouveau. Elle tousse un peu, regarde ailleurs, et murmure enfin :

- Excuse-moi, j’ai mal géré mon mouvement. Hem…Désolée…

Darius arque un sourcil. Esméra a pris une réplique lancée à la légère de façon personnelle, la faute sans doute à ce mari qui l'a malmenée par le passé. Le pirate ne s'aventure pas sur ce terrain-là. Qu'aurait-il à dire, de toute façon? Qu'il est désolé? Il aurait pu, car il l'est un peu, au fond. Il n'a jamais vraiment compris ces maris qui lèvent la main sur leur épouse, voire ces hommes qui frappent les femmes sans raison autre que le désir de se sentir puissant. Il a toujours trouvé cette attitude lâche. Il s'agit, pour lui, d'un comportement de couard qui n'a pas les couilles de s'attaquer à quelqu'un de sa force. Par contre, il n'est pas d'accord avec Esméra sur un point : on peut frapper une femme utilement au même titre d'un homme.

« On peut cogner n'importe qui utilement, Esméra, se contente-t-il de répondre. La torture est, dans certaines circonstances, un outil non négligeable. Peu importe le sexe. »

Le pirate hausse les épaules. Il tend à être moins brutal avec les femmes au premier abord – nul besoin de l'être en général, car elles parlent souvent plus vite –, mais les récalcitrantes ne sont pas épargnées. Si la diplomatie et les menaces sont souvent ses options privilégiées, la méthode musclée donne aussi de bons résultats en cas de refus d'obtempérer. Sa patience a des limites.

Darius observe Esméra. Elle n'est effectivement pas très grande ou puissante, mais elle a l'avantage de la surprise. Elle est aussi rapide et pleine de volonté, voire de rage. Elle n'est cependant pas prête à se balader seule parée de bijoux dans les bas quartiers, ça non...

Un jour, pour s'amuser, peut-être restera-t-il à l'affût de ses mouvements pour la surprendre. Peut-être lui donnera-t-il un faux rendez-vous dans un endroit louche pour l'attaquer sans prévenir et voir comment elle réagirait. Pour l'heure, il va cependant se contenter de lui faire pratiquer cette nouvelle technique qu'elle semble vouloir essayer à son tour.

Les combattants se mettent en position. Darius attaque Esméra lentement pour la laisser décomposer le mouvement. Si la rapidité est moindre, si la force est retenue, la baronne jauge visiblement mal la portée de son geste et va légèrement trop loin, entaillant de façon mineur l'oreille de Darius. Le pirate sent la goutte de sang se former. Il l'essuie d'un geste négligent de la main, uniquement pour qu'elle se reforme aussitôt. Pourquoi les endroits stupides de ce genre sont-ils ceux qui saignent de façon aussi agaçante que continue?

« Excuse-toi pas, contente-toi de les gérer, lance-t-il pour toute réponse. Sinon, ta lame retourne dans son fourreau. Et elle en ressortira pas avant plusieurs semaines, le temps que tu maîtrises totalement ce que je t'ai appris. En attendant, on laisse tomber ce mouvement. Tu l'aimes visiblement un peu trop et t'es pas prête encore. »

S'il n'est pas en colère, il est malgré tout sérieux. Il n'a clairement pas l'intention de perdre une oreille en enseignant le combat à une baronne.

« Allez, on reprend les premiers exercices. »

Darius lui fait signe de se remettre en place, puis se lance dans une série d'attaques offensives et défensives avec Esméra. Petit à petit, elles gagnent en fluidité et en rapidité, et il paraît plutôt satisfait des résultats obtenus avec la noble.

Après un moment, alors qu'ils exécutent avec une certaine lenteur l'un des mouvements qu'il lui a montrés lors de leur dernière rencontre, il décide de ne pas attendre une autre fois pour la surprendre. De façon complètement imprévisible, il fond sur elle avec célérité et brutalité, comme le ferait un assaillant dans la rue. Sa réaction, trop tardive, pas assez rapide, ne suffit pas à la sauver et elle se retrouve plaquée contre l'un des meubles collés contre le mur, le corps bloqué par celui de Darius, la lame froide contre la chair tendre du cou.

« Va pas t'amuser dans les mauvais quartiers, souffle-t-il en la fixant droit dans les yeux, revenant sur l'idée qu'elle a exposée plus tôt. C'est un jeu trop dangereux pour toi encore. Tu sais pas sur qui tu peux tomber. »

Le pirate laisse glisser sa lame contre le cou d'Esméra, y faisant volontairement, sur le côté, une toute petite entaille, juste assez pour laisser couler un mince filet de sang.

« Œil pour œil, dent pour dent, Esméra... », achève-t-il en lui servant un sourire charmeur de « vile canaille », comme elle le dit si bien.

Esméra ne put s’empêcher de soupirer de dépit. Elle n’a pas voulu brûler les étapes, elle a mal géré ses mouvements. Le voir essuyer une plaie qui continue de saigner distille un malaise chez la baronne qui ne peut qu’acquiescer aux paroles du pirate. Elle est encore un peu trop brutale pour ce genre de mouvement qui requièrent de la finesse et de la maîtrise. Quelle horreur…Quelques centimètres de plus et c’était son visage qui aurait été touché. Elle perçoit tout le sérieux de Dorian sur son visage et dans ses paroles. Elle ne proteste pas un instant, se rangeant à son avis et reprenant sa position initiale, essayant de ne plus penser à ce petit incident indépendant de sa volonté.

Quoiqu’il en soit, à chaque passe d’arme, elle a un regard pour cette petite blessure. Du sang s’écoule doucement de son oreille blessée, roulant jusqu’à sa gorge, sans que cela ne lui pose le moindre problème. Quelque chose ressemblant à un début de culpabilité s’empare de toute sa concentration, quelque chose qui l’empêchera de voir le coup venir. Elle n’a même pas le temps de crier, tant cela a été imprévisible et rapide. Toute la brutalité de l’attaque lui en a fait lâcher son arme qui roule au sol. La force avec laquelle elle est contrainte de rester immobile contre ce meuble, coincée par la puissance physique de son assaillant, lui coupe un instant le souffle alors qu’elle le fixe sans vraiment comprendre. Il pourra lire toute son incompréhension dans ses grands yeux posés sur les siens. Un contact désagréablement glacial contre sa gorge lui fait alors comprendre de quoi il s’agit.

- Qu’est-ce que tu fous ? T’es devenu dingue ???

Il s’agit certainement de la leçon la plus utile qu’elle a reçu aujourd’hui. Se méfier. Tout le temps. De tout le monde. Et il pourra sentir, contre lui, le tressaillement qui secoue la baronne alors que la lame glisse sur sa peau douce, occasionnant une entaille peu profonde, certes, mais assez douloureuse pour qu’elle écarquille les yeux. Vient-il de la blesser ? Volontairement ? Elle aura une confirmation silencieuse à la sensation éphémèrement chaude qui coule sur sa gorge jusqu’à ses seins et à ses paroles, prononcées dans un sourire charmeur.

Il aurait s’agi de n’importe qui d’autre, elle aurait probablement hurlé, elle aurait même cherché à l’atteindre grâce à un coup de genoux bien ajusté, ou même utilisé ses dents pour mordre, pourquoi pas. Mais pas là. Elle le regarde, les yeux plissés, tandis que la plaie commence à piquer, tentant de ne pas prêter attention à cette proximité qui réinstalle immédiatement cette tension qui ne cesse de grandir quand ils sont proches.

- Tu es content ? Tu as eu ta petite vengeance ?

La maison est absolument silencieuse soudain. On n’entend plus que leurs respirations écourtées par les efforts. Esméra ne le quitte pas du regard, détaillant son visage avec la plus grande attention, du moins autant qu’il est possible de le faire dans le clair-obscur de cette maison pleine de poussières. Il est dangereux, elle n’en a jamais douté une seule seconde. Cette confirmation était à son sens totalement et désagréablement inutile. La baronne passe une main sur la plaie qui suinte, et regarde le bout de ses doigts maculés de sang avant de le regarder lui.

- Et maintenant ? On s’entretue ?, dit-elle dans un murmure.

Le sourire de la baronne s’étire, devenant aussi canaille que celui du pirate. Elle a un regard pour son stylet au sol avant de revenir à lui, le cœur battant à tout rompre. Le danger est décidément ce qui lui plaît le plus, elle le comprend totalement désormais. C’est ce qui lui donne la sensation de vivre et de ne pas être ce à quoi le monde attend de sa personne. Et en ce moment…elle vit. Le rouge aux joues, le cœur pulsant frénétiquement, le corsage teinté de carmin luisant, le regard brillant :

- Laisse moi au moins reprendre mon arme, si tu veux en découdre à ce point.

Qu’est-ce que tu fous? T’es devenu dingue??? À ces paroles, l'ombre d'un sourire s'invite sur les lèvres de Darius. Il n'est pas devenu dingue, non, il vient plutôt d'offrir une leçon précieuse à Esméra. La baronne a fait des progrès depuis leur dernière rencontre, certes, mais elle est loin de l'objectif qu'elle souhaite atteindre et, surtout, très loin de pouvoir se permettre de courir des risques inutiles en allant se promener dans les bas quartiers. Il s'est montré imprévisible et elle n'a pas su se défendre. Il n'y a donc aucune chance qu'elle puisse s'en sortir dans un environnement encore plus hostile où vagabondent toutes sortes de misérables et de criminels.

Le pirate ne s'arrête toutefois pas à cette leçon et entaille quelque peu la peau du cou de la baronne. La blessure infligée est mineure et, une fois qu'elle aura arrêté de saigner, elle sera certainement presque invisible et guérira rapidement. Est-elle réellement le fruit d'une vengeance de la part de Darius? Plus ou moins... Il s'agit presque d'un jeu pour lui. Une entaille contre une entaille, un rappel de la menace que représente leurs lames à découvert, même lors d'un simple entraînement. Qu'importe les circonstances, un combat reste un combat. Et le danger est omniprésent.

« Plutôt satisfait, oui », répond-il à la question d'Esméra dans un murmure avant que le silence retombe.

Le sang roule lentement contre le cou de la baronne et vient se perdre contre sa poitrine. Et maintenant? On s'entretue? Le sourire de Darius devient encore plus narquois. Sa proximité avec Esméra lui permet pratiquement de sentir le cœur de celle-ci battre à tout rompre contre lui. Si elle a d'abord tressailli face à l'attaque subite, il sent que son émoi n'est désormais plus le même. Ce sourire qu'elle lui sert, ce regard brillant qu'elle pose sur lui... La situation, quoique d'abord surprenante, lui plaît étrangement. Le danger lui plaît.

La baronne demande à récupérer son arme. Le pirate jette un vague coup d'œil au stylet qu'elle a laissé tomber sous l'effet de surprise avant de reposer son attention sur elle.

« Mhhh, est-ce que je devrais te laisser récupérer ton arme... », fait-il mine de réfléchir sans se départir de son sourire de parfait voyou.

Dans un geste maîtrisé, Darius laisse sa lame glisser contre le cou d'Esméra. L'arme parcourt, sans y laisser de blessure, le cou de la baronne et s'arrête sous son menton, alors soulevé du plat de la lame. Le pirate observe le visage de la noble, qui est relevé vers le sien, puis la fixe dans les yeux.

« Tu vas faire quoi si je te laisse reprendre ton stylet? murmure-t-il, son souffle se mêlant à celui d'Esméra. Te remettre à t'entraîner sagement? »

Darius effleure les lèvres de la noble des siennes.

« Essayer de me surprendre en retour? », chuchote-t-il.

Il arrache un premier baiser, somme toute sage, à Esméra avant de poursuivre :

« Ou peut-être essayer de te venger de ma vengeance? »

Cette fois, il laisse sa langue se faufiler jusqu'à celle de la baronne pour l'embrasser de façon aussi sensuelle qu'indécente. Après quelques secondes, il libère la jeune femme de l'emprise de sa lame et de son corps et se recule, lui désignant d'un geste lent son stylet par terre.

« Voilà, il est tout à toi », offre-t-il d'un sourire moqueur.

Ce voyou. Ce gredin. Ce…tssss ! Elle aurait volontiers ajouté d’autres qualificatifs à ce pirate trop séduisant mais elle n’a pas le temps de se concentrer là-dessus bien longtemps. Le contrebandier sait. Il SAIT. Et il en joue, le monstre. Quelle misère d’être aussi soumise à des sens sans cesse en ébullition quand il est si proche, par les Trois. Elle ferme un instant les yeux, avant de sentir ses lèvres frôler les siennes, dans un jeu qu’elle commence à plutôt bien maîtriser. Sauf que là, elle ne maîtrise rien du tout. Elle est toujours coincée entre ce meuble et son maître d’armes, une lame sous le menton. Rester maîtresse d’elle-même en ces moments là relèvent toujours de l’exploit. Un exploit qu’elle n’est jamais parvenue à concrétiser.

- T’es vraiment un salaud, tu le sais, ça ?

Elle lui rend son baiser, gardant la passion pour plus tard, préférant se concentrer sur son arme au sol, une arme qui est à présent libre d’accès, puisqu’il se recule. Elle lui fait un clin d’œil amusé, pour enfin ramasser son stylet, le souffle court, faussement concentrée sur le fil redoutable de cette arme qu’elle affectionne tant.

- Me venger d’une vengeance n’a pas de sens. Nous sommes quittes.

Le surprendre hein ? Il y aurait bien un moyen mais cela requiert une concentration qu’elle s’oblige à reprendre, laissant le calme l’envahir.

- Il n’y a pas de caisses, il n’y a pas de planches de bois ici, il n’y a que des murs. Solides. Epais. Et parfaitement calfeutrés. Avantage pour un entrainement plus musclé que prévu, mais…

La jolie baronne se place face à lui mais dans une nouvelle position, celles qu’elle a pu observer il y a de cela des années quand elle suivait avec attention les entrainements de son père. Son maître d’armes à lui proposait souvent un jeu d’adresse, quelque chose qui l’amusait beaucoup étant enfant et qui la faisait beaucoup rire. Sur un modèle de bois figurant grossièrement un tronc humain privé de jambes et de bras, il devait réussir à toucher des points précis. Un jour de fête, elle a vu son père reproduire ce jeu avec une vraie personne qui s’est ainsi retrouvée le torse à l’air, sa chemise et son surcot lacérés, tombés sur le sol.

- Il fait chaud ici tu ne trouves pas ?

Il n’y a pas besoin de force particulière, ce n’est que de l’adresse et s’il y a bien une personne habile avec son stylet, c’est elle. Un large sourire affiché sur son visage d’ange, la jolie baronne effectue un mouvement tout à fait imprévu, un de ceux qu’elle a appris enfant, faisant sauter avec la dextérité qui est sienne une boucle de la cuirasse du pirate. Plutôt satisfaite de son coup, elle s’incline en imitant grossièrement un salut de théâtre, avec de grands mouvements du bras avant de le poser sur sa poitrine, franchement moqueuse.

- La force brute c’est bien. Mais la finesse…La finesse permet d’obtenir d’autres résultats, infiniment plus divertissants. Tu n’es pas de mon avis, Dorian ?

La baronne a un regard pour la cuirasse débouclée à un point, avant de relever son arme vers lui, de l’air le plus tranquille du monde. L’entraînement peut se poursuivre, tout comme le jeu qu’elle a initié. A lui de voir ce qu’il préfère. Après tout…C’est lui le maître et elle l’élève non ? Non ? Elle se déplace en cercle tout en le gardant bien en vue, attendant la réponse, une lueur de défi dans les yeux.

Un salaud. Le qualificatif tire un sourire à Darius. Il sait parfaitement qu'il est un salaud ou, à tout le moins, qu'il peut l'être. Il s'en fiche. Il en joue et s'en amuse, d'autant plus que la baronne ne semble pas s'en plaindre. Elle répond au baiser sans protester, et il la sent presque rassembler toute sa volonté pour en rester là alors que le sang semble bouillir dans ses veines. Le pirate n'est pas mécontent de son petit effet.

La jeune femme récupère son stylet. Darius sourit un peu lorsqu'elle annonce qu'ils sont quittes et qu'elle n'a pas l'intention de se venger de sa vengeance. Selon elle, cela n'a pas de sens, mais le pirate voit les choses autrement... Il sait trop que la vengeance peut être, dans certaines circonstances et avec certaines personnes, un cycle à la fois infernal et infini. Enfin, jusqu'à ce que l'un des antagonistes périsse.

Amusé, Darius écoute Esméra lui parler de cet endroit parfaitement discret. Elle lui a demandé, lors de leur rencontre à l'entrepôt, de trouver un emplacement aux murs épais, où ils pourraient s'entraîner et s'amuser librement, et il n'a pas failli à la tâche. Leur dernière rencontre a prouvé l'efficacité de cette planque savamment dénichée et elle semble maintenant souhaiter en profiter une nouvelle fois... ou peut-être pas. Darius arque légèrement un sourcil en voyant la baronne se placer dans une position qu'il ne lui a pas enseignée. Elle paraît avoir sélectionné l'option « surprise » et il l'observe à l'intérêt, à l'affût de ses mouvements, prêt à bloquer une éventuelle attaque qui, finalement, ne vient pas. La noble se contente, après avoir posé une question pleine de sous-entendus, d'un geste imprévu et habile qui lui permet, à l'aide de sa lame, de défaire l'une des boucles de la cuirasse qu'il porte. Darius ricane, agréablement surpris. Esméra ne sera jamais une puissante guerrière, mais elle pourrait réussir à devenir une combattante capable d'une grande précision. Elle a la dextérité requise pour réussir la plupart des coups qu'il lui apprend dès le premier assaut et c'est, selon lui, ce qui pourrait principalement la sauver si elle en venait à faire une mauvaise rencontre.

« Tu penses? répond-il moqueusement. Je crois que j'ai besoin d'être convaincu davantage, je veux dire... Qui me dit que c'est pas juste la chance de la débutante? »

Darius fait quelques pas pour suivre Esméra, qui tourne autour de lui.

« Et il faut aussi voir si t'es aussi douée quand ta cible bouge, Esméra, poursuit-il, un sourire goguenard au coin des lèvres. Allez, aide un pauvre homme, il fait effectivement très chaud ici... »

Darius range sa dague et dégaine plutôt son épée pour la diriger lentement vers Esméra et relever un pan de sa robe contre sa cuisse. Il lui jette un regard brillant et provocant.

« Qui sait, je vais peut-être venir à ton secours après. »

Darius relâche la robe d'Esméra, puis range son arme. D'un petit coup de menton dans sa direction, il invite la baronne à lui montrer ce qu'elle sait faire tout en continuant de bouger dans la pièce.

- Mais c’est justement là que tu te trompes, beau parleur. Je suis peut-être une débutante en maniement mais…j’ai eu largement le temps d’apprendre depuis mon enfance jusqu’à mon mariage et encore après…Ne pas manier une arme ne m’a pas empêchée de retenir les leçons que mon père prenait ou donnait à d’autres chevaliers…

Elle reste face à lui tout en effectuant des mouvements lents, précis, se déplaçant en cercle, tout en ne le quittant pas des yeux une seule seconde. Bizarrement, elle ne sourit plus. Elle est terriblement concentrée, tâchant de reproduire les mêmes mouvements que son père effectuait jadis. A dire vrai, dans cette maison sordide et lugubre, il n’y a plus que le son de la voix de Darius, impitoyable de moquerie légère et celui de son épée qui vient soulever sa robe. Esméra a un regard pour cette épée et a vite fait de se rappeler le poids d’une telle arme. Elle a pu en apprécier toute la lourdeur chez le baron d’Aubépine, quand celui-ci lui a laissé, fort naïvement d’ailleurs, l’arme familiale entre les mains. Il s’en est fallu de peu pour que le baron soit allégé de quelques grammes de chaire, cela dit en passant. Le maniement brutal de cette arme avait jeté un froid considérable sur le repas qui a suivi. Quoiqu’il en soit, elle sait qu’à la vitesse et au maniement de son stylet, elle a un tout petit avantage, si jamais il en vient à utiliser son épée.

- Je n’ai pas besoin qu’on vienne à mon secours. Parce que je suis précisément à l’endroit où j’ai envie d’être et en compagnie choisie en connaissance de cause.

Elle esquisse alors un sourire, avançant dans le clair-obscur qui a déjà abrité son déshabillage de tout à l’heure. La pièce est après tout extrêmement mal éclairée vu que les volets sont fermés et que seuls quelques rais de lumière blafarde illuminant des volutes de poussière diffusent une pâle lumière dans toute la pièce. Les coins d’ombre ne manquent pas et c’est précisément dans le plus grand d’entre eux qu’elle entre, poussant Darius à la rejoindre, vu que le pirate semble décidé à la suivre dans ce mouvement de prédateur qu’elle a initié tout à l’heure.

- Peut-être est-ce toi qui devra appeler à l’aide, Dorian…Et dans ce cas qui viendra… ?, dit-elle dans un souffle.

Esméra n’est plus qu’une silhouette mal définie dans le fond de la pièce encombrée de toutes sortes de meubles repoussés contre les parois afin de dégager de la place pour leurs entrainements. A vrai dire on peut assez mal la distinguer du buffet à vaisselle grossier ou de la patère qui sert à faire sécher les capes, tous deux disposés là bas contre le mur du fond. Il y a deux chaises de bois rudimentaires, une table également. Elle les évite soigneusement, se déplaçant à présent avec la souplesse d’un chat et le silence d’une petite souris. Darius est à présent plongé dans l’ombre, elle a un sourire, léger, avant de diriger sa lame vers la seconde boucle, espérant la faire sauter du premier coup.