La nouvelle arrivante du Domaine Pessan

Alix ouvrit les yeux d'un seul coup.

Bien au chaud sous sa couverture de laine, dans sa chemise de nuit bleue, elle regardait le soleil se lever derrière ses rideaux qu'elle laissait entrouvert.
Elle se trouvait incapable de se rendormir. Elle était si excitée de la présence d'Idalie au domaine, et il y avait tant à faire encore ! Elle entendit la servante se lever, soupira d'ennui. Elle avait si envie de mieux connaitre sa future maman !

Finalement, elle se redressa, enfila ses bas en laine pour avoir plus chaud, ouvrit ses rideaux, et galopa littéralement en bas, dans la cuisine. Prestement, elle saisit deux grosses bûches, les fit monter par les poulies, grimpa à l'échelle, la remonta, dans un geste habituel ; puis, les bras encombrés de sa charge, gratta doucement à la porte de la fiancée de son père.

Son cœur battait si fort à l'idée de se faire une amie de cette femme qu'elle n'y tint plus. La petite fille poussa silencieusement la porte, fit un pas vers le lit, s'arrêta, se mordit la lèvre, sans oser avancer plus. La noble n'allait-elle pas se mettre en colère ?

Brusquement, la jeune bâtarde eut peur, et fila, à petits pas, en direction de la cheminée. Elle grimaça, alors que le parquet grinça sous ses genoux, finit par lâcher maladroitement les morceaux de bois, où ils se cognèrent dans l'âtre.

- "Zuut..."

A une époque, elle aurait été battue d'être aussi bruyante, et, comme autrefois, la peur la prit à la gorge.
Le souffle irrégulier, tendue, elle souffla sur les braises, sous la cendre, et déposa des petits copeaux de bois pour attiser le feu. Elle savait qu'une bonne flambée réchaufferait la chambre ; et ce ne fut que lorsque la flamme fut haute et claire qu'elle se redressa enfin, tout en contemplant son œuvre.
Puis, fébrile, elle se retourna. Espérant que le nouveau membre de leur famille ne se serait pas réveillée.

Quelle ne fut pas son désappointement, tandis que la jeune femme commençait à battre des paupières ! Et perdant un peu le sens commun, la fillette s'écria :

- "Je ne faisais que passer, rendormez-vous !"

...Espérant par là calmer l'humeur que l'enfant présumait, à tord, déjà massacrante.

Si Idalie avait d'abord cru qu'elle peinerait à trouver le sommeil lors de sa première nuit au Labret, sa fatigue s'était chargée de la détromper, la plongeant dans un profond sommeil dès sa tête posée sur l'oreiller. Elle n'avait eu ni le temps de songer aux Fangeux qui rôdaient à l'extérieur, ni l'énergie pour penser aux prochains jours ou même au grand événement qui l'attendait. Épuisée par les préparatifs et, surtout, par le voyage, elle s'était endormie avec une rapidité qui n'avait pas été sans étonner sa domestique, Ilda.

Confortablement emmitouflée dans les couvertures de son nouveau lit, Idalie bougea à peine lorsque la porte s'ouvrit et que les petits pas d'Alix firent craquer les planches de bois du plancher. Elle ne commença à s'éveiller qu'au moment où le bruit des bûches échappées dans l'âtre résonna dans la pièce. Elle grimaça légèrement, murmura un vague Ilda, tout va bien? avant de s'immobiliser de nouveau, puis de commencer à battre des paupières. Elle fut surprise de découvrir non pas sa domestique, mais la jeune Alix, qui paraissait horrifiée de l'avoir réveillée.

Idalie se passa une main sur le visage pour le dégager de ses cheveux, qui étaient bien incapables de rester sage dans leur longue tresse toute la nuit, puis se redressa tranquillement en offrant un sourire rassurant à Alix.

« Ta venue tombe à point, Alix, fit-elle gentiment. Je dois bien me lever avant que la nuit ne retombe, et puis, je commençais à avoir froid. C'est très attentionné. »

Elle désigna d'un geste le foyer, puis mit une main devant sa bouche pour dissimuler un bâillement.

« Tu me prends par contre en flagrant délit de manque absolu d'élégance, poursuivit-elle en riant. Il te faudra garder le secret de cette coiffure que je n'oserais désormais contempler dans un miroir et de cette marque d'oreiller contre ma joue. »

Idalie sourit, légèrement espiègle, puis demanda à Alix d'aller fermer la porte avant de l'inviter à s'asseoir près d'elle sur le lit. Elles n'avaient pas encore eu l'occasion de discuter seule à seule, toutes les deux, et ce moment de calme avant le tourbillon de préparatifs qui allait les emporter lui semblait idéal.

« Tu sembles nerveuse, nota doucement Idalie en observant Alix. Est-ce le cas? Aimerais-tu m'expliquer pourquoi? »

La jeune femme finit par s'asseoir complètement dans le lit et repoussa une nouvelle fois quelques mèches pour dompter sa chevelure. Alix avait commencé à s'ouvrir à elle lors de leur brève correspondance et elle avait espoir que la petite ne ferait pas marche arrière maintenant qu'elle était là. Bientôt, elles seraient officiellement de la famille, et Idalie souhaitait aimer Alix et prendre soin d'elle comme si elle était sa propre fille. Peu importe ce que les autres en diraient.

Son petit cœur se calma lentement.

A son grand soulagement, Idalie ne la fusillait pas du regard ; et elle lui souriait même avec cette bonté qui semblait la caractériser. Alix se rassura un peu, osa, à son tour, un petit sourire. Désormais, elle grelottait dans sa chemise de nuit - elle regretta de ne pas s'être habillée, ou de ne pas avoir passer un châle sur ses épaules minces.

Un rire faillit éclore sur les lèvres pâlottes de l'enfant - et elle finit par s'asseoir sur le lit, détaillant avec franchise ce visage aristocratique, ces cheveux décoiffés, mais qui tombaient en cascades bouclées sur un joli vêtement de nuit.
Pouvait-on réellement parler ouvertement ?

Il était vrai qu'elle avait commencé à se confier par lettre - mais c'était alors quasiment à une inconnue, comme s'il n'y avait pas de conséquences, pas de suite fâcheuse, qui pouvait en résulter. Désormais, cette ombre avait pris corps et se trouvait devant elle, si proche, le visage si candide qu'elle avait envie de faire confiance. Sans restriction.
Mais Appolinne de Pessan désapprouverait. Il fallait ... Il fallait donner donner une faiblesse pour pouvoir en grappiller chez autrui. Devait-elle le faire, ici, avec celle qui deviendrait sa mère ? N'étais-ce pas bien mal commencer leur relation ?

C'était maintenant qu'il fallait choisir.

Alix prit une inspiration, esquissa un sourire un peu crispé, timide. Détailla à nouveau le regard sincère de son interlocutrice. Comment s'adressait-on à sa mère ? Comment être une bonne fille ?
L'enfant repensa, en un éclair, à maman-nourrice, qui distribuait des taloches comme s'il en pleuvait, mais qui la berçait parfois, quand elle faisait des cauchemars dans son lit.

- "Quand... quand ... j'étais plus petite, j'aurai reçu une paire de taloches, si j'avais réveillé maman-nourrice. Et ça aurait été pareil, là où j'ai trouvé un travail. Alors j'avais peur que tu sois en colère, Idalie. Dame Idalie. ... Mais ... en tout cas, vous semblez avoir bien dormi. J'en suis heureuse, vous savez. Enfin, tu sais."

De minute en minute, Alix se sentait mieux. Elle lui offrit un plus large sourire, un peu soulagée d'avoir osé lâcher au moins trois quart de vérité, et murmura doucement.

- "Je te promets que je ne dirais rien à papa. Mais il te trouverait très jolie, j'en suis sûre. Il était vraiment très heureux que tu viennes à la maison. C'est un homme très seul, même si je suis là. Et je suis sûre qu'il s'occupera aussi bien de toi que de moi. Je n'ai jamais connu une si grande bonté et une si grande patience. Je voulais me montrer une bonne fille, ce matin. Mais ... j'ai pas beaucoup d'expérience dans les mamans."

La petite fille se frotta ses yeux encore bouffis de fatigue, dans un geste très enfantin, tapota le montant du lit en bois de ses pieds couverts de leur gangue de laine.

- "Aimez-vous la maison ?"

Alix semblait quelque peu timide, réticente à se confier. Sans presser les choses, Idalie se contenta de la regarder calmement, un sourire chaleureux aux lèvres. Elle voulait apprendre à connaître la petite et que celle-ci se sente en confiance avec elle, mais elle devrait se montrer patiente. Alix ne lui dirait peut-être pas tout ce qu'elle ressentait immédiatement. Après tout, même si elles allaient bientôt former une famille, elle n'étaient encore que des inconnues – ou presque.

Après un court moment, la jeune fille avoua avoir craint la colère de sa future belle-mère. Idalie plissa le nez en l'entendant raconter qu'elle aurait été frappée pour si peu par celles qui s'étaient occupées d'elles par le passé. Comment pouvait-on lever la main sur une enfant aussi adorable?

« Tu n'as rien à craindre avec moi, promit-elle. Je ne te frapperai jamais. »

Idalie sourit, le rose lui montant doucement aux jours quand Alix lança candidement qu'Aymeric la trouverait sans doute très jolie et qu'il était réellement heureux de son arrivée. La noble peinait encore à réaliser qu'elle était au Labret et qu'elle serait mariée dans quelques jours seulement... Elle travaillait d'arrache-pied pour tout organiser depuis des semaines, et pourtant, la situation lui semblait encore irréelle.

« La maison est magnifique, Alix, je ne pourrais demander mieux, répondit-elle à la question de la petite. Et ne t'en fais pas, tu as été parfaite, ce matin. Tu as été très attentionnée et pleine de bonté. Aie confiance en toi. »

Idalie attrapa un bout de sa couverture rouge sang pour recouvrir délicatement les épaules d'Alix, ayant vu l'enfant grelotter un peu plus tôt.

« Appelle-moi Idalie et tutoie-moi, je t'en prie... Nous n'avons nul besoin de toute cette étiquette entre nous. Tiens, aimerais-tu que je te coiffe? Je n'ai pas l'expertise de ma domestique, mais j'ai quelques jolis tours dans mon sac, surtout pour de magnifiques cheveux comme les tiens. »
Idalie se saisit de la brosse déposée sur la table de chevet et la montra à Alix, lui laissant le choix d'accepter ou de refuser. Il s'agissait d'une proposition banale, mais qui en disait long sur ses intentions à l'égard de la petite, dont elle souhaitait prendre soin comme une mère.

« Nous pourrions continuer à parler pendant ce temps, poursuivit-elle. De tout et de rien, ou de ce que tu m'avais mentionné dans ta dernière lettre... Je souhaite simplement apprendre à te connaître. Et que tu apprennes à me connaître aussi.

Elle sourit avec bienveillance à Alix avant de terminer :

« Tu peux me poser toutes les questions que tu veux. Je serai heureuse d'y répondre. »

Une douce chaleur envahit le corps menu de l'enfant, alors que son interlocutrice déposait une couverture sur ses épaules.

La chaleur du feu flambant dans la cheminée aidant, Alix se détendait petit à petit. Idalie semblait si souriante, douce et inoffensive - il lui semblait qu'elle était tout l'inverse d'Apolline de Pessan, qui était si froide et impressionnante que la petite fille se sentait toujours gênée en sa présence.
Ses joues se colorèrent d'une teinte rosée. Ses yeux noirs brillèrent comme des escarboucles à la lumière dansante des flammes, et elle émit, bien malgré elle, un petit rire de bonheur.

- "Oh oui, Idalie, j'adore qu'on me coiffe ! La servante m'a montré comment me faire des tresses pour pas qu'elle perde de temps le matin."

Elle en frémissait d'excitation, adressa un sourire radieux à la jeune femme.
Puis elle pouffa de rire, en se tortillant un peu, quelques secondes.

- "Tu dois me trouver stupide. je sais bien me tenir, normalement. J'apprends beaucoup à me tenir comme une vraie fille de la noblesse."

Elle se calma un peu, baissa un peu la tête, puis la tint droite à nouveau, pour ne pas gêner l’œuvre d'Idalie. Elle aimait tant qu'on s'occupe d'elle ; et bien qu'elle savait bien que ce n'était que temporaire, elle comptait bien en profiter au maximum.
Brusquement, il y eut comme un silence.

Toute sa joie retomba. La petite fille ne comprenait pas vraiment pourquoi elle n'arrivait pas à se débarrasser de son passé, pourquoi les souvenirs étaient si prégnants. Pourquoi ils refluaient toujours, pourquoi parler était si douloureux.

Elle pouvait parler de ce qu'elle voulait, de ce qui était anodin ; mais bientôt les rumeurs allaient parvenir aux oreilles de sa belle-mère. Alors ne valait-il pas mieux qu'elle soit au courant, avant d'entendre les mauvaises langues ?


- "Je t'ai parlé de beaucoup de choses dans ma lettre... Mais... ce n'est pas intéressant. Pas du tout intéressant."

Le cœur lui manqua. Il était plus facile d'interroger Idalie sur son passé, d'oublier le sien. En tout cas, il fallait au moins essayer.

- "Tu as une maman ? Es-tu née à Marbrume ? Y as-tu toujours vécu ? J'aime plutôt bien la ville, mais c'est vrai que l'Esplanade sent meilleur. Est-ce que tu avais une nourrice, aussi ?"

Idalie eut un sourire attendri en voyant Alix faire preuve d'autant d'enthousiasme à l'idée de se faire coiffer. Elle secoua d'ailleurs la tête lorsque la petite lui dit qu'elle devait la trouver stupide et qu'elle mettait beaucoup d'efforts à se tenir comme une demoiselle de bonne famille.

« Stupide? répéta-t-elle. Aucunement, Alix. Ta joie me touche beaucoup et je serais triste de la voir disparaître au profit de la bienséance. Permettons-nous donc d'agir avec naturel lorsque nous sommes seule à seule et gardons les codes rigides de la noblesse pour les leçons et les rencontres mondaines. »

Sur ces mots, la jeune femme commença à brosser la chevelure d'Alix avec délicatesse, faisant bien attention de ne pas trop tirer sur les mèches emmêlées. Ses gestes étaient doux, empreints de cette bienveillance qui lui était naturelle.

Le silence qui accueillit sa question interloqua légèrement Idalie. Alix avait commencé à aborder certains sujets dans sa lettre, mais elle ne semblait plus vouloir se confier. Ce n'est pas intéressant. Pas du tout intéressant. L'enfant reculait. Elle avait voulu parler de son passé, mais maintenant, elle hésitait. Avait-elle peur? Du jugement? De la trahison? Du rejet? Idalie jugea préférable de ne pas insister, pas tout de suite. Elle venait d'arriver. Alix lui faisait sans doute confiance jusqu'à un certain point, mais avait besoin de temps pour se dévoiler. La noble ne lui en voulait pas.

« J'avais une maman, oui, offrit-elle en posant la brosse pour commencer à réaliser quelques tresses dans les cheveux d'Alix. Et un papa. Malheureusement, ils ont déjà rejoint Anür, tout comme ma soeur et mon frère aînés. Nous avons eu ensemble une belle enfance sur les terres d'Auvray, à l'extérieur du duché. C'est là que j'ai grandi et que j'ai habité jusqu'à l'an 1164. Je crois que tu aurais beaucoup aimé! C'était un bel endroit où tous les jeux étaient possibles. Nous avions une nourrice, mais ma maman s'occupait tout de même beaucoup de nous. J'avais aussi des professeurs qui me montraient tous les codes de la bienséance, mais je crois que c'est d'elle que j'ai le plus appris. C'était une femme douce et raffinée. Mon père était un guerrier. Comme le tien. »

La jeune femme se pencha vers Alix pour lui sourire, puis poursuivit son travail.

« Je peux te confier quelque chose? demanda-t-elle. [color=#33cc99 Je suis légèrement nerveuse aujourd'hui. Ce sera ma première véritable journée ici et il me fait étrange de ne plus être à Marbrume. Même si je n'y suis pas née, j'y ai vécu deux ans et j'avais fini par m'y habituer, par y avoir mes repères. Ici, tout est à recommencer. C'est très excitant, mais aussi très effrayant. J'espère m'adapter rapidement, car je souhaite réellement rendre ton père heureux. »[/color]

Elle songea brièvement à Aymeric, qui devait se trouver dans sa chambre ou ailleurs dans le manoir, pensa à la vie qu'ils pourraient avoir ici, au bonheur qu'ils pourraient construire malgré la Fange. Malgré ses appréhensions, elle se surprit à rosir d'un certain bonheur à la perspective de cet avenir qui se dessinait devant elle.

« As-tu trouvé difficile de t'adapter lorsque tu es arrivée ici? questionna-t-elle la petite en terminant le chignon. Selon toi, que devrais-je faire pour m'assurer de bien m'intégrer et de plaire à ton père? »

La voix bienveillante d'Idalie coulait comme du miel à son oreille.

Bien droite, la tête aussi immobile que possible, elle sentait avec délice la brosse accomplir son office dans ses cheveux dorés. Les mains féminines triturèrent sa chevelure, commencèrent habilement à les coiffer, à former la tresse annoncée.
C'était un beau moment pour la petite fille. Il lui rappelait l'amour passionnée qu'elle vouait à maman-nourrice, au bonheur que l'on ressentait quand on était entouré, choyé, par ce qu'on aimait le plus.

Papa était un homme d'une infinie bonté - et elle avait l'immense espoir qu'il en serait de même pour sa nouvelle épouse, que le fiasco, que la douleur de voir sa première femme la rejeter ne se reproduirait pas.

Il était dur d'entendre qu'Idalie avait connu tant de morts, elle aussi - mais à Marbrume, en cette période terrible et sombre, tout le monde avait des cadavres dans son cœur.
Doucement, l'enfant déposa sa main sur le bras de son interlocutrice, brièvement ; puis la reposa sagement sur ses genoux.

Il était drôle, également, de pense que cette magnifique jeune femme pût être nerveuse, elle aussi ; et cette fois, Alix esquissa un sourire pour la rassurer.

- "Tu sais, moi aussi, j'avais très peur quand je suis arrivée. En fait, je ne voulais pas venir ici. Je voulais rester derrière les bonnes murailles de Marbrume, comme tous les hommes d'arme avaient dit. Ils avaient dit qu'il ne fallait pas sortir de Marbrume. Et puis, j'avais essayé, une fois. Et... et... bref. C'était pas trop difficile de m'adapter à ici. Il fait chaud, et la servante est gentille, et surtout papa. Et puis, on est toujours très occupé. Je pense que... Si tu aides papa dans ses tâches et puis que tu représentes bien la maison, que tu t'occupes des paysans et de la population, alors, papa sera content. C'est un homme simple. Je crois qu'il n'aimerait pas une femme qui exige plein de choses, mais... je ne crois pas que tu sois comme ça. Je crois qu'on ne vit pas vraiment comme les nobles de l'Esplanade, on doit se rendre utile. Pour que tout le monde survive. Et puis je suis sûre que si tu donnes des héritiers à papa, il sera aussi très content. Mais.. si y'a trop d'enfants, ça fera aussi beaucoup de bouches à nourrir et à habiller. Je ne sais ... si c'est bien. En ce moment. Je sais que les enfants sont des lourdes charges. Mais les hommes aiment quand les femmes gigotent bien au lit, et qu'elles sont jolies. Et tu es très jolie, alors ne t'en fais pas trop. Tu vas plaire à papa."

La petite bâtarde savait qu'elle parlait trop, beaucoup trop. Mais il était si dur de s'en empêcher qu'elle finit par se pincer les lèvres, quelques secondes. Finissant par poser une dernière question.

- "Tu as beaucoup hésité avant de répondre oui à papa ? Tu avais très envie de te marier ?"

Idalie sourit en sentant la petite main d'Alix se poser conte son bras pour la rassurer. Elle écouta l'enfant lui parler de son arrivée au Labret et fut heureuse de la voir s'exprimer plutôt librement. Alix était une jeune fille perspicace et perceptive qui semblait voir la vie du point de vue d'une adulte, parfois. Elle avait des préoccupations qui n'étaient pas celle d'une enfant de son âge. Elle songeait aux bouches à nourrir que représentaient les enfants. Elle savait que les hommes préféraient les femmes qui « gigotaient » bien au lit. Elle était réellement surprenante.

Idalie avisa Alix calmement, se questionnant sur tout ce que sa future belle-fille avait pu vivre avant d'être réunie avec son père. Qu'avait-elle vu? Qu'avait-elle entendu? En saurait-elle ne serait-ce que la moitié?

« Non, je n'ai pas hésité du tout, répondit-elle avec sincérité à la question d'Alix. En fait, après son départ, j'espérais qu'il reviendrait à Marbrume lorsque les Trois le lui permettraient pour demander ma main à mon frère. J'ai donc attendu. »

La noble sourit, puis s'accorda un court moment de réflexion avant de répondre à la deuxième question d'Alix :

« J'avais envie de me marier, mais je craignais certaines choses, notamment d'être considérée comme étant trop vieille par plusieurs ou d'être séparée de mon frère. J'avais donc des appréhensions face à l'idée du mariage en général. Pas face à celle d'épouser ton père, bien au contraire. Je suis très heureuse de devenir sa femme. »

Idalie attrapa de nouveau sa brosse et commença à démêler sa longue chevelure tout en continuant de regarder Alix.

« Et je suis très heureuse de devenir ta belle-mère aussi, tu sais? Je crois que nous allons très bien nous entendre, toi et moi. Et je sais que... Je sais que tu t'inquiètes peut-être de l'arrivée éventuelle d'autres héritiers et je comprends. Cependant, sache que, pour moi, tu auras toujours ta place ici, peu importe le nombre de bouches à nourrir. Nous serons une famille et il n'y a rien de plus sacré. »

Idalie abandonna un instant ses cheveux pour poser une main rassurante sur celle d'Alix. Elle sourit chaleureusement à la petite, puis reprit son œuvre.

« Tu disais tout à l'heure que tu avais tenté de quitter les murs de Marbrume, reprit-elle, changeant de sujet. Puis-je te demander pourquoi et ce qui s'est passé? »

Elle ajouta, histoire de ne pas mettre la petite mal à l'aise :

« Tu n'es pas obligée de répondre, je suis seulement curieuse de savoir ce qui a pu te pousser à un tel acte puisque tu disais avoir craint de quitter la sécurité des murailles de Marbrume avant de venir t'installer ici. »

En silence, Alix écoutait sa future belle-mère parler. Ses propos la rassuraient lentement ; car Idalie semblait si gentille et si douce qu'elle lui donnait envie de la croire, de tout croire. Apolline pensait que l'amour dans le mariage était stupide et vain - mais qui avait réellement de la fortune aujourd'hui ? Même les prostituées avaient faim, parfois, et l'enfant savait que posséder une ferme et une forge, par les temps qui couraient, était extrêmement précieux.
Se pouvait-il que l'amour puisse rencontrer l'intérêt ? Que de heureuses alliances puissent se former ?

- "Papa est un peu rude, parfois, mais tu verras, il est la bonté incarnée. Il a toujours été bon et patient avec moi, et je sais qu'il prendra soin de toi aussi, et de tous vos beaux enfants. Tu sais, Idalie, je travaillerai très dur pour mériter toujours ma place à la maison. Et quand je serai plus grande, est-ce que tu arrangeras un mariage pour moi ? Je te promets, j'essaierai de le mériter."

L'enfant ferma les yeux. Elle était si bien, tandis qu'on lui brossait les cheveux tendrement, assise au coin du feu, dans sa maison ! Quel bonheur d'avoir une présence féminine et amicale, que disait-elle, familiale, auprès d'elle ! Elle ne connaissait rien de plus merveilleux au monde ; et, instinctivement, la petite fille se rapprocha un peu d'Idalie, comme si elle savait, par instinct, que cette dernière ne mentait pas. Que dans cette demeure joyeuse, rien au monde de désagréable ne pouvait arriver.

Il était aussi légitime de répondre à ses questions. Si elles voulaient commencer une bonne relation, ne fallait-il pas dire la vérité ? N'étais-ce pas important aux yeux des Trois ?

Alix prit une grande inspiration. Elle sentait son cœur battre plus vite, mais les gestes doux contre ses cheveux la rassurèrent.

- "Je... Je t'ai dit dans ma lettre que je ne voulais rien te cacher. Parce que.. tu vas devoir faire face aux rumeurs à cause de moi."

Pourquoi étais-ce tant un crime d'être une bâtarde ? Qu'y pouvait-elle ?

- "Il y a un an et demi, quand j'avais sept ans, maman-nourrice n'est jamais revenue à la maison. Elle voulait trouver du travail pour nous nourrir. Et comme elle n'est pas rentrée, j'ai dit que je trouverai de la nourriture et de l'argent pour les petits. Mais... j'ai eu du mal à trouver du travail. Quand j'ai eu huit ans, je sortais parfois dans les faubourgs. Il y a des crânes ou des ossements de fangeux parfois, et on peut les revendre. Mais cette fois-là, j'ai entendu quelqu'un qui promettait de l'argent et de la nourriture, si on allait s'installer dans un village, hors des murs. Alors je me suis dis que c'était une bonne idée. J'étais contente de trouver une opportunité. A la taverne, il y avait même une milicienne, alors j'ai trouvé ça rassurant. Mais... mais c'était un piège. L'homme nous a pris en chasse, et j'ai bien cru qu'on allait tous mourir. Et puis il y a eu le fangeux. Et puis ce pauvre banni. Ils lui ont dit de courir en éclaireur, que s'il faisait ça, on le dénoncerait pas. Et il est mort dans un piège que nous tendait le ... le chasseur."

La fillette baissa les yeux. Elle revoyait clairement la scène dans son esprit, et se secoua brièvement, pour en chasser le souvenir.

- "Je sais que dehors, c'est très dangereux. Mais moins ici. Il y a des bons murs, et si on respecte le couvre-feu, alors tout ira bien. Il ne juste pas s'éloigner tout seul. Les mercenaires sont là pour nous aider, et nous accompagner. Leur chef, c'est l'amant de la fameuse milicienne qui était avec moi dehors. Il est très grand, et il fait peur quand on le voit, mais il est très gentil, en vrai. Il échange les services de sa compagnie contre un logement et de la nourriture. J'ai confiance en eux."

Elle se retourna, contemplant le beau visage de sa future belle-mère.
Lui offrit un sourire doux mais adulte, mature et calme.

- "Et moi, je te protègerai aussi. Ne t'en fais pas. Une fois, j'ai protégé une petite fille noble. C'est pas grave si j'ai des ennuis, mais si on est des amies, je te promets que je te protègerai pour toujours. Tu dois pas voir le monde comme il est en vrai. Les nobles doivent rester bien au chaud et en sécurité."

« Je suis certaine que ton père souhaitera t'organiser un beau mariage dans quelques années, Alix, et il va de soi que je ferai tout pour l'aider, promit Idalie à le petite, qui s'inquiétait de son avenir. Tu mérites déjà d'épouser le plus aimant des gentilshommes. Le moment n'est seulement pas venu encore. »

Le moment viendrait vite, probablement trop aux yeux du père protecteur qu'était Aymeric. La vie avait forcé Alix à grandir rapidement et l'enfant avait déjà des nombreuses préoccupations qui n'étaient pas tout à fait de son âge. Elle conservait cependant une touche d'innocence, un sens de l'émerveillement qu'Idalie souhaitait encore préserver. Alix méritait d'avoir un semblant d'enfance normale, avec un père et une mère qui l'aimaient, des frères et sœurs qui réclamaient son attention, des jeux entre une leçon de bienséance et un cours de lecture.

Lorsque la jeune fille commença à s'ouvrir à elle, Idalie lui accorda toute son attention et la regarda avec calme et bienveillance. Le récit d'Alix, quoique confus, fit naître en elle une foule de questions et d'émotions. Quel type d'homme se mettait à pourchasser une enfant de huit ans de la sorte? Et pour quelle raison? Qu'était-il advenu de ce chasseur? Alix mentionna la mort d'un banni, mais rien sur l'homme qui l'avait tourmentée. Rôdait-il toujours?

Consciente qu'Alix devait revivre la terreur associée à l'épisode difficile qu'elle racontait, Idalie garda ses questions pour elle-même. Elle évoquerait peut-être le sujet avec Aymeric ou y reviendrait un autre jour avec la petite elle-même. Elle ne jugeait pas avisé de pousser Alix à davantage de confidences maintenant. Elle ne voulait surtout pas voir celle-ci se refermer et ternir cette première journée qu'elle passeraient ensemble en la forçant à raconter de sombres histoires.

« J'ai confiance que tu feras tout pour me protéger, Alix, mais tu sais, c'est surtout à moi de te protéger. C'est ce que toute mère doit et veut faire pour ses enfants. C'est ce que je souhaite faire pout toi. »

Idalie prit la main d'Alix dans la sienne et la pressa avec douceur.

« J'ignore qui sont ces gens qui ont osé s'en prendre à toi, mais sache que je ne laisserai nulle âme malveillante s'approcher de toi. Jamais. Protéger contre vents et marées. C'est la devise de la famille d'Auvray et elle est ancrée en moi. Elle est indissociable de la personne que je suis. »

Idalie relâcha lentement la main de la petite, puis se leva. Il était encore tôt, mais elles ne devaient pas trop tarder avant de s'activer. Les prochains jours allaient être remplis de préparatifs divers en vue du mariage et la noble désirait étudier chaque détail décidé en son absence pour être certaine que tout allait parfaitement se dérouler. Elle devait également faire bonne figure et, par conséquent, éviter de traîner au lit alors que d'autres invités séjournaient au manoir.

« Aimerais-tu me choisir une robe? demanda Idalie à Alix en lui désignant les toilettes. Je pourrais choisir la tienne en retour, et nous pourrions ensuite aller prendre le petit déjeuner. »