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| Un mensonge en appelle d'autres | |
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AmauryEl potiprêtre écriteur dessineur
| Sujet: Un mensonge en appelle d'autres Sam 30 Oct 2021 - 11:22 | | | « Un mensonge en appelle d’autres » 19 janvier 1167 Après une nuit blanche passée à ruminer, la pression des attentes placées en lui l’avait poussé à quitter le Temple au saut du lit, à cheminer dans les rues encore peu fréquentées de la vaste cité, à prêter oreille à ce monde dans lequel il se fondait sans se faire remarquer. C’est ainsi que ses pas le portèrent jusqu’aux remparts, jusqu’aux portes de la ville où on l’accueillit avec un respect peu justifié par son modeste rang. — Mon père, nous sommes prêts à partir. En voyant ce convoi apprêté, qui semblait n’attendre plus que lui, Amaury comprit l’objet de la méprise. Il ne manquait plus que le prêtre. Et l’occasion fut trop belle pour que le jeune homme ne cède pas. Cette expédition le ramènerait sur ces routes inlassablement parcourues depuis son enfance, dans ces villages où la simplicité était de mise, dans des conditions susceptibles de lui garantir un voyage sans encombre. Où au juste ? Peu lui importait. Pour l’heure, l’atmosphère du Temple, aussi inspirante soit-elle, ne lui seyait plus. À quoi bon s’y trouver, s’il ne pouvait plus peindre comme bon lui semblait ? Quelques journées d’excès, à s’oublier au profit des livres, avaient attiré l’attention sur lui, ravivé les recommandations d’un père d’adoption inquiet, suscité une surveillance accrue à laquelle Amaury était peu accoutumé. Il songea au prêtre que ce convoi attendait, se figura sa détresse, à l’instant de constater un départ sans lui. Il imagina ensuite les réprimandes dont il écoperait à son retour sur Marbrume... Mais rien ne suffit à altérer son sourire sincère. Amaury sut alors que les dieux, au moins, le lui pardonneraient. Car ne valait-il mieux pas qu’il dispense le bien par-delà les murailles, en désobéissant, plutôt que de rester, comme on le lui demandait, sans être en mesure d’aider son prochain ? — Mes exc-cuses. Nous pouvons y aller. Amaury grimpa dans la charrette où plusieurs autres personnes étaient déjà entassées, accusa de nouvelles salutations qu’il rendit à chaque fois d’un humble mouvement de tête, et s’embarqua, sans le savoir, pour un voyage de quatre jours qui le conduirait à Usson. Quatre jours à partager les confessions de ces inconnus, avec qui il sympathisa. Il apprit sur chacun d’eux : sur les péchés qui alourdissaient leur conscience autant que sur les joies qui allégeaient leur cœur, sur les peurs qui les hantaient autant que sur les espoirs qui les transcendaient. Lors d’une attaque de bandits, le deuxième jour, Amaury parvint à calmer les plus en proie à la panique en appelant à la prière, maintint ainsi une agitation qui n’aurait pu, autrement, que desservir leur escorte. Après l’assaut, il seconda modestement une herboriste dans l’administration des soins, peu habité à prêter son soutien aux blessés et malades. 23 janvier 1167 Les températures et la neige boueuse du sentier rendirent l’avancée difficile, les escales bienvenues. Tous furent soulagés lorsque la charrette s’immobilisa enfin à destination, après avoir essuyé quelques plaies bénignes, mais aucune perte. En dépit de cet accès d’audace qui l’avait poussé jusqu’ici, Amaury n’éprouva aucun remords. Lorsqu’il posa pied à terre, lorsqu’il respira l’air glacé, lorsqu’il perçut la brûlure du froid malgré sa pelisse doublée, il se sentit simplement heureux, et sut qu’il se trouvait au bon endroit. — Amaury ? Le jeune prêtre pivota sur lui-même, haussa les sourcils, prêta aussitôt assistance à Cunégonde – une vieillarde venue rendre visite à son fils, aujourd’hui installé à Usson après s’être porté volontaire pour investir le Labret – afin qu’elle puisse descendre de la charrette sans se blesser. — Merci, mon petit, le gratifia la vieille femme en se redressant difficilement, je viendrai vous voir au Temple, soyez-en certain. Si le froid n’avait pas déjà rougi les joues d’Amaury, la gêne s’en serait chargée. Il n’eut pas le cœur à démentir cette vieille femme et lui offrit simplement un sourire bienveillant. — Laissez-moi vous ac-compagner chez votre fils. La route est d-dangereuse. D’épais flocons tombaient abondamment depuis plusieurs jours et impliquaient des déblaiements réguliers. En dépit des efforts dispensés, l’action du gel rendait, par endroit, les dégagements impossibles, favorisant l’apparition de verglas qui n’épargnait personne, et certainement pas les plus anciens. Si belle, lorsqu’elle alourdissait les branches nues des arbres pour les gratifier d’un feuillage immaculé, la neige devenait immonde bouillasse noirâtre au cœur des villages, à force d’être constamment piétinée. Dans de telles conditions, l’âge avancé de Cunégonde faisait redouter le pire au jeune prêtre. Il prêta alors volontiers son bras à la vieillarde et tâcha, autant que faire se peut, de lui ménager un passage relativement sûr. Ils quittèrent ainsi le bourg à petits pas, marchèrent sous le ciel grisâtre de Morguestanc – si opaque que les rayons du soleil, en cette fin de matinée, ne parvenaient pas même à le traverser. Mais après plusieurs arrêts, plusieurs hésitations, Amaury comprit que la mémoire vacillante de son accompagnatrice ne les conduirait probablement pas vers ce fils qu’elle cherchait. Pour la première fois depuis qu’ils arpentaient les sentiers, le prêtre embrassa le paysage du regard. Il remarqua quelques fermes à proximité, une poignée d’ânes et de chevaux, tous intrigués par un ballet qui, bientôt, attira également son attention. Deux femmes semblaient s’échiner sur les abreuvoirs gelés avec une masse qu’Amaury jugea trop lourde pour elles. — Restez ici, Cunégonde. Je r-reviens. D’un pas plus assuré, Amaury longea l’enclos, s’y glissa, pataugea et souilla un peu plus sa toge et sa pelisse de cette fange singulière où le purin se mêlait cette fois à la neige et à la boue. — Permettez ? Il s’était imposé entre les deux demoiselles pour se saisir du manche de l’outil et le leur emprunter. Amaury n’était pas épais, encore moins robuste. Il n’était pas pour autant gringalet et avait, depuis de nombreuses années, la chance d’être bien nourri. Cela lui garantissait une force minime qui, alliée aux vestiges de son enfance, où l’acharnement avait été de mise afin de réaliser toutes sortes de tâches – peu important qu’elles soient ou non de son âge –, lui permit , après de nombreux coups assénés, de venir à bout de la couche de glace. Son front perlait de sueur, il expirait un souffle brûlant en autant de volutes de fumée, mais souriait néanmoins de renouer avec des sensations et des souvenirs presque oubliés. Jamais, enfant, il n’était parvenu à apprécier la beauté de l’hiver. Il n’en avait jamais vu, alors, que les pires aspects, à commencer par la nécessité de briser régulièrement l’eau gelée des abreuvoirs, à d’innombrables reprises au fil de la journée. D’un revers de manche, Amaury s’essuya le visage, réajusta sa capuche, tombée pendant l’effort, puis avisa tour à tour les deux jeunes femmes à ses côtés. — L’une de v-vous saurez où se trouve G-Gautier, s'il vous plaît ? Il est f-fermier. |
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| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Dim 31 Oct 2021 - 15:32 | | | Levant les yeux au ciel, Esmée esquissa un sourire. Les hivers dans le Morguestanc étaient probablement parmi les plus rigoureux. L'humidité des marais, associée à la froidure saisonnière, pouvait indubitablement geler jusqu'aux os des âmes les plus robustes. Et c'était sans compter avec la proximité de la mer qui ne manquait jamais de se rappeler au bon souvenir des habitants du duché. Un vent chargé d'effluves salines s'engouffra sous la capeline de la jeune femme, lui arrachant un frisson. Elle n'en restait pas moins heureuse de pouvoir ainsi éprouver ses limites. Ravie de se confronter chaque jour à quelques nouveaux défis qui mettaient à mal ses habitudes acquises à l'époque de son ancienne vie. Elle se réjouissait donc d'être ici malgré le froid et malgré l'aigreur toute glaciale d'une atmosphère chargée d'iode, qui en venait à engourdir ses membres.
Tout en cherchant à se protéger d'un courant d'air hiémal, Esmée laissa son regard parcourir les environs. Peu de gens s'osaient à affronter le gel d'une saison que les augures annonçaient particulièrement rude cette année. Cela l'incitait d'autant plus à se montrer courageuse. Parce que c'était bien là une forme de courage pour qui n'avait jamais enduré aussi sévèrement la morsure du froid. Néanmoins, la jeune femme s'en persuadait chaque jour depuis qu'elle avait admis sa chance d'être toujours en vie. Il n'existait qu'un seul véritable Fléau dans le monde et il n'avait rien à voir avec ce que les Dieux concédaient de force au temps. La Fange et ses créatures demeuraient pire que tout.
Le frémissement qui remonta le long de son dos n'avait cette fois rien à voir avec la température trop fraîche. Et tandis que d'horribles images venaient à assaillir son esprit, elle se prit un instant à manquer d'air. Dans sa poitrine, son coeur se mit à marteler au rythme des visions qui la ramenaient quelques mois auparavant, dans les rues ensanglantées de Marbrume. Bientôt, le vent s'empesa des réminiscences d'un chaos qui avait mis fin à son ancienne existence. Les cris de terreur, les gémissements de douleurs, les regards, les plaintes... Elle allait perdre pied quand le contact bienfaisant d'une main se posant sur son épaule la ramena à la réalité.
- Esmée ? C'va bien ?
Il lui fallut quelques instants pour revenir à elle et pour se raccrocher à la réalité. Un court moment durant lequel elle toisa son interlocutrice, l'air perdu, avant de reconnaître Javotte. Cette dernière l'observait d'un oeil inquiet, ce qui ne manquait pas d'alourdir son regard déjà souligné de profonds cernes.
- Tu veux t'reposer ? Tu d'vrais rentrer. Y fait froid et... - Je vais bien.
La noble accompagna ses mots d'un sourire rassurant, avant de pencher la tête sur le côté. Son amie, rencontrée peu de temps après son arrivée ici, peinait actuellement à trouver le sommeil. Cette situation, engendrée par l'état de santé de son compagnon malade, en venait à miner sa propre santé. Esmée n'avait cependant pas le coeur à lui dire son avis et tout en portant une main à la joue de la roturière, elle s'évertua à la rassurer.
- Tu as l'air en forme.
Rien n'était moins vrai et si Javotte était parmi les âmes les plus charitables de la région, elle n'en était pas pour autant stupide. Affichant une grimace forçant son amie à se rendre à l'évidence, elle éclata d'un rire franc avant d'agripper ses jupons pour avancer dans la neige.
- T'sais pas mentir Esmée ! Tu d'vrais même pas 'ssayer ! Allez viens !
Baissant les yeux pour dissimuler sa gêne autant que son amusement, Esmée se mordit la lèvres inférieure avant d'emboîter le pas de la perche qui n'avait visiblement pas décidé de l'attendre. Parce que Javotte ne rencontrait aucune difficulté pour se déplacer ici, alors même que le sol avait été rendu glissant par la neige qui n'en finissait pas de tomber. Plus habituée aux sentiers soigneusement déblayés et entretenus, Esmée ne pouvait prétendre à faire montre d'une telle témérité. Son seul avantage sur la labretaine résidait dans ce que son père lui avait accordé de dépenser pour acquérir les hautes bottes qu'elle avait enfilées par dessus un pantalon de laine épais. Cependant, emmitouflée dans son manteau doublé et cachée sous une lourde capuche aux rebords bardés d'une sombre fourrure, elle ne s'autorisait aucune audace. Elle avançait prudemment et à petits pas, laissant l'écart se creuser entre son amie et elle.
Le silence tout juste saupoudré du bruit reposant de ses pas dans la neige en vint une nouvelle fois à l'auréoler. Elle se prit à savourer ce moment et cet environnement qu'elle redécouvrait sereinement. À nouveau loin de ses anciens démons, elle goûta même au plaisir de sentir ses joues s'enflammer sous les assauts d'une bourrasque chargée de flocons. Quand enfin elle arriva au côté de son amie, Esmée souriait.
- C'est g'lé ! Va falloir taper d'ssus et casser la glace pour qu'les bêtes puissent boire.
Pointant du menton vers l'abreuvoir, Javotte brandit une masse qu'elle avait probablement apporté avec elle.
- Approche. Mets tes mains là, sous les miennes et à trois, on tape. C't'une question d'rythme. T'vas voir.
Malgré la simplicité des consignes livrées, Esmée peina à les appliquer. Peu habituée à l'ouvrage, elle manquait indubitablement de pratique et ne pouvait se targuer d'une longue expérience dans les tâches qu'elle s'employait désormais à accomplir. Pour autant, la roturière qui lui servait de professeur, faisait montre d'une patience remarquable. Reste que l'entreprise demeurait compliquée pour la noble. Son physique trop gracieux, ses mains trop fines et ses manières bien trop délicates étaient autant d'entraves au bon accomplissement de cette mission qu'elle s'échinait pourtant à accomplir avec volonté. Voyant cependant le maigre résultat de ses efforts conjugués à ceux de la labretaine, elle relâcha le maillet pour afficher une moue contrariée. Javotte arqua un sourcil, avant de s'esclaffer sans pour autant s'adonner à la moquerie.
- D'jà fatiguée ? Allez, r'mets d'l'ordre dans tes ch'veux et souffle un coup. On r'commence.
Sa fierté mise à l'épreuve avec bonne humeur, Esmée ne put qu'en rire. Elle chassa les flocons venus s'accrocher dans ses longs cils du bout des doigts et repoussa les quelques mèches de ses cheveux échappées de sa tresse, avant de tendre les mains vers le manche de l'outil que Javotte tenait à sa portée. Cependant et alors qu'elles s'apprêtaient à reprendre leur labeur, quelqu'un se porta volontaire pour les remplacer. Elle mit un instant à comprendre ce qu'on attendait d'elle et garda ses doigts attachés au marteau jusqu'à sentir ceux de l'inconnu s'y enrouler. Elle relâcha alors l'ustensile dans un presque sursaut et ramena ses mains sous les pans de sa cape. Avec prudence, Esmée se recula en même temps que son amie tendait un bras protecteur devant elle.
- Ah ! Merci M'sieur ! C'est qu'ça fait plaisir d'recevoir un coup d'main !
Leur bienfaiteur ne sembla pas même entendre Javotte, tout occupé qu'il était déjà à frapper la glace qui emprisonnait l'eau de l'abreuvoir. Peu épais, mais vraisemblablement plus habile et fort qu'elles deux réunies, il ne tarda pas fissurer puis à briser la nappe de gel qu'elles étaient seulement parvenues à ébrécher. Esmée en ressentit une certaine contrariété, mais se trouva plus surprise de le découvrir aussi jeune lorsque sa pelisse retomba sur ses épaules. Cependant, ce n'était pas tant ses traits encore marqué de jeunesse que son air ravi qui interpellèrent la jeune femme. Elle nota alors son étrange plaisir à marteler jusqu'aux recoins du baquet et se laissa elle-même gagner par l'enthousiasme qu'il semblait vouloir mettre à cette simple tâche. Elle se trouva même prête à l'applaudir une fois qu'il eut achevé son oeuvre, mais s'en trouva empêchée par le coup de coude que Javotte avait décidé de lui envoyer dans les côtes.
- C't'un mignon lui ! Hein ?!
Elle chuchota sans pour autant chercher à cacher son amusement, alors qu'Esmée sentait le rose lui monter aux joues. Un lourd silence s'ensuivit et la noble jeta un regard effaré à son amie, avant de baisser les yeux pour fixer le bout de ses bottes neuves. Elle ne releva la tête qu'en entendant la question du jeune homme et se faisant, lia toute son attention à ses prunelles. Gautier ? Par tous les dieux... Evidemment qu'elle savait de qui il parlait quant à savoir où il se trouvait... Son regard glissa en direction de Javotte qui s'apprêtait à répondre avec son habituel tact. Esmée parvint cependant à la devancer.
- Gautier nous a quitté le mois dernier. Les dieux ont souhaité le rappeler à eux. - En d'otes termes, y s'est fait bouffer lors d'la dernière attaque d'fangeux. Désolée.
Ce fut cette fois au tour d'Esmée de donner un coup de coude dans les côtes de son amie.
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| | | AmauryEl potiprêtre écriteur dessineur
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Dim 31 Oct 2021 - 19:15 | | | « Un mensonge en appelle d’autres » De l’or. C’était ce que lui avait inspiré la couleur des iris de l’une de deux femmes, à l’instant d’accrocher son regard. Un éclat bref, presque imperceptible sous l’ombre jetée de sa large capuche nimbée de fourrure. Une lueur fugace appelant à la grandeur, au luxe et à la beauté, à laquelle il aurait pu s’attacher s’il n’avait pas saisi, par-dessus ce reflet, toute l’horreur que parut inspirer sa question. Par mimétisme, il reporta son attention sur l’autre Ussonnienne, resta, le temps d’une seconde, suspendu aux lèvres de chacune, jusqu’à ce que le couperet tombe. — Oh... Amaury baissa les yeux sur l’abreuvoir, contempla sans les voir les vaguelettes persistantes après son acharnement. La stagnation des blocs de glace brisés l’incita à en pousser quelques-uns hors du baquet, les laissant s’échouer dans la neige, au son d’un bruit mat. Lorsqu’il en eut terminé, le jeune prêtre appuya la masse contre l’auge, abrita ses mains sous le pli de sa pelisse. Cunégonde n’avait-elle pas évoqué de fréquentes visites au Labret, pour y rejoindre ce fils dont elle était si fière ? Ce fils qui, contrairement aux autres couards qui avaient dû être raflés, s’était porté immédiatement volontaire, dès les premiers instants ? Se pourrait-il que leurs dernières retrouvailles remontent à plus d’un mois, qu’elle l’ait quitté peu avant qu’il ne succombe à la Fange ? — Sa m-mère a fait le ch-chemin depuis Marbrume pour le v-voir, déplora-t-il dans un mouvement de tête, comment vais-je lui an-noncer ? Adressée à lui plus qu’aux deux paysannes, sa question n’attendait aucune réponse particulière. Il savait la vie au Labret incertaine et dangereuse – s’étonnait d’ailleurs d’y rencontrer de si jeunes femmes, plus encore en cette rude saison. Cunégonde n’était probablement pas sans l’ignorer elle-même, et si Gautier avait péri, c’était sans nul doute parce que les dieux en avaient décidé ainsi, parce qu’ils avaient cru opportun de le rappeler à eux. Amaury avait conscience de ces évidences, mais il savait aussi combien la plupart des mères perdaient tout bon sens face à l’horreur suscitée par la disparition d’un enfant. À quelques reprises, le père Harold s’était improvisé porteur de mauvaises nouvelles de ce genre. Le jeune prêtre se souvenait toujours distinctement de ces cris déchirants, de ces hurlements de l’âme, de l’expression de ce désemparement. Les années ne suffisaient pas à estomper l’impact que ces peines avaient imprimé en lui. Aujourd’hui, l’annonce lui semblait d’autant plus délicate que Cunégonde n’était plus de prime jeunesse. Amaury n’était pas certain de trouver les mots justes pour préserver ce cœur déjà fatigué du chagrin qu’il devrait endurer. Pour autant, il n’avait pas le choix. Sa capuche remua de nouveau en un mouvement de négation, ses yeux embrassèrent tour à tour le regard des deux femmes. — Pourriez-vous m-m’indiquer le ch-chemin de sa ferme, au m-moins ? Elle v-voudra sûrement s’y r... Songeant que la vieillarde souhaiterait probablement gagner l’exploitation de son fils pour s’y recueillir un instant, voire pour y récupérer quelques effets, Amaury avait entendu désigner Cunégonde aux deux Ussonniennes. Ce faisant, il s’était retourné, avait derechef extirpé une main de sa cape pour montrer le chemin où il avait laissé la matriarche. Au lieu de pointer quiconque, cette main glacée avait empoigné sa capuche pour la rabattre en arrière et étendre ainsi son champ de vision, cependant qu’il cherchait, en vain, cette silhouette familière abandonnée plus tôt. — Par les Trois, où est-elle passée ? Le jeune homme pataugea de nouveau dans la neige et la boue, quitta l’enclos dans l’espoir de distinguer Cunégonde d’un côté ou de l’autre de la route. Sans être tout à fait déserte, celle-ci n’accueillait néanmoins aucune vieillarde et le temps inhospitalier suffisait à l’expliquer amplement. — Elle était j-juste là... |
| | | InvitéInvité
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Dim 31 Oct 2021 - 22:26 | | | Le regard appuyé qu'Esmée lança à son amie devait lui intimer le silence. Javotte aimait à agrémenter ses récits de moult détails habituellement plus sordides qu'utiles. La roturière avait pour cela une mémoire infaillible, presque eidétique qui, ajoutée à son parler cru, ne manquerait pas de soulever un coeur fragile. Elle-même se rappelait encore ce que son père n'avait consenti qu'à lui soufflé à demi mot de la souffrance endurée par le fermier. Le bras arraché par une créature dont personne n'avait su expliquer comment elle était parvenue à franchir les palissades, l'homme pourtant considéré comme avisé et fier, avait hurlé de douleur jusqu'à enfin s'éteindre.
Sa perte fut considérée comme tragique. Gautier était de ces figures connues et reconnues qui forçaient l'admiration. Il accomplissait ici de nombreuses tâches jugées difficiles et ne manquait jamais de prêter main forte à quiconque se trouvait dans l'embarras. Il avait d'ailleurs été d'un grand secours aux Sabran lorsqu'ils étaient arrivés ici, quelques mois auparavant. Sa connaissance des lieux et son analyse d'une situation estimée alors compliquée leur avaient permis de rapidement aménager leur résidence abandonnée avec l'apparition de la Fange. Ils avaient ainsi pu compter sur lui et sur son expertise pour prendre possession des lieux, sécurisant ce qui devait l'être et condamnant les parties de la demeure qui présentaient un trop grand risque.
Esmée se souvenait d'un homme trapu, d'allure rustique mais dont le caractère jovial suscitait la sympathie. Un homme courageux, attaché à sa terre, travailleur et simple. De mémoire, il lui semblait avoir entendu dire que Gautier s'était porté volontaire pour rejoindre le Labret. Il avait été l'un des rares pionniers à vouloir prendre ce risque pour le bien de tous. Pour qu'à Marbrume sa famille puisse survivre sans avoir à souffrir de la famine.
Un fugace et pâle sourire glissa sur les lèvres de la noble, tandis que sa pensée se dédiait à la bravoure de cet homme parti trop tôt. Des telles âmes étaient précieuses et devoir les pleurer ne faisaient qu'ajouter au désastreux de la situation dans laquelle se trouvait aujourd'hui l'humanité. Pour autant, la volonté des dieux demeurait un mystère indiscutable. La justesse de leurs décisions était incontestable, au même titre que leurs desseins suprêmes s'inscrivaient au-delà de la compréhension humaine.
Oh... C'était effectivement tout ce qu'il restait à en dire et la jeune femme s'en sentit d'autant plus affectée. Tout en laissant filer un triste soupir entre ses lèvres dont la couleur avait été altérée par le froid, elle voulut faire montre de sa compassion en offrant un regard bienveillant à leur mécène. Mais il ne sembla pas s'y attacher et pour cause. Le souci ancré dans la voix, il s'inquiétait de ce que cette nouvelle pourrait causer de chagrin à la mère de Gautier. C'était une chose d'apprendre la mort d'une personne, c'en était une autre de devoir l'annoncer à ses proches.
Pour la première fois, elle nota le léger bégaiement qui altérait la diction de leur interlocuteur. Elle avait associé les premiers soubresauts de son élocution au froid et pensait l'homme tout particulièrement incommodé par la température glaciale. Cependant, elle comprenait à présent sa méprise. Veillant toutefois à ne rien laissé paraître de sa réflexion, elle opina du chef quand il sollicita leur concours.
Tout comme elle, Javotte acquiesçait déjà quand il laissa sa phrase en suspend. Néanmoins, plus prompte à réagir - ou peut-être bien moins délicate que sa noble amie - elle entreprit de le suivre dès lors qu'il rebroussa chemin pour revenir sur ses pas.
- Z'étiez pas seul ? J'vu personne 'vec vous...
Esmée, qui peinait visiblement à les rejoindre, ne pouvait que s'accorder sur ce point avec la labretaine. Elle ne s'était pas même rendue compte de la présence de l'étranger, avant qu'il ne lui prenne le maillet des mains. Comment aurait-elle alors pu savoir s'il était arrivé accompagné ou non. Elle n'avait cependant aucune raison de remettre la parole du jeune homme en doute et de toute évidence, Esmée de Sabran avait bien assez de peine à conserver l'équilibre dans cette sombre marmelade de neige entremêlée de purin qui voulait la retenir sur place.
- Peut-être... a-t-elle... d'ores et déjà entrepris... de rejoindre la ferme de Gautier ? Suggéra-t-elle au rythme de sa très laborieuse avancée.
- Va pas t'étaler dans l'neige !
S'écria soudain Javotte alors qu'elle voyait son amie battre des bras pour ne pas perdre pied.
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| | | AmauryEl potiprêtre écriteur dessineur
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Lun 1 Nov 2021 - 12:51 | | | « Un mensonge en appelle d’autres » Seul ? Aurait-il pu rêver cette femme, cette rencontre, ce cheminement à ses côtés, du bourg jusqu’aux champs ? Et par quel tour du hasard ? Amaury chassa cette idée d’un mouvement de tête. Cunégonde s’était entretenue avec d’autres personnes au gré du voyage depuis Marbrume, elle avait même fait l’objet de toutes les attentions en sa qualité de doyenne. Il n’avait décemment pu imaginer tout cela. La seconde Ussonnienne devait avoir raison : sans doute Cunégonde avait-elle gagné la ferme de son fils, après avoir recouvré la mémoire. — At-ten... Manifestement en proie aux plus grandes difficultés, l’une des deux femmes glissait plus qu’elle ne marchait. D’instinct, le jeune prêtre avait esquissé un pas vers elle, puis s’était interrompu face à une stabilisation aussi précaire que momentanée. Cet étrange spectacle en saccade s’était réitéré à une autre reprise avant sa consécration tragique. Amaury avait, dans un ultime sursaut, saisi l’une des mains de la paysanne sans parvenir à lui épargner une chute qu’il subit lui-même, au gré d’une glissade sur le verglas. Le contact de la glace lui inspira une grimace, cependant qu’il se redressait avec lenteur, après s’être presque allongé dans l’épaisse couche de neige. — Rien de cass-ssé ? À présent assis aux côtés de la malheureuse, Amaury remarqua pour la première fois la facture des hautes bottes qu’elle portait. Et à mesure que ses yeux remontaient le long de sa silhouette, appréciaient la finesse des étoffes, l’abondante des doublures, la richesse des fourrures, la délicatesse de membres tenus loin du labeur, le jeune homme réalisait, à retardement, combien l’élocution de la demoiselle aurait dû lui épargner toute méprise sur ses origines. Mais pourquoi ainsi mentir sur elles ? — J-j-je suis n-n... Les mâchoires du garçon se crispèrent de frustration. C’était peine perdue. Il ne parviendrait plus à s’exprimer convenablement. Plus maintenant. Une fois debout, et sans trop savoir s’il pouvait encore se le permettre, il proposa sa main à la jeune femme, l’aida à se relever, sans oser redresser la tête. — P-p… pardon, bredouilla-t-il, non sans mal. Les mains de nouveau dissimulées sous sa pelisse, il se recula humblement, n’osa plus regarder ni l’une ni l’autre, ne sut plus, le temps d’une seconde, comment réagir. Le souvenir de Cunégonde le sauva de cet embarras. — M-merci p-pour v-v-votre ai-de. Je vais me d-d-débrouiller… seul, à p-présent. Après s’être respectueusement incliné à l’adresse des deux femmes, Amaury esquissa deux pas en arrière, la tête basse, puis se détourna. Il se pressa sur le chemin qui l’éloignait du bourg, trottina parfois, lorsque la neige le lui permettait. Ignorant encore où se trouvait la ferme de Gautier, le prêtre avisa chaque allée, chercha des yeux un dos voûté par le poids des années. À force d’obstination, le hasard, la chance ou les dieux le conduisirent à Cunégonde. Depuis la route, il l’aperçut affaissée au sol, craignit aussitôt une mauvaise chute et se précipita jusqu’à elle, non sans accuser lui-même quelques dérapages et réceptions douteuses. Pourtant, lorsqu’il rejoignit enfin la doyenne, elle demeurait simplement agenouillée, le regard rivé sur une pierre tombale, disposée à côté du seuil d’une maison. Avait-elle jamais prétendu que son fils vivait toujours ? Amaury réalisa tardivement à quel point il s’était fourvoyé. Sans bruit, il réajusta sa pelisse, imita la posture de la matriarche, juste à ses côtés, ferma les yeux et se recueillit. Difficile d’estimer le temps qu’il destina à ses prières et à ses réflexions. Seule la voix de la vieille femme le sortit de sa méditation. — Il était beau, mon garçon, vous savez. Il était grand et robuste. Je me souviens encore : à l’adolescence, toutes les jeunes filles le voulaient pour époux ! se remémora la vieillarde dans un sourire nostalgique qu’une larme attrista, il pensait toujours au bonheur des autres avant le sien, c’est pour ça qu’il est venu là : pour aider. Il avait pas grand-chose, mais il aurait donné sa chemise à plus miséreux que lui. Il a même rendu service aux nobles locaux, qui sont revenus s’installer à Usson, vous savez. Il était comme ça, mon Gautier. Le cœur sur la main. Nos origines sont modestes, on est rien ni personne, mais il assistait tous ceux dans le besoin. Les plus petits comme les plus grands. Et voyez où ça l’a mené. — Ses origines étaient peut-être modestes, mais je décèle en lui la plus éminente noblesse qui soit, souffla Amaury en observant cette pierre tombale, vierge de toute inscription, témoignage d’une existence qui ne reposait pas même sous leurs pieds, non pas celle du sang, mais celle de l’âme. Le sacrifice de soi au profit d’autrui est ce qu’il y a de plus remarquable chez un Homme. — Vous qui côtoyez les dieux… hasarda la doyenne après un silence, pourquoi me l’ont-ils repris ? — La volonté divine dépasse notre entendement. Gautier avait accompli ce pour quoi il était venu au monde. — Mais pourquoi je suis encore là, moi, alors ? Qu’est-ce que je devrais accomplir, à mon âge ?! Amaury détourna ses iris de la stèle pour soutenir les yeux larmoyants de la vieille femme désemparée. Il se dégageait de lui une sérénité apaisante qui aurait pu confiner à la froideur, s’il n’y avait eu cette tendresse dans son regard. Une assurance, du reste, qui balayait toute trace de son bégaiement. — Je vous l’ai dit, Cunégonde, les projets des dieux surpassent notre compréhension. Le vôtre. Le mien. Mais si vous vivez toujours, c’est que votre rôle en ce monde n’est pas achevé. Peut-être ne consiste-t-il pas en une action directe. Peut-être est-ce seulement à travers vous, qu’une ambition plus noble, plus vaste se jouera. Apparemment propices à la réflexion, les paroles d’Amaury appelèrent un reploiement que la vieillarde brisa après quelques secondes, son attention de nouveau vouée à la tombe factice. — Il m’arrive… d’en vouloir à Anür pour la mort de mon fils. — Vous ne devriez pas. — Et pourquoi ! Anür est notre mère à tous, elle… elle sait le mal que cause la perte d’un petit, alors… Pourquoi est-ce qu’elle... — Anür est... tout. Elle est celle qui donne et qui reprend. Elle est en la mère comme en l’enfant, affirma le prêtre, elle chérit chaque naissance et pleure chaque décès. Elle est, mais elle transcende aussi tout cela pour préserver un cycle vertueux. Seuls les dieux sont éternels. Nous ne sommes que l’instrument de leurs desseins. Toute sa vie, Gautier a suivi le chemin que lui ont tracé nos déités. Il est mort jeune, mais pas en vain. Regardez ce qu’il a bâti à partir de rien, souffla-t-il en levant les yeux sur la fermette, sur les vastes champs qui l’enserraient, Gautier a dignement accompli la volonté des dieux, et je suis certain qu’ils ont su l’accueillir avec les éloges qu’il méritait. De nouveau, les paroles du garçon parurent inspirer des réflexions chez la vieille femme, cependant qu’elle observait le religieux à ses côtés. Comme lorsqu’il peignait, Amaury perdait, dans une certaine mesure, le contact avec la réalité chaque fois qu’il parlait des Trois. Ce détachement s’appliquait au monde, aux autres et à lui-même, lui garantissant une expression claire et compréhensible. Habité par de puissantes convictions qu’il tachait de dispenser, dans l’espoir de fournir réponses – celles-là mêmes qui l’avaient éveillé à une conscience supérieure –, réconfort et soutien, Amaury s’oubliait donc. Les tremblements de son corps, alors que sa toge et sa pelisse étaient trempées, le gel blanchissant ses cheveux et ses cils, le froid rougissant sa peau, n’échappèrent pourtant pas à Cunégonde. Dans un sourire maternel, la vieille femme se releva avec peine. — Venez donc à l’intérieur. Nous allons faire une petite flambée, affirma la vieillarde en se détournant, tiens… Qui sont donc ces jeunes femmes, Amaury ? Comme toujours, le retour à la réalité fut brutal. Le prêtre expira un souffle bref, mais viscéral, comme s’il exhalait tout ce qu’il incarnait jusqu’alors. Secoué de frissons violents, il pivota à demi sur lui-même, reconnut, sans mal, les deux Ussonniennes à qui il avait prêté son concours. — Ce s-s-sont… de nobles d-dames, estima-t-il en se relevant à son tour, époussetant sa tenue du surplus de neige, elles m-m’ont aidé… à v-vous retr-rouver. — Oh ? Eh bien venez donc, vous aussi, demoiselles ! Nous allons faire un feu pour nous réchauffer. Amaury rabattit sa capuche sur sa tête, plus pour se cacher que pour se préserver du froid – à présent qu’il était entré en lui, il savait ne plus pouvoir s’en débarrasser en se couvrant simplement. — Je v-vais cherch-cher du bois. Et sans attendre, il se déroba pour contourner la fermette, en quête d’un abri où il pourrait trouver des bûches qu’il espérait épargnées de l’humidité. |
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| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Mer 3 Nov 2021 - 12:43 | | | Le froid la saisit à l'instant même où elle heurta le sol. Ce fut néanmoins la honte qui, plus incisive encore que le gel, trouva à lui arracher un croquignolet couinement. Par tous les dieux, elle venait de s'échouer lamentablement dans la neige. Si au moins elle était tombée seule, mais non. Sa maladresse était à ce point démesurée, qu'elle était parvenue à entraîner l'inconnu dans sa chute. Anür pouvait lui en être témoin, elle n'avait jamais éprouvé plus grand embarras. Allongée sur le dos, le visage offert au ciel, Esmée se sentait terriblement gênée. Et ce n'était pas le fait de savoir sa précieuse capeline ruinée par la boue qui saccageait ce qu'il lui restait d'amour-propre. Comme ce n'était pas non plus l'idée d'avoir offert un hilarant spectacle à son amie qui l'amenait à déplorer sa gaucherie. En vérité, Javotte pouvait se moquer - ce qu'elle fit d'ailleurs sans une once d'élégance - elle n'en avait cure.... Pourvu seulement que l'étranger n'ait pas été blessé.
Se redressant à demi, elle jeta un timide coup d'oeil dans sa direction. Elle l'avait vu esquisser un pas vers elle alors que ses propres jambes ne voulaient plus la garder debout. Elle se souvenait également avoir fugacement accroché ses doigts tendus pour la secourir et convenait que ce n'était là qu'un triste réflexe. Un geste inconscient, machinalement exécuté par instinct, mais responsable. Un frisson la gagna toute entière. Un tremblement qui se propagea le long de son dos et remonta jusqu'à ses lèvres. Elle sentit leur frémissement et s'obligea à les mordre avec bien trop de violence, alors qu'elle enfonçait ses doigts déjà engourdis par le froid dans la neige. Retenant alors son souffle jusqu'à enfin comprendre le jeune homme intact, elle ne s'autorisa à reprendre sa respiration qu'en le voyant s'asseoir à côté d'elle.
Il était effectivement jeune. À peine plus âgé qu'elle peut-être. L'espace d'un instant, elle tenta d'imaginer ses origines. Elle savait pourtant ne pas être douée pour ces choses-là et se rappelait encore avoir considéré Javotte comme une sainte. Cependant et sans qu'elle ne parvienne à réellement se l'expliquer, elle se trouvait persuadée d'avoir présentement affaire avec une âme bienveillante. Et pour preuve... Ne leur avait-il pas proposé leur aide ? N'avait-il pas tenté d'empêcher sa chute ? Ne s'était-il pas déjà enquis de son état avant même de se soucier du sien ?
Elle se prit à légèrement secouer la tête pour lui répondre, faisant fi des plus évidentes convenances alors qu'elle le dévisageait sans la moindre discrétion. Lui-même l'observait, détaillant sa silhouette pour probablement se rendre compte de sa bonne santé. Elle n'avait rien de cassé. Seule sa fierté avait eu à souffrir de sa risible cabriole. Chose qui n'allait pas s'arranger alors qu'elle réalisait le désastre de sa mise. Désordonnée et indécente - Esmée portait un pantalon - sa tenue ne pouvait qu'apporter plus de malaise dans cette situation déjà inconfortable. D'ailleurs, la réaction de l'inconnu ne pouvait qu'en témoigner, cependant qu'il se relevait en bredouillant.
De pâle, le visage d'Esmée devint blême. Elle devait avoir l'air d'une sauvageonne. Si son père l'apprenait... Rapidement, elle chercha à remettre de l'ordre dans ses vêtements malmenés. Elle tira sur les pans de son manteau, tressaillant au contact de la fourrure gelée et du tissu à présent humide, mais veillant à parfaitement agrafer les fibules d'argent qui, jusque là, le maintenaient fermé. Elle prit aussi le temps de recoiffer ses cheveux en bataille, mortifiée à l'idée qu'ils aient pu se libérer de la tresse qui lui tombait dans le bas du dos. Un plaintif gémissement voulut s'échapper d'entre ses lèvres, mais elle l'étouffa avant d'enfin relever la tête pour voir la main que le jeune homme avait tendue vers elle.
Il ne la regardait plus et elle ne s'en sentit que plus honteuse. Déjà rosies par le temps, ses joues se teintèrent d'un peu plus de couleur
- Je vous en prie. C'est à moi qu'il revient de m'excuser. Je suis proprement confuse Monsieur.
Elle souffla ses mots plus qu'elle ne les articula et tout en le remerciant, fit glisser ses doigts gelés dans sa paume. Il l'aida à se mettre debout, mais continua d'ignorer son regard, alors même que la lumière voulait ranimer ses yeux d'or. Pire encore, il la laissa sur place et les congédia presque, Javotte et elle, avant de s'incliner pour mieux prendre la fuite.
Une nouvelle fois, ce fut la main que Javotte posa sur son épaule qui amena Esmée à quitter ses pensées trop sombres.
- Et bin ma p'tiote ! T'as l'air trempé jusqu'à l'moelle. Allez, r'mets ta capuche. j'va t'ramener à Chant'loup.
Remontant la pèlerine sur les cheveux de la noble, Javotte lui adressa un regard bienveillant avant d'esquisser un grimace.
- Nan... On va pas l'suivre. Arrête d'vouloir s'ver l'monde. C'pas un p'tit chiot c'ui là, y saura s'débrouiller.
Seul le silence lui répondit, aussi enchaîna-t-elle.
- Rhaaa ! T'es pas possible ! Allez ! ... Viens !
Au sourire qui illumina le visage d'Esmée, Javotte comprit qu'elle n'avait finalement été que la victime d'une manipulation "sabrantaine". Une de plus ! Elle appréciait cependant la jeune fille et la considérait comme une soeur. Une petite soeur un peu guindée, certes, mais une soeur quand même. Armant un pas résolu en direction du chemin qui devait les mener à la fermette autrefois habitée par Gautier, elle tendit sa main en direction de la nobliaute.
- On va jusqu'à l'ferme et si on l'croise pas, on rentre ! - Marché conclu ! Fanfaronna Esmée, tout en s'accrochant au bras de la Labretaine. - Tu m'fatigues.
C'est ainsi qu'elle arpentèrent, bras dessus, bras dessous, le chemin glacé qui les conduisit jusqu'à ladite ferme. Quand sur place elles trouvèrent l'inconnu agenouillé aux côtés d'une vieille dame, Esmée ne put retenir un soupir de soulagement. Elle avait craint qu'il se perde, qu'il se blesse ou même pire. Les lieux comme les alentours n'étaient jamais parfaitement sûrs. Pas même alors que l'état des palissades entourant le bourg étaient régulièrement contrôlé. De nombreux Ussoniens l'avaient appris à leurs dépens et plus encore de visiteurs.
Toujours résolue à rapidement retourner à Chanteloup, Javotte voulait tourner les talons, maintenant qu'elle estimait l'événement clos. Mais Esmée la retint. Les yeux rivés sur l'inconnu, elle avait froncé les sourcils et écoutait ce qu'il livrait de propos à l'ancienne. Elle semblait même littéralement absorbée. Fascinée par son aisance à dire tout haut ce qu'elle ne parvenait qu'à esquisser en pensée. Admirative aussi. Il faisait montre d'une telle patience et d'une telle... douceur. Tout en resserrant le col de son manteau autour de son cou, elle esquissa un pas dans leur direction avant de se reprendre. Ce moment ne lui appartenait pas et elle n'avait pas à s'y glisser. Quand bien même les paroles du jeune homme parvenaient à l'atteindre, elles ne lui étaient pas destinées. Elle se contenta donc d'en saisir la justesse afin de pouvoir s'en imprégner pour l'avenir et resta ainsi immobile, et en retrait, jusqu'à ce que l'aînée en vienne à les interpeller.
- C'bien volontiers m'dame ! Y fait un froid d'caneton ! ... Esmée ?!
Secouant la tête en entendant prononcer son prénom, Esmée pivota vers son amie. Elle mit un certain temps avant de comprendre pourquoi cette dernière l'interrogeait du regard et finit par acquiescer, tout simplement.
- En effet. Il fait très froid. Merci Madame.
Elle s'inclina devant l'ancienne, avant d'en revenir au jeune homme qui remontait sa capuche. Une nouvelle fois elle nota son défaut d'élocution alors qu'elle se trouvait persuadée ne pas avoir l'avoir entendu bégayé durant son prêche. Parce que c'était bien là un prêche qu'il leur avait offert. Intriguée plus qu'elle ne saurait jamais l'avouer, elle le regarda contourner la maisonnette pour partir en quête de bois sec, il l'affirmait.
- Je vais l'aider. - T'vas encore tomber ! Aucune mise en garde de Javotte n'aurait pu la retenir. Esmée était probablement aussi têtue que son père. Elle trottina donc non sans mal dans la neige, pour tenter de rattraper celui qui leur avait précédemment prêté main forte. Elle glissa plusieurs fois, se rattrapa toujours de justesse et parvint enfin à l'approcher. Dans un dernier élan qui devait forcer les dieux à l'admiration - tant d'acharnement ne pouvait qu'être louable - elle tenta une manoeuvre périlleuse et se faisant, dérapa sur une plaque de verglas dissimulée sous la neige. Tendant ses mains devant elle, pour chercher un appui qui pourrait empêcher une nouvelle chute, elle accrocha le bras du jeune homme et se hissa presque contre lui pour enfin parvenir à l'interroger.
- Vous êtes prêtre ?
Ses yeux cherchèrent inévitablement à trouver les siens.
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| | | AmauryEl potiprêtre écriteur dessineur
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Ven 5 Nov 2021 - 10:26 | | | « Un mensonge en appelle d’autres » Une main à même la paroi givrée de la fermette préservait un contact avec la réalité, cependant qu’il ruminait une excuse pour se dérober. Lorsque ses pieds menaçaient de glisser, ses doigts se crispaient dans un réflexe fugace, appuyaient un équilibre précaire qui le porta néanmoins jusqu’à un cabanon modeste, attenant à la bâtisse. Dans un nuage de vapeur échappé de ses lèvres, Amaury saisit deux encoches creusées dans le bois d’un panneau grossièrement taillé – s’il n’avait été si épais, son irrégularité aurait pu le faire passer pour le large pan d’une écorce d'arbre –, afin de déplacer ce qui, selon toute vraisemblance, faisait office de porte. Le gel causa une résistance, impliqua de s’y reprendre à plusieurs reprises afin de briser la glace scellant les contours, mais céda néanmoins et livra le contenu de la petite dépendance aux yeux du prêtre. À en juger par la réserve de billettes soigneusement empilées, Gautier savait se montrer prévoyant. Jamais Amaury n’avait douté des paroles de Cunégonde, mais il parut réaliser, à cet instant, combien elles étaient probablement véridiques. Accaparé par ses pensées, partiellement aveuglé et assourdi par sa capuche, le jeune homme ne perçut que tardivement le bruit caractéristique d’une glissade – ce crissement particulier né du craquellement de la glace, cette complainte chantée par la neige bousculée, écrasée – et se raidit aussitôt pour assurer un soutien, en sentant que l’on s’accrochait à lui en désespoir de cause. Un réflexe regrettable lui valut d’appuyer son support de sa main libre, enserrée autour du bras du malheureux. La bonne volonté d’Amaury s’envola lorsqu’il reconnut l’étoffe sous ses doigts. Elle se brisa tout à fait lorsque, levant les yeux, il se heurta à ce regard jusqu’alors si soigneusement fui. S’il avait fallu esquisser son portrait, illuminer ce teint de craie, préservé du soleil depuis toujours, rehausser le noir de jais de ces cheveux aperçus tantôt, souligner la nuance naturellement rosée de ces lèvres si subtilement dessinées, aurait-il choisi un pigment jaune, classique, presque rustique, pour rendre grâce à ses iris, ou leur aurait-il préféré l’une de ces feuilles d’or qui, d’ordinaire, n’appartenaient qu’au divin ? La réponse à cette interrogation, par son évidence, empourpra les joues du garçon et précipita son regard loin du minois qu’il devinait sous la capuche. Le contact de l’étoffe, plus encore de son bras, sous elle, devint alors brûlant et le poussa à l'interrompre dans la foulée. Composant avec les battements effrénés de son cœur, incapable de prononcer le moindre mot, Amaury acquiesça simplement à la question posée. Lorsqu’il fut certain que la demoiselle ne bougerait ni ne glisserait plus, son corps imita le mouvement de ses prunelles, plus tôt, et se déroba pour se vouer à la tâche pour laquelle il s’était échappé – ironiquement, afin de fuir la présence de celle qui l’avait suivi. Prestement, il se saisit d’un panier laissé à disposition, entreprit d’empiler quelques rondins de tailles diverses et, par là même, d'esquiver ces pensées, de l’ordre du réflexe. Dessiner ou peindre relevait de sa nature profonde. Il avait toujours éprouvé le besoin viscéral de reproduire, sur n’importe quel support, tout ce que son cœur décelait de beau en ce que ses yeux percevaient. Et il s’émerveillait facilement de tout et de tous ; dans les traits des vieux comme dans ceux des enfants, dans la sagesse et l’immobilisme de la forêt comme dans la fougue et l’ardeur des existences qu’elle abritait, dans la tristesse comme dans la joie, dans la vie comme dans la mort. Mue en automatisme, cette habitude devenait cependant une entrave lorsqu’il rencontrait l’incarnation d’une magnificence qu’il n’était pas en droit d’admirer – comme cette jeune noble. Elle se muait en frustration lorsqu’il ne pouvait la retranscrire. En ce cas, le labeur l’aidait à apaiser un torrent de sentiments qu’il peinait à endiguer. — J-je suis enl-lumineur. Le prêtre avait éprouvé les plus grandes peines à murmurer cette simple phrase. Combien de bûchettes avait-il dû empiler dans son panier ? Bien trop pour la flambée projetée par Cunégonde. Si peu pour ordonner ses pensées. — Et v-vous, v-vous êtes n-noble. S’il ne sonnait pas comme un reproche, le ton employé demeurait mystérieux. À mi-chemin entre l’évidence et la fatalité, il semblait presque receler une pointe de déception. — P-puis-je vous d-demander p-pourquoi ainsi le ca-cher ? À peine avait-il prononcé ces mots qu’une écharde, soudain fichée dans son annulaire, l’astreignit à retirer vivement sa main du morceau de bois choisi. Sourcils froncés, il contempla brièvement son doigt, le débarrassa de cette gêne mineure, mais courba aussitôt l’échine dans un soupir résigné. — P-pardon. C-c’est inconv-venant. Qu’est-ce que ce fragment douloureux, sinon un signe des dieux pour punir son audace ? Il n’avait aucun droit de questionner ces gens qui lui étaient supérieurs. |
| | | InvitéInvité
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Sam 6 Nov 2021 - 23:59 | | | Un prêtre ! Elle l'avait espéré et cette révélation l'enchantait plus qu'elle ne saurait jamais l'expliquer. Un sourire vint illuminer son visage, tandis qu'elle se fendait d'un soupir satisfait. Son souffle précédemment chaotique, trouva un nouveau rythme. Une mesure plus régulière que ses inspirations devenues plus profondes voulaient rendre harmonieuse. Elle ne s'inquiéta pas de cette proximité qu'elle avait elle-même provoquée. Elle s'y trouva même sereine. Apaisée d'avoir trouvé son bras, soulagé et finalement dépossédée de sa crainte quand son pas été si peu assuré quelques instants auparavant. Sans qu'elle s'en rende réellement compte, elle prolongea ce contact et laissa ses doigts se tendre au-dessus de sa pelisse. Malgré le froid, malgré le gel qui avait ensommeillé ses sens, elle en savoura le toucher alors que ses phalanges s'appliquaient à prouver sa présence. Elle était réelle et en vie. Audacieuse comme jamais elle n'aurait pu l'être à Marbrume et au sein de la cour. Elle existait toujours et peut-être au-delà de ce qu'elle avait été un jour. Les Trois, en lui permettant de croiser le chemin de ce dévot voulaient le lui prouver.
Pour autant, rien ne pourrait jamais altérer le passer. Personne ne pourrait un jour le réécrire pour en modifier les horreurs. Les dieux eux-mêmes ne pourraient rien y changer. D'ailleurs, pourquoi le voudraient-ils quand leur représentant refusait de seulement poser les yeux sur elle.
Esmée fronça les sourcils, en proie au doute. Et si elle se trompait ? Et si ce prêtre n'était là que pour lui rappeler sa damnation ?
Il n'avait fait que croiser son regard et s'était contenté d'acquiescer à sa question. Elle se tenait presque contre lui, avait creusé son dos dans le seul but d'accueillir son bras, mais il ne la voyait pas. Il la fuyait ou alors l'avait-il déjà jugée. L'idée de sa malédiction demeurait profondément ancrée en elle. Elle se figurait qu'elle était désormais gravée dans sa chair. Qu'elle l'avait marquée si profondément qu'il suffisait aujourd'hui d'un simple coup d'oeil pour découvrir et connaître sa véritable nature. Pour savoir ses terribles pêchés et comprendre la déchéance de son âme engloutie par la Fange. Elle se dégoûtait et se répugnait. Plus encore à mesure qu'elle sentait comme il voulait se séparer d'elle. Une fois de plus, elle retint sa respiration. Sa poitrine se gonfla d'un dernier souffle d'amertume, avant qu'il ne se détourne complètement. L'air trop froid s'engouffra à nouveau dans ses poumons et avec lui le gel. Elle pouvait en sentir le feu dans sa gorge nouée et peina à déglutir la salive qui devait en soulager la brûlure. Mais elle finit par en exhaler l'aigreur et tout en demeurant immobile, l'observa tandis qu'il se mettait à la tâche.
Sans chercher à davantage l'incommoder, elle s'autorisa cependant à lui prêter main forte et le panier ne tarda pas à se remplir des bûchettes que Gautier avait soigneusement coupées et empilées dans le cabanon. La tâche et le labeur parurent alléger l'atmosphère qu'elle avait certainement rendu pesante. Il était évident que le prêtre n'avait pas souhaité sa présence ici. Très certainement était-il toujours fâché après leur chute.
- L'enluminure est parmi les plus beaux arts. Il peut transcender les mots qu'il illustre.
Elle avait baissé les yeux pour lui répondre, s'arrêtant surtout à contenir ce que sa remarque suivante avait engendré de gêne. Elle était noble, en effet. Ou tout du moins, elle avait été considérée comme faisant partie de cette élite. Est-ce que cela méritait son jugement ? Elle avait conscience de ce que certains avaient fait subir aux gens du communs et savait comme d'autres continuaient à exploiter les plus démunis pour garder un semblant de pouvoir ou de richesse. L'apparition du Fléau n'était finalement parvenue qu'à accentuer les écarts entre les classes. Néanmoins, s'il avait su ce qu'il restait de sa noblesse, sans doute n'aurait-il pas employé ce ton pour lui rappeler ses origines privilégiées. La pointe d'une lame forgée dans la rébellion s'insinua en elle et elle voulu lui dire son indignation. Cependant, la question qui suivie la laissa seulement pensive. Avait-elle cherché à cacher sa filiation ?
Elle papillonna des yeux, cherchant à répondre à cette interrogation dans son for intérieur d'abord, puis releva la tête en le voyant fixer ses doigts. Rapidement il s'excusa et s'inclina, alors qu'elle-même pinçait les lèvres, l'air finalement contrarié.
- Vous vous êtes blessé ? Elle n'attendit pas sa réponse et d'un pas résolu, s'avança vers lui pour saisir sa main blessée par une écharde. Son pouce glissa dans sa paume tandis qu'elle s'emparait de sa senestre et se faisant, elle l'obligea à étendre ses doigts sous ses yeux d'or.
- Je n'ai pas cherché à vous tromper. Si c'est là le sentiment que vous a inspiré mon silence, je vous prie de bien vouloir me pardonner. Et en disant cela vous constatez comme je contreviens déjà aux usages. Les nobles n'ont pas pour habitude de s'excuser. Je suppose alors que je suis seulement mal élevée.
L'esquisse d'un sourire vint tirer sur le coin droit de ses lèvres, tandis que son regard en revenait à chercher l'attache de ses yeux clairs. Pour autant, elle garda sa main dans la sienne.
- Je me nomme Esmée. Et vous ?
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| | | AmauryEl potiprêtre écriteur dessineur
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Dim 7 Nov 2021 - 12:35 | | | « Un mensonge en appelle d’autres » Plusieurs fois, il voulut répondre aux remarques de la jeune femme, mais s’en garda toujours, la laissant agir sans opposer de résistance en dépit des frissons que ces contacts renouvelés lui inspiraient. Mutique, il observait la délicatesse de ses doigts au creux de sa paume, épiait leur tracé invisible, ressentait leur caresse à travers l’engourdissement du froid. Et sans qu’il en ait seulement conscience, la bienveillance et la douceur de son interlocutrice apaisèrent quelque peu son trouble, chassèrent presque la menace d’un affront fait aux dieux tandis qu’il l’avait prise pour ce qu’elle n’était pas, lors de leur première rencontre. Malgré lui, peut-être, Amaury ne put retenir un sourire, releva naturellement les yeux, retrouva aussitôt son regard. L’idée que cette demoiselle puisse être mal élevée confinait à l’absurde. — Je n’ai n-nul pardon à of-frir. Vous n-n’avez commis aucune faute. Se pourrait-il que cette propension à ne pas s’excuser soit effectivement enseignée à ces gens de haute extraction ? Passer l’essentiel de sa vie à arpenter les campagnes et les petits bourgs avait plutôt préservé Amaury de la compagnie des nobles. Le rôle de précepteur, que revêtait ponctuellement son mentor, avait néanmoins induit l’apprentissage de certaines manières avec lesquelles il était peu à l’aise, trop inquiet de perpétrer le moindre impair, sans même le réaliser, auprès de ces individus rendus prestigieux par leur sang. Pourtant, son comportement ne trahissait aucune crainte directe à leur endroit – sinon celle de froisser. Uniquement un profond respect qu’il tâchait d’exprimer convenablement, tant dans le fond que dans la forme – ce qui, pour un bègue, constituait un enjeu supplémentaire. Glacé jusqu’aux os, le garçon réprima des tremblements désireux de secouer tout son être. — Ce prénom vous s-sied à ravir, Mad-dame. Esmée. Aimée. Amour. Quoi de plus évident pour une jeune femme de son rang et de sa prestance ? Quoi de plus plausible pour un être aussi accompli, dans son rôle comme dans son apparence ? Ses prétendants ne devaient pas manquer et, sans nul doute, elle devait être non moins source de fierté que d’inquiétude pour des parents qui – Amaury n’en doutait pas – la chérissaient à la hauteur de ce qu’elle méritait. Elle ne pouvait qu’inspirer passion et bonheur, aspirer à autant et plus encore, en dépit d’une attitude qui étira le sourire du prêtre et l'incita à baisser de nouveau les yeux sur leurs mains. — Vous… Il hésita. Jamais la jeune femme ne lui avait fait ressentir la supériorité de son rang dans son comportement ou leurs échanges. Jamais elle n’avait semblé s’offusquer de ce qu’il avait pu dire. Sans rien laisser paraître, elle avait accepté son aide après leur chute dans la neige, s’était raccrochée à lui sans dégoût, à l’instant, cherchait désormais les marques d’une blessure qu’elle ne trouverait pas, et l’invitait enfin, manifestement, à l’appeler par son prénom. S’il ne pouvait s’y résoudre, Amaury devait bien concéder à son interlocutrice une volonté certaine de mettre à mal les convenances et usages, sans comprendre les raisons qui l’y conduisaient. De toute évidence, elle ne lui tenait pas rigueur de cette chute préalable qu’il n’avait su empêcher – pis, qu’il avait peut-être causée en s’inquiétant de la disparition de Cunégonde. Ce constat pressa un aveu qu’il se décida tout de même à formuler, rougissant néanmoins légèrement de se montrer aussi présomptueux. — Vous êtes s-surprenante, Madame. La p-première noble que je v-vois se prêter si pr-romptement au lab-beur, souffla-t-il à voix basse, comme pour rendre plus acceptable les propos qu’il osait exprimer dans un sourire persistant, ou… p-peut-être seulement la p-première que je conf-fonds. Plus respectueusement, plus solennellement qu’il ne l’avait fait jusque-là, sûrement pour balayer l’aplomb avec lequel il venait d’échanger avec elle, le jeune homme se redressa pour mieux incliner son buste devant son interlocutrice. — Mon n-nom est Amaury. Sa révérence exécutée, il reprit sa posture première, remua les doigts engourdis de sa senestre, l’ôta enfin de la main de la noble, quoique de la manière la plus douce qu’il pût. — Je ne suis p-pas blessé, mais peut-être d-devrions-nous r-rentrer, suggéra-t-il en lui présentant son bras en guise d’appui, qu’en d-dites-vous ? Et cependant qu’il cherchait de nouveau son regard et se saisissait du panier de bois de la dextre, ses lèvres s’étirèrent en un sourire affable, se voulant encourageant. |
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| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Lun 8 Nov 2021 - 21:55 | | | Le froid s'insinuait partout et les lattes de bois trop fines du cabanon ne parvenaient pas à endiguer le souffle glacial du vent. Ce dernier glissait et se faufilait entre les interstices des planches gelées et rudimentairement clouées entre-elles. Il filait à travers les rainures de la porte comblées de gel et sifflait au-dessus de leurs têtes, parfois jusqu'à soulever la chaume raidie par le givre. Le temps était décidément atroce. Même si elle avait connu d'autres hivers, Esmée n'avait pas le souvenir d'avoir enduré leur force aussi durement. Elle se rendait compte, à présent, comme la vie en dehors des murs de la dernière cité humaine était difficile. Comme elle pouvait être pénible et dangereuse, loin du confort d'un belle demeure scandaleusement chauffée au vu de ce que le bois représentait aujourd'hui comme denrée rare, et précieuse. Cette pensée l'amena à réaliser l'absurde de sa condition. Tout du moins celle qu'elle avait embrassée moins d'un an auparavant, sans même mesurer toute l'insolence de sa chance. Était-elle trop jeune pour s'en rendre compte ? Non. Elle était aveugle, tout simplement. À Usson, depuis qu'elle vivait ici, Esmée avait admis s'être fourvoyée. Elle voulait aujourd'hui comprendre les enjeux qui, révélés par l'apparition de la Fange, devaient conduire l'humanité à revoir ses priorités. Elle espérait alors saisir chacun des précieux conseils que les dieux sauraient lui transmettre et cette fantaisie l'amenait à toujours chercher les signes de leur volonté dans ce que son regard ou son esprit pouvaient estimer être un message. Elle avait alors prié longuement et jusqu'à s'écorcher les genoux, seulement pour avoir l'opportunité d'imaginer son salut. Une délivrance qu'elle avait espérée avec tant d'ardeur qu'elle avait finalement du mal à l'entrevoir dans ce que le prêtre venait de lui certifier. Elle ne s'attendait pas à quelques effets surnaturels pour entourer ce qu'elle voulait interpréter comme une réponse à ses suppliques. Esmée n'était pas ce genre d'illuminée, quand bien même elle admettait aujourd'hui l'existence de la fange et de ses montres. Mais elle avait espéré tirer plus de certitudes et de convictions dans la réponse qu'elle souhaitait attribuer aux dieux. Elle voulait croire en leur bienveillance et au judicieux, sinon au miraculeux de leurs desseins.
Peut-être alors, si le prêtre avait été en mesure de savoir ses espérances…
Elle chassa très rapidement cette pensée de son esprit. Personne ne devait savoir la vraie raison de sa présence ici. Son père avait été clair et tout particulièrement intraitable à ce sujet. Il l'avait été au point de la menacer, afin qu'elle ne révèle jamais rien de son véritable état. Il avait trop perdu pour qu'elle demeure en vie et en sécurité. Pour qu'elle ne soit pas malmenée par l'opinion et la foule. Pour qu'elle ne soit pas marquée comme un animal. Se pourrait-il, dans ce cas, qu'elle en ait déjà trop dit ? Elle avait révélé son prénom au prêtre sans même réfléchir aux conséquences. Sans même s'interroger sur son étonnante arrivée ici, au Labret et surtout, sur les terres autrefois rattachées au domaine Choiseul. Et s'il était l'un de ces enquêteurs venus chasser les proscrits pour les confondre, les torturer et les amener sur l'échafaud. Elle pinça sa lèvre inférieure entre ses dents, soudain inquiète à l'idée d'avoir en face d'elle l'un de ces traqueurs.
Un nouveau frisson la gagna, faisant naître une sensation étrange au creux de ses reins. Un nœud qui voulait remonter le long de son échine jusqu'à s'épanouir entre ses omoplates, pour se fondre ensuite en chair de poule sur ses bras. Elle venait de se perdre dans sa contemplation et ne parvenait pas même à articuler quelques remerciements convenables. Elle ne fit que les murmurer, du bout des lèvres, de manière presque inaudible tandis que ses yeux s'ancraient dans les prunelles du jeune homme. Elle se laissa happer par le tendre de leur couleur. Chercha un mot pour en décrire les nuances entremêlées de vert et de bleu. Elle en oublia même sa main, qu'elle tenait toujours dans la sienne et s'attarda simplement à suivre du regard les courbes qui dessinaient son visage avec harmonie. Il avait l'air trop doux. Il paraissait également si innocent, si attentionné et tellement humble. Comment pouvait-elle imaginer qu'il puisse se livrer à des horreurs ? C'était proprement irrationnel et profondément injuste quand il avait fait montre de bienveillance et de gentillesse à l'égard de cette dame tout à l'heure, et même à leur égard - à Javotte et elle - lorsqu'elles se trouvaient en difficulté.
Un nouveau sourire vint illuminer son visage. Un sourire qu'Esmée voulait sincère et reconnaissant, mais qui finalement se mua en un petit rire amusé tandis qu'elle dodelinait du chef.
- Vous m'avez confondue ? Si vous avez voulu faire montre d'esprit en choisissant ce terme plutôt qu'un autre, je dois m'avouer vaincue avant même d'avoir pu me justifier. Je suppose néanmoins que c'est le propre des dieux et de leurs représentants que de pouvoir lire très justement l'âme de leurs fidèles.
Le rose aux joues - sûrement d'avoir été confondue - mais toujours souriante, elle le laissa s'incliner, redressant le menton seulement pour feindre un air de juge.
- Parfaite. La posture souple, le geste mesuré, un brin ampoulé, mais point trop, l'inclinaison idéalement dosée. Je suis impressionnée Mon Père. Jamais à la Cour je n'ai vu plus remarquable galant.
Elle plissa le nez l'air joyeux et livra son verdict sans une once de moquerie, tout en le laissant récupérer sa main avant de finalement admettre d'un ton de confession.
- C'est un très beau prénom... Amaury.
Elle fit mine de réfléchir, mordillant une fois encore sa lèvre inférieure comme pour ajouter au cérémonial de leurs présentation.
- Amaury... Elle s'amusait visiblement à répéter son prénom et prenait le temps d'en goûter les syllabes, désireuse de s'en approprier les subtilités. Finalement, elle admit dans un élan de spontanéité presque enfantin.
- J'aime sa résonnance. Et je suis heureuse que vous ne soyez pas blessé !
Un sourire cette fois plus malicieux vint ponctuer sa phrase. Elle avait volontairement changé de sujet pour qu'il ne puisse pas s'offusquer de sa franchise. Elle appréciait de pouvoir faire enfin montre de plus d'audace. C'était pour elle une forme de liberté qu'elle voulait dévorer et savourer sans retenue. À Étiol les craintes, les appréhensions et l'inquiétude, elle n'avait qu'une seule réponse à donner.
- Aussi, j'en dis que vous avez raison.
Portée par le courage que le prêtre était parvenu à lui insuffler, Esmée vint glisser son bras autour du sien. Délicatement, elle fit cheminer ses doigts le long de l'étoffe, effleurant le vêtement jusqu'à enfin trouver refuge dans un pli de la pelisse. Sa main libre tira sur le pan opposé de son propre manteau pour le rabattre vers eux, tandis qu'elle collait son épaule contre la sienne. Si elle convenait qu'à Marbrume bien des gens auraient vu dans cette astuce un geste et une proximité inconvenantes, elle savait qu'ici, elle pouvait partager un peu de sa chaleur sans craindre un scandale.
- Rentrons !
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| | | AmauryEl potiprêtre écriteur dessineur
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Mar 9 Nov 2021 - 9:14 | | | « Un mensonge en appelle d’autres » Amaury. De la bouche de la jeune femme, tout paraissait plus joli, et cependant que le rouge persistait sur les joues du prêtre depuis qu’elle l’avait assimilé à un galant, il acquiesça pour s’exécuter. Un pas au dehors, le garçon changea le panier de main le temps de rabattre la porte de fortune sur l’entrée du cabanon, puis reprit son rôle de guide, avançant à pas mesuré, maintenant un bras ferme pour faire dignement office de soutien. Amaury. Ce nom qu’elle semblait tant apprécier, qui le lui avait donné ? Le tenait-il de sa mère ? De son père ? De ceux qui l’avaient recueilli ? De son mentor ? Certains souvenirs de son enfance lui apparaissaient clairement, d’autres restaient nébuleux. Ses tuteurs l’avaient-ils jamais appelé autrement que par des sobriquets dégradants, pour peu qu’ils l’eussent seulement qualifié afin de lui reconnaître une existence propre ? Plongé dans quelques réminiscences, Amaury perdit ce sourire, que la jeune noble lui avait pourtant inspiré par sa spontanéité et son rayonnement, et chemina lentement dans un silence pieux. Si quelques glissades ponctuèrent leur retour, aucune chute ne les cloua cette fois au sol. Le religieux n’en gagna pas moins le seuil de l’entrée avec un certain soulagement. De l’épaule droite, il poussa la porte de la fermette, puis invita sa cavalière à y pénétrer la première. Le foyer de la cheminée crépitait en dépit de l’humidité ambiante, semblait n’aspirer qu’à se répandre pour réchauffer une habitation où le froid et la mort s’étaient insinués, mais manquait de matière pour y parvenir. Amaury crut d’abord que l’impatience avait dicté l’accueil que leur réservèrent les deux femmes, en se précipitant l’une et l’autre sur eux, à peine entrés. Il comprit rapidement que seule l’inquiétude inspirait leurs gestes et leurs paroles. Se pourrait-il qu’ils se soient trop longtemps absentés ? Une fois de plus, le prêtre s’écarta de la jeune noble afin de suivre la vieille Cunégonde, qui le traînait vers la cheminée. Elle l’aida à jeter quelques morceaux de bois au feu, posa une main bienveillante sur son épaule et poussa aussitôt un cri typiquement maternel, aux accents qu’Amaury ne reconnut pourtant pas. — Par les Trois, mais… Vous êtes glacé ! Trempé ! s’affola-t-elle, enlevez-moi tout ça ! Vous allez attraper la mort ! — Je n-ne crois pas que... — Ta, ta, ta ! Vous allez prendre des vêtements à mon Gautier. — V-vraiment, je... Sans qu’il ait son mot à dire, la vieillarde empoigna sa pelisse pour la lui ôter par la tête. Si Amaury n’avait pas regagné ses esprits assez rapidement, elle aurait sans doute réservé le même sort à sa toge et l’aurait mis à nu sans une once d’hésitation. Il entrava ses mains aussi doucement que possible. — D’accord, concéda-t-il enfin, avec amusement, m-montrez-moi les habits. Ravie par cette petite victoire, Cunégonde esquissa un large sourire et se dirigea aussitôt vers une pièce semi-ouverte sur le reste de la maisonnée. Amaury lança un regard bref aux deux autres femmes, puis emboîta le pas à la vieillarde. Lorsqu’il la rejoignit, elle lui avait déjà sorti d'une armoire de quoi se changer, comme en témoignaient les vêtements posés sur le lit. — Allez allez, Amaury, pressons ! — J-je pense pouvoir me d-déb... — Ta, ta, ta ! Enlevez-moi ça, que je le porte près du feu. — M-mais... — Mon Père, enfin ! À mon âge ! J’en ai vu d’autres ! Censée le rassurer, sans doute, la réplique ne fit qu’accentuer l’embrasement ardent des joues du religieux. Il bredouilla quelques paroles incompréhensibles, puis se résigna à retirer sa toge face à la vieillarde, qui ne fournit aucun commentaire et tourna rapidement les talons. Terriblement gêné, du fait d’un rapport particulier à la nudité qu’il liait au secret et à l’intimité, Amaury eut bien du mal à se rhabiller, même en souffrant des attaques soutenues du froid. Bien vite, le contact de vêtements qu’il n’avait plus portés depuis une éternité détourna pourtant son attention, raviva une époque lointaine et le plaisir qu’il avait ressenti, plus tôt, en prêtant main-forte à la jeune noble et à celle qui l’accompagnait. Ces habits avaient tout d’une seconde peau sur lui. Seul le médaillon de bois à l’effigie des Trois, disposé par-dessus une chemise trop grande, trahissait modestement son appartenance au Clergé, désormais. Un nouveau cri le tira de ses songes, pressa son pas jusqu’à la pièce à vivre. Cette fois, Cunégonde était accrochée au bras d’Esmée, s’offusquait pareillement de l’état de sa belle tenue. — Oh non, non, non ! Allez ! Vous aussi, ma petite, ôtez-moi tout ça ! Je tolérerai pas que mes invités tombent malades, ça non ! Mon Gautier non plus l’aurait pas voulu ! Attendri, Amaury esquissa un sourire, puis leva les yeux vers la jeune femme, cependant que Cunégonde la traînait déjà jusqu’à la chambre. À sa hauteur, il articula discrètement un « bonne chance » qu’il ne formula pas, puis gagna le foyer, un peu plus ardent, mais point encore suffisamment assuré pour réchauffer toute la maison. Un nouveau silence s’improvisa. Uniquement troublé par le crépitement des flammes et quelques encouragements ponctuels de la maîtresse des lieux, il permit au prêtre d’entendre la caresse délicate du vêtement sur la peau, impactant, en son esprit, l’ébauche de ce qui se déroulait de l’autre côté de cette paroi de bois dénuée de porte. Le frisson qui s’ensuivit fut si vif, si viscéral, du reste, qu’il le raidit momentanément et lui inspira une quinte de toux brève. — Pas si près, Amaury ! tempêta Cunégonde en revenant, les bras chargés de nouvelles affaires trempées, trop froid, c’est mauvais, mais trop chaud aussi ! Ses joues rouges d’un brasier interne, le prêtre acquiesça, recula docilement, reprit son souffle et tâcha de s'occuper l'esprit. Le retour de Cunégonde et le soin avec lequel elle disposait la seconde tenue mouillée dégagèrent suffisamment de bruit pour l’y aider. Sa besogne achevée, la vieille femme se laissa tomber sur une chaise, dans un soupir. — J’ai même rien à vous offrir à boire ou à manger, mes pauvres enfants... — Ce n’est r-rien. La doyenne opina du chef, frotta ses mains pleines d’arthrose l’une contre l’autre. — Je vais rester là à compter de maintenant, je pense. Ne pas rentrer à Marbrume. Amaury haussa les sourcils, échangea un bref regard avec l’accompagnatrice de la jeune noble. — M-mais… La vie est d-dure au Labret, objecta-t-il timidement. — C’est vrai, concéda la vieille femme, mais je crois que c’est ici que je dois jouer mon rôle. C’est là que je dois être, désormais. Vous comprenez, mon petit, n’est-ce pas ? Amaury soutint les yeux clairs de la matriarche. En dépit de l’imprudence d’un tel choix, il avait trop longtemps cherché sa place au sein du monde pour se permettre de questionner les convictions des autres. Vaincu, il esquissa un sourire et acquiesça. |
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| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Mer 10 Nov 2021 - 15:27 | | | Précédemment clair, le ciel s'encombrait à présent d'épais nuages dont le gris s'employait à ternir l'horizon. Toujours chargé d'une humidité glaciale, le vent en était devenu plus hardi. Au loin, là où le marais voulait se recouvrir d'un peu de végétation, il invitait désormais les hauts arbres à la danse. Ces derniers se balançaient alors jusqu'à parfois faire se croiser leurs cimes donnant à leur étrange ballet l’allure des plus féroces duels. Une tempête s’annonçait, Esmée en était convaincue et cette pensée l’amena à se serrer un peu plus contre l'épaule du jeune prêtre. Il ne sembla pas s'en offusquer, mais perdit son sourire alors que devant eux s'ouvrait un chemin au paysage rendu hostile par la rapacité saisonnière. Sans qu'elle s'en rende compte, ses doigts resserrèrent leur étreinte autour de son bras. Pour autant, elle n'éprouvait aucune crainte et appréciait au contraire le silence qui accompagnait leurs pas cette fois accordés dans la neige.
Dans son esprit toujours en proie aux tergiversations, Esmée se représenta leur périple jusqu'à la fermette comme une long cheminement qui devait la mener à la compréhension. Le prêtre lui apparaissait alors comme ce jalon qu'elle avait espéré en son for intérieur. Un présent des dieux, un signe de leur soutien dans cette épreuve qu'elle se devait de surmonter. La route serait longue et semée d'embûches, mais avec de l'aide, elle réussirait à atteindre ses objectifs. Aujourd'hui une chaumière, demain un autre refuge...
Lorsqu'ils arrivèrent devant la maisonnette, Esmée en était convaincue. Sa foi en les Trois devait être ce phare qui l'amènerait à ne jamais s'écarter de la voie que les dieux avaient tracée pour elle. Pour autant la question demeurait, pourquoi avaient-ils choisi de la punir en la livrant à la morsure d'un fangeux ? Était-elle à ce point perdue ? Était-elle de ces pêcheresses qui s'ignoraient au point de se croire meilleures que les autres et donc intouchables ? Si tel était le cas, Esmée convenait que sa nouvelle vie l'aiderait à changer. S'était incontestablement pour cela qu'elle ne voulait plus d'un traitement de faveur, qu'elle se livrait à la tâche sans rechigner et qu'elle ne trouvait plus aucun intérêt à dire ses origines.
Un léger sourire glissa sur ses lèvres, alors qu'elle se rappelait ainsi ses récentes convictions. Leur trajet et le calme qui l'avait enveloppé, comme une bulle de recueillement, avait permis d'endiguer le flot de ses pensées précédemment chaotiques. Esmée en renouait presque avec cette forme de sérénité qui faisait l'innocence des enfants. Son coeur et son humeur s'en trouvèrent ragaillardis. Aussi et tout en laissant son guide ouvrir la porte de la masure, elle se détacha de lui et effectua une grâcieuse révérence pour le remercier de sa galanterie, avant d'entrer.
Ils n'avaient pas fait un pas dans la demeure, qu'une nouvelle tempête s'abattit sur eux. Un tourbillon formé par deux furies qui trouvèrent chacune leur victime. De ses deux mains, Javotte agrippa les épaules de sa noble amie, avant d'empoigner la fourrure gelée de son manteau pour en rabattre la capuche. Un nuage de neige accompagna son geste.
- T'es complèt'ment 'nconscient' ! T'aurais pu t'perdre, t'casser une jamb' ou pire !
Jetant un regard en direction du prêtre, Esmée ne pu retenir un éclat de rire en le voyant livrer à l'assaut radoteur de sa propre marâtre.
- 'rête de t'marrer ! C'pas drôle ! 'magine s'ton père savait ? J'pas envie d'me faire écarteler ou trucider ou... - Je crois que nous avons saisi l'idée Javotte.
Toujours amusée, la nobliaute ne parvenait pas à reprendre son sérieux et les coups d'oeil compatissants qu'elle jetait en direction du jeune homme ne faisaient qu'accentuer le phénomène de son hilarité naissante. Cependant, en voyant la maîtresse des lieux tirer sur la pelisse du prêtre pour le dévêtir, elle se trouva soudainement gênée. Elle le fut même si promptement qu'elle en vint à lâcher un petit bruit ronronnant. Un miaulement étrange, qui couronna son rire d'une pointe de drôlerie et qui l'amena à s'empourprer violemment.
- C'nouveau ça ! Rrrr Rrrr...
Lâcha Javotte avec moquerie, tandis qu'elle emportait Esmée vers le feu tout juste crépitant et que son compagnon d'infortune était conduit jusqu'à une pièce à l'écart.
- R'garde moi ça. T'trempée. Faut qu't'restes là. Maintenant qu'y zont mis d'bois, l'feu va partir et tu pourras t'réchauffer.
La roturière entreprit de vivement frotter les bras de son amie, cherchant à en chasser la chair de poule.
- T'es complètement gelée. Si t'attrapes pas l'mort, c'est qu'les Trois t'ont à l'bonne ! - Javotte ! Un peu de respect. Nous avons un prêtre avec nous. - Bah tiens ?! Un prêtre ?! J'savais pas qu'y pouvait y en avoir d'si mignons. Met'avis qu'la vieille doit s'rincer l'oeil.
Elle gloussa, pointant du menton vers sa jeune amie qui, plus gênée que jamais, ne pu que baisser les yeux. Une fois de plus, Esmée se mordit la lèvre inférieure avec violence, seulement pour empêcher le foisonnement de ses pensées livrées à une imagination trop fertile.
- T'pas d'accord ? - Là n'est pas le propos. Elle bredouilla presque, incapable de contenir ce que son inexpérience lui inspirait de fantasmes. - Oooooooh ! Essaye pas d'm'la faire à l'envers ! J'suis sûre qu't'l'as r'marqué toi aussi tizote.
Par chance, l'arrivée impromptue mais non moins salvatrice de la maîtresse de maison, permit à Esmée d'échapper à l'interrogatoire de l'Ussonienne. Elle s'y déroba avec soulagement, sous les ordres d'un tyran ridé, mais volontaire qui la poussait vers la pièce où elle avait précédemment conduit le prêtre. L'espace d'un instant, la jeune femme voulut protester, mais Cunégonde était redoutable.
— Oh non, non, non ! Allez ! Vous aussi, ma petite, ôtez-moi tout ça ! Je tolérerai pas que mes invités tombent malades, ça non ! Mon Gautier non plus l’aurait pas voulu !
Elle tirait déjà sur son précieux manteau, le faisant couler dans son dos, quand le prêtre revint. En croisant son regard, Esmée esquissa un sourire, s'amusant de le voir articuler quelques encouragements silencieux. Elle porta une main à son coeur, mimant ses remerciements d'un air théâtral, avant de disparaître derrière la demi-cloison de bois.
Disposés sur ce qui avait été son lit autrefois, les vêtements de Gautier ne pouvaient être que trop grands. Sans être chétive, Esmée n'était pas épaisse et les quelques courbes qui lui offraient un physique empreint de féminité, ne parviendraient pas à ajuster une chemise qui lui tomberait jusqu'aux genoux. La noble s'employa néanmoins à faire montre de bonne volonté. Elle se laissa dévêtir - au moins jusqu'à la taille - frictionner par les mains sèches de l'aînée et sermonner, avant d'étendre les bras au-dessus d'elle pour permettre au vêtement de glisser sur sa peau lisse. Cela lui rappela ce temps où, jeune fille de la cour, elle bénéficiait des services d'une camériste. Cependant, alors que la vieille femme voulut continuer son service, Esmée l'en empêcha.
- Merci Madame, pour vos bons soins et pour votre gentillesse, mais je vous en prie, retournez auprès des autres et allez profiter du feu. Je n'aimerais pas que vous attrapiez froid par ma faute. Je vous rejoins au plus vite.
Une fois seule, Esmée acheva de se dévêtir avant d'enfiler un pantalon bien trop large. Elle chercha de quoi le cintrer autour de sa taille tout particulièrement marquée et opta pour une cordelette qu'elle noua fermement au-dessus de ses hanches. Le résultat était bien évidemment et sans conteste affreux. Il l'était tout du moins dans le regard d'une ancienne précieuse qui avait eu son temps de gloire au sein de la belle société marbrumienne. Mais le souci résidait bien ailleurs que dans ce que son déguisement lui donnait des allures d'épouvantail. Trop échancrée et définitivement trop évasée, la chemise de Gautier s'ouvrait généreusement - voire même outrageusement - sur son buste, laissant apparaître la naissance de sa ravissante poitrine.
Tentant, tant bien que mal de cacher ce qui devait l'être - tâches de rousseur et grain de beauté provocateur - elle se faufila ainsi dans la pièce principale, cherchant à ne pas attirer l'attention alors qu'elle gardait ses bras croisés devant elle. C'était évidemment sans compter sur Javotte qui, dès lors qu'elle aperçut son amie, la pointa du doigt en hurlant de rire. Comprenant son entrée finalement désastreusement tapageuse, Esmée hâta le pas pour rapidement rejoindre la proximité du foyer. Elle s'installa à côté de Javotte et lui jeta un regard de biais, l'air désapprobateur et vexé. Cette dernière finit par se reprendre avant de demander l'air de rien et tout en tendant devant elle une flasque qu'elle venait de récupérer dans ses jupons - les dieux seuls savent où exactement.
- Un peu d'gnole ? Histoire d'fêter vot'e r'tour à Usson ?
Elle afficha un très large sourire avant d'ajouter à l'attention d'Esmée.
- L'dame veut rester et s'installer dans l'maison d'son fils.
Cette information amena la noble à reporter son attention sur l'ancienne.
- Vraiment ? Vous êtes sûre ? La vie ici n'est pas simple.
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| | | AmauryEl potiprêtre écriteur dessineur
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Sam 13 Nov 2021 - 20:51 | | | « Un mensonge en appelle d’autres » Ses sens happés par la danse et le crépitement des flammes du foyer, Amaury ne sortit des réflexions dans lesquelles Cunégonde l’avait plongé qu’en entendant l’éclat de rire de Javotte. Surpris, le prêtre sursauta, écarquilla les paupières en jetant un regard éperdu vers la paysanne. Alors, ses yeux suivirent la direction pointée par son index, trouvèrent la jeune noble à destination – plus embarrassée encore qu’il ne l’était par les vêtements à présent portés –, glissèrent le long de l’échancrure de sa chemise, béante sur son buste. Lorsque le garçon réalisa découvrir une peau qu’il n’était pas censé voir, toute sa figure vira au rouge, cependant qu’il tournait la tête pour se recentrer sur les flammes. Esmée eut beau ne pas se réfugier près de lui, le simple fait de l’entendre approcher n’aida nullement Amaury à retrouver un semblant de contenance et de concentration. — C’est bien gentil d’vous en inquiéter, ma p’tite, amorça Cunégonde en ouvrant tour à tour chacun des placards croisant son chemin, mais je suis sûre que… Ah ! Les voilà. La vieillarde sortit quatre godets d’un modeste buffet, puis les apporta à ses convives, près du feu. — Mais je suis sûre que ma place est ici, désormais ! reprit-elle gaiement, y a plus rien qui m’attend, à Marbrume. Puis la vie y est pas plus facile, vous savez, avec tout le monde qui s’y entasse. Tenez, mon Père, enchaîna-t-elle, sans transition, en tendant un verre au prêtre, oh j’dis pas qu’à Usson, c’est plus simple. J’serai sans doute pas bien utile, mais j’ferai de mon mieux. Ici, même si c’est dangereux, au moins… on se sent libre. Toutes ces murailles, autour de la ville, c’est… bah ! grogna-t-elle, mon Père ? En percevant un léger contact contre son épaule, Amaury recouvra ses esprits dans un sursaut. Les yeux hagards, il observa Cunégonde, sa figure ridée, son sourire encourageant, puis prit le godet qu’elle lui tendait, sans même réfléchir. Lorsque son regard croisa la route de la flasque, il tenta de rendre promptement le récipient. — M-merci, mais je n-ne bois pas d’alc-cool. — Bah tiens ! s’exclama Cunégonde en s’installant enfin sur une chaise, apparemment peu désireuse de débarrasser son invité de cet objet qu’il estimait encombrant, c’est-y que vous aimez pas Serus, mon petit ? — Qu… Mais ! Bien sûr que si ! s’offusqua Amaury en fronçant les sourcils. — Alors, il faut boire ! L’alcool, c’est les fruits, c’est le labeur, c’est la patience ! C’est les produits de Serus et le travail de ses enfants ! Si Cunégonde saisit le godet des mains d’Amaury, ce ne fut que pour mieux l’approcher de la paysanne afin qu’elle le remplisse, sous les yeux affolés du garçon. — Alors, mon petit, vous allez rester à Usson, c’est ça ? De nouveau pris au dépourvu, Amaury récupéra le verre de gnôle que la vieillarde lui rendait, sans le réaliser. Au cours du trajet qui l’avait conduit jusqu’à Usson, il avait été considéré comme l’un des nouveaux prêtres du Temple, sur place, sans même avoir besoin de confirmer ou d’infirmer l’assertion. C’était la première fois que la question lui était directement posée. La première fois qu’il était susceptible de mentir ouvertement. — C-c’est-à-dire qu-que... — Oh vous l’auriez vu ! Sur la route, y a eu une attaque de bandits ! Y avait des petiots, dans le chariot, qu’ont eu peur, forcément. Eh ben ce brave garçon a appelé au calme et on a tous obéi ! Il a guidé nos prières, et c’est sûrement grâce à ça que les miliciens ont chassé ces maudits bandits. — N-non, je… Je n’ai… — En tous cas, moi, j’irai vous voir, mon Père ! Parce vous parlez avec vot’ cœur, quand il s’agit des Trois. Amaury acquiesça sans être capable de dire un mot de plus. Il rougit et blêmit, alternativement. Son regard perdu dans le brasier du foyer, il porta machinalement le godet à ses lèvres, en avala le contenu, puis fut aussitôt pris d’une violente quinte de toux qui lui amena les larmes aux yeux. L’alcool lui avait brûlé la gorge, comme s’il avait entraîné la chair de ses muqueuses sur son passage. Incrédule, il dévisagea les trois femmes devenues troubles. Cunégonde fut la première à éclater de rire. |
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| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Mer 17 Nov 2021 - 0:30 | | | Le feu avait pris un peu de force. Pour autant, il ne parvenait pas encore à réchauffer l'unique pièce de la fermette. Ce constat laissa la jeune noble pensive, tandis qu'un nouveau frisson dévalait le long de son dos. Elle avait froid. Bien plus maintenant qu'elle se trouvait à l'abri du gel et du vent, qu'à l'instant où elle se tenait dehors dans la neige. C’est alors avec le souci d’occuper sa pensée, qu’elle se concentra sur les déplacements de leur hôtesse. À côté d’elle, Javotte s’agitait, trop heureuse de pouvoir partager un peu de cette eau de vie qu’elle avait elle-même distillée durant l’automne. - J’entends, Madame et j’imagine sans peine comme la vie à Marbrume peut être difficile. Soyez certaine que mes inquiétudes, malgré toute la maladresse de leur formulation, ne tiennent pas du jugement. S’excusa Esmée d’un ton bienveillant et sincère. Je serais bien mal placée pour dire un avis dont je ne pourrais souffrir la comparaison. - Ah ça ! Même si j’pas tout compris à c’qu’t’raconté, c’vrai qu’t’es pas l’mieux placer pour critiquer ! Javotte souriait de toute ses dents - celles qu’elle possédait encore et celles qu’elle avait déjà perdues – et tout en opinant du chef, elle surenchérit. - Z’avez bien r’son m’dame ! Marbrume c’t’une prison ! Sauf bien sûr pour c’qui vivent près d’château d’sa royauté l’Duc. Comme si elle venait tout juste de réaliser la portée de ses mots, la paysanne marqua un temps d’arrêt avant de se tourner vers son amie. - C’pas cont’ toi Esmée. T’le sais bien. Mais l’gens comme t’père et toi c’pas l’plus nombreux hein ! Sont pas beaucoup l’sangs bleus à v’nir ici pour mouiller leur ch’mise. Enfin, j’dis ça, j’dis rien. Faudrait pas qu’l’Père s’endorme à force d’m’entendre geindre ! D’jà qu’l’a l’air perdu dans s’pensées ! Elle arqua les sourcils, attendant de voir Amaury reprendre ses esprits, avant de pincer les lèvres quand ce dernier fit mine de vouloir rendre son godet. - C’est ‘xactement ça ! J’rais pas dit mieux qu’la dame. C’t’alcool, c’du travail et du bon ! C’fait ‘vec l’cœur. L’mien en l’occurrence ! Sur un clin d’œil entendu à l’attention de Cunégonde, Javotte remplit le gobelet presque jusqu’à ras bord. Elle réserva le même sort aux autres récipients et en remit un entre les mains pâles d’Esmée. - Tiens tizote, ç’va t’réchauffer ! - Je… Oui… D’accord… Merci Javotte. Laissant ses doigts grelottant se refermer autour du godet, la jeune noble esquissa un faible sourire. Elle n’avait pas le cœur à protester davantage et ne souhaitait pas vexer la roturière qu’elle savait être tout particulièrement susceptible. Cependant, Esmée n’était pas plus habituée à boire que ne l’était le prêtre et très rapidement, l’odeur du breuvage en vint à l’incommoder. Par chance, l’ancienne mondaine n’avait pas encore tout oublié de sa vie passée. Aussi et alors même qu’elle avait présentement l’allure d’une plébéienne, Esmée s’efforça de ne rien laisser paraître de son inconfort. Elle chassa la gêne, toujours accrochée à ses joues roses et redressa le menton, profitant de ce que la conversation voulait se focaliser sur l'avenir de l'homme de foi.
- Ca s'rait pas d'luxe d'avoir un vrai prêtre à Usson. J'veux dire, un qui sache garder s'yeux dans s'poches, si vous voyez où j'veux en v'nir. - Javotte. Esmée avait souhaité rester discrète en chuchotant à l'attention de la roturière pour l'interrompre, mais cette dernière enchaîna. - Bah quoi ? Ose y dire qu'c'est pô vrai qu'le Père Savate c'pas un pervers ? 'vec tout m'respect m'Père hein ! Ajouta t-elle à l'attention d'Amaury. C'juste qu'ça nous f'rait pas d'mal d'voir quelqu'un d'sérieux à l'temple pour dire la p'role des Trois. - Javotte... S'il te plaît.
Certaines vérités n'étaient pas bonnes à dire. Esmée en était persuadée. Cependant, si elle avait d'abord espéré en convaincre l'Ussonienne elle devait maintenant se rendre à l'évidence. Javotte ne tairait son avis qu'à l'instant où elle serait morte et encore... Elle pourrait bien trouver un moyen de s'exprimer malgré cela, par-delà le Voile. Laissant alors filer un lourd soupir, la noble tendit son verre pour inviter la paysanne à trinquer avec elle. À défaut d'endiguer le flot de ses paroles, peut-être réussirait-elle à détourner son attention. L'intention fit mouche et Javotte amena son gobelet contre celui de la noble en le faisait légèrement cliqueter. Elle lui adressa un clin d'oeil avant de porter le récipient à ses lèvres. Certaine qu'elle ne trouverait pas d'échappatoire à "l'épreuve de la gnôle", Esmée prit une profonde inspiration avant de fermer les yeux. Cependant et alors qu'elle se trouvait sur le point de céder au calvaire de l'eau de vie, les paroles de Cunégonde la poussèrent à suspendre son geste.
- Votre convoi a été pris à partie par des bandits ? Ses yeux d'or se posèrent d'abord sur l'ancienne, mais en vinrent très vite à observer le jeune prêtre. Les brigands se montrent de plus en plus cruels et entreprenants. Il est heureux que vous n'ayez eu à souffrir d'aucune perte. Les dieux ont assurément été amenés à entendre vos prières.
Pour l'avoir précédemment entendu livrer la parole des Trois, Esmée s'accordait sans la moindre hésitation avec les affirmations de leur hôtesse. Amaury savait dire la volonté des dieux. Il parlait, comme elle l'énonçait, avec le coeur et s'était sans nul doute ce qui faisait la force de ses mots. Il savait leur donner la justesse des vrais sentiments et leur insufflait probablement part de sa propre humanité. Ainsi, il offrait à tous cette possibilité d'appréhender et de comprendre le divin. Un enlumineur... Dans tous les sens du terme.
Perdue dans ses réflexions et dans la contemplation de ce jeune homme qu'elle prenait plaisir à découvrir à travers le récit de Cunégonde, Esmée ne réalisa pas tout de suite l'inconvenance de son comportement. Comme souvent, elle se laissa déborder par ses pensées au point d'en devenir imperméable à son environnement et très vite, la voix de l'ancienne s'étiola en un murmure. Livré à la rêverie, le regard d'Esmée finit par accrocher le petit médaillon de bois que le prêtre portait autour du cou. Il avait l'aspect rudimentaire de l'authenticité et était d'une simplicité trop élémentaire pour ne pas être essentiel. Son histoire devait se conjuguer avec la sienne. C'était évident et Esmée aurait souhaité pouvoir en apprendre davantage.
Malheureusement, un soudain éclat de rire l'empêcha de pousser plus loin ses spéculations. Revenue à l'instant présent, Esmée y fut accueillie par le coude que Javotte lança dans ses côtes. Comme Cunégonde, la paysanne riait aux éclats - une fois de plus - tandis que le pauvre prêtre toussait à s'en étouffer.
- Y parle 'vec l'coeur ouais, mais faudra surtout qu'il l'ait bien accroché s'il veut t'nir l'route ici ! Surtout si not' p'tiote là... Elle pointa du pouce vers Esmée... Nous crée s'refuge pour les n'veaux bannis. Met'avis qu'va y avoir d'grabuge autour c't'idée. M'enfin, si y en a une qu'peut y'arriver c'bien elle. J'mais vu que'qu'un d'si bourrique.
Javotte marqua un temps d'arrêt, lorgnant d'un air entendu en direction de Cunégonde, avant de reprendre en s'esclaffant tandis qu'elle frappait sur son genou.
- Ah si ! S'père !
Définitivement désabusée, Esmée porta sa main libre à son front. Se faisant, elle abandonna tout ce qu'il lui restait de contenance et oublia jusqu'au col trop échancré de sa chemise. Le vêtement s'ouvrit une nouvelle fois sur sa gorge et son buste tandis qu'elle rejetait sa tête en arrière.
- À présent j'en suis sûre... Les dieux me détestent... Lâcha-t-elle dans un gémissement tout à la fois plaintif et contrarié. - 'rrête d'dire d'bêtises plus grosses qu'la Reine et bois donc un coup !
Esmée ne se fit pas prier davantage. Sans plus attendre, elle vida son gobelet d'une traite et à l'image du jeune homme, fut aussitôt prise d'une violente quinte de toux. À l'extérieur, le temps virait à la tempête, mais trop occupés à rire ou à survivre au breuvage de Javotte, personne dans le cabanon ne paraissait s'en rendre compte.
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| | | AmauryEl potiprêtre écriteur dessineur
| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres Ven 19 Nov 2021 - 9:57 | | | « Un mensonge en appelle d’autres » Les larmes au bord des yeux du prêtre ne l’empêchèrent pas de reporter son attention sur la jeune noble à l’évocation d’un refuge pour les nouveaux bannis. Intrigué, tant par l’idée que par le terme même de « nouveaux bannis », Amaury voulut réagir, mais perdit le fil de ses pensées lorsque le désespoir mut les gestes de la principale intéressée. La cause n’en fut pas tant les gestes, d’ailleurs, que la chemise à présent béante sur sa gorge et sa peau de marbre. Le teint du religieux ne s’éclaircit pas, cependant qu’il rivait ses yeux au sol en bredouillant un murmure censé attirer l’attention de la jeune femme. Il n’attira que celle de la plus vieille. — Je l’connais pas, vot’ Père Savate, décréta-t-elle en sifflant son godet sans broncher, par les Trois, ça fait des années que j’ai pas bu une aussi bonne gnôle ! Rien à voir avec ce qu’ils servent à Marbrume ! Bah ! grimaça-t-elle, manifestement assaillie par un souvenir désagréable, j’le connais pas, vot’ Père Savate, j’disais donc, mais une chose est sûre : c’lui-là devrait pas porter les yeux ou les mains où ‘faut pas ! Et sur ces bonnes paroles, la vieillarde descendit de son perchoir en riant, puis se retira dans la chambre de son fils sans commentaire, ménageant, pendant ce temps, une parfaite transition à Amaury. — À ce p-propos… S-si un prêtre a un comp-portement dép-placé, il faut en référer au T-Temple, annonça-t-il sans oser lever les yeux, fronçant néanmoins les sourcils, d-de la part d’un représentant des d-dieux, c’est int-tolérable. Malgré le froid engourdissant les doigts de ses mains, ceux-ci parurent se crisper sur le gobelet qu’il tenait encore. Si Amaury avait redressé la tête, à cet instant, sans doute la colère – peut-être même une certaine forme de fureur – aurait-elle transparu du céladon de ses iris. Lorsqu’il s’y risqua, il n’y avait pourtant que la surprise pour animer ses traits, et pour cause : Cunégonde était revenue de la chambre de son défunt fils avec une épaisse couverture qu’elle avait presque jetée sur les frêles épaules de la noble. — Voilà qui est mieux, ma p’tite ! Je savais pas que j’accueillais une grande dame sous mon toit ! J’ai intérêt à en prend’ soin, s’amusa la vieille femme, heureusement qu’vot’ amie a r’causé de vot’ père, sinon ça m’serait encore sorti d’l’idée. Amaury, venez-là. — P-pardon ? — Allez, allez ! Vous vous réchaufferez bien plus vite tous les deux! — M-mais j-je n-n... Le garçon n’eut pas le temps d’essayer de formuler une phrase convenable, que Cunégonde tapa fermement du pied. Pas un mot, pas un regard, juste ce mouvement impatient et ces mains arthrosées soutenant un bord de la couverture dans l’attente qu’il se glisse dessous. Docilement, Amaury abandonna toute résistance, récupéra sa chaise et vint la positionner à côté de la jeune noble. Il s’installa si doucement et timidement que ses vêtements ne produisirent presque aucun bruit. Une précaution visant, sans nul doute, à ne pas offusquer Esmée par sa seule présence. Une précaution qui s’avéra néanmoins inutile lorsque la matriarche contourna le couple pour mieux se saisir des deux pans du couvre-lit, tirer, et ainsi les rapprocher l’un de l’autre. — Lààà ! se félicita la doyenne, la couverture est pas bien soyeuse, c’est l’moins qu’on puisse dire, mais comme ça, vous allez vous réchauffer ! Tenez les deux battants serrés ! Et sur ces bons conseils, Cunégonde tourna les talons pour attiser le feu et ajouter une bûche au foyer. Lorsqu’elle se retourna pour rejoindre sa place, ses vieux yeux s’égarèrent au-dehors, ses paupières ridées se plissèrent un peu plus. — Par les Trois ! C’est que l’temps vire méchant ! J’espère que vous en avez d’aut’, des flasques, Javotte, parce que c’est parti pour durer ! Pressé contre la jeune noble sous la couverture, Amaury se redressa légèrement pour vérifier les dires de Cunégonde. Par-delà les petites fenêtres de la fermette, il était difficile de distinguer quoi que ce soit parmi les nuances de gris et de blanc. Combien de temps devraient-ils passer ici ? Il soupira doucement en reprenant sa position, réajustant le pan du couvre-lit qu’il était chargé de tenir, pour préserver sa compagne de misère de la moindre gêne. — Ainsi... murmura-t-il à sa seule adresse, vous p-pensez bâtir un refuge pour les b-bannis ? questionna-t-il sans vraiment attendre de réponse, c’est t-très généreux de votre p-part de v-vouloir aider ains-si votre prochain. Je s-suis sûr que les d-dieux vous en sont rec-connaissants. Le Clergé d-devrait vous apporter son soutien, considéra-t-il en réfléchissant aux perspectives d’un tel projet, mais encore aux obstacles qui se profileraient sur la route de la jeune noble, vous avez le m-mien, en tous cas. Mais… il ne vaut p-pas grand-chose, avoua-t-il dans un sourire, sans oser hasarder autre chose qu’un bref coup d’œil à cette femme contre laquelle il était presque blotti, p-parlez-moi de ce p-projet, s’il vous p-plaît. |
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| Sujet: Re: Un mensonge en appelle d'autres | | | |
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