Vingt mille nœuds sous les mers

Morgred acquiesça aux conseils d’Edgar. Le fait est qu’il n’éprouvait spontanément aucune sympathie pour les nobliaux, moins encore pour ces « faux intellectuels », comme les qualifiait le boiteux, aussi leur concédait-il une certaine forme d’intelligence, au moins. Comme pour se convaincre qu’un individu ne pouvait décemment pas revêtir toutes les tares.

Ces considérations furent bien vite chassées par l’annonce de l’ingénieur, relativement à deux requêtes. Peu assuré de pouvoir rendre service à cet homme de l’art, Morgred écouta néanmoins avec attention. Et force fut de constater que dès la première, le pêcheur se dérida.

Edgar voulait enjoindre à Mariotte de préparer le merlu pour leurs beaux yeux, pour ne garder que les abats et le goût, en bouche, de la coquette somme qu’elle aurait pu en tirer ?

Ce vieillard était fou.

Fort heureusement, la seconde demande balaya l’insanité de la première, éveilla chez Morgred cette excitation juvénile qu’il avait fugacement ressentie en retrouvant son embarcation, comme neuve. L’idée qu’ils puissent tous les deux bâtir « une putain de vedette pour faire la nique aux pirates » acheva de chasser l’ombre jetée sur le cœur du marin par l’évocation de la Balsamine. Dans un moment d’inattention, tout à ses rêves, il se laissa aller à un rire bref.


Après tout, sans cela, il n’aurait jamais pu rencontrer Edgar, s’enrichir de ses connaissances, et, surtout, découvrir une personne remarquable.


Morgred se garda bien d’avouer à l’architecte qu’il était lui-même tout à fait capable de préparer le poisson et de le cuisiner. Après tout, s’il se promenait avec un coutelas en permanence, ce n’était pas uniquement pour menacer les personnes qu’il accueillait à son bord de leur trancher les mains pour une parole malheureuse.

Mais si le pêcheur tut cette information plutôt cruciale, c’est que l’idée de voir Mariotte et Edgar s’engueuler le distrayait un peu. Sans trop y croire, il était surtout curieux d’assister à une capitulation de la poissonnière et, le cas échéant, d’en connaître les conditions.
Cette démarche n’était ainsi pas guidée par le seul amusement : si Mariotte cédait, Morgred aurait le mode d’emploi pour la faire plier lors de leurs négociations futures. Et il avait bien besoin de cela, car si la « beauté interdite » de la jeune femme le laissait proprement insensible, son bagou lui donnait bien souvent du fil à retordre.


Ni une ni deux, le nocher se redressa dans sa barque pour s’exécuter. Sans surprise, il ramena une bonne quantité de poissons divers – beaucoup de communs, mais quelques perles parmi eux –, le ventre gonflé d’alcool prédigéré. Avec ça, Mariotte ne saurait plus où en donner de la tête.


Après tout, Morgred était curieux, mais pas de là à se faire avoir pour une chose qu’il savait faire lui-même.

Bien conscient du confort précaire de sa barque, à présent chargée d’un filet frétillant et désordonné, le pêcheur ne ménagea pas sa peine pour regagner le port au plus vite. À quai, il amarra fermement son embarcation afin d’en limiter les mouvements, puis bondit sur le ponton pour tendre sa main à Edgar et l’aider à se hisser sur la terre ferme.


Trop conscient de ce que certains arguments de la poissonnière, auxquels il ne prêtait aucune attention, ne manqueraient pas d’être présentés au gré des négociations, Morgred se réservait de toute façon le droit d’intervenir, en dépit de la liberté apparente qu’il avait bien pu concéder à Edgar.

D’ici là, il regagna sa barque et entreprit de libérer un à un chaque poisson capturé afin de les disposer dans le panier, au besoin, après un bon coup sur la tête.