Marbrume


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 Le Vair est dans la pomme

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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyMer 17 Aoû 2022 - 21:33
Mi-décembre 1166.
Temple de Najac.
Milieu de la nuit.

Les statues des Trois au pied desquelles Sixtine balayait le sol n'avaient pas la même grandeur, la même richesse ou la même prestance que leurs sœurs de la cité de Marbrume : taillées dans les troncs assombris par la patine de massifs frênes avec pour seules décorations, à défaut de peintures et de pierreries, des motifs de flore et de faune taillés à la surface de ces souches polies, elles paraissaient pourtant immenses, côte-à-côte pour faire face aux croyants à l'extrémité de cette petite nef qui constituait le corps du plus grand bâtiment de Najac. Le Temple de ce village paysan était à l'image de ce dernier : petit, rustique et fonctionnel. Des bancs de divers âges à l'entretien sporadique ; deux bénitiers, le premier à l'entrée, large mais à la sculpture sommaire, le second, plus modeste de taille mais un peu plus ouvragé, au niveau de l'unique autel où les serviteurs de la Trinité officiaient occasionnellement ; un autel, justement, taillé dans une pierre de grès en un pesant support pour les Saintes Écritures, derrière lequel une marche était dissimulée pour permettre à l'officiant de s'adresser à la foule avec plus de hauteur… l'ameublement, l'apparat et l'architecture étaient chiches mais il était évident que les humbles mains qui avaient coopéré afin d'édifier ce monument à la gloire des Trois, aussi sobre était-il, y avait mis tout leur cœur et toute leur foi ; cet investissement restait visible malgré le délabrement que le sanctuaire avait connu au moment de l'exode vers la cité refuge. Sixtine trouvait dans ce dépouillement une forme de proximité avec les Trois et en appréciait la quiétude, à défaut d'y être assez sensible pour l'épouser pleinement et faire corps avec la solennité du lieu.

A cœur de l'automne, la novice, quelques autres apprentis parmi les plus âgés ainsi que trois prêtres de chaque branche du culte avaient été convoqué par les instances supérieures pour se voir délivrer une mission : avec l'approche de l'hiver, le Temple craignait de voir les ouailles du Labret s'égarer et céder aux tourment inhérents à la saison froide, chose qui était d'autant plus probable dès lors que les petites gens se souvenaient avec précision de la famine qui avait succédé à l'arrivée de la Fange. Ainsi, ces religieux parmi lesquels Sixtine avaient été choisi pour renforcer les effectifs du clergé sur le Labret et prêter main fort à leurs collègues déjà sur place afin de montrer à la population que les Trois et leurs serviteurs étaient toujours avec eux. Avant même de mettre le pied sur le bateau qui les mena jusqu'à Usson au tout début du mois de décembre, la noble déchue avait vu son sommeil se troubler : l'endormissement d'abord se fit attendre de plus en plus et, une fois le pied à terre loin de son environnement coutumier, la brune fut soumise à des réveils de plus en plus fréquents tout au long de ses nuits, et ce, malgré le fait qu'aucun rêve ou cauchemar ne venait s'imposer à elle au bénéfice de la pénombre.

En entendant la lourde porte taillée dans le même bois de frêne que celui qui avait eu l'honneur d'être coupé pour incarner les Trois se refermer, Sixtine se retourna pour porter son regard sur le Père Ignace : le prêtre de Rikni avait été désigné pour être leur guide dans les villages du Labret qu'il connaissait bien, l'aspirante prêtresse lui trouvait une sérénité et une bienveillance qu'elle appréciait d'autant plus, elle qui peinait à se rassurer à l'idée de progresser en dehors des murs de Marbrume auxquels même l'incident du couronnement n'avait pas enlevé le précieux caractère protecteur aux yeux de la jeune femme.
La religieuse suivit l'officiant de la Victorieuse dans un couloir dissimulé à l'ombre d'une colonnade sur la gauche des hautes statues ligneuses : au bout de celui-ci se trouvait un bâtiment annexe qui apparaissait greffé au Temple depuis l'extérieur et où pouvaient vivre décemment les quelques clercs affectés à Najac dans un confort toutefois assez sommaire. Sixtine aida, pria, mangea avec ses camarades, écoutant d'une oreille distraite les prêtres discuter de leur prochaine étape à Genevrey. Puis vint l'heure du coucher : entourées de ses consœurs dans l'un des deux dortoirs, la jeune femme, comme à l'accoutumée depuis trois semaines, peina à s'endormir pour mieux se réveiller une fois le village et le Temple plongés dans le silence quelques heures plus tard. La brune eut beau froisser ses draps et ses couvertures et chercher à se changer les idées, rien ne parvint à la faire retourner au repos auquel tous ses camarades avaient droit, eux. Agacée, Sixtine s'assit sur le rebord de son lit et, à tâtons, retrouva un bougeoir surmonté d'une chandelle de suif. Une fois celle-ci allumée, l’aspirante s'empressa de quitter le dortoir, peu désireuse d'importuner ses consœurs avec l'odeur et la fumée dégagées par sa source de lumière.

Emmitouflée dans une épaisse cape de lin, Sixtine se dirigea vers la nef en faisant le moins de bruit possible ; elle savait son sommeil perdu pour un certain temps et, quitte à ne pas pouvoir se reposer, la religieuse escomptait profiter du calme de la chapelle pour prier. Le froid qui y régnait était mordant et la clerc veillait soigneusement à ce que seule la main qui tenait le bougeoir dépasse de sa mante qu'elle gardait fermée de l'intérieur avec sa senestre. La quiétude du sanctuaire était à son paroxysme : nul fidèle venant implorer, nul servant de la Trinité conseillant ou psalmodiant, seulement les raies de lumière argentés de la lune passant aux travers des vitraux pour faiblement illuminer l'espace… l'usure devait en avoir cassé un certain nombre car un léger courant d'air vint siffler à l'oreille rougie de Sixtine. Arrêtée au niveau de la porte qui séparait les quartiers des prêtres du hall, la novice laissa un bref soupir lui échapper, provoquant un petit nuage de vapeur qui eut tôt fait de s'estomper devant son nez rond. Un instant, elle se trouva idiote à croire que le repos lui tendrait de nouveau les bras dans la froidure d'une grande pièce solennellement vide ; l'instant d'après, un bruit sec et non identifiable lui fit regretter d'avoir cherché ainsi une réponse impossible à ses troubles du sommeil loin de la relative sécurité de son dortoir.

La jeune femme parvint difficilement à étouffer un sursaut et un hoquet de surprise, son visage se braquant si brusquement vers le reste du hall que sa tresse défaite vola pour choir sur l'épaule opposée au sens de sa vision. Qu'était-ce ? Un de ses confrères avait-il eu la même idée qu'elle ? Pourquoi ne se manifeste-t-il donc pas ? Était-ce une ombre qu'elle avait vu bouger, là, derrière cette colonne ? Les perles de ses globes oculaires cherchaient sans distinguer, son bras se tendant inconsciemment pour porter le plus loin possible la lumière légèrement vacillante de sa chandelle. Un court instant, l’esprit alerte et un soupçon paranoïaque de la religieuse pensa à un fangeux ; la raison reprit brièvement le dessus le temps de lui faire prendre conscience que, si c’était une engeance des marais qui s’était introduite dans le Temple, elle serait sûrement déjà morte. Cette perspective écartée, la gorge de la clerc n’en restait pas moins asséchée et serrée et, lorsqu’elle retrouva sa langue, bien que cela fut d’un volume tout à fait acceptable dans un lieu saint, ses paroles trouvèrent un écho sous la voûte de bois sombre.

« - Q-qui va là ? » Sa voix avait tremblé ; les lèvres légèrement gercées de Sixtine se pincèrent et, presque aussitôt, elle reprit la parole d'un ton à peine plus assuré, la dextre crispée sur son bougeoir. « - Si je ne peux vous voir, les Trois, eux, en sont capables. Pourquoi vous dissimuler ? Faites savoir vos intentions. »
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AuxenceBanni
Auxence



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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyJeu 18 Aoû 2022 - 22:59


Qu’y avait-il de plus désagréable que la faim ?
Ce soir fut un énième soir où le Serval n’eut guère grand chose à se mettre sous la dent : en cause, le sadisme primitif de ses camarades d’appoint, réunis à la frontière nord du Labret. Ces malfrats, scélérats, misérables criminels avaient sur le Vicomte une emprise toute particulière. Et il n’osait guère la contester, n’allant pas jusqu’à dévoiler trop de son extraction en jouant les cadors à leurs côtés tandis que certains auraient pu lui briser la nuque d’une tape amicale dans le dos. Il demeurait discret, efficace dans son maniement de l’arc, mais profondément effacé. Qui l’eût cru ? Lui qui se faisait l’astre rayonnant des dîners mondains, le boute-en-train des jours d’été auprès de ses plus proches amis, orgueilleux et vantard, était réduit à un outil mutique dont il ne brisait le silence qu’en de trop rares occasions. Furtif, observateur, sa survie ne dépendait que de son adresse à la chasse et sa capacité à se faufiler plus aisément dans le voile nocturne en raison du brun pourtant relatif de sa peau mauresque. Sans aucun doute le seul avantage qu’il trouvait à cette carnation un tant soit peu trop hâlée pour ses congénères comtes ou bannerets. Les abords de Najac se jouaient à quelques mètres encore, depuis le perchoir où l’habile archer s’était réfugié afin d’échapper aux rôdeurs trépassés. Il avait appris à les côtoyer sans les apprivoiser ; en témoigne l’accalmie de son palpitant et sa sérénité… éprouvée par les spasmes de son estomac réduit à son plus petit volume.

De son poste de sentinelle parmi la frondaison dense d’un hêtre, le Vicomte n’apercevait qu’une ferme plongée dans un profond sommeil ainsi qu’une tour lointaine, au sommet de laquelle rôdait un binôme de gardes tout juste éclairé par une chiche chandelle. Il était ardu pour lui d’estimer l’heure de la nuit, toutefois le halo lumineux couronnant les toits de Najac — cette petite bourgade fermière aux abords septentrionaux du ventre de Marbrume — s’était affaibli à mesure de torches soufflées et lanternes éteintes. Son heure allait bientôt sonner et le chasseur s’éveillait de sa pénible torpeur sur le fort d’une haute branche, où ses membres ankylosés par l’immobile de son attente et un froid saisissant l’avaient cloués sur place. Une cape de feutrine doublée de fourrure le protégeait tout juste de la morsure d’un hiver déjà bien installé, et sortir de ce cocon réchauffé par ses seuls tremblements incontrôlés s’avéra une épreuve difficile. Un vague cheminement de bras arboricoles se présentait face à lui, savamment choisi afin de franchir la palissade menant aux abords du modeste temple du village, même au fort de l’obscurité. Dans la silhouette ténébreuse de la maison des Trois, ses paumes tout juste gantées de mitaines de laine accrochèrent l’écorce pour que le Traqueur se laisse tomber en contrebas, accroupi parmi les hautes herbes sauvages mal déblayées derrière la bâtisse.

L’adonis patiente jusqu’à ce que le regard des matadors se soit un tant soit peu dispersé. Il franchit un rai lunaire, s’invitant dans les mânes de chaque édifice que l’Homme a semé sur ces terres arables, contourne savamment le sanctuaire d’un pas doucereux. Il sait l’appétence des chiens à repérer l’élan de la course, aussi, il ne leur fait pas ce plaisir. Une petite porte dérobée permettant l’accès des servants à la nef devint son eldorado : clenchant la poignée, il s’invite alors dans le feutre du temple, où les courants d’air cessèrent enfin de lui arracher leur dû en volée de frissons. Un soupir.

Le solennel des lieux n’est pas sans lui rappeler de bien mauvais moments. Les interminables messes avaient imprimé en son for un ennui traumatique, le comportement rétrograde des bigots ne lui inspiraient que dégoût et colère. Un nœud nauséeux affirmait sa volonté dans le creux de son estomac affamé. La nécessité, voilà ce qui menait les fidèles à s’agenouiller devant les Trois, ceux qui ont daigné exterminer les siens sans un regard par dessus leur épaule. Le ressentiment du Vicomte étreignit son souffle embué, sa silhouette emmitouflée dans les chauds haillons volés au cadavre d’un camarade. Nourriture. Les gargouillis avaient depuis longtemps laissé place aux pulsations tambourinant ses flancs, tordant ses intestins. Et s’il était une chose que les fervents trinitaires déposaient volontiers, il s’agissait bien de fruits et de grain.

Alors l’adonis s’enfilait entre les médiocres bancs de la sainte demeure, le bout de ses doigts gelé aveugle devant les gravures du temps contre le bois brut. Un souvenir poignant emprunta ses sens pour le mener sur le sentier désolé de son passé, lorsque sur les stalles d’Usson, il gravait trois lettres, symboles d’un lien indéfectible aujourd’hui effiloché. Il n’avait plus de temps à accorder à la misère de ces instants heureux, s’approchant à tâtons d’un autel dédié aux donations du peuple à l’égard de simples statues de bois. Parmi les présents, des confections en tout genre. Poupées de paille, totems de merisier, fourrures, jusqu’à un bol retenant une mélasse dont il n’approcha guère son nez glacé. Mais ce fut sur une pomme qu’il jeta son dévolu, l’empoignant avec la hâte d’un mendiant, ce qui ne manqua pas de heurter son ego.

Une lueur flamboyante s’insinua sous une autre porte dont il n’avait aperçu les contours, signe que l’on approchait de la nef. Dans un instant de panique, après avoir désordonné toute cette mascarade de dons ridicules, il voulut s’enfuir en contournant l’allée centrale, s’immisçant ainsi dans l’ombre des vitraux dardant leurs sentinelles froides sur tout intrus. La poignée libéra son visiteur avant qu’il ne puisse accéder aux grandes portes, si bien que le Serval dût se résigner à dissimuler sa stature dans la longitude d’une colonne.

On l’appelait. Fichtre. Feindre son absence n’aurait guère grand sens, tant il était facile ici d’avoir droit de regard sur chaque invité des Dieux. Son capuchon noircissant la majeure partie de son visage, il dissimula l’offrande volée dans un repli de sa cape avant de s’accroupir et de sortir de sa médiocre planque en tâtonnant la pierre froide dont le sol se composait.

P-Pardonnez un pauv’ paysan étourdi, ma Sœur, il pensait avoir perdu son rosaire ici à la messe du soir… Il n’voulait pas vous réveiller.

Si sa tessiture suggérait un homme dans la force du jeune âge, toute entourloupe était bonne à tenter, tandis que le renard s’approchait du chemin principal au cas où une fuite se devait s’annoncer.
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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyVen 19 Aoû 2022 - 19:30
Un mouvement attira le regard gris de Sixtine, une ombre se détachant des ombres pour se montrer partiellement, à moitié dissimulée derrière un banc collé au pilier duquel elle s'était séparée tel un homonculus invoqué par un alchimiste fou à partir de la tourbe derrière son laboratoire. Une voix alors s'éleva, un peu hésitante, un peu tremblante, implorant son pardon pour la gêne provoquée par cette intrusion en invoquant la perte d'une précieuse amulette. L'apprentie peina à détendre les muscles contrariés de sa mâchoire, rendant sa réponse plus sèche que sa voix toujours mal assurée n'avait l'accoutumée de l'être.

« - Je n'ai vu nul talisman en balayant le sol du Temple… »

Elle l'aurait remarqué si un tel objet avait été délaissé par un fidèle distrait sous un banc ou sur son assise, elle en était sûre. De plus, tout croyant qu'il pouvait être, quel dévot sortirait de sa maison en pleine nuit, d'autant plus dans un village tel que celui de Najac où les palissades étaient loin d'être les plus abouties et entretenues et où les Fangeux étaient susceptibles de rôder à chaque instant ? Sixtine elle-même comprenait que, dans ce genre de situation hélas devenue la norme, le vœu pieux de porter avec soi une part des Trois pouvait bien attendre quelques heures que le jour se lève et que le danger s'éloigne, un peu.
L'aspirante prêtresse ne connaissait pas encore très bien les fidèles de Najac, même si elle les fréquentait depuis quelques jours. Des paysans, des éleveurs, des miliciens, l'aubergiste, le boulanger, le guérisseur… en se rassemblant tous sans exception, ils pouvaient tout juste remplir les deux tiers du Temple. Sixtine avait pourtant compris une chose en croisant leurs mines parfois fermées, souvent inquiètes, régulièrement tournées vers les arbres qui annonçaient la lisière de la forêt : ils avaient parfaitement conscience de la réalité de la Fange et la jeune femme ne voyait pas bien lequel d'entre eux aurait la folie de s'aventurer en pleine nuit à l'extérieur des fermes et des granges barricadées, fût-il pour se rapprocher de la Trinité.

Les ongles crissant presque sur l'étain de son vieux bougeoir qu'elle tenait toujours avec une peureuse fermeté, la novice entreprit de bouger malgré l'angoisse qui martelait sa poitrine, longeant le mur de la contre-allée qui s'étirait devant elle pour, lentement, se rapprocher du rang où se trouvait l'individu, son nez froncé tant par l'odeur peu amène du suif que par le sentiment déplaisant qu'une tentative de duperie était à l'œuvre. Pour avoir déjà parlé à des fermiers au phrasé haché soit par l'illettrisme, soit par la forte impression que la robe de prêtre pouvait avoir sur eux, la brune à la tresse ébouriffée reconnaissait les frémissements dans le ton d'un homme bouleversé et les trémolos de l'inconnu sonnaient faux à son oreille.
En dépassant une dernière colonne, Sixtine finit par se retrouver plus ou moins en face de la silhouette encapuchonnée qui, presque ramassée sur le sol, s'était petit à petit approchée de l'allée centrale. La chandelle de nouveau tendue devant elle, l'apprentie coula un rapide regard sur la seule chose qui n'était pas une ombre dans cette vision qui hérissait tous les poils de son corps dans une tension palpable, à savoir une main posée sur le sol gelé : manifestement abimée et brunie par la vie en extérieure mais toutefois jeune, exemptes des nœuds que l'âge avait tendance à former comme pour compter le nombre de décennies passées sur cette terre frappée de châtiment divin. La novice était anxieuse mais elle ne pouvait laisser cette irruption dans l'enceinte sacrée du Temple impunie - tout du moins ne pouvait-elle l'ignorer comme si elle n'en avait jamais eu vent - et prévenir le Père Ignace donnerait au mieux l'opportunité à l'intrus de s'échapper, au pire une bonne raison de passer de l'outrage d'une intrusion dans un lieu saint à un autre délit voire un crime. Prenant ainsi conscience avec une frayeur aux abois de sa témérité alors que seulement quelques mètres la séparait à présent de cet inconnu aux intentions masquées, Sixtine sentit la pression de sa senestre se resserrer inconsciemment autour de son cou tandis qu'elle s'adressait de nouveau à lui avec la même intonation dont l'inquiétude restait mal dissimulée derrière une assurance qui ne tenait bien que parce qu'elle croyait fervemment en les Trois et en leurs regards posés sur cette scène depuis leur corps de frêne.

« - Ne pouviez-vous attendre l'aube ? Les portes vous auraient été grandes ouvertes alors. »
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AuxenceBanni
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptySam 20 Aoû 2022 - 0:22
Ailleurs peut-être... Oui, ailleurs...

Quelle honte.

J’avais peur de n’pas m’réveiller, ma Sœur, p-pour avoir offensé les Trois… et maint’nant, j’n’ose plus sortir d’ici.

L’adonis se redressait lentement pour ne pas effrayer la religieuse, bien que tout-de-même voûté dans une posture de prosternation. Ses mains abîmées dénotaient d’une rude vie qui ne lui faisait aucune faveur, quoique l’une d’elles soit toujours pressée contre son estomac, où il planque habilement le fruit défendu impunément volé aux Trois sous l’épaisseur relative de sa cape. Sa tessiture s’efforce de feindre la crainte et l’embarras, le goupil bien au fait des suppliques que le bas peuple s’était autrefois adonné à jeter à ses pieds. Ah oui, quelle honte. Se rabaisser, lui, le Vicomte d’un territoire certes conquis par le Mal, mais que tous se devaient respecter. Qu’importe les Immortels, si lui avait faim, il mangerait. Le simple souvenir de sa disette tenace lui tordait l’estomac, et un pénible gargouillement s’en échappa dans la nef réverbérante.

Quelle honte, vraiment.
L’exilé put ainsi rejoindre les abords de l’allée principale sans dévoiler son visage autrement que par une barbe hirsute au poil sombre dévorant la moitié visible de son faciès. Le petit prince avait perdu de sa superbe, léguée à la vie marécageuse en échange de quelques mois, années de plus à survivre dans une inconcevable misère. Sa bile noire lui revient en arrière-goût, tapissant sa gorge d’une amertume ardue à atténuer. Le frémissement répugné de ses narines s’effaça au profit du auvent de feutrine dont il couvrait son chef. D’épaisses ondulations embroussaillées jaillissaient de cette caverne aux parois rêches pour courir son torse en pointes fourchues.
Le diable soit de la honte.

P-Permettez que j’présente mes hommages à not’ bien-aimé Serus ?

Le renard n’était pas dupe : c’était au pied du dieu cerf, maître de la chasse et de l’abondance fruitière, que s’articulaient les meilleures offrandes. Peut-être y trouverait-il une châtaigne, ou encore une mandarine. Il salivait à l’idée même d’aspirer l’humeur sucrée d’un fruit juteux dont il n’avait ne fût-ce qu’imaginé l’agrume de la fragrance depuis d’innombrables lunes. L’estomac protestait avec vigueur, lui infligeant un coup traître qui le plia davantage en deux. Et cette pomme comprimée contre son sternum de l’affamer plus encore, un sentiment qu’il n’avait pas encore dompté malgré les années écoulées à son service. Car réfréner l’assujettissement de l’homme devant ses instincts les plus vitaux était une guerre mal engagée, qui n’aboutissait qu’à une sentence certaine.

Ce que le Serval apercevait de la bigote se limitait au halo coloré de sa chandelle éclairant ses souliers ecclésiastiques. Son oreille ne le trompait guère : il avait affaire à une jeune femme, d’un âge sans doute proche du sien. Cela impliquait-il qu’il dût s’en méfier ? Le Vicomte avait de bien meilleures chances de survie s’il parvenait à l’embobiner et quitter les lieux sans précipitation. Toutefois, la nonne semblait contester ses mensonges, ce qui ne manqua pas de le vexer un tant soit peu. Pour qui se prenait-elle, cette parvenue des académies religieuses, pour douter de sa noble parole ? Certainement pour celle qui croyait s’adresser à un mendiant, un vagabond tout au plus, dont l’allure ne pouvait tant la tromper. S’il était une chose dont il se grimait à la perfection, c’était bien de l’apparat d’un misérable nomade ; pour la simple et bonne raison qu’il avait été ainsi réduit. Alors sans lever le nez, l’éphèbe amorça le piétinement qui le mènerait à l’autel de tous les excès, prêt à s’interrompre si le chemin lui était barré.
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Sixtine DeConquesPrêtresse apprentie
Sixtine DeConques



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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptySam 20 Aoû 2022 - 15:31
Tout en se remettant sur ses pieds avec force précaution, l'intrus restait tout de même ployé dans une posture inclinée, contrite comme l'intonation qu'il employait pour s'adresser à l'apprentie prêtresse et lui faire part de sa crainte de rebrousser chemin. Cette dernière ne le quittait pas des yeux, sa chandelle tendue en sa direction illuminant l'unique main qui dépassait de sa mante, l'autre restant obstinément cachée sous les haillons et animant l'imagination anxieuse de la jeune femme. La tête de l'individu se redressa également mais point suffisamment pour révéler tout son visage toujours encapuchonné, juste assez pour dévoiler une barbe hirsute et noire ainsi que quelques mèches de cheveux du même ton. Sixtine tentait de se remémorer les visages des croyants qui avaient orné les bancs quelques heures plus tôt et, sans en être parfaitement certaine, aucun ne lui rappelait cependant un tel état de délabrement, en particulier avec cette voix si jeune.

Quitte à se trouver incapable de sortir du Temple pour rejoindre sa couche, l'homme demanda alors à honorer Serus, non sans souffrir d'un nouveau gargouillement qui, comme son jumeau seulement quelques instants auparavant, le fit frémir sur ses fondations. Les sourcils de Sixtine s'arquèrent de peine : l'hiver faisait toujours des ravages mais les habitants de Najac se connaissaient bien pour la plupart, sans que tout ne soit parfait, ils s'entraidaient et se soutenaient mutuellement dans cette épreuve qui consistait à vivre au Labret, loin des moyens de défense de Marbrume mais au cœur de son grenier. Laisseraient-ils donc un des leurs souffrir ainsi de la faim ?
La novice regarda en silence la silhouette emprunter lentement le chemin vers l'autel et les statues. Elle-même amorça quelques pas en direction de l'allée centrale mais s'arrêta avant de s'y trouver, sa senestre glissant entre les deux pans de sa cape élimée pour se poser sur le dossier d'un banc derrière lequel elle restait soigneusement comme si cela pouvait constituer une barrière entre elle et cet étrange inconnu. La religieuse le laissa avancer un peu afin qu'une certaine distance s'instaure de nouveau entre eux mais, au moment où il se trouva presque à portée de la pierre de grès, la brune fit de nouveau entendre sa voix.

« - Les petites gens du village découvrent leur tête dès qu'ils entrent dans la demeure des Trois. »

Il était mal vu de rester ainsi dissimulé aux yeux de la Trinité et cela avait tôt fait de sauter aux yeux de l'aspirante qui, de plus, ne voyait pas pourquoi un habitant de Najac continuerait ainsi à se cacher d'elle. Aurait-il peur d'être accusé d'un blasphème et que cela se sache ? Le fait de s'obstiner à rester une ombre n'arrangeait alors pas son cas, d'autant plus s'il décidait d'attendre l'aube pour repartir, instant où tous les honnêtes travailleurs du bourg le verrait. La possibilité qu'il s'agisse d'une personne extérieure à Najac commençait à poindre le bout de son nez dans l'esprit de Sixtine qui ne lâchait pas du regard la silhouette immobilisée. Le calme avec lequel elle avait réussi à parler fut mis à rude épreuve tandis qu'elle reprenait la parole.

« - Qui que vous soyez… je n'entend pas vous blâmer. Seulement comprendre ce qui vous amène ici, au beau milieu de la nuit. »

Si ce n'était un najacien, qui aurait le cran de sortir ainsi de nuit ? Malgré la tension qui crispait ses membres, la brune n'avait pas l'intention de perdre sa dignité, même si son inoffensivité était criante et, qu'intérieurement, elle priait intensément les Trois depuis le début de cette inquiétante entrevue. La novice ajouta alors :

« - Et si c'est la faim qui vous guide, ce n'est pas au pied des statues des Trois que vous trouverez de quoi vous sustenter. »
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AuxenceBanni
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyDim 21 Aoû 2022 - 18:30
La peste soit des petits malins ayant réponse à tout.
La religieuse commençait à lui courir sur le haricot, si tant est qu'haricot il possédait encore, et la patience n'avait au grand jamais été l'une de ses plus remarquables qualités. Si par le passé, l'adonis était un capricieux personnage, dont les querelles enflammées avaient tant de fois fait parler d'elles, la faim vissée au corps se voulait le terreau fertile d'une nouvelle graine de colère rouge. Toutefois, les vastes battants de la chapelle se voulaient être une vilaine épine dans son pied, et la porte d'accès par laquelle il s'infiltra au sein de l'enceinte sacrée n'était guère des plus faciles d'accès. Le jeune homme pondérait sa prochaine réponse, car la prêtresse ne se laisserait pas mener en bateau ainsi plus longtemps. Najac était bien trop restreinte pour broder une affaire sur le nom d'on-ne-sait-quel paysan qui aurait été aussi démasqué comme une supercherie.

Je ne d-dois pas montrer ma tête difforme, on… on me chasserait, amorça-t-il tout en remontant tant bien que mal sa manche droite.

Les dents serrées derrière le rempart de ses lèvres pincées aurait pu exprimer toute la rancœur et le dégoût que le Vicomte retint derrière son sternum. Se défigurer ainsi pour attirer la pitié n'était ni de son rang, ni de son habitude. Le fier individu crachait silencieusement son fiel, pestant en sourdine, lorsque les souvenirs de ses précieuses toilettes, de la soie de sa crinière, de la chaleur de son propre âtre, revenaient harceler ses prunelles assombries.
Pinçant la toile avec prudence, tâchant peut-être de dissimuler encore son fichu fruit sous le feutre de sa cape en piteux état, Serval présenta la peau immaculée de son avant-bras droit, dont la musculature étonnamment développée se dessinait en ombres noirâtres devant le bougeoir embrasé. Une marque au fer rouge aurait cent fois pu y faire son apparition depuis son exil, toutefois, c'était une peau tout juste lézardée de rares entailles récentes qui se dévoila sous le nez de la maudite intruse. Il aurait été aisé de le deviner avoir traversé des fourrés.

'voyez, je n'suis pas marqué, ajouta-t-il en exhibant ce passe-droit.

Pourtant, à ainsi s'agiter en avalant la distance entre la religieuse et lui de plusieurs pas précipités pour lui coller cette preuve sous le museau — et sans doute l'impressionner un peu plus — sa cape se mut un malheureux revers. Et le rubis fruité tranchant avec la vêture brunâtre de l'éphèbe de ressurgir l'espace d'un clin d'œil sous la flammèche ravivée. Le vagabond n'eut guère l'air de le remarquer, rabaissant sa manche d'une secousse répétée du bras. Le souffle chaud qu'il exhalait condensait en une bruine humide dans la froideur du temple de campagne, assurance que lui aussi, tout au moins, s'enivrait du même air que tout autre être vivant.

Le jeune homme qui autrefois faisait volontiers la pluie, le beau temps et les tempêtes, en cette froide nuit, négociait péniblement un peu plus de temps entre quatre murs. Et pour ce faire, il s'efforçait d'enfouir tout le coruscant de sa personnalité pour revêtir ce que tous souhaitaient qu'ils soient : un paria, un misérable cafard courant l'ombre des bâtisses, investissant les caves, s'insinuant dans les garde-manger pour l'espoir d'y trouver un morceau de lard.

J'n'ai qu'une prière à offrir en échange d'grain.
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyLun 22 Aoû 2022 - 1:52
Décidément, cet homme avait réponse à tout.

L'obstination pouvait être reconnue comme une qualité mais, en l'occurrence, à cet instant précis, au beau milieu de cette chapelle gelée, Sixtine commençait à la trouver particulièrement contrariante. Un marginal donc… cela restait possible mais risqué sachant que ce n'était pas son supposé visage défiguré qui le ferait chasser du Temple mais bien le fait qu'il s'y trouvait alors que les portes étaient fermées, qu'il fut laid ou non. Par où cet individu était-il rentré d'ailleurs ? Si les grandes portes avaient bougé, cela aurait du réveiller certains des habitants des dortoirs… Le regard de l'apprentie prêtresse coula en direction de la porte menant au quartier des clercs, songeant soudain au fait qu'elle s'en trouvait bien éloignée et que, si l'intrus changeait brusquement d'attitude, elle n'aurait sûrement pas le temps de rejoindre ses confrères et consœurs qui sommeillaient paisiblement de l'autre côté du bâtiment… une perspective qui amena les ongles de sa senestre à se presser davantage contre le bois du banc.

L'ombre fit demi-tour et se dirigea vers elle, sa dextre tendue tandis que son autre main, enfin libérée des pans de sa mante élimée - et, les Trois soient loués, vide de toute arme - relevait sa manche pour montrer, en preuve de bonne foi, son bras exempt de toute trace pouvait signifier un bannissement. Le bougeoir trembla un peu à l'approche fébrile de l'intrus mais Sixtine parvint à stabiliser sa prise en contractant les muscles de son avant-bras non sans également serrer la mâchoire de peur de sentir ses dents claquer - de froid ou de peur ? Une fois constatation faite que l'homme n'avait manifestement pas été chassé de Marbrume par la Milice, les yeux gris de l'aspirante remontèrent en direction de la tête de son curieux interlocuteur, espérant voir un bout de visage.

C'est alors qu'elle l'aperçut.

Un éclat bref mais d'un rouge criant au milieu des guenilles sombres ou délavées. Un objet rond, au reflet particulier du fait d'une peau commençant à se grêler sous les effets d'un froid trop intense. Toutefois, en un mouvement de bras de la part de l'inconnu, la tache disparut aussi vite qu'elle était apparue. La novice cilla à plusieurs reprises et, lorsque son regard se porta en direction de l'autel, ses traits arborèrent une expression plus sinistre à laquelle ses lèvres épaisses et ses paupières n'étaient guère accoutumées.

« - Ou d'une pomme. »

Avec l'hiver, il était habituel de voir les offrandes de nourriture se faire de plus en plus rares au profit des élaborations artisanales : poupées, sculptures de bois et broderies remplaçaient fruits, légumes et grains, bien que certains parmi les paysans dont les greniers étaient les mieux dotés faisaient parfois montre de leur richesse et de leur ferveur en faisant ainsi oblation de nourriture, même au plus fort de la saison froide. Cet homme n'était manifestement pas de ces chanceux prévoyants, d'autant plus s'il se disait exclu de la communauté najacienne du fait de son physique. S'il était si affamé et désœuvré, pourquoi ferait-il offrande de sa nourriture, nourriture qu'il ne mangeait pas d'ailleurs malgré les crampes qui lui tordaient l'abdomen ?

Les sourcils froncés de contrariété, Sixtine abaissa le menton et pencha légèrement le chef de côté, comme si elle voulait découvrir enfin qui se cachait sous la capuche.

« - Votre entêtement n'arrangera pas votre cas. »

Devait-elle donc se battre pour obtenir une réponse à ses questions ? Sixtine ne s'en sentait ni la force ni le courage, toujours postée derrière son banc et fatiguée par des nuits et des nuits d'insomnie. Elle ne put retenir un soupir.

« - Allons, reposez cette pomme là où vous l'avez trouvé. Rendez-là aux Dieux et j'irai vous chercher à manger, moi. »

Bien que profondément contrariée par ce qu'elle venait de découvrir, si c'était là le seul moyen d'obtenir que l'homme respecte les offrandes faites aux Trois et qu'il reparte, la religieuse le ferait, d'autant plus qu'il n'était pas dans son habitude de supporter la vision de personnes en détresse.
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyLun 22 Aoû 2022 - 14:37
Une pomme.
Trahi par une pomme.

Le Vicomte maudissait les Trois, comme il s'y était si souvent adonné sur les sièges de la Grand Nef durant les prestigieuses messes de la capitale. Le divin lui était égal, et il leur était indifférent. Le faste des processions de prêtres déguisés dans leurs soutanes aux dorures complexes portant d'abondants paniers d'offrandes lui revint en mémoire. Ces monstres d'orgueil et de préjugés ne différenciaient pas un étranger d'un porc se roulant dans sa mangeoire, le diable soit de leur hypocrisie et de leur suffisance, de leurs préceptes hospitaliers et leurs cérémonies parfaitement exclusives. Le diable soit de ces idoles de marbre ou de bois à qui l'on offrait le maigre pécule du labeur humain en ces années de disette et de mort. Le diable soit des pratiquants d'une foi aveugle qui ne seront jamais à l'origine des évolutions de leur temps, cloîtrés dans leur confort sommaire plutôt que d'aspirer à plus grand.
Sa poigne crispée sur le fruit défendu ne manqua pas d'y imprimer ses ongles, tandis qu'il dévoilait son méfait en écartant ce bras autrefois contrit contre son estomac vide. Et au plus proche de la prêtresse, Serval pressa contre le buste de la religieuse cet orbe rubescent dont le juteux s'échappait par les effluves sucrés qui le torturaient. Et d'un souffle abrupt, éteignit la chandelle agressant les pourtours de sa silhouette cabossée.

Prenez, si une statue d'bois a plus faim qu'moi, cracha-t-il avec dédain. Et ne m'servez pas d'la même soupe avec vos "offrandes" et vos "blasphèmes", je n'veux pas en entendre parler.

Un autre gargouillis. L'énergumène encapuchonné ne put réprimer un grondement douloureux, replié contre la stalle où s'appuyait la nonne. Qu'il se sentit faible et misérable, à cet instant. Petit et rabaissé. Honni et humilié. La ronce empoisonnée de l'envie écorcha son cœur tassé par le ressentiment. Un pas de recul. Le Vicomte battait en retraite, pris de crampes dont il rejetait la faute sur tant d'acteurs que le carrousel de ses tortionnaires lui infligeait un vertige tout juste ralenti par la température aberrante de l'endroit. Toutefois, la dignité instillée dans la moindre fibre de son corps le poussa à se redresser passé cet instant de défaillance, ses doigts transis hameçonnant la toile de son capuchon rapiécé pour le jeter dans son dos. Une cascade figée de filaments noirs — qu'il semblait avoir parfois peignée — encadrait un faciès ni grêlé ni malformé, bien au contraire ; ses joues émaciées se noyaient sous une sombre toison taillée au coutelas, et sur un visage d'éphèbe étaient sertis deux joyaux à la pâleur glaciale que les dards de l'astre lunaire affadissaient.

Le poids des années en mouchetait l'éclat d'un voile de cendres ternes. L'expression absconse du Vicomte, dont les ombres acérées en dévoraient les nuances, se voulut être un subtil brassage de mépris, d'exténuation et de noblesse. De ces allures dont ne pourrait se parer le paysan de Najac, pas plus que le boucher de Marbrume, mal nés, mal appris. Ses guenilles tout juste assez chaudes pour ne pas le faire succomber à l'atmosphère hiémale ne l'embellissaient guère, mais il en revêtait la couleur passée tenant autrefois du brun avec fierté. Lui qui tel un papillon de nuit se ruait autrefois près de toute source de lumière sociétale y échappait cette fois, non pas de peur qu'on le reconnaisse — il n'était qu'un homme parmi des centaines de milliers, ici — mais de répugnance à l'idée d'arborer les flétrissures de son panache sous un rai argenté.

Pas un mot. Il en avait déjà bien assez dispensé. Il ne pouvait rejeter la nourriture que l'on s'apprêtait peut-être à lui offrir, mais n'allait certainement pas en faire l'aumône. L'idée même goutta un ruisseau désagréable le long de son échine et hérissa son poil. Serval s'appuya contre la tranche d'un banc, tout juste sous le tracé d'une lueur nocturne transperçant un carreau du vitrail de Rikni tandis qu'une auréole nivéenne se formait en arceau autour de sa chevelure épaisse. Pourtant, l'adonis n'avait rien de saint, et tout d'impur.
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyMar 23 Aoû 2022 - 0:15
Un silence glacial en bien des points tomba, rigidifiant d'encore un cran les muscles de Sixtine déjà mis à rude épreuve par la froidure et l'inquiétude. L'homme qui lui faisait face resta quelques instants immobile avant d'écarter lentement le pan de sa cape, dévoilant à la lueur de la chandelle de suif la pomme. La mâchoire de l'apprentie prêtresse se crispa derechef devant la preuve du délit mais, surtout, devant l'approche de l'inconnu. Comme si son esprit hésitait entre s'agripper au banc afin de ne pas chanceler devant l'angoisse qui étreignait son cœur et dresser un bras protecteur devant elle, ses ongles griffèrent le bois du dossier tandis qu'elle levait sa main, récupérant sans trop s'y attendre le fruit défendu dans le creux de sa paume. Ses yeux perle grands ouverts sur le faciès encore à moitié dissimulé qui se trouvait à présent bien - trop - proche d'elle, les épaules de la novice furent ébranlées d'une secousse tandis que l'extinction de sa chandelle la surprit au point d'hoqueter. Ses cils papillonnant mirent du temps à s'adapter à la semi obscurité retrouvée, tout juste percée par les rayons lunaires de cette nuit sans nuage, sans mouvement, gelée en somme.

A l'acide réplique hautaine de l'ombre succéda un énième gargouillement particulièrement sonore et pénible pour sa victime. Ses doigts s'enroulant autour de la pomme et de son bougeoir, voyant l'intrus ployer sous l'attaque traitre de son estomac, Sixtine opéra un pas en arrière jusqu'à sentir l'assise du banc derrière elle heurter ses creux poplités. Prostrée, elle regarda l'homme se redresser finalement et, enfin, se découvrir, rendant les armes avec un orgueil blessé palpable. A la faible lueur sélénite, la religieuse constata que, si difforme il était, l'inconnu ne l'était pas en ce qui concernait son visage. Il avait beau souffrir de manière évidente de la faim, maintenant que son stratagème avait été percé à jour, l'homme se tenait droit et toisait la clerc sans vergogne, hors du temps dans ses guenilles, ses traits harmonieux et son silence morgue. La brune resta quelques instants ainsi, interdite : quel ermite vigoureusement exclu par un village pouvait exprimer une telle fierté, une suffisance raffinée qu'elle ne connaissait pas aux petites gens des campagnes et même de la ville ? Un souffle finit par s'échapper d'entre ses lèvres sèches.

« - Ne bougez pas. Je reviens. »

La voix blanche de l'aspirante se contenta de traverser l'espace entre elle et l'homme, vide de toute forme d'autorité ou même de crainte, son esprit rudoyé ayant manifestement pris le parti de suivre simplement le plan qu'elle s'était intimement fixée : le nourrir pour mieux le voir partir.

Les pieds de Sixtine se décollèrent enfin de la pierre et martelèrent le sol froid d'un petit pas rapide tandis qu'elle reprenait le chemin de l'annexe, la pomme et la chandelle éteinte légèrement secouées par sa marche véloce et les tremblements qui commençaient à gagner ses avant-bras, son regard coulant une dernière fois sur l'inconnu avant d'être happée par le couloir dérobé. La jeune femme se dirigea tout droit vers la pièce qui faisait office de réfectoire où des braises subsistaient dans l'âtre où le ragoût du soir avait mijoté. Machinalement, l'apprentie posa son bougeoir et la pomme sur une table et commença par chercher de quoi rallumer sa chandelle. Ceci fait, à la lueur du suif brûlant, elle se dirigea vers divers bannes de rangement et, en quelques instants, rassembla deux épaisses tranches de pain ainsi que de la viande séchée, trouva le dernier morceau d'une tomme de chèvre et attrapa sans ménagement une grosse poignée de fruits séchés, son corps répondant automatiquement à son objectif tandis que son esprit moulinait dans le vide, cherchant des réponses à des questions qui lui sautaient à la figure sans attendre docilement leur tour : pourquoi faisait-elle cela pour un homme qui n'aurait pas hésité à se nourrir d'une offrande faite aux Trois ? Pourquoi ne profitait-elle pas du fait qu'elle avait réussi à s'éclipser pour prévenir le Père Ignace et tous les autres clercs ? Qui était-il ou, plutôt, pourquoi la vision de ce visage fatigué mais orgueilleusement noble lui rappelait quelque chose sur lequel elle n'arrivait pas à mettre le doigt ? Sixtine mit sa récolte dans un petit panier et le cala dans le creux de son coude, reprenant la pomme et sa source de lumière en main pour repartir aussi vite qu'elle était entrée.

De retour dans la nef, son regard chercha l'homme, s'attendant à voir les grandes portes béantes sur son absence : celles-ci étaient pourtant toujours closes. La noble déchue chercha l'individu quelques secondes avant qu'un mouvement à la périphérie de son regard ne la fasse pivoter : l'ombre était retournée aux ombres, non loin d'une autre petite porte qui menait directement à l'extérieur, dans le jardin des simples où rien n'avait poussé depuis des semaines entières, et qui, manifestement, avait été sa voie d'entrée pour le Temple. Cherchant à éviter de se voir assaillie d'encore plus d'interrogations que son esprit n'était déjà capable d'en traiter, Sixtine passa devant l'autel, y posa son bougeoir, puis s'approcha de l'homme et, son bras gauche ballant contre sa cuisse avec la pomme au bout, tendit le bras droit au bout duquel se trouvait le panier et ses victuailles.

« - Tenez. »

Il pouvait même partir avec si cela lui chantait. Une fois délestée de son colis, Sixtine recula doucement tout en continuant de faire face à l'intrus, les deux mains encerclant cette pomme de la discorde pour laquelle elle avait combattu sa peur et sa fébrilité. La jeune femme ne s'arrêta qu'une fois rendue au niveau de l'autel de grès, la lumière du suif faisant danser les traits contractés de son visage lorsque ces derniers n'étaient pas furtivement dissimulés derrière la fumée noire qui émanait du lumignon.
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyJeu 25 Aoû 2022 - 11:17
Fuir.
Ne pas fuir.
Lorsque la silhouette claquemurée dans sa bure tourne les talons pour s'éloigner à pas feutrés vers les quartiers ecclésiastiques, Serval coule une œillade en direction de la porte de service. A-t-il à l'esprit de s'échapper, fuir cette rencontre inopinée qui dessert son intention première, se cacher du regard morose de ces icônes de bois ? La religieuse fin éloignée, sans doute perçut-il le grincement discordant du battant de son annexe réservée, le Vicomte se redressa d'un prompt coup de rein pour se décaler de quelques pas félins vers son issue, sa rédemption. Toutefois, trois choses le clouaient à cet endroit embarrassé de trop de mobilier à son goût, fendu par les faisceaux pâles. L'une, guetter d'une oreille attentive l'hypothétique rumeur d'autres pas, signe que la bigote aurait indécemment alerté son entourage de la présence d'un intrus en la demeure sainte. L'autre, la chaleur toute relative de la chapelle dont les bancs abrités de la brise hivernale se voulaient être un refuge autrement plus désirable en cet instant. Et enfin, la dernière, l'expectative d'un repas plus nourrissant que tout le grain et la viande fumée que l'on aurait pu lui servir s'il avait eu quelque altruiste confrère.

L'esgourde grande ouverte et les muscles saisis par autant de froid que de suspense, il réprima le grelottement sonore de sa dentition et comprima sa ceinture abdominale pour étrangler les hurlements de son estomac. Le vagabond redoutait déjà la perspective de quitter l'endroit précipitamment, sous l'œil scrutateur des vigies, et devant les forces qui le quittaient après de longues heures d'attente pour ne pas se remplir la panse. Arriverait-il à regagner les branches aux sombres chignons touffus, ou se verrait-il contraint de longer la palissade en priant de tout son soûl qu'une brèche lui permette de fuir… ?
Le retour de la bondieusarde se fit attendre. Après tout, elle aurait pu fomenter une machiavélique stratégie pour le retenir prisonnier de ces murs et le jeter à la milice locale, faire encercler la chapelle pour en sceller les accès. Rongé par la méfiance, l'adonis pivote le chef pour espérer percer la structure ferreuse sertie de carreaux sales et capter les ombres du monde extérieur. Rien ni personne. Son existence solitaire battait au rythme des bourrasques enneigées et de la danse de la canopée noirâtre, du levant au couchant, d'un mensonge intéressé à l'autre. S'était-il jamais senti aussi seul.

Elle revint. Elle revint non seulement avec cette agaçante flammèche constellant les parois défraîchies d'un halo chaleureux, mais un panier de vivres. Un panier, tandis qu'il espérait tout au plus un pruneau sec ou un quignon de pain rassis. La calotine abandonna son chiche fanal sur le rebord d'un autel rendu à la gloire d'Anür, suffisamment loin pour ne pas agresser le Vicomte de sa lumière brasillante puis s'approcha. Ses traits durcis par les ombres voraces coulant contre ses traits la vieillissaient indubitablement, et sa distance ne se perçut que dans l'allure de son geste lorsqu'elle tendit son butin à qui le réclamait. "Tenez" fit-elle. Et il fit. De sa position contre les colonnes nervurées du bois, le voleur n'était guère sous l'auréole flamboyante de la chandelle. Toutefois, sa flammerole tranchait tant et tant dans l'obscurité morbide de cette institution cléricale que sa curiosité découvrit un quart du faciès étranger. Un teint un peu plus sombre qu'on ne saurait souvent en voir sur ces territoires morguestanais, cette prunelle verdoyante nuancée d'or plutôt que d'azur, l'épaisse coiffe échevelée dont la souplesse avait perdu de sa superbe. Serval n'était plus que l'ombre de lui-même, un souvenir du passé.

… J'vous remercie, murmura-t-il tout juste.

Cela lui arrachait la gorge, mais se montrer ingrat n'était plus de ses habitudes depuis que sa survie dépendait d'autrui. Le Vicomte n'était pas essentiellement hypocrite, seul son orgueil barrait son chemin. Jetant un œil par delà l'anse de la bannette, il savoura aussitôt le fumet salé qui s'en échappait. La béguine avait réinstauré quelques pas entre eux, ce qui laissa libre cours aux déplacements de son invité impromptu. De quelques pas, il vint affleurer les rebords poussiéreux d'un bout de stalle afin de s'y asseoir, panière à son côté. Il n'allait pas pouvoir s'échapper en étant encombré d'une telle corbeille, si bien que festoyer sur les bancs cléricaux, protégé des affres hiémaux, lui était d'un réconfort certain. Ses doigts mi-nus mi-gantés de laine crochètent la toile de ses braies et pressent ses genoux avec vigueur, la posture crispée le temps d'une expiration chargée de vapeur d'eau. Et Serval de tordre tout juste le cou pour flanquer sa mire sur la figure de la grenouille de bénitier.

Comment vous appelez-vous ?
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyJeu 25 Aoû 2022 - 21:46
Au remerciement péniblement chuchoté du bout des lèvres par l'étranger, Sixtine répondit d'un simple et léger hochement de tête, ne s'étant guère attendue à être récompensée pour sa générosité de la part d'un individu dont la fierté transperçait chaque pore maintenant que le voile, à l'image de sa capuche, était levé. Ses doigts caressant distraitement la peau abimée de la pomme, la tête légèrement penchée vers l'avant, la novice observait son laconique interlocuteur de biais, détaillant cette peau que même les paysans les plus zélés n'arboraient pas si halée, en particulier maintenant que l'hiver s'était installé sur le plateau, croisant le temps d'un battement de cil ce regard si particulier avant qu'une mèche de cheveux véritablement noire ne passe devant l'iris verdoyante. L'aspirante prêtresse regarda l'inconnu humer l'odeur qui émanait du panier qu'elle lui avait apporté, les effluves de sucre et de sel devant certainement se mêler dans un festin gargantuesque pour des narines et des papilles qui n'avaient manifestement plus rien connues d'aussi riche depuis trop longtemps.

Les paupières de Sixtine papillonnèrent lorsqu'elle le vit se diriger vers le banc le plus proche et s'y installer, posant le panier à ses côtés. Pourquoi ne partait-il pas maintenant qu'il avait obtenu ce qu'il voulait et même plus que ce à quoi il devait initialement s'attendre ? Craignait-il d'attirer l'attention des miliciens qui devaient être en train de surveiller la campagne depuis leur tour au cœur du village ? Ou alors était-ce la perspective des Fangeux rôdant qui l'amenait à ne pas réitérer l'exploit de sortir sous la lune croissante alourdi par un paquetage parfumé de surcroît ? Quoiqu'il en soit, il apparaissait que l'homme comptait rester encore un moment. Naturellement, la brune savait ne pas constituer une menace suffisante pour empêcher un rôdeur de s'installer là où il le souhaitait, fut-il sur un des bancs les plus avancés de la nef ; l'homme eut toutefois la bienséance de ne pas laisser le silence s'éterniser dans une langueur embarrassante.

« - Je suis Sœur Sixtine. »

La noble déchue chercha à s'occuper ; son regard déviant du visage mat de son curieux vis-à-vis, elle contourna la large pierre de grès et, une fois rendue aux pieds des statues ligneuses des Trois, trouva rapidement l'emplacement laissé libre par le fruit, plus ou moins à égale distance entre Serus et Anür. D'un geste lent, presque comme si la pomme pouvait à tout instant la mordre pour l'affront qui avait été fait de l'enlever à l'autel des offrandes avant que le temps ne soit venu pour elle de retourner à la terre, Sixtine la reposa là où le vagabond l'avait trouvé. La brune ferma les yeux le temps de se signer et de marmotter à l'adresse des Trois afin de prier pour leur clémence sur ce qu'il venait de se passer dans leur sanctuaire. En rouvrant ses perles grises sur la base gravée d'écailles de la Déesse des passages, l'apprentie s'adressa à l'inconnu :

« - Et vous ? »

◈◈◈

Trois ans auparavant.

La salle de bal était superbement décorée, apprêtée aussi sûrement que si le Roi de Langres était venu y faire une apparition. Le parquet ciré reflétait les lustres couverts de bougies, les tapisseries aux fils d'or et d'argent et les couleurs chatoyantes des robes des demoiselles évoluant sur la piste aux bras de leurs cavaliers tandis que, dans un coin de la salle, juché sur une estrade de bois précieux, un orchestre animait cette soirée où nul silence n'était toléré. Flûtes, viole, luth, vièle, lyre : les plus raffinés et talentueux des musiciens avaient été mandé pour accompagner les pas de toutes les illustres personnes que le Comte Cyras de Sarosse avait convié à l'occasion d'un banquet grandiose et d'une fête somptueuse.

Parmi eux, les DeConques au grand complet. Pancrace marchait avec l'assurance d'un conquérant, flanqué de ses fils, ses fiertés. Laissant Alban en électron libre commérer sur les dernières rumeurs qu'il a pu glaner sur l'Esplanade auprès de quelque mondain poudré pouvant être intéressé, le patriarche profitait de sa présence en le domaine Sarosse pour retrouver Dorian et Ludwig et converser avec toute personne voulant bien accepter de tolérer sa compagnie. Gaël, lui, suivait docilement, n'ayant guère le choix, tout en coulant de temps à autre un regard à sa mère et à sa sœur derrière lui. Flavie et Sixtine progressaient en retrait, jamais loin de leur époux et père mais jamais assez proche non plus pour être incluses dans les conversations de ces messieurs. Le regard acier de la puînée DeConques se portait donc le plus souvent sur la salle pour espérer tromper l'ennui, regardant des couples virevolter au fil des mesures tout en se sentant boulet au pied par un elle-ne-savait-quoi qui lui pesait.

Voyant la mine grise de son unique fille, Flavie entreprit de l'extirper de cette pénible situation, se portant garante auprès de Pancrace afin de permettre à son enfant de goûter un peu de liberté. Doucement encouragée par sa mère d'un tendre sourire et d'une habile main rangeant derrière son pavillon une mèche de cheveux s'étant échappée de son chignon, Sixtine prit donc une grande inspiration et se rapprocha d'un groupe de jeunes filles qui avaient sensiblement son âge. Telle la nouvelle venue qu'elle était, elle fut accueillie avec une politesse distante et resta à l'extérieur de ce cercle bourdonnant et gloussant au centre duquel évoluait une des attractions de la soirée, telle une reine des abeilles à qui toutes les attentions allaient : Éliance de Sarosse, resplendissante au point qu'on aurait pu croire que toutes ses amies s'étaient concertées pour paraitre affadies aux côtés de la précieuse fille du puissant Cyras de Sarosse.
Une jeune demoiselle elle-même retenue hors de ce tourbillon de dentelle, de soie et de froufrous où la place se payait chère interpella alors Sixtine, certainement dans l'idée de s'occuper l'esprit au vu de son échec pour paraitre aux côtés d'Éliance. La fille de Pancrace joua le jeu et conversa avec elle, les commissures des lèvres retroussées en un sourire aimable mais point enthousiaste. Bien que superficiel, ce contact lui restait plus agréable que celui distant et froid de son géniteur dont elle put plus aisément oublier la présence suffocante.
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyVen 26 Aoû 2022 - 2:21
Sonna enfin le glas d'une faim tiraillante.
Sur la large cape dans laquelle le vagabond s'était saucissonné, il frotta la pulpe abîmée de ses doigts afin d'en nettoyer la crasse terreuse infectant ses ongles courts d'être tant sollicités. Une main emmitouflée dans une mitaine miteuse plongea à pic dans le panier de victuailles, s'emparant d'un morceau de pain plus frais que ce qu'il ingérait en temps normal afin de le déchirer et d'en mâcher un petit bout de mie. Plutôt que de se ruer sur la nourriture, bien que son estomac contorsionné proteste encore de vive voix, il semblait avoir dompté cet élan afin de ne pas s'étouffer. N'en était-il peut-être pas à sa première famine, à en croire la prudence de sa mastication et la lenteur avec laquelle il déglutit sa bouchée. Ou bien, s'il ne s'agissait d'une affaire d'habitude, il tâcha probablement de ne pas avoir l'air d'un mufle agreste qui se goinfrerait sans dignité. Effritant un coin de tomme fromagère, Serval prenait grand soin de ne rien gâcher, pas même la moindre miette qui se logerait les entrelacs serrés du cannage d'osier de sa bannette ; miette qu'il récupèrerait d'un soubresaut pour ne pas l'oublier. De subreptices ombres s'imprimaient entre ses sourcils lorsque la croûte du pain mobilisait l'action de ses mâchoires envahies par de ténébreuses ronces, pour cause, leur crispation et leur caquètement à mesure de tremblements en avaient éreinté les forces. Néanmoins, le Vicomte mangeait avec grand appétit.

Tant et si bien qu'il ne prêta guère attention au fait que la prêtresse s'en allait réinstaurer la pomme, fruit de toutes les passions, sur son autel attitré. Cela ne se fit pas sans une prière qu'il aurait assurément moquée d'un regard piqué sous la charpente voûtée, mais qu'il ne put noter autrement que par le fugace déplacement de l'ombre ecclésiastique contre les cloisons craquelantes de la chapelle, une ombre furtive qui ne put le décrocher de son copieux repas. Quelques fruits secs rehaussaient un peu plus la salinité des tranches de fromage, croquant ces tendres raisins brunâtres dans un soupir nasal exprimant toute la plénitude de l'instant. Son dos irrémédiablement rectiligne s'appuya contre le dossier de la stalle dans un étirement las, le menton hirsute prenant de la hauteur tandis que son crâne s'affaissait docilement en arrière. Le sucre dorlotant ses papilles ensommeillées lui était un fabuleux regain d'énergie et d'espoir.

Serval. J'm'appelle Serval, rétorqua-t-il tout en ayant pris soin de finir sa modeste becquée. Vous n'êtes pas du coin, hm ? Je n'vous ai jamais vue par ici.

Tentait-il d'amadouer un peu sa geôlière, détournant quelque peu son attention sur les odieux mensonges qu'il proférait l'instant précédent, qu'il n'hésitait pas à en distiller encore. Il n'était pas du goût du Vicomte de rester sur cette note hostile, si un allié se trouvait dans ces territoires labrétiens reculés, tout élan pour consolider cette relation se devait être engagé. Quitte à devoir dissimuler ses véritables intentions et les raisons indicibles de sa présence en ces lieux. Tandis qu'il mastique un autre morceau de pain, toujours aussi peu conséquent, ce sobre retour à la civilisation réveille en son âme un éclat taquin incessamment réfréné.

Ça manquerait presque d'une pomme fraîche, s'osa-t-il à faire remarquer, ses fossettes noyées dans l'obscurité dévorant la majeure partie de ses traits pour n'en laisser que les empreintes affadies.

***

Les réceptions sarossesques avaient tout du faste tumultueux des grands bals marbrumiens. Le fleuron d'une politique d'opposition se réunissait sous l'efflorescence des bouquets suspendus, dans ce domaine rappelant les cloîtres de l'ancien temps, réhabilités en quartiers un tantinet plus pompeux. Cyras avait à cœur d'arborer un peu d'austérité dans sa chiche décoration de bois et de trophées de chasse, cela lui valait hypothétiquement plus de soutien parmi les classes plus modestes de la haute bourgeoisie et de la petite noblesse. Cependant, ce jour était tout-à-fait particulier. La pierre albugineuse avait revêtu ses parures d'or et de gueules, richesses et merveilles déployées aux quatre coins d'une ancienne chapelle réinvestie en salle de bal à l'acoustique phénoménale. Familles illustres y côtoyaient fructueux artisans, riches héritiers s'agglutinant les uns aux autres pour écouter les dernières trouvailles de leurs congénères sur les étals mondains de la capitale. Un fourmillement assez peu courant, pour ce qui fut de cette ampleur toute particulière. L'hiver battait son plein, au dehors des vitraux éteints par la mante nocturne, mais l'incandescence du banquet troqua cette morose saison pour une effervescence singulière. Et pour cause, une grande nouvelle se devait être annoncée.

Car Éliance de Sarosse, dame de Medrignan, allait du haut de ses seize années être reconnue promise à son futur époux. D'aucuns doutaient de son identité, et les spéculations allèrent bon train ce soir-ci. L'on pariait sur le fils aîné du comte de Ferensac, un jeune homme d'une vingtaine d'années tassées qui s'impatientait à l'idée de porter ses mains potelées sur la première cuisse dénudée qui deviendrait sienne, par les liens sacrés du mariage. D'autres s'osaient à proposer le vicomte de Longsanglot dont la seigneurie évocatrice de peu de bonheur se voulait pourtant revenir à un charmant garçon quoique de peu d'ambition. Un terreau fertile sur lequel voguait le plus sournois de cette ribambelle de prétendants, celui qui du haut de ses dix-huit ans chafouinait deçà delà afin d'injecter quelques noms dans le moulin des plus bavards…
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptySam 27 Aoû 2022 - 21:56
Les sourcils de Sixtine se froncèrent à la réponse de l'homme qui ne semblait presque ne pas en être une. Était-ce bien un prénom qu'il lui avait donné ? Cela ne lui rappelait rien de semblable. Soit il s'agissait là d'un patronyme exotique, soit d'un surnom ; l'inconnu ne semblait guère disposé à lâcher des parcelles limpides de son identité et de sa personnalité et, d'une certaine façon, la jeune femme pouvait le comprendre s'il était un habitué des intrusions comme elle crut le comprendre au vu de la tournure de la question qu'il émit à son encontre. Cela ne rendait pas moins cette confrontation frustrante pour elle. La novice se retourna vers son interlocuteur, la dextre posée à plat sur la pierre de grès glacée glissant doucement au fil de sa marche.

« - J'ai été envoyé avec plusieurs confrères en renfort dans les villages du Labret. D'ordinaire, je reste sur Marbrume. »

Un frisson secoua son poignet et amena la jeune femme à reprendre sa main pour la croiser sous sa mante aux finitions grossières mais qui avait la mérite d'être assez chaude. Arrêtée à l'angle de l'autel, la flammèche de la chandelle dansant faiblement à sa droite, la brune observa dès lors Serval manger avec soin ce qu'elle lui avait apporté, figé sur son banc en une posture droite qui titillait sa curiosité. Malgré la faim, il s'alimentait précautionneusement, désireux sûrement de ne pas perdre une miette de ce repas ; Sixtine ne put s'empêcher de s'imaginer qu'il y avait également sous cette manière précise de procéder quelque chose à rattacher à cette fierté qui l'avait cloué sur place peu de temps auparavant et qui le différenciait aisément de ce qu’elle s’était habituée à voir chez les petites gens du Labret. Les rouages de sa mémoire continuaient de s’activer et de faire remonter à la surface de plus en plus de souvenirs car, elle en était sûre, il lui rappelait quelque chose… quelqu’un ?

Essaya-t-il de détendre l'atmosphère ? La boutade de Serval referma encore davantage le visage de Sixtine si cela avait été possible au vu de la distance qu'elle mettait déjà entre elle et cet intrus. Souriait-il de surcroit ? C'était ce que laissait penser la tension qui animait soudain ses joues velues et creusées.

« - Les fruits séchés du panier ne vous conviennent donc pas ? » ironisa la brune dans un soupir, celui qui se demandait vraiment pourquoi elle s’était démenée pour sauver l’âme de ce raffiné malotru doublé d’un orgueilleux vaurien.

◈◈◈

Son interlocutrice, malgré son évidente frustration de ne pas parvenir à se rapproche davantage d’Éliance de Sarosse, savait garder la face tout en discutant avec Sixtine qui faisait donc preuve d’intérêt à son égard afin de féliciter cet effort et de flatter un égo déjà par trop égratigné. Parfois, la jeune DeConques levait un regard en direction de sa mère qui l’encourageait toujours de son doux sourire aimant et, alors, elle pouvait retourner à sa conversation quelque peu insipide en se rappelant pourquoi elle s’y était volontairement introduite.
A côté des deux demoiselles légèrement rebutées hors du cercle, les plus proches amies d’Éliance de Sarosse pressaient cette dernière de question : qui était donc celui qui avait la chance incroyable de lui avoir été promis ? L’attraction de la soirée éludait avec grâce et tact toutes les interrogations, sachant rediriger la conversation à chaque nouvelle tentative de lui tirer les vers du nez. Alors les caméristes d’y aller chacune de leur petite hypothèse : à chaque nom évoqué avec plus ou moins de subtilité, elles guettaient les réactions d’Éliance, cherchant à percer le papillonnement de cil, le début de rictus, le plus petit rougissement qui aurait pu trahir le secret jalousement gardé jusqu’à l’instant où la révélation ferait le plus d’éclat.
Une rupture dans le rythme, soudain. Sur la piste de danse, les couples de s’arrêter, de s’échanger, de repartir. Un frémissement parcourut le groupe de demoiselles qui, presque comme une seule femme, se retourna pour faire face à l’arrivée de potentiels cavaliers désireux de les approcher, et Sixtine d’observer ce ballet de son grand regard gris, lissant pensivement le jupon de sa robe viride et remettant une nouvelle fois en place la rebelle mèche de cheveux brune.
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyVen 2 Sep 2022 - 7:25
Ce repas salvateur prit grand place dans la conversation qui se tenait entre le loup et la brebis. Serval n'était pas dupe, il ressentait les remous méfiants de sa voisine, tenue à bonne distance, peut-être convaincue qu'il allait lui sauter à la gorge. Ce qu'il aurait fait, en temps normal, afin de s'assurer que personne ne puisse trahir sa présence, ne le dénonce ou même ne hurle en l'apercevant rôder parmi les fermes du Labret. Pour l'heure, l'adonis se pouvait marquer une pause dans sa traque perpétuelle, grignoter à l'envi — mais selon le bon vouloir de la bigote l'ayant nourri — et ne manqua pas de s'y conformer avec solennité. Il était majeur qu'il puisse combler son estomac avant tout autre chose, et ce fut après s'être penché par-dessus la bannette pour localiser un ultime grain de raisin sec qu'il engloutit que l'intrus s'adossa de nouveau contre le fond de la stalle. Un soupir. Ses mâchoires actionnées se repurent d'une dernière saveur sucrée, fruitée, dont elles ne profiteraient plus de longues semaines durant. Le froid n'était plus qu'un mauvais souvenir, tandis que la religieuse tendait à grelotter et s'emmitoufler dans sa mante fourrée. L'habitude de la vie en extérieur rendit son invité bien plus résistant à ces températures désagréables, à l'humidité des pluies torrentielles, aux chaleurs moites des marécages, mais aussi à ces ères glaciaires approchant l'hiver, qui ne pardonnent guère à ceux mal équipés pour y survivre. Non point que le vagabond soit dans les meilleures dispositions pour tenir une pleine saison basse sans abri, mais sa cape avait au moins le loisir d'être doublée d'une fourrure de castor, en piteux état, mais encore assez efficace. Ses mitraines traduisaient à leur tour une nécessité de garder la mobilité de ses doigts, découvrant leur pulpe dont les pliures calleuses se dissimulaient dans ses mains entrecroisées.

L'une d'elles, la senestre, gagna en hauteur pour lisser le poil dru encadrant son philtrum, réajustant les pointes de sa moustache d'une torsade, chassant de ce fait les miettes qui auraient pu tendrement s'y lover, indésirables intruses constellant sa barbe épaisse qu'il coiffe d'un même geste. Le regard couleuvrin serpente, de biais, jusqu'à la religieuse installée un banc plus loin. Ainsi, elle avait quitté la grande cité pour mieux se perdre dans la rase campagne qui n'avait d'autre à offrir qu'un peu de chaleur humaine et de crottin de cheval.

En renforts ? Ça a presque l'air sérieux. Les Trois s'lancent eux aussi à la reconquête du Labret maintenant qu'la voie est libre ? ironisa-t-il avec une perceptible répudiation pour le Clergé et sa mission. T-t-t, les fruits secs sont parfaits, j'plaisantais. N'tirez pas cette tête.

Le goupil avait beau "plaisanter" à sa façon — avec plus d'une touche de cynisme — il se savait parfaitement indésirable dans la maison trinitaire. Alors, passablement repu, ses jambes ménagées se tendirent pour d'une impulsion le relever enfin. Le tintement singulier des breloques d'argent dans son crin en faisaient un annonciateur de trouble, une clochette à la mélodie rieuse chargée de mesquinerie. Coquet, Serval épousseta sa longue cape aux rivages déchirés par l'usure qui aurait bien davantage besoin d'être jetée au feu que soignée plus avant. Et s'apprêtant à rabattre son capuchon sur son crâne, faisant presque dos à la chiche nitescence du bougeoir, salua la jeune femme laissée l'abandon sur son banc. Son estomac criait encore famine, et ses crampes n'avaient pas cessé par l'opération du saint esprit. Il tâchait de n'en rien montrer, trop attaché à sa dignité tant de fois piétinée par ses pairs pour perdre l'habitude de s'en parer comme d'une précieuse couronne.

Votre charité n'sera pas oubliée, sœur Sixtine.

Était-ce là la promesse de revenir piller ses cuisines qu'il dissimulait sous l'auvent de la toile raide ?

***

Et Éliance d'y rester impassible. Les candidats n'étaient guère si nombreux, à cela était dû les opinions impopulaires de son père, pourtant, les paris ne trouvaient aucun gagnant. La Sarosse ne distillait pas le moindre indice, outre son dégoût lors d'une mention moins désirable qu'une autre. Elle avouait parfois avoir un faible pour l'allure d'un héritier plutôt qu'un autre, cependant, sa réponse se faisait encore attendre. Et parmi les convives, le faquin, élu de son père plutôt que de son cœur, se faufilait et dispensait propositions et plaisanteries afin d'amuser la galerie de nobles invités.

Tandis qu'il affleurait les abords du petit groupuscule féminin, les notes d'une mélodie propre aux danses de salon furent lancées afin de faire patienter les dignitaires et leur marmaille. Moult couples de circonstances se formèrent parmi les fleurs cancanières disposées en parterre vrombissant le long de l'ancienne nef, et tournoyèrent rapidement sur la piste laissée libre à leurs piétinements. Ni une ni deux, l'entrée en scène du goupil de se faire entre la jeune Sixtine et son interlocutrice, saluant admirablement ces demoiselles d'une révérence mesurée coiffée d'un rictus chafouin. Bien sûr leur proposa-t-il de se joindre aux festivités sans véritablement honorer la future fiancée d'une quelconque attention particulière ; elle-même restait imperturbable, accusant sa présence d'une courbette proprement exécutée. Alors les manigances de cet invité au teint sensiblement bruni par les circonstances d'une naissance exotique de s'amorcer. S'écartant d'un pas, voilà qu'il se pencha souplement, le dos cambré et le poignet pressé contre son échine, afin d'offrir sa dextre à la jeune DeConques, repérée comme étant la plus timide de l'assemblée jacassante.

M'accorderez-vous cette danse ?

L'éclat rieur de ses iris verdoyants n'annonçait rien de malveillant, n'en déplaise à qui verrait en ses tours une quelconque animosité sournoise. À cette carnation dont les sous-tons s'éloignaient du rosâtre natif s'ajoutait une barbe courte et proprement taillée vieillissant ses traits encore juvéniles. Et dégageant son visage, une chevelure mi-longue tressée contre sa nuque en un motif complexe laissait pendre deux boucles souples encadrant une mâchoire carrée. Il n'était pas démesuré, ce renard, se contentant d'une taille propre aux hommes de son époque dont la longueur revêtait une splendide tunique d'un bleu de Prusse dont les pans s'ornaient d'un liseré en fil d'or, et dont le ceinturon tissé de piécettes solidement fixées ajustait sa carrure athlétique. Il était peu probable qu'il s'agisse alors d'un héritier de la noblesse de robe.

Sa paume gantée de blanc patienta humblement, et Éliance, discrètement, s'amusa de ce petit manège.
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MessageSujet: Re: Le Vair est dans la pomme   Le Vair est dans la pomme EmptyVen 2 Sep 2022 - 21:54
Sixtine guettait le moment où Serval daignerait enfin quitter le Temple pour la laisser calmer l'inquiétude qui la maintenait en alerte depuis de trop longues minutes qui semblaient ne plus finir de s'étirer ; la jeune femme décida même d'attendre en prenant place sur le banc à côté de celui qu'occupait l'intrus afin de dissimuler au mieux sa tension. Le sournois avait vidé la bannette de tout son contenant mais s'obstinait pourtant, en profitant même pour moquer la venue des représentants trinitaires à Najac. Les petits poings de Sixtine se serrèrent devant la gouailleuse nonchalance de cet homme qui semblait presque avoir été entrainée dans l'unique but de faire mouche.

« - Inutile d'en rajouter, de toute évidence, vous préférez les vieilles pierres lorsqu'elles sont vides » renâcla la novice, faisant clairement allusion à sa tentative de vol éventée uniquement par l'insomnie dont elle était victime : si le souci ne l'avait pas tiré de son lit, le larcin n'aurait été constaté qu'à l'aube, et encore.

L'apprentie se mordit presque la langue pour garder à elle des propos autrement plus outrés, se contentant d'un regard courroucé tandis que le filou se remettait souplement sur ses pieds, se préparant manifestement à retourner se fondre dans la nuit à l'aide de quelques manières savamment étudiées qui tranchaient nettement avec l'allure défraichie voire surannée dont il était revêtu. Malgré sa contrariété de voir cet homme se gausser de sa mission avant de repartir en ayant bien rongé sa patience au passage, la brune commençait à recoller les morceaux de souvenirs d'une autre vie fort lointaine, aidée en cela par un curieux parallèle avec une rencontre qu'elle avait fait plus récemment.

« - Vous me rappelez quelqu'un… » dit-elle d'un ton songeur, à part de la courte discussion qu'ils avaient entretenu jusqu'à présent.

◈◈◈

Une jeune fille, une seconde, puis une troisième furent emportées par des gentilhommes désireux de les approcher et de les divertir. D'abeilles évoluant en ruche autour de leur reine du jour, les demoiselles s'étaient muées en fleurs au nectar jeune, sucré et alléchant pour complaire et se complaire sur la grande esplanade de cette soirée. La puînée de Pancrace observa ce manège avec curiosité mais sans volonté de s'y avancer plus que cela, peu à son aise à proximité de cette haute noblesse que son père enviait tant ; les Dieux alors de vouloir la sortir de sa retraite et zone de confort en la mettant sur le chemin d'un audacieux garçon qui, faisant fi de la pourtant splendide Éliance et des quelques amies qui ne lui avaient été ravi par quelque fougueux cavalier en dehors de quelques respectueuses salutations, vint finalement se planter devant Sixtine et la blonde à qui elle tenait gentiment le crachoir. La DeConques peina alors à cacher sa surprise de voir le jeune homme l'inviter elle à danser au lieu de tenter sa chance auprès de la principale intéressée de la soirée ; peut-être redoutait-il un refus trop catégorique pour tenter sa chance d'abord chez celle qui, malgré une toilette aussi élaborée que possible, ne parvenait qu'à afficher son extraction somme toute modeste bien que noble ? La demoiselle hésita un peu mais, finalement, sous le regard tantôt intrigué, tantôt curieusement souriant de ses voisines, accepta la main tendue, les lèvres ourlées de sympathie.

« - Avec joie, messire. »

Cette peau halée mise en valeur par le bleu profond de sa mise intriguait la demoiselle mais, malgré cela, il rayonnait avec ses billes de malachite pétillantes et son sourire enjôleur, attirant irrésistiblement à lui l'attention et Sixtine qui, le temps d'une danse, se voyait bien oublier l'insipidité de son existence sous la coupe paternelle et le néant promis de son avenir au bras d'un mari dont elle ignorait tout mais qu'elle savait déjà choisi.
Au moment de partir au bras de ce cavalier bien différent des autres jeunes hommes paradant sur la piste de danse, les oreilles de la DeConques captèrent une intrigante remarque : voyant manifestement là l'occasion parfaite de réintégrer le cercle désormais réduit de jeunes aristocrates, celle qui fit connaissance avec la petite noble le temps dérisoire d'une courte discussion s'adressa à une voisine d'Éliance d'une voix basse qui ne se voulait pas l'être totalement :

« - Ce gentilhomme, n'est-ce pas l'héritier… »


◈◈◈

« - Malemort. »

Ce ne fut qu'un souffle qui s'échappa d'entre les lèvres charnues de la religieuse, si bien qu'elle se demanda si l'ombre l'avait vraiment entendu. En relevant ses perles d'acier, Sixtine constata que celui qui s'était présenté sous le nom de Serval était immobile. Les rouages de sa mémoire se figèrent enfin sur ce visage alors soigné et expressif qu'elle avait croisé des années auparavant et la novice de sentir sa bouche s'assécher derechef devant une soudaine prise de conscience.
Qui donc se riait d'elle ainsi ? Serus, Anür, Rikni ou même les Trois à la fois ? Il n'y avait qu'une intervention divine pour lui faire retrouver en pleine nuit au beau milieu du Labret dépeuplé un visage connu, de surcroît sur les bancs d'un Temple, comme pour refléter à la façon d'un miroir déformé cette rencontre avec le Comte de Malemort quelques mois plus tôt. L'évidence alors de frapper Sixtine en plein visage comme une rude pichenette entre les deux yeux et tous les éléments de, finalement, concorder entre eux.

Mais cela n'avait pas de sens…

« - Vous êtes… »

Un nombre conséquent de qualificatifs se bousculèrent contre l'émail de ses incisives : Auxence de Malemort, le fils du Comte de Malemort, l'héritier de Malemort, le fiancé d'Éliance de Sarosse… mais lorsqu'elle rouvrit les lèvres après une courte pause, ce fut seulement pour lâcher d'une voix blanche, non sans avoir entretemps inspiré une profonde goulée d'air fraiche :

« - … en vie. »

C'était pour son fils unique et son épouse que Lazare de Malemort se recueillait toujours au Temple, ignorant les racontars et les lourds regards sur sa peau basanée pour honorer dignement leurs mémoires. Ce fils prodigue se trouvait devant les portes de Marbrume aux côtés de Dorian et de Ludwig, aucune personne n'était ressortie vivante de ce massacre, comment avait-il pu en réchappé ? Comment était-ce possible ? Était-ce la miséricorde d'Anür qui avait touché la terre au plus fort de la monstruosité, se posant ainsi sur le fils Malemort pour le faire survivre à la Fange dévorante ? Comment ? Pourquoi ? Tant de questions qui clouaient Sixtine sur son banc, ne lui permettant que de regarder le revenant avec de grands yeux choqués ressortant particulièrement sur son visage pâli, ses poings raidis sur ses genoux.
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