Marbrume


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 Vingt mille nœuds sous les mers

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Edgar DuvalIngénieur
Edgar Duval



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MessageSujet: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyLun 27 Sep 2021 - 22:02
23 janvier 1167

Un vent matinal nouveau soufflait dans les venelles de Marbrume. Trois jours riches en émotions avaient passés, où l’ingénieur semblait s’être coupé d’une civilisation grouillante et torturée, seul face à la rûdesse hivernale et à la besogne prometteuse. Il n’avait presque pas dormi ; les rations de vinasse et de calmants avaient été doublement consommées en conséquence. Mais le résultat était là : dans l’arrière cour gisait le petit navire de Morgred Pêcheur, cet homme affable qui, dans son élan d’intelligence et de grande gentillesse, avait quéri les services de Duval. L’ingénieur n’était peut-être pas le meilleur réparateur de navire, mais il avait su lier l’utile à l’agréable, et sur son bureau trônaient dorénavant la rétroconception de l’embarcation du Pêcheur. Et en honnête homme qu’il était, Duval, eût-il convenu d’une virée sur les eaux en guise de contrepartie, s’il s’était raté sur la réparation, il coulerait lui aussi. Deux hommes se présentèrent à l’atelier. Il ne s’agissait pas du propriétaire, mais de deux individus que l’ingénieur avait fait mander pour disposer d’un chariot afin de tracter la pièce.

« Dire qu’il l’a portée à bout de bras avec son frère… Il ne manque pas d’audace. »

Son commentaire encenseur ne connut nulle réponse. Les deux individus, purement professionnels, étaient affairés à charger le bâteau sur un chariot quatre roues, avec qui l’architecte convint de formalités de réstitution. Comme s’il traitait avec deux honnêtes hommes dans le plus normal des mondes qui essayaient de gagner honnêtement leur vie. Parce que ces gens n’avaient pas l’air malhônnetes, il partagaient même ce même regard triste qu’Edgar possédait. On était content de faire des affaires, mais on espérait bien autre chose des dieux. Alors Edgar les congédia avec un remerciement tout urbain et s’en retourna à son atelier, jetant des coups d’œil dans la ruelle, espérant apercevoir une silhouette commune, sévère, moustachue, qui dégageait des senteur de poissons ; quelque chose qui l’arracherait à ses réflexes de poivrot, car l’attente incertaine le mettait tellement sous tension qu’il ne pouvait s’empêcher de se servir un verre.

« … Il a intérêt à être content, l’autre Pêcheur… maugréa-t-il à lui-même, comme retranché à nouveau dans ses démons. »
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Morgred PêcheurPêcheur
Morgred Pêcheur



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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyMer 29 Sep 2021 - 9:04
Morgred avait eu toutes les peines du monde à convaincre son frère de l’accompagner. En effet, même si, comme le lui avait rappelé le pêcheur, ils en étaient là par son seul fait, Monseigneur Nizier avait décrété que d’autres occupations l’attendaient, ce matin, plus engageantes que de réparer une bêtise « déjà oubliée ».
De lui, sans doute. De Morgred, certainement pas.

— Il faut vraiment que je vienne ? J’ai mieux à faire que de traîner ta barcasse jusqu’au port, Morgred.
— Si t’avais eu mieux à faire que d’te foutre dans les récifs, ça m’aurait arrangé.
— Nous y revoilà… Une malencontreuse erreur d’inattention par un joli crépuscule, et on vous la rappelle toute vot’ vie.
— Ton architecte, c’est un vieux boiteux. Parce que tu t’es tiré l’aut’ fois, il a dû m'aider et a failli y rester. J’vais pas lui infliger ça deux fois, à cause du poil que t'as dans la main !

Le dialogue était rompu entre les deux frères. L’un râlait. L’autre geignait. Fort heureusement, ni l’un ni l’autre n’était franchement rancunier, si bien que lorsque la barque serait remise à l’eau et flotterait comme avant, l’incident serait bel et bien clos à jamais.

À l’approche de la maison de Duval, le marin marqua un temps d’arrêt, surpris par le chariot qui semblait n’attendre plus que lui. La « surprise » de Morgred, prit néanmoins l'allure d'une « opportunité » pour son cadet.

— Ah ! Voilà qui est parfait. Malin, le vieux boiteux, hein ? Avec ça, pas besoin de mes bons services... Sur ce, Morgred !

S’il avait été un tant soit peu à l'écoute des propos de son frère, nul doute que le pêcheur aurait protesté et contesté ce départ en douce. Seulement, il était loin, bien loin du quotidien marbrumien pour l’heure, tant son attention était toute destinée à sa barque, juchée sur le chariot.

Le marin ne résista pas à l’envie d’en faire le tour, se hissa même sur le brancard pour mieux voir les réparations prodiguées par l’architecte. Parvenir à un tel résultat sans être coutumier des bateaux forçait l'admiration. L'homme devait dispenser quelques miracles sur les bâtisses.

Satisfait du travail du vieillard, Morgred descendit prestement de son perchoir, gagna l'entrée de l’atelier et frappa deux fois avec aplomb.

— Edgar ? appela-t-il en forçant un peu sur sa voix cassée.

Il n’attendit pas l’arrivée du boiteux pour reprendre son observation, tournant, rôdant autour de cette barque. Même si sa mine restait toujours aussi sévère, presque critique, tout, dans son attitude, rappelait l’enfant impatient de retrouver un jouet qu’on lui avait brisé, puis réparé.

Lorsque la porte du bâtiment s’ouvrit, le pêcheur amorça une volte-face pour adresser un salut de la tête à son sauveur.

— C’est du beau travail, que vous avez fait là, lui concéda-t-il en souriant un peu, plus qu’à essayer, si vous êtes toujours d’attaque.

Le marin posa sa main sur le chariot, tapota le bois du plat de la main, comme il aurait pu flatter l’encolure d’un cheval.

— Et j’vois que vous avez changé d’idée, finalement. Plus de brancard à épaves, mais un brancard à miraculés ?

Sans être un professionnel du milieu, Morgred devait bien admettre qu’à l’oreille, cela sonnait mieux et semblait, de prime abord, un peu plus engageant.
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Edgar DuvalIngénieur
Edgar Duval



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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyMer 29 Sep 2021 - 22:38
Le boiteux était comme retranché en lui-même, évertué à vider un verre après un autre. Lui qui s’était réveillé d’aplomb sans la gueule de bois, voilà qu’il semblait déjà déclarer forfait alors que l’astre solaire embrasait à peine les toitures de Marbrume.

Fort heureusement, ce qui ressemblait pour lui à une déchéance personnelle connut un sursis. Dehors, du coin de l’œil, il aperçut une silhouette s’attarder autour de la barque, voire jusqu’à l’escalader comme le ferait un enfant. Il releva la tête, pris soudain de spasmes, comme s’il avait envie d’hurler de rire à l’idée qu’un gaillard comme Morgred fût autrefois un enfant qui avait la joie de vivre. L’idée était amusante, mais il étouffa vite son gloussement alors que l’homme disparut du champ de vision de l’ingénieur ; ce dernier devinait qu’il frapperait à la porte – deux fois, donc – pour le congratuler.

Edgar accorda cet éternel sourire triste, un rien larmoyant à l’idée qu’il avait pu apporter un peu de joie à quelqu’un d’aussi rustre que Morgred. Il peinait à se l’expliquer, mais il avait beaucoup de sympathie pour cet homme qui avait eu de le faire rire, en secret, depuis son atelier.

« Quand même ! La réparation, c’est pas mon fort, c’est ce qu’il y a de plus chiant au monde, mais vous m’avez presque brisé le cœur l’autre soir. Et puis pour être honnête avec vous, j’en ai profité pour étudier la chose plus en détail. Je vous parlerai de tout ce qui m’est passé par la tête une fois sur les flots. Parce que, hein, Sieur Morgred, je ne compte pas moisir dans mon atelier toute la journée. J’espère que vous êtes un excellent pêcheur… »

Il s’approcha du brancard pour l’enclencher, puis releva la tête vers son hôte.

« En revanche j’espère que vous aurez de quoi la hisser sur la mer, votre belle barque, parce que passé le tractage, c’est plus moi l’expert. Allez, restons pas là, cet endroit va finir par me déprimer, j’y ai passé trop de temps. »

L’ingénieur ouvrit la marche, aidant le pêcheur à hisser le chariot hors de la cour avec une vigueur enviable. Il boîtait à ses côtés, prenant parfois les devants pour demander à ce qu’on leur cède le passage jusqu’au port, non sans impatience, désinhibé par l’alcool. Il écourtait également les courtoisies avec certains artisans et autres mégères qui le hélaient depuis les fenêtres. Il fallait dire qu’il attirait l’attention à sa manière, avec son nouveau « copain » le marin.

Ils arrivèrent enfin à bon port – sans mauvais jeu de mots – il inspecta autour de lui. Outre l’horizon prometteur qui séparait le domaine d’Anur de celui de Rikni, où pas un bâtiment n’avait dressé voile, il ne semblait guère convaincu par ce qu’il voyait, faute d’ignorance.

« On va quand même pas pousser le bébé à l’eau comme ça, quand même ? Vous n’avez pas une grue quelque part ? Comme pour soulever des colonnes – ou plutôt des grosses poutres chez moi, je préfère le bois. »

Il tourna la tête, se mordant la langue pour ne pas rire de ses propres mots afin de ne pas se couvrir de ridicule. Certes il avait certainement gagné des points auprès du pêcheur pour son travail, mais il se connaissait trop bien pour les perdre aussi rapidement. À y penser et repenser, il devait déjà toucher le fond avec cette ineffable Gudrun du Temple, alors s’attirer les foudres d’un pêcheur, il ne valait mieux pas !
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Mariotte
Mariotte



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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyJeu 30 Sep 2021 - 18:59
Nom d'un poisson ! C'est bien Morgred que j'aperçois là-bas, avec sa barque ! Trois jours sans qu'il me ramène de poisson, c'est qu'ça me fait un sacré fournisseur en moins, j'espère que ça veut dire qu'elle est prête à être remise à flot !

J'allais partir avec ma charrette, mes paniers, et mes poissons achetés hier soir, mais faut que j'm'assure de ce miracle en personne, alors je change de direction et je pars vers lui, avant de m'apercevoir qu'il est pas seul, il est avec un vieux qui semble l'accompagner, un vieux vraiment vieux, un peu comme le père François, çui-là qui voit tout flou au point qu'il a confondu sa belle-fille avec sa femme le mois dernier, enfin, ça c'est ce qu'il essaie de nous faire croire, m'est avis que c'est bien facile de tout mettre sur le dos de ses yeux, m'enfin il fait bien c'qu'il veut après tout, mais j'espère que les miens me lâcheront pas comme ça !

En m'approchant, j'entends le vieux qui se demande comment mettre la barque à l'eau. Je pars d'un grand rire.

- Bonjour Morgred ! M'est avis qu'ton ouvrier il y connaît pas grand'chose en poutres ! Avec que'ques hommes à la cale vous allez la descendre vite fait ! D'ailleurs le Jean est pas encore parti, si tu tardes pas trop il t'aidera !

De toute façon le Jean tant qu'on lui d'mande il sait pas dire non, alors j'm'avance pas trop, mais le proposer, ça donnera une bonne image à Morgred, et ptêt qu'il me donnera la primeur de sa première pêche, qui sait ?

- Et en parlant d'ouvrier, où est-ce que t'as dégoté çui-là ? M'a l'air un peu trop vieux et boiteux pour te servir à quelque chose avec cette barque !
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Morgred PêcheurPêcheur
Morgred Pêcheur



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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyVen 1 Oct 2021 - 14:12
Trois jours avaient suffi pour que le pêcheur oublie quelques traits de la personnalité de l’architecte – s’il avait été mauvaise langue, peut-être aurait-il pu penser avoir oublié les « mauvais côtés » du vieillard, mais heureusement, le nocher n’était pas prompt à juger autrui – sauf à les avoir attribués à une consommation d’alcool un brin excessive.
Duval n’était que gestes démesurés et verve haute, tandis qu’ils cheminaient dans les rues. Il semblait effectivement fidèle au portrait de l’homme dérangé dans son atelier à une heure relativement tardive… mais n’était-il pas un peu tôt pour être enivré ? Était-ce à dire qu’il se comportait toujours de la sorte, ou qu’une bouteille de vinaigre avait déjà péri entre ses mains ?

Ainsi animé, le trajet ne parut pas si long au pêcheur, d’autant que la réflexion de l’architecte, à peine arrivé au port, lui arracha un sourire ; ce même sourire qu’il avait esquissé dans la cour. Était-ce donc à cela qu’il s’était attendu, avant même qu’ils ne quittent l’atelier : une grue ?

Pas le temps d’expliquer quoi que ce soit au boiteux, qu’une voix bien familière l’interpelait. Évidemment, un chariot dans ce quartier, portant une barque presque flambant neuve, c’était une attraction à ne pas manquer. Surtout pas de Mariotte.

— C’est pas un ouvrier, marmonna le marin, d’où j’peux me payer un ouvrier ? J’te rappelle que j’avais pas ma barque. Pas de barque, pas de poissons. Pas de poissons, pas d’quoi vivre.

Bien sûr, il avait tout de même réussi à se débrouiller en s’invitant sur quelques autres bateaux, histoire de ramener quelque chose à manger à sa femme et ses filles, mais rien qui vaille son activité lorsqu’il était en pleine possession de ses moyens.

— Mariotte, j’te présente Edgar Duval. Edgar, v’là Mariotte, exposa-t-il lapidairement, en reportant son attention sur la poissonnière, il est architecte, mais il connaît pas grand-chose aux bateaux, alors on va… voir ce que ça donne, en pratique. Tu l’emmerdes pas avec tes questions pendant que j’vais chercher des gars ! l’avertit le pêcheur en adressant un regard courroucé à la jeune femme.

Depuis le temps que Morgred et Mariotte se fréquentaient sur les quais, il aurait été dommage que le marin ne la connaisse pas encore. Or, rien que d’avoir évoqué un architecte, il entendait d’ici la demoiselle solliciter les services du boiteux pour retaper son chariot : « Eh la, m’sieur l’architecte, vous voudriez pas r’garder un peu la roue d’mon chariot ? J’trouve qu’elle grince drôlement, vous trouvez pas ? ».

— Hésitez pas à lui dire de la fermer si elle vous agace, Edgar, l’encouragea le pêcheur en esquissant quelques pas en arrière, elle vous écoutera pas, obéira encore moins, mais bon… des fois, ça soulage quand même.

D’un bloc, le marin se retourna et partit au petit trot en direction des quais ou quelques uns de ses collègues s’affairaient auprès des embarcations. Il n’aurait pas grand mal à convaincre une poignée des pêcheurs de le suivre, afin de lui prêter main-forte et conduire la barque à l’eau, mais de l’avis de Morgred, c’était encore un temps bien trop long lorsque Mariotte était dans les parages.


HRP :
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyVen 1 Oct 2021 - 20:16
Le duo d’infortune ne mit pas longtemps à être alpagué. Une voix féminine s’éleva parmi le brouhaha de la foule, au timbre agréable et, lorsqu’Edgar tourna la tête, il aperçut un visage juvénile suspendu sur une silhouette féline et élancée. Mais ce qui contrastait de suite, c’était l’odeur désagréable – elle puait le poisson – et les invectives indirectes à son encontre. Il fallait dire qu’il le méritait, quelque part. Peut-être qu’elle n’avait pas senti combien lui sentait l’alcool, ses senteurs maritimes embaumant presque cent pas à la ronde, mais l’idée de fracasser le crâne de cette impudente lui traversa l’esprit. Anür en eût témoigné, ce serait un fier gâchis que d’envoyer dans la tombe un si joli minois. Parce qu’Edgar serrait sa canne, sans forcer le moins du monde sur les traits de son visage. Il n’avait pas l’alcool mauvais, mais sa fierté en avait pris un coup, alors il détournait autant que possible le regard, plutôt concentré sur Morgred à qui toute l’attention revenait. Lui aussi était élégant, à sa manière. Tout allait ensuite plutôt vite. Morgred lui répondait du tac-o-tac, comme s’il eût agit d’une vieille amie, d’une partenaire de crime. Alors comme ça, insulter les gens était une manière de tisser des liens ? À y réfléchir, son ancienne femme lui avait fait la même chose, en quelques sortes. Et puis le marin faisait les présentations, vendant le vieux boiteux comme un architecte ; oui, mais un architecte qui rabibochait les épaves. L’image devait être bien drôle. Enfin, comme si ça ne suffisait pas, le moustachu intima – non, il conseilla à haute voix - de sommer à Mariotte de la fermer si elle l’agaçait.

« C’est pas comme si je m’attendais à un psaume de sa grande gueule… »

Mais Morgred avait fait volte face pour quérir de l’aide. Lui se sentait intérieurement tout chamboulé à l’idée qu’il s’en remettait à Gudrun, qui pour le coup, eût-elle un caractère bien trempé, était plus agréable. Moins jolie que Mariotte, mais plus agréable.

Il finit par planter ses yeux dans celle de la donzelle.

« Trêves de plaisanteries. La seule chose que j’ai conçue qui ait un rapport avec la mer, c’est une saline. J’ai jamais visité de chantier naval, mais j’ai de sérieux doutes sur le fait que les “ouvriers” bossent sans outils. Sur la terre on hisse le bois à l’aide de forces mécaniques, ça évite les tours de rein voire les morts dans certains cas extrêmes. »

Mais il fut vite contredit par des gestes simples. Voilà que des collègues de Morgred avaient simplement déplacé le brancard jusqu’à un édifice en pente. Si retirer le bateau de son chariot n’était sur le coup pas très agréable, amener l’engin à flot n’avait posé aucune difficulté. Décidément, l’ignorance d’Edgar avait autant d’étendue que les océans d’Anür. Sans parler de leur profondeur. Il s’était tourné vers le spectacle, s’était rapproché.

C’était juste une cale ordinaire, et l’ingénieur avait trop bu pour s’imaginer un appareillage complexe. Ou peut-être avait-il encensé la chose au point de mettre un gallion tout entier à flôts, ce qui aurait sans doute nécessité des appareils véritables, mais là, ils n’allaient qu’être deux à partir en mer.

« Morgred ! héla-t-il en s’assurant d’être entendu. Pensez-vous que la Mariotte peut s’occuper du brancard, ou elle est inutile à ce point ? »

La question était légitime. Il y aurait des retours de bâton, certes, mais s’il fallait encaisser d’autres bravades et se voir insulter tel l’ignare qu’il était, autant que la donzelle se rendît utile !
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Mariotte
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptySam 2 Oct 2021 - 13:50
Comme d'habitude, Morgred est grincheux, mais qu'à cela ne tienne ! Une sacrée histoire, cette barque comme neuve et cet archi... Archi quoi ? Un titre de noblesse peut-être ? Ca m'dit vaguement quelque chose, une histoire de choses sèches... C'est vrai que maintenant que j'le regarde de plus près ce vieux monsieur porte des habits plutôt bien taillés même s'ils sont plus de toute jeunesse ! Des habits de vrai monsieur, ça c'est sûr... Alors c'est pas un ouvrier ? Mais qu'est-ce qu'il vient faire sur le port s'il est d'la haute ? Et pourquoi que Morgred se trimballe avec lui ? Il y a anguille sous roche, foi de poissonnière ! Faut qu'j'ai plus d'informations, c'est trop juste pour faire une bonne histoire ça, parce que moi j'invente pas mes histoires, je fais que raconter la vérité vraie !

Tiens v'là qu'il me regarde maintenant pour me raconter tout un tas de trucs techniques avec des belles phrases. Pour sûr, il est d'la haute !

- J'comprends pas tout c'que vous m'avez dit là, forces mécaniques et tout, mais les tours de rein et la mort c'est des choses qu'arrivent tout l'temps, en mer encore plus, alors v'nez pas nous dire à nous aut' les gens de la mer comment qu'on doit faire not' métier !

Morgred et les autres ont déjà commencé à descendre la barque. L'est efficace le bougre quand il s'agit de travailler, c'est jamais l'dernier, ça il faut bien le dire. Le Jean est là aussi qui aide à soulever la barque pour retirer le chariot.

- Mais alors, qu'est-ce que vous faites là ? Vous avez réparé le bateau de Morgred ? Vous voudriez pas...

Je r'pense tout à coup aux menaces de Morgred et j'm'arrête là avant d'aller trop loin. S'agirait pas de fâcher un bon partenaire commercial. L'archimachin est allé voir ce qui se passait, et j'abandonne ma charrette quelques instants pour jeter un coup d'oeil. La barque est à l'eau, elle semble flotter, bonne nouvelle, même si des voies d'eau des fois ça s'remarque que bien plus tard, bien trop tard, ça s'infiltre discrètement et puis ça vous coule une bonne barque... Je vois l'Jean se dépêcher de retourner à la sienne de barque, sans rien dire comme d'habitude, mais en me lançant un regard qui en dit long. J'devrais me dépêcher d'y aller moi aussi, vendre mes poissons. J'allais ouvrir la bouche pour les saluer poliment, parce que quand même j'ai de l'éducation, j'suis polie, enfin, la plupart du temps, c'est pas toujours vrai, mais ça l'est souvent quand même, mais c'est là qu'on commence à me demander des choses... J'éclate de rire. C'est bien la première fois qu'on ose me dire ça !

- La Mariotte elle pourrait très bien s'occuper du brancard, mais j'vois pas bien pourquoi qu'elle le ferait ! J'ai d'aut' poissons à fouetter moi !

Je m'retourne et je me dirige vers ma charrette en roulant des hanches. Qu'ils se débrouillent avec leurs affaires d'hommes, moi j'm'en vais vendre mon poisson. D'ailleurs, j'aurais une bonne histoire à raconter aux clientes aujourd'hui, ça va faire vendre : celle de l'archimachin qui vient faire un tour sur le port et qui prend une barque pour un trois-mâts !
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyLun 4 Oct 2021 - 21:00
Aidé d’une poignée de collègues, Morgred eut tôt fait de déplacer chariot et barque, jusqu’à ce que cette dernière retrouve la mer. Alors, le pêcheur ne résista pas à l’envie de s’embarquer, ne serait-ce que le temps d’une seconde. Une seconde au cours de laquelle il oublia les environs, sourit, comme un gosse, de retrouver des sensations qui lui avaient assurément manqué.

Son instant d’insouciance se brisa lorsqu’Edgar l’interpela, alimentant par là même l’éclat de rire de Mariotte. Et tandis que la poissonnière s’en retournait à sa marchandise, Morgred haussa les épaules en remontant sur les quais.

— Vous savez, elle ou les autres, c’est pareil. Si vous les payez pas, ils feront rien pour vous aider. J’dois aller chercher mon matériel, sans quoi on ira pas loin. C’est l’affaire de cinq minutes. Ça vous laissera le temps de trouver une bonne âme... Et vous faites pas avoir !

Sur cette recommandation, le nocher tourna de nouveau les talons pour s’éloigner au petit trot. Outre l’impatience guidant chacun de ses mouvements, il entendait ne pas faire attendre le boiteux trop longtemps. Après tout, s’il devait lui apprendre à pêcher et si l’architecte devait étudier la navigation, mieux valait se ménager un laps de temps suffisant.

Conformément à ses prédictions, il ne lui fallut pas plus de cinq minutes pour revenir avec ses rames, son filet et sa canne à pêche. Alors, avec un soin que l’on ne devinait pas forcément au premier coup d’œil, à l’allure du nocher ou à sa façon de s’exprimer, ce dernier disposa méticuleusement ses affaires dans l’embarcation, avant d’y prendre place.

— C’est bon pour vous, Edgar ? s’enquit Morgred en levant les yeux vers le vieillard, faites attention en descendant, avec votre patte folle.

Et pour éviter un plongeon prématuré à l’architecte, le marin tâcha d’immobiliser sa barque en s’aidant du ponton. L’homme installé, le grand brun ne put retenir un nouveau sourire en se saisissant des rames, qu’il ne tarda pas à actionner en cadence.

— J’sais pas trop c’que vous voulez étudier, alors hésitez pas à m’arrêter, si quelque chose vous intrigue.

Petit à petit, l’agitation du port disparaissait au profit du son des vagues. Bientôt, il n’y aurait plus que ce bruit apaisant. Ça, et les cannes à pêche fouettant le vent pour relancer les hameçons.

— Dites, Edgar… marmonna le marin en jouant des avirons, j’ai repensé à ce que vous me disiez, l’autre jour. Vous croyez que ce qui différencie l’intelligent du benêt, c’est les… « loches » de sa femme ? Parce que vous disiez avoir réalisé que celles de votre femme étaient moins intéressantes que ce que vous appreniez...

Et aussi sûrement qu’il avait été heureux de retrouver sa barque, à n’en pas douter, le pêcheur était sérieux, en lui posant la question.
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyLun 4 Oct 2021 - 23:45
Sa fureur contenue, Edgar se contenta de se pincer la lèvre et de cogner le pavé de sa canne, une fois de plus humilié par cette jeune harpie. Au fond, il avait été stupide de s’attendre à quoi que ce soit d’autre, elle avait du menu fretin à gérer et ce n’était pas de son ressort de s’occuper du chariot. Le temps était compté, et même s’il saurait dédommager un pareil objet volé à ses créanciers, ce serait manquer de finesse et de professionnalisme. Alors, le temps que le nocher s’en aille à ses outils, le boiteux tituba, loin de la poissonnière, le long du port, à la recherche d’un commerçant auprès de qui il saurait négocier un antivol de fortune ; une corde bien tressée qui maintiendrait autant son emprunt que sa conscience tranquille. Mais ce qui l’angoissait le plus, c’était bien de quitter la terre ferme… Alors, le visage blême, il revint, la mine interdite, soucieux de dissimuler une hantise malvenue à son hôte qui disposait sa barque de sorte à pouvoir hisser Edgar d’une poigne, presque fraternelle, au point que l’handicapé ne fut pas indisposé le moins du monde par sa jambe meurtrie.

Il était installé. Il respira un grand coup. Son cœur battait à la chamade, son front perlait de sueur et ses aisselles étaient poisseuses. L’air marin et salé ne suffisait pas à le rasséréner, quand bien même appréciait-il cette odeur de littoral qui effaçait un peu plus chaque instant les émanations de Marbrume.

Pour la première fois, il prenait le large. Pour la première fois, réellement, au-delà des ouvrages et des songes, il appréciait le domaine d’Anür. Il regardait faire le rameur, qui s’exécutait en des gestes longs, amples, maîtrisés. Le visage du pêcheur semblait avoir changé, ou du moins, il y avait des indices, des sentiments perceptibles, palpables, qu’Edgar pouvait deviner. Sur les flots, bercé par les vagues, il était libre. Enfin, présentement, il avait un invité à bord dont il était responsable, et il ne naviguait pas pour le plaisir de naviguer. Le filet de pêche qui reposait aux pieds d’Edgar en témoignait.

Alors qu’ils s’enfonçaient un peu plus en mer, dans des eaux toujours plus inconnues, toujours plus mystérieuses quant à leurs profondeurs, le visage d’Edgar changeait. Il devenait blême, mais il faisait des efforts surhumains pour ne pas le montrer. Il ne fallait surtout pas perdre la face devant Morgred ; c’était avant tout une relation professionnelle, sans doute un client sur le long terme. Il avait beau avoir fait montre de camaraderie, injurié le roi et fait des blagues salaces ; il avait été sur la terre ferme. Mais ici, il ne se sentait plus maître de lui.

« Dites, Edgar… »

Morgred allait lui dire quelque chose. Il se focalisa sur les sons, bu chacune des paroles de Morgred et, ni une ni deux, se pencha par-dessus bord pour vomir tout son estomac. Ça avait trop tangué, et Edgar rendait à Anür ce qu’il avait pris de Serus, gerbant au passage des restes d’alcool aux couleurs peu resplendissantes. Il ponctua deux éructations d’injures, plongeant ses deux doigts dans son goulot pour se forcer à vomir. Il toussa. Il cru presque qu’il allait passer par-dessus bord – ça aurait été une belle façon de mourir, peut-être – mais le mal était passé. Ça ne secouait plus dans sa bidasse, et sa tête était allégée.

Il se rinça les mains, la bouche, le visage, se débarbouillant. La question de Morgred lui revenait.

« Je vais vous faire une confidence, Morgred. La Mariotte, elle m’aurait fait tourner la tête si j’avais vingt ans de moins. Elle est bien faite et elle le sait, elle en joue. Elle me rappelle mon ancienne femme. C’était une beauté interdite. C’était impossible de lui résister quand elle décidait de vous jouer des charmes. Et comme moi j’étais éperdument amoureux d’elle, au début, j’ai tout fait pour elle. Elle m’en a fait voir de toutes les couleurs. Elle m’avait fait comprendre qu’elle ne se marierait jamais avec un ouvrier comme moi — voyez, la Mariotte n’est pas si différente avec son mépris. Alors je me suis mis à étudier les lettres, les sciences pour augmenter mon rang social et l’impressionner… »

Il scruta l’horizon, pensif. C’était un panorama tout autre de Marbrume qui s’offrait à eux ; plus radieux, plus rassurant, moins angoissant aussi. Il eût été fort curieux qu’un Fangeux ne montrât le bout de son nez à pareil instant, de surcroit.

« … Et puis je me suis rendu compte que ce que j’apprenais pour la donzelle me passionnait. Je n’en dormais plus. Une fois qu’on apprend à lire, c’est tout un autre monde qui s’offre à nous. On se sent connecté à d’autres gens, à des idées, à une œuvre encore méconnue qui appartient à l’homme et non aux dieux. Ma foi s’est purifiée, en quelques sortes. Je pense qu’il est important de ne pas être ignorant et de suivre ses convictions sans être aveugle, mais là n’est pas le sujet ; tout ça pour dire que, à force, j’ai effectivement fini par impressionner Victoria, au point que je l’ai envoyer paître, pour qu’elle me supplie de l’épouser… »

Il se tut, pensif.

« Je croyais être la personne qu’il fallait mériter, un temps – c’est comme ça que j’avais fini par le comprendre, l’histoire étant davantage faite de grands hommes que de grandes femmes, et c’est pour ça qu’on déifie ces dernières – mais il y avait d’autres hommes qui voulaient Victoria, dont un nobliau qui a réussi à me l’arracher. Et moi, comme je préférais ma vie à mon couple, je ne l’ai pas retenue, même si nous avions eu une fille de notre union. Les femmes sont hypergames ; elles veulent le meilleur homme possible, et je croyais être le meilleur, sans trop m’y attacher. Ça m’a valu le fait d’être cocu et de m’être fait voler ma femme par une ordure, mais bon, comme vous l’avez si bien dit, les loches de ma femme étaient moins intéressantes que ce que j’apprenais. Même si je les aimais, ses loches, son corps, son humour, tout, quoi ! Et les femmes aiment les hommes supérieurs, les hommes qui se respectent, qui croient en leurs rêves et qui se servent de la peur comme moteur pour avancer dans leur vie. Allons, Morgred, ne me dites pas que vous n’en savez rien, je mets ma main à couper que vous avez déjà été tenté par des sentiments adultères, un homme comme vous… »

Il s’arrêta de parler. À l’endroit où il avait déversé son repas de la veille, il voyait de bulles resurgir et des remous s’agiter. Il se pencha pour mieux voir, sans se mettre en danger.

« Oh put–! Morgred ! Regardez ça ! La poiscaille est entrain de bouffer ce que j’ai dégueulé ! Vite, vite, lancez un filet ou quelque chose comme ça ! »

Et sur ces entrefaites, il éclata de rire.
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyJeu 21 Oct 2021 - 10:08
Morgred aurait dû anticiper. Il aurait dû savoir que le mal de mer prendrait son invité, qu’il le forcerait à recracher le contenu de son estomac un long moment par-dessus bord – si long, d’ailleurs, que le pêcheur se demanda, l’espace d’une seconde, comment le boiteux avait pu ingurgiter tout ça alors que l’heure était si matinale. Oui, le marin aurait dû anticiper, et il aurait pu le faire s’il n’avait pas été grisé par le large, par toutes ces sensations avec lesquelles il renouait. Après tout, combien d’hommes et de femmes avaient rendu leur repas en pleine nuit, pendant quelques-unes de ses commissions illégales, alors même que la discrétion était de mise ?

Lorsqu’Edgar revint enfin à lui après s’être rincé le visage, lorsqu’il parut de nouveau pleinement maître de ses émotions, Morgred ne put s’empêcher d’esquisser un léger sourire. Il avait interrompu son avancée, laissait à Anür le soin de les porter, désormais.

Son amusement disparut néanmoins dès que le boiteux évoqua Mariotte. Pour d’innombrables raisons, Morgred imaginait mal ce qu’Edgar ou d’autres encore pouvaient bien trouver à la poissonnière, car si le pêcheur lui concédait volontiers sa jeunesse et la fraîcheur qui allait avec, il avait conscience que comme toutes les autres, elle vieillirait. Et ce, dans de plus ou moins bonnes conditions.
Le reste des considérations de l’homme de sciences – plus il parlait, plus cette qualité devenait évidente – eut pourtant tôt fait de repousser ces questionnements secondaires pour plonger le nocher dans d’intenses réflexions. Il ne comprenait pas tout, c’était une certitude, peinait à s’imaginer une grande partie, mais songeait néanmoins à tout ce que ces commentaires éveillaient en lui. Car certains faisaient écho.

Forcément, ainsi perdu dans ses pensées, il en oublia la pêche, mais l’éclat de rire d’Edgar le sortie de ses rêveries. Avec lenteur, le marin déplia sa haute silhouette après avoir récupéré le matériel à ses pieds.

— Faites gaffe à vos pattes, Edgar.

Et d’un geste ample, il lança son filet maillant par-dessus bord, sensiblement sur la droite de l’ébullition bouillonnante de la poiscaille. Les courants du domaine d’Anür feraient le reste, aussi le pêcheur se rassit-il, saisissant cette fois sa canne en entreprenant de fixer un appât à l’hameçon.

— Les poissons d’vot’ dégueulis, j’vous les laisse bien volontiers, lui fit-il savoir sans lever les yeux de sa tâche, c'que vous prendrez pas, ce sera pour la Mariotte.

Au fond, ce que pouvaient bien ingurgiter les bêtes importait peu, puisqu’il fallait les évider avant de les manger. Pourtant, Morgred se découvrait un penchant délicat, presque raffiné, dans ces circonstances. En son sens, il y avait une différence de taille entre un poisson pêché à l’estomac plein d’un contenu inconnu – quitte à ce qu’il s’agisse de gerbe – et un poisson pêché à l’estomac plein d’un contenu peu ragoutant, ne faisant aucun doute.

Avec cette même habileté, forgée par les années, l’homme arma sa canne à pêche, élança la ligne de l’autre côté du bouillon, puis tendit la canne au boiteux, dans un demi-sourire.

— Guettez le fil. Dès que ça tire, vous bloquez. De là, j’vous aiderai, annonça-t-il en observant les alentours, distraits, j’ai bien compris qu’ça vous intéressait plus vraiment, mais la Mariotte… elle est bien où elle est, croyez-moi. C’est que si elle causait pas autant, ça irait à peu près, mais… Bah. C’est une poissonnière, quoi. Bref.

Lentement, le marin se pencha en avant pour saisir son coutelas, cette fois, afin de mieux en vérifier le tranchant.

— Bon dites-moi. Quand vous aurez fini de pêcher, j’vous coupe laquelle ? La main gauche ou la droite ?

Mariotte, les sciences, le vécu d’Edgar, son appréciation des femmes, les poissons. Tout s’était enchaîné si vite que Morgred n’avait pas vraiment eu le temps de s’offusquer des derniers commentaires du boiteux.
En dépit de tout le respect qu’il devait au vieillard, il ne le comprenait pas toujours, ne partageait pas nécessairement son avis, et ignorait s’il devait ça à sa bêtise, ou à des conceptions divergentes.

— Plus sérieusement, j’ai jamais songé à l’adultère et je crois pas que ma femme y ait pensé non plus, même si j’peux pas parler pour elle, avoua-t-il en fronçant les sourcils, les yeux rivés sur son coutelas, j’ai pas tout compris de ce que vous avez dit de vos sciences, de vos réflexions… Cette histoire de connexion, là. Je pense pas pouvoir saisir, c’est trop… c’est un peu trop abstrait, pour moi, mais vous avez l’air passionné et c’est tout ce qui compte, concéda le pêcheur dans un soupir, reposant son arme pour porter son regard par-dessus bord, les femmes, ça me parle plus. Pas que j’ai une grande expérience, mais c’que vous dites d’elles en général… ‘fin ça ressemble pas à ma Margot. Je suis pas un… homme supérieur, j’suis pas non plus le meilleur, c’est… le moins qu’on puisse dire, et elle pourrait prétendre à bien mieux, en vérité. Si vous la voyiez, la Mariotte, à côté, c’est rien, malgré sa jeunesse, avoua le pêcheur dans un sourire vague, malgré tout, j’pense qu’on est heureux. ‘fin on l’a été. Y a des moments compliqués, parfois, mais on reste soudé, constata-t-il, songeur, cela dit, on s’connaît depuis marmots. Vers douze ou treize ans, j’savais déjà que j’voulais en faire ma femme et vu qu’elle a pas longtemps réfléchi à ma proposition, je suppose que c’était aussi évident pour elle. Ça doit expliquer pourquoi j’arrive pas vraiment à l’imaginer comme vous décrivez les femmes en général, mais… enfin, sans prétendre que vous avez la guigne, ça peut pas être si courant les adultères, quand même. Ça va… ça va à l’encontre de ce que nous dictent les Trois, après tout.

À vivre pour sa famille uniquement, à se concentrer sur son épouse et ses filles, à s’isoler du reste du monde, Morgred cultivait une certaine force de naïveté remarquablement opposée à tout ce que sa mine taciturne pouvait bien inspirer. Rares étaient les occasions de le constater.

Cet instant était pourtant de celles-là.
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyJeu 21 Oct 2021 - 19:32
Le vieil ingénieur, qui était d’un naturel taciturne, se laissa émerveiller par le geste de Morgred ; simple en apparence, mais qui trahissait une expérience certaine ; un geste presque artistique, élégant, qui aurait su résumer à lui seul des années de pratiques. Et puis il faisait vieux, le Morgred. La tristesse de l’estropié semblait s’être envolée avec le filet, pour s’ancrer vingt mille nœuds sous les mers. Et puis, son estomac ne secouait plus, l’air était pur, le bruit des vagues était rassérénant.

« Je commence à comprendre pourquoi vous êtes aussi constant ; comme la mer sur laquelle vous voguez. Je pourrais également vous dire que vous êtes patient et profond, mais trop de compliments et vous allez croire que je me suis épris de vous. Et même si “La Mariotte” est aussi intéressante qu’un dessous de plât, c’est elle que je préférerais avoir dans ma couche plutôt que vous, Morgred. »

Il prit à son tour un sérieux qui ne l’habitait que quand il se mettait à la tâche ; celle-ci était manuelle somme toute, et s’il avait déjà eu à faire avec ses mains, de la sculpture du bois jusqu’au ponçage d’une proue bien trouée comme il faut, ce n’était pas tous les jours qu’il pêchait. Alors, bêtement, il s’était raidit, tâtant sur la canne de temps en temps, essayant de se donner un style de pêcheur qu’il n’était pas. De quoi avait-il peur, au juste ?

« Bon dites-moi. Quand vous aurez fini de pêcher, j’vous coupe laquelle ? La main gauche ou la droite ?
– Putain, Morgred, arrêtez ! C’était une expression ! »

D’ordinaire, il aurait su faire montre de répartie. Mais là, seul avec un nocher, isolé sur le domaine d’Anür, il était complètement décontenancé. Mais la voix râpeuse du marin le calmait, et bientôt il se détendait, arrêtant de faire des gestes inutiles pour tater sur la ligne. Et puis il le fallait bien, surtout lorsqu’il était question d’une discussion ou deux hommes se confiaient et partageaient leurs tracas.

« Homme supérieur ou pas, Morgred, je vais vous dire ce que c’est, un sous-homme. C’est quelqu’un qui se noie dans l’alcool en taverne et qui cherche noise à tout le monde. Alors vous allez peut-être me dire que vous le faites, mais si j’en crois votre caractère et le fait que vous avez une femme et trois enfants, j’ai de sérieux doutes. Et avec votre travail, vous allez le trouver où, le temps de faire ça ? Enfin, vous comprenez. Vous avez du caractère, vous inspirez un sentiment de sécurité et vous n’avez pas l’air d’avoir une voix de canard face aux femmes. »

Il marqua un silence, comme s’il voulait à nouveau apprécier le mutisme de l’océan et le sifflement du vent dans ses oreilles.

« Pour le reste, dites-moi ce que vous voulez, mais si l’adultère va à l’encontre de ce que nous dictent les Trois – et vous avez raison – c’est qu’il y en a bien plus que vous le pensez. Sinon, quel besoin y aurait-il à l’évoquer pour l’interdire ? C’est bien parce qu’il inquiète, n’est-ce pas ? Dire que c’est le salaud chez qui elle est partie qui l’a tuée… Difficile à croire que ce soient les Trois qui l’aient punie. »

Il commençait à nouveau à sombrer dans des pensées désagréables, mais une tension en contrebas semblait avoir chassé ses névroses aussi vites qu’elles avaient ressurgi.

Il bloqua, crispé sur sa canne.

« Morgred, j’crois que ça mord ! Je mets ma jambe à couper que c’est un requin-marteau ! Manquerait plus qu’il vaille pas un clou sur l’étal de l’autre CONNE là…! Oh m- ! »

Par réflexe, il se pencha en arrière, les yeux rivés cette fois-ci sur la voute céleste, comme s’il priait Rikni. Ses jambes prenaient appui au point que la douleur de sa guibole violentée s’accentua.

« M-Morgred ! J’vais clamser ! »
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyVen 22 Oct 2021 - 9:01
De nouveau, Morgred se perdit dans ses pensées. Si un sous-homme ressemblait à ce qu’Edgar lui découvrait, alors il en connaissait beaucoup. Combien de pêcheurs comme lui se rendaient dans les tavernes de retour au port, pour s’enivrer et se chercher querelle ? Ils n’en étaient pas moins hommes mariés, parfois pères. Des rumeurs les prétendaient cocus, mais qui n’avait pas subi ces on-dits ? Le marin lui-même n’en réchappait pas, il n’y prêtait simplement aucune attention.

Cela étant, ce que le vieil ingénieur avait pu dire de l’infidélité suscita, chez Morgred, des réflexions qui ne lui avaient jamais traversé l’esprit. Comme le meurtre, il considérait que l’adultère était évidemment inadmissible. Pourtant, Edgar avait bien raison : si l’interdit avait été posé, c’est bien qu’un jour, à quelqu’un, il n’avait pas paru si évident.

Lorsque son nom retentit, le pêcheur sortit de nouveau de ses pensées. Il leva les yeux sur Edgar, puis sur la ligne, fronça les sourcils en voyant l’éclopé se battre, s’épuiser inutilement. S’il n’avait pas eu de la peine pour le vieil homme – à forcer ainsi sur sa patte folle, il devait souffrir –, nul doute que Morgred aurait ri. Au lieu de quoi, il quitta sa place pour se dresser dans la barque, saisissant la canne des mains de l’ingénieur pour se concentrer sur la tension du fil.

— Vaudrait mieux que j’vous apprenne à jeter le filet, estima le marin, le regard perdu sur l’endroit où la ligne pénétrait le domaine d’Anür, et ‘faut que vous arrêtiez de vouloir finir amputer d’une main ou d’une jambe. Y a pas d’requins, par-là. Ça peut être de l’éperlan, du tacaud… au mieux une dorade.

Cela étant, Morgred devait bien admettre que ça tirait un peu trop sur le fil pour être un simple éperlan. La pêche à la ligne se pratiquait peu en mer. Lui, il tenait cette habitude de son père ; juste pour patienter le temps de la pose des filets ; juste pour entretenir sa condition physique ; juste pour ajouter un peu d'action à ces longues journées passées au large.

— Le tout, c’est de pas lutter plus qu’il faut. S’il veut pas remonter, il remontera pas, et vous arriverez pas à le forcer, marmonna le pêcheur, concentré, c’est une question d’attente, comme un… comme un duel qui se prolonge, voyez. Si vous donnez tout au début, c’est le bestiau qui va gagner. C’est pas comme ça que ça doit marcher.

Suivant ses propres conseils, Morgred se rassit dans sa barque, ancra fermement un pied contre le bordage, pour maintenir ses appuis, cala la perche dans le fond de l’embarcation. Dès qu’il pouvait obtenir un peu de mou, il ramenait le fil et le bloquait sous son autre botte.

— J’suis désolé pour vot’ femme, avoua-t-il enfin, pour ce qu’elle a fait, et pour son décès.

Quoiqu'Edgar ait concédé, sans détour, préférer les sciences à son couple, Morgred ne doutait pas que la perte de son épouse ait été un choc. Même fautif, un être jadis aimé n’en restait pas moins chéri.

— Et… et vot’ fille ? Qu’est-ce qu’elle est devenue, si c’est pas indiscret ? s’enquit le marin avant de se tendre instinctivement, il remonte ! s’écria-t-il en réduisant la ligne.

Bientôt, un poisson d’une trentaine de pouces, à vue d’œil, sauta à ras les flots, se débattit avec acharnement. Morgred ouvrit de grands yeux, haussa les sourcils.

— Par les dieux... vous avez ferré un merlu, Edgar ! Et un beau ! s’étonna le pêcheur, bons dieux, vous avez loupé vot’ vocation. Avec ça, vous avez la Mariotte et toutes les autres poissonnières dans vot’ couche !

Et comme il parlait, Morgred contractait tout son corps pour ramener le bestiau, pour le maintenir à la surface, le rapprocher le plus possible de la barque qui tanguait, remuait, mais résistait remarquablement bien aux flots et à l’ardeur du colin.

— Assommez-le, Edgar ! l’encouragea le marin, lorsque la bête fut presque à portée de main.
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyVen 22 Oct 2021 - 11:29
Fort heureusement pour l’architecte, le supplice fut de courte durée. Morgred avait une fois de plus montré qu’il était à sa manière un homme d’urgence, quelqu’un qui savait abréger les douleurs d’autrui autrement qu’en envoyant six pieds sous terre – où, plus récemment, en laissant un tas de cendres qui ne donnerait ni phénix, ni goule fangeuse. Et, pensait Edgar, cela expliquait pourquoi il avait encore sa Margo et ses filles, là où la femme de Duval et sa fille unique avaient rejoint la voûte céleste depuis.

Alors il se détendit, le regard rivé vers le point où la ligne, tendue, avait comme percé l’étendue d’eau bleuâtre, secouée par quelques remous et blanchie par l’écume çà et là. Bientôt, il voyait émerger des profondeurs océanique une silhouette pour le moins grâcieuse, imposante aussi, dont le corps ondulait, comme s’il était à la merci de Morgred. Jusqu’à ce que la bête sorte totalement à l’air, se débattant de plus belle. C’était la première fois qu’Edgar voyait un tel spectacle.

Et pour avoir connu pire, il n’avait absolument pas peur. Il était émerveillé. Hypnotisé.

« Assommez-le, Edgar ! »

Il revint à la raison, laissant s’échapper un « Merde ! » comme pour se dédouaner de son manque de rigueur. Alors ni une, ni deux, il se saisit de sa canne et, se penchant prudemment vers la belle prise, il lui souffla ces mots :

« Tu vas arrêter de gigoter, oui ?! »

Se faisant, il asséna un, deux, trois coups de canne sur le crâne. Mais la bête bougeait encore. Alors il insistait, s’agitait, faisait presque tanguer la barque. Se dire qu’il était incapable d’exécuter un animal ne le rendait pas fier, mais après quelques dommages supplémentaires, la bête ne bougeait plus. Ils pouvaient la hisser à bord. Il épongea son front poisseux, transpirant, humidifié par l’effort soudain dont il dut faire preuve.

« C’est physique, votre métier, Morgred ! reprit-il avec plus de sérieux. »

Naturellement, lorsque le nocher lui indiquait comment disposer le merlu, il se repositionna sur la barque, de sorte à ce que sa jambe endolorie, si elle avait besoin d’être allongée, n’incommode pas Morgred.

Il avait encore en tête les quelques questions et remarques de son comparse. Le fait pour le moustachu d’avoir évoqué sa petite Cassandra fit naître en lui un sentiment de mélancolie. Il se rappelait aussi de la fois où il avait honteusement fondu en larmes devant Gudrun – bien trop arrosé ce soir-là pour avoir pu garder quelque contenance. Par longtemps il avait évité la plupart des rencontres, s’en limitant au cadre strictement professionnel. Mais dernièrement, avec sa guibole blessée et son traitement contraignant pour supporter la douleur, il s’était somme toute forgé une carapace que certaines gens bien intentionnés effritaient par eux-même, l’eussent-ils voulu ou non.

« Ma fille… Elle a rejoint les cieux elle aussi, Morgred. Elle est partie avec sa mère, elle s’est retrouvée en maison de passe et elle a été assassinée par je ne sais qui. J’ai voulu enquêter là-dessus, on m’a fait comprendre que je devais me tenir loin de tout ça. Et lorsque j’ai demandé de l’aide à qui que ce soit - même la milice - on n’a rien voulu savoir. Je crois que c’est le même homme qui a assassiné ma femme qui en est responsable. Au début je me suis juré de me venger, mais j’ai vite compris que je ne pouvais pas m’exposer autant, surtout en cette époque, avec la Fange. Sinon il n’y aurait eu personne pour me relever, Morgred. Personne ! »

Il s’était brutalement arrêté d’un ton sec. La honte et la culpabilité avaient cédé à la colère. Mais il poursuivit.

« Et puis, vous auriez fait quoi, à ma place ? J’ai dû vendre en catastrophe une belle maison dans le Faubourg pour me payer un taudis dans Marbrume, histoire d’être en sécurité. C’était soit ça, soit on finissait defors, et je ne voulais ça ni pour ma propre fille, ni pour les trois autres gamins que j’ai élevés sans remontrance aucune et qui n’étaient pas d’mes couilles, Morgred ! J’pensais qu’ils seraient tous plus en sécurité à l’Esplanade, même si l’autre salaud qui s’est cogné ma femme, il l’avait battue par le passé. Je ne l’ai pas retenue. Elle ne se voyait pas vivre dans cette espèce de vase clos où on a fini tous les six. Alors ils sont tous partis. Et puis la suite, ce que j’en pense du plus profond de mes tripes, c’est que cet enfant de salaud, De Chastain, il a assassiné Victoria pour ne pas compromettre sa réputation de vassal au service de Sylvrur, là ; et il a vendu ma fille à la Balsamine… Avant qu’elle ne se fasse assassiner, comme par hasard ! COMME PAR HASARD ! »

Il avait hurlé, tendant les bras vers le ciel, éhonté, révolté de n’avoir rien pu faire. Parfois, si lui ou sa famille devaient mourir, il aurait préféré que la Fange y soit pour quelque chose ; au moins, les prédateurs, eux, aimaient leur gibier…

« Mais la vengeance est un plât qui se mange froid, Morgred. Un jour, je ne sais pas comment, mais un jour, j’aurai sa tête. Son crime est d’avoir malmené une gens du peuple qu’il croit moins intelligent que lui. Et j’vous le jure, sur la mémoire de Cassandra, qu’il y passera un jour. »

Ce faisant, il sortit à nouveau sa flasque du dessous de son manteau, et but de longues gorgées pour faire passer la douleur. Il ne pleurait pas, non ; Morgred n’était pas aussi attendrissant que Gudrun. Mais il avait la sensation que sa tête allait exploser. Alors il se décrassa le gosier, jusqu’à vider entièrement son alcool.

Il avait plombé l’ambiance à bord. Après avoir retrouvé ses esprits, le regard rougi, la mine taciturne, il lâcha.

« Je suis désolé. »

Il voulait demander au pêcheur des nouvelles du filet, et lui parler d’autres choses en somme. Mais la disparition de sa fille était un point sensible, et jamais il n’avait été capable de garder contenance quand on lui parlait d’elle. S’il y avait une blessure plus importante que celle de sa jambe gauche dont il pouvait souffrir, c’était bien de cette plaie au cœur qu’il désinfectait maladroitement par de la boisson forte.
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyDim 24 Oct 2021 - 8:52
Cependant qu’il disposait canne et poisson dans le fond de la barque, bientôt occupé à déshameçonner la bête, Morgred s’étonna d’entendre Edgar revenir sur ses questions préalables.
Il avait pensé que la pêche miraculeuse serait prétexte à éluder. Il n’en fut rien. Et face au déferlement de tristesse et de colère mêlées, le pêcheur resta apparemment de marbre – apparemment seulement, car plusieurs pans du récit de l’homme ne le laissaient pas indifférent, loin de là –, comme on attend patiemment, depuis le quai, que la tempête passe et permette aux barques de reprendre le fil de l’eau.

— Soyez pas désolé, c’est à moi de m’excuser, concéda finalement le marin à voix basse, j’aurais pas dû poser la question.

De tous les Marbrumiens, Morgred ne serait certainement pas celui qui assénerait le moindre reproche à Edgar. Au contraire, le nocher éprouvait une sorte d’admiration pour l’ingénieur, car il se tenait encore debout. Il boitait, il buvait. Mais il vivait. Or, Morgred savait qu’il ne survivrait pas à la perte de sa femme et de ses filles, simplement parce qu’il vivait pour elles, à ce jour.
Qu’importe, alors, les raisons qui maintenaient le vieil homme en vie. Le pêcheur y voyait une certaine forme de courage.

— J’y connais pas grand-chose, parce que… les drames des petites gens comme moi sont pas aussi complexes, admit-il sans lever les yeux de sa besogne, mais doit bien y avoir un mercenaire qui serait intéressé par votre vengeance. ‘faut tomber sur le bon, par contre.

Évidemment, les meurtres et les assassinats existaient au port, comme ailleurs, mais rares étaient ceux qui impliquaient de sauver une réputation quelconque. Les habitant de cette partie de la cité n’avaient pas à se soucier de cela ; ils n’avaient qu’à assouvir une pulsion, ou se venger à chaud pour réparer un affront ou une blessure. Au port, on n’envoyait pas la femme pécheresse chez l’amant, on la battait comme plâtre, éventuellement jusqu’à ce que mort s’ensuive. Quant aux gamins, ils rejoignaient la masse grouillante des orphelins chapardeurs.

Quelque part et d’une certaine manière, la mort dans les quartiers pauvres était aussi simple que la vie qui y régnait, en ce sens qu’il n’y avait à se préoccuper que de manger – ce qui suffisait amplement. Alors, forcément, Morgred ne savait trop de quoi il parlait. Ces services accomplis par des mercenaires prêts à tout, il en entendait parler comme tous les autres. Mais, plus que tous les autres, il réalisait bien que les honnêtes gens se faisaient rares quand une récompense supérieure à celle promise se profilait. Si Edgar envisageait de recourir à un homme pour cette basse besogne, il devait en choisir un intègre et droit ; celui qui lui resterait fidèle quoi qu’il advienne. Car, assurément, ce De Chastain disposait de moyens de pression transcendants ceux de l’architecte.

— Cela dit, j’pourrais comprendre que vous souhaitiez vous en débrouiller seul, reprit le grand brun en se redressant enfin, bon, Edgar. Normalement, les filets, on les laisse poser plusieurs heures, mais vous, vous avez pas forcément signé pour ça. Puis là, j’les ai surtout lancés parce que vot’ gerbe à attirer tous les poissons alentours, rappela le marin de sa voix râpeuse, avec ce que les filets auront ramassé et c’beau merlu, j’pense que vous aurez largement de quoi gagner vot’ soupe auprès de la Mariotte ou d’une autre. D’ailleurs, si vous échangez tout ça à une autre, ça la rendra folle, pour sûr, précisa-t-il, à titre strictement informatif, alors ça vous va, si on rejoint le domaine de Serus ?

La suggestion fut accompagnée d’un signe du menton en direction de la flasque que l’ingénieur tenait encore.

— Puis j’vous cache pas que maintenant qu’vous avez sifflé vot’ remontant, j’redoute, c’coup-ci, un dégueulis sur la marchandise. Dedans, ça s’verra pas au moment de la vente, mais dessus...
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MessageSujet: Re: Vingt mille nœuds sous les mers   Vingt mille nœuds sous les mers EmptyDim 24 Oct 2021 - 22:32
« Sachez que j’apprécie grandement votre sollicitude, Morgred. »

Il s’était remis, d’une façon ou d’une autre. Il avait retrouvé cette vieille mine triste et taciturne, esquissant un sourire peiné à l’intention du nocher comme pour lui témoigner une complaisance fraternelle. Certes il n’aurait peut-être pas dû demander, mais il n’y eût sans doute rien de plus naturel à faire, quand deux hommes, par-delà les affaires, tissaient des liens naturels lorsqu’ils voguaient dans la même direction, au sens propre comme au figuré, dirigés vers un dessein semblable et pratageant sans doute des tracas similaires ; parce que si Morgred n’avait pas perdu ses mioches, il n’était pas bête, non ; il comprenait à sa manière la chose suivante : il n’y avait rien de pire que de perdre un enfant.

« Arrêtez de surestimer ces faux intellectuels, Morgred. Leur intelligence est froide et aussi moisie que les pages d’un livre sans âme qui n’a aucun mérite à être feuilleté. Vous, vous avez l’intelligence du cœur, alors chérissez-là, aimez les vôtre, aimez-vous, aimez ce que vous faites. Et puis vous nourrissez des bouches, bordel. Avant de nourir l’esprit, il faut nourir le corps ! J’aurais dû être paysan dans une autre vie, avant de m’intéresser aux sciences. »

Il tourna la tête, contemplant à nouveau le panorama urbain de Marbrume, à se demander combien de temps ça avait pu prendre, par le passé, de bâtir une ville aussi grouillante ; et ses bâtiments, son port, tout, quoi. L’alcool le ne secouait plus ; il l’ennivrait et semblait remuer davantage sa créativité que son estomac. Il tapa de la palme sur le rebord de la barque, appréciant le contact du bois.

« Je suis bien ici, mais c’est à vous de décider si nous devons revenir à bon port ou non. Mais avant que nous refoulions le domaine de Serus, comme vous dites si bien, j’ai deux requêtes égoïste à formuler, puissent-elles ne trouver d’oreilles indiscrètes, si ne ce sont les poissons. Mais fort heureusement, les poissons ne parlent pas. Pas vrai, merlu ? »

Dans un élan de bêtise, il tata de sa canne la prise. Le poisson avait un regard vide de toute expression, la gueule béante et grande ouverte. Il ne réagissait pas le moins du monde aux coups du boiteux.

« La première, c’est que j’aimerais beaucoup partager un repas avec vous. Débrouillez-vous pour que la Mariotte nous arrange ce merlu, on le lui récupère, et on se démerde pour le cuisiner. Je sais de quelle vinasse on arrosera tout ça, en plus. »

Il esquissa un sourire en coin, fier de lui, malgré le chagrin qui semblait transparaître de son regard. Il reprit son sérieux.

« La seconde, c’est que j’aimerais que vous m’aidiez à concevoir un bateau à voile. Comme je vous l’ai dit, j’ai fait la rétroconception de votre barque sur le papier, et ce petit tour en barque m’a permis d’y voir plus clair sur certaines choses. Je vais ébaucher un meilleur navire, on verra pour le faire construire, je ne sais pas encore comment je vais faire ça, mais on n’y est pas encore. Comme ça, imaginez, vous aurez plus de place, vous pourrez aller plus loin en mer aussi, jouir d’une pêche plus productive… On pourrait faire une affaire, tous les deux, si ça fonctionne. Et puis, si je peux vous faire rêver, peut-être qu’on jour, on bâtira une putain de vedette pour faire la nique aux pirates. Vous m’imaginez avec une jambe de bois et un cache-œil ? »

Il rit grassement.

« Dites-moi ce que vous en pensez, et rentrons à Marbrume ! »
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