Marbrume


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 Arrive le printemps

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GuillemettePaysanne
Guillemette



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MessageSujet: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyMar 4 Jan 2022 - 19:38
Mai 1667


Ma tête est soulevée et retombe lourdement sur la paille froide et rêche. Je me réveille tout net. Capscha s'est levée. Sa truffe noire humide lui fait le regard triste quand elle la penche vers moi. Je me dresse à quatre pattes et pousse le battant de bois de notre niche. Une brebis bêle gras, une chèvre s'ébroue, je me lève lentement, dépliant mon corps encore un peu raide.
ça crée un mouvement général parmi le troupeau. Les têtes se hissent, les dos se bombent, les cous s'allongent. Le museau fin et noir se glisse dans ma main qui pend contre ma cuisse. Je lui gratte machinalement le derrière des oreilles en murmurant un " Bonjour ma fille " puis bâille à bruits larges en bombant mon torse.

" Allez-va ! Tout l'monde dehors ! "

Je soulève le lourd madrier qui bloque les deux battants troués de l'entrée de la bergerie, et les pousse à mouvements exagérés. La forêt rutile, aspergée d'une huile jaune qui se dore au soleil du matin. Le village est en bas, à ma droite, derrière le bosquet de frênes et d'aulnes roux.

" C'EST-LE-PRIN-TEMPS ! " Gueulé-je les bras ouverts.

On me bêle des réponses autour des genoux, tout en se pressant pour aller goûter aux premiers bourgeons qui ont eu la mauvaise idée de pousser à portée de mufle.
Je les suis lentement. Le ruisseau glisse son dos à crêtes entre les touffes charnues et les racines lourdes des grands chênes. Il chuinte juste devant, droit sous l'astre qui, blanc comme un œuf, finit de s'extraire de l'horizon, dans une ravine légère et bleue de lichen.
Je tourne la tête vers ma droite, là où le sentier verdâtre descend au village, et j'entends quelques clameurs paisibles, pendant que les toits se font manger par la lumière croissante. Je me glisse un petit sourire à moi-même, puis m'en vais asperger ma face grise de poussière de crottins avec l'argent liquide du ruisseau. En émergeant à nouveau à ciel ouvert, devant ma cahute branlante, je me tends d'un coup. Un cri bêlé d'une voix éraillée me tire vers l'angle d'ombre. Les biquettes ont déjà commencé à s'éloigner vers le sous-bois, tandis que les brebis sont au raz-de-terre à chercher les jeunes brins d'herbe si tendres qu'ils en sont presque jaunes. Une chèvre, une de mes noires, celle avec une trace de patte de chien blanche peinte sur le flanc gauche, fait frissonner les branches les plus basses d'un vieux filaire de ses va-et-vient irrités. Elle bêle à nouveau.

" Irma. Je t'attendais toi. " dis-je les dents serrées.

J'avance d'un pas de plus, et m'accroupis, les bras pendant entre mes cuisses, mes yeux collés à ses flancs lourds. C'est ma dernière naissance de l'année. Ses pis sont gonflés comme des poires, sa vulve comme une bouche, ses flancs comme des outres. Je fronce les sourcils. Capscha vient de me pousser le coude et se rue dans la bergerie, puis ressort la queue raide, et rentre à nouveau après m'avoir fixée, d'un coup de tête brutal. Un regard glisse sur Irma, en coin, mais je me lève et retourne à l'intérieur.

Je le vois tout de suite : un tout petit traîne là, tout seul, encore gras. J'entends bêler très fort, d'un coup, je ressors, une naissante tension aux clavicules. Elle vient, elle vient vite jusque moi, et bêle à nouveau. C'est une jeune mère, première grossesse.

"Eh ma belle, eh... Qu'est-ce qu'il y a là..."

Il y a qu'il y en a un deuxième qui arrive, mais qui n'arrive pas. Je comprends vite, accroupie devant la vulve. Je vois deux petits sabots blancs dans la poche pleine d'eau.
" Bon, ça va ma belle, tu vois ? Il est bien placé. Allez, montre-moi."

Et durant le quart d'heure suivant, devant mon inquiétude grave et mes sourcils plissés, elle me montre. Il ne sort pas. Elle erre, debout, s'immobilise pour bêler, et on voit parfois poindre un bout de nez noir, la langue pincée sur le côté, collée de gras. La contraction passe, tout rentre à nouveau, sauf les deux petits sabots blancs.
" Mince... ça vient pas..."

Alors... alors on fait quoi ?
Allons, on y met les mains. J'introduis un doigt de chaque main de part et d'autre de la vulve. Une contraction se déclenche, la jeune mère crie. J'attends un peu. Les petits sabots reculent. Je récidive, rebelote.
" Merde ! Il faut tirer... ..."
Le doute me tient le ventre. Il faut pas casser le bébé. Il est toujours vivant ? Il est mort-né ?
Je nettoie les petites pattes, tire sur la peau de mucus qui les englue, pour avoir prise. Et j'appelle la contraction avec les doigts.
Et je tire, dents serrées, respiration coupée. Irma crie encore. Je relâche, déclenche, tire. Il vient. La peau de la vulve est distendue, recouvre la petite tête prête à sortir. Délicatement, je la pousse en arrière.
Ouf !
La tête est libre ! Les naseaux ont frémi ! Le petit est vivant. C'est bon allez, la tête, c'est toujours le plus dur, maintenant ça sortira tout seul.

Je m'écarte, vais rincer mes mains poisseuses, sans courir mais à enjambées démesurées, reviens.
Non... La tête est coincée derrière les oreilles, avec deux pattes. Mais rien ne bouge, la mère reprend une vague errance.
Merde !
J'y retourne, m'accroupis doucement, gazouille, ronronne. Et je recommence, déclenche, tire. C'est dur. Le petit ne bronche pas. Une patte qui casse, c'est vite fait. Je retiens mon souffle. Il n'y a plus de contraction. C'est fini.
Alors j'ose, je tire plus fort, et le petit vient. Un coude, j'attrape derrière, le deuxième, un peu de ventre, j'y glisse ma main, les pattes arrière, et floc, une grosse poche de mucus avec un petit bébé noir dedans.

" Là, par terre. Woh, doucement, ça glisse... Qu'est-ce que c'est chaud... "

Il éternue. Je libère les naseaux du mucus. Je le reprends doucement, le présente à sa mère. Elle roucoule. Ouf.
...
Ouf...

Je m'essuie le front du poignet, et souris au léger vent d'est qui se lève tardivement. Je le salue du chef, les yeux sur le ciel presque blanc. Le reste du troupeau pâture. Je retourne me rincer, jusqu'aux coudes cette fois, puis vais décrocher mon petit déjeuner. Le plafond de la bergerie est un plancher distordu laissant apercevoir un peu du toit, planté bas, juste au-dessus de ma tête. J'y suspens ma viande sèche, mon pain, mes vieux crottins.

Je me lèche les doigts et m'en vais me désaltérer. " Les chèvres s'éloignent trop, Capscha ". Elle file comme une flèche. Une petite débandade retentit bien vite, et les cornues jaillissent des fourrés avec mauvaise humeur.
Je ronronne.
Puis me fige.
Quelque chose... Je regarde très vite Capscha. Elle s'est couchée en "tension" les pattes arrières sous le ventre, les pattes avant tendues et parallèles, le nez tiré vers son troupeau dont toutes les têtes sont à nouveau baissées paisiblement.

" Pas une des ces horreurs..." Je fais glisser mon regard sur l'entrée du petit bois qui m'enserre par trois côtés. Lentement. Une fois, un retour, encore une fois. Ma tension ne descend pas. Je claque de la langue, Capscha bondit, son regard saisit immédiatement que quelque chose ne va pas. Elle se tourne dans la direction que je fixe.
Un hurlement animal me jette en avant.

" Le bouc putain ! "

Saloperie de bestiole. Ce bouc, il nous est arrivé il y a deux mois à peine, attiré par les chaleurs. Il s'était ensauvagé, certainement après l'abandon du Labret. Je l'ai maintenu dans les serres de la chienne, doucement, petit à petit, à cercles plus serrés. Mais il est quand même méfiant, toujours un peu trop loin. Il hurle de terreur, la mort plein la gorge. Je me rue comme une forcenée à travers le buis et les ronces, mon couteau déjà dégainé.

Deux pattes raides émergent devant moi, sabot en l'air, je saute sur un dos brun strié comme d'éclairs noirs et plante ma lame dans une nuque épaisse aux poils courts, très courts. Capscha déchire une cuisse. Le bouc est égorgé au sol. La bête assaillante agonise sous mes cuisses.

" Et MERDE ! "

Je jette mon couteau de dépit, observant les deux cadavres tressautant leur dernière vie et me lève en jurant. La bête, c'est comme un chien, mais c'est un chien sacrément balèze. Je me penche un peu et lui soulève une cuisse. D'énormes pis lui pendent du ventre. Je jure de plus belle, et bêtement me redresse et sonde la forêt alentours de mes yeux. Non. Miracle. Là, ça a frémi... un temps... encore ! Ah ! Je tombe le regard sur la chienne que je viens de tuer, sur le bouc qu'elle m'a salement volé, et puis sur le petit bout de buisson qui a frémi deux fois déjà.

D'un très bref petit "tcht", je chasse Capscha vers le reste du troupeau, qui commence à essayer de nous rejoindre. Elle me les renvoie sur le " jardin " de la bergerie.
Je me fais liquide de toutes mes articulations, et approche du buisson d'épineux, aux feuilles larges et bleutés. Quand un tout petit couinement filtre depuis dessous, je souris doucement. Je m'écarte, sans bruit, en chasse, en croisant les pieds, et m'accroupis.
Sors de là petite bête...

Je n'attends pas longtemps. Je suis sur son chemin vers sa mère. Une truffe blanche, une paire d'yeux de jade noir, des oreilles en duvet d'oie. Tout ça commence à patauger dans l'humus. Une autre paire d'yeux, grise cette fois, et un dos strié comme la mère, plus gros encore que le premier spécimen, émerge derrière la queue blanche. Deux. Pas d'autre ? Pas d'autre. Je détends mes bras comme des pièges et referme comme des mâchoires mes deux mains sur les deux cous. Les cris de détresse résonnent sur chaque tronc du bois avec une intensité qui m'enivre et m'irrite.
Je me les cale sous les bras, ignorant les aiguilles de crocs qui me rentrent dans la chair. Les brebis sont rentrées comme des petites vieilles se terrer dans la bergerie. Les biquettes me regardent avec des cous tirés comme des canards. Elles me cèdent le passage. Ma bréhaigne semble m'interroger, sa lieutenante, crête hérissée, vient toucher du nez un bout de queue.

Je les jette dans ma niche, referme, attrape une outre de terre au col évasé, une lanière de cuir tressé, et m'en retourne aux cadavres.
Je trais méthodiquement chaque mamelle de la mère morte, et lie les pattes arrières du bouc à la corde. Je rentre.

" Sale bête " sifflé-je devant le bouc mort qu'il me faut dépecer.

Puis je regarde vers ma niche, d'où j'entends gratter le bois furieusement en couinant. Je m'accroupis, gratte un peu du petit doigt moi-même, et commence à roucouler. Je reste comme ça jusqu'à ce que les brebis terrifiées soient à nouveau apaisées et ressorties. J'ouvre alors la niche, attrape un des deux orphelins, referme. Mâle. Blanc. Duvet d'oie... Jason. Je plonge un coin de ma jupe dans le lait de sa mère, l'imbibe, le lui essore un peu sur la gueule. Il ne comprend pas. Je le repose, attrape son frère. Mâle. Poil dur, gris avec des éclairs noirs, regard pointu... Soro. Je renouvelle ma petite combine, il éternue. Je le repose.

" V'la ma journée qui commence fort... " je murmure.
Je me frappe les cuisses pour chasser un peu de découragement, et m'attaque à suspendre mon bouc, lui ouvrir le ventre du fourreau au menton, et lui évider les entrailles.

" Sale bête " juré-je une dernière fois. " J'en ai pour la matinée moi... "
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GuillemettePaysanne
Guillemette



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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyMer 5 Jan 2022 - 14:57
J'ai vu tourner le soleil autour du bosquet d'aulnes, et descendre vers les chaumes velues du village.
J'ai sombrement regardé dans sa direction.
Je n'ai plus de bouc. Et j'ai pas pu mener les bêtes au pâturage aujourd'hui. Et il faut que j'aille confier ma viande à fumer, et voir ce que je peux gagner de la peau, des cornes... Il faut descendre chez les humains quoi.
Je reviens juste du ruisseau, le troupeau repu s'est couché à chômer. Les grosses panses se contractent par moments, une boule toute ronde transite dans les gorges, du bas vers le haut, et les mâchoires reprennent leur mastication horizontale, puis déglutissent, et puis rebelote.
Je suis très irritée.

Les gémissements des chiots se sont calmés. Par une fente, j'entr'aperçois un flanc gris strié qui se lève et s'abaisse avec régularité. J'ouvre la niche, Soro sursaute, Jason love son museau noir plus profond entre ses poils de ventre. Soro me regarde, et gronde. Gronde aigü, risiblement, mais je suis ennemie, ça, au moins, c'est clair. J'offre mon doigt à mordre. Une perle rouge lui gicle sur la babine. J'attends. Il s'agace, commence de secouer la tête, et avec une grimace je lui arrache sa proie. Un temps où l'on s'observe. Je lui tends un autre doigt. Il plonge dedans avec hargne. J'attends, puis lui ôte. Lui en tends un troisième. Il hésite. Il le frôle du nez, reniflant avec une espèce de frénésie, se recule, colle son petit cul au fond de la niche. J'abaisse mon bras, et me tourne vers le gros mulot blanc tout hérissé de duvet d'oie. Je lui taquine le ventre, l'oreille, le dos. Il s'éveille, et couine un brutal hurlement. Je le plaque au sol, du large de ma main, sans brusquerie mais sans question. Comme je m'y attends, il ne se débat pas longtemps. Je commence, avec du poids, à caresser son ventre rond, sa cuisse, allège la pression en remontant, pose à l'épaule, descend, remonte. D'abord l'oeil affolé, puis laissant sa paupière l'adoucir, il s'assouplit assez vite.
Je retire ma main avec lenteur et m'écarte de la porte de la niche. J'y jette un morceau de chair de bouc encore sanglant, un second, et referme.

J'ai enclot les brebis et les cornues, chargé la carcasse rouge et blanche du bouc sur mon épaule, et suis sur la pente moussue du sentier vert. Le village approche. Il me faut une demi-heure pour l'atteindre, et le bouc pèse sur mes os. Capscha est restée au troupeau. Je suis seule.
Je garde mes yeux baissés, et une grimace douloureuse me fige les traits. Je vais au boucher. Sans mot. Il parle, lui, fait le tour de mon cadavre rutilant, m'interroge, secoue la tête ou hoche de son menton rond tressautant sur son col comme une vessie pleine. Il me le prend du dos, et je lâche un soupir bruyant. Il louche vers moi, et d'une main allègre, envoie mon fardeau danser sur son épaule droite. J'attends en silence, comptant les marbrures sur le plat de la marche du seuil. Il revient. Il en gardera le tiers, me rendra le reste dûment fumé ou salé. Mais en échange, il veut un agneau, pour la moisson. J'opine, relève le front pour montrer mon caractère torve, détricote un sourire sans charme, et m'éloigne.

Les cornes, je les mène à la forge. Je l'aime mieux, lui. Je garde le menton souple en les lui présentant. Il rit gras, sa barbe sombre lui fait une collerette. Il me les prend. Non, non, je te les donne. Il les fourre dans sa poche ventrale, et me salue.

" Si besoin d'affûtage, viens dont. "

Je salue du chef, reconnaissante, et me retrouve à nouveau sur la place centrale. Je l'ai parcourue, cette aire jaune, pendant des mois. Elle était sombre et grise, quand j'y venais, ou blanche de lune, en grosse mare calme entre les murs noirs. J'ai visité toutes les maisons autour. Je les regarde un peu. Le Gentil passe, son attelage chargé de fagots, sa grosse jument brune et noire aux fanons fourchus peinant un peu. Il me voit et me hèle avec force.

" Té, viens voir par là dis ! Regarde-moi la Jurane, qu'elle m'a l'air d'avoir le ventre qui fait plus ses crottins ronds ! "

Oui, j'ai vu oui.
Je passe la main sous les sanglons de cuir, la peau est molle, la sueur excessive. Je demande :

" T'as fait quoi avec aujourd'hui ? "

- Juste ça, sur ma vie ! Je lui ai vu les yeux tout creux ce matin, alors j'ai remis le soc au râtelier, et j'ai attendu pour les fagots.

Je glisse mes mains sur le ventre, colle mon oreille. Le silence. Je grimace. Je descends mes doigts sur les membres. Sous le genou, c'est froid. Je lève un pied. L'assiette sombre est sertie d'une ferrure en U épaisse comme mon pouce. Je repose le pied et me redresse en disant :

" Enlève-lui ça. Mets-la au vert, avec ta mule, là où c'est maigre et où il faut marcher. Et tu lui mets les pieds à l'eau. "

Jurane déporte alors son poids d'un membre sur un autre. Je fronçe du front, me penche jusqu'au paturon et le tâte. C'est chaud, là.

" Là, sur celui-là, tu lui fait un sac avec du lin bouilli, et tu lui laisses jusqu'à demain. "

Il opine, bonhomme. Sa tête est maigre, son poil gris blanc hérissé comme un poil de loup, ses sourcils sont si longs qu'ils lui font une frange sur les yeux. Et sous la frange, il y a un regard si pointu et si noir qu'on le croirait lumineux. Il me dit "Da, je ferai ça."

Je l'arrête avant qu'il relance son convoi et lui demande pour un bouc. Il se gratte sa gorge de poulet et me répond " Marbrume... En juin, y'aura une foire aux bêtes. "
Je grimace, il l'attendait, il rit fort, avec ses dents déchaussées, tape mon épaule, et s'éloigne.
Je fais un crochet chez les boulangers, repars avec une petite miche replète, et remonte vers mon antre caprine.

La nuit tombe tard. Je suis assise adossée au battant de bois de la porte. Capscha est partie chasser, et je l'attends, mâchonnant un poireau sauvage, la tête en arrière et la gorge aux rouge du couchant. Quand je l'entends faire chuchoter les haies, je me lève, m'étire le dos, me glisse par l'entrée, m'écarte d'un pied, le bras tendu sur le montant, le temps pour Capscha de s'y enfiler, puis referme. Le lourd madrier me casse les reins et gronde son sceau dans ses moellons.

J'ouvre ma niche, accroupie. Avec un soupir, j'évince quelques crottes puantes, quelques brins de paille souillés, pousse les deux petits corniauds, et me roule sous ma mante. Capscha s'étire dans mon dos de sa masse chaude.
Après peu, dans le silence des ronflements du troupeau, je sens une, puis deux petites bêtes ramper sous ma mante, et venir se lover entre mes cuisses et mon ventre.
Mon sourire m'emporte un peu plus loin vers la nuit.
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Ansgair de Mir
Ansgair de Mir



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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyLun 24 Jan 2022 - 9:41
Le poulailler était monté depuis quelques semaines. Sur le flanc de la petite maison, constitué de bois grossièrement taillé et de corde, Ansgair devait constater qu'il fallait remédier à ses faiblesses. La nuit dernière, il avait entendu du bruit. La poule qui vivait la avait paniqué et y avait laissé une bonne poignée de plumes. Le temps de descendre et de venir vérifier, Ansgair ne trouva rien d'autre qu'une brèche et sa poule debout dans un coin. Il l'avait donc mise à l'abri à l'intérieur de la maisonnée.
A présent que le soleil était levé, l'ancien chevalier décida d'y regarder de plus près. Une planche était défaite, la corde la tenant pendait à coté. Il s'accroupit et examina le morceau arraché. Il chercha une trace nette témoignant d'une coupure volontaire. Mais la corde semblait intacte. Les traces tout autour, dans la terre piétinée pouvaient être les siennes. Avait-on voulu lui voler sa poule, ou la libérer intentionnellement ? Qui et pourquoi aurait-on voulu lui faire ça ? Il pensa à Joseph face à qui il avait eu la sensation de forcer la main lorsqu'il lui avait acheté le volatile. Mais tout de même, oser faire ça juste pour une tête qui lui revenait pas...
Ansgair chercha un peu mieux des empruntes d'animaux. Il pouvait plus probablement s'agir d'un renard ou d'une fouine qui aurait forcé le passage.
- Un problème ? Lui lança Hilaire qui passait la. Ansgair se redressa et balaya la question d'un geste de la main et d'une moue dubitative.
- Je dois renforcer le poulailler.
Son voisin lui avait fourni la corde, et en échange, Ansgair lui avait donné la moitié des œufs de sa poule, depuis. Le type avait donc tout intérêt à l'aider, à nouveau.

Quand Ansgair entra, il trouva Ailyde penchée, comme si elle avait voulu s'accroupir sans vraiment y parvenir, fixant un coin de la pièce. Elle lui adressa un regard inquiet.
- Elle a peur Poule ! S'est cachée elle veut pas venir...
- Doucement alors. Elle viendra si tu la laisse tranquille.
- Oh d'accord, fit-elle avec bonne volonté. Elle s'éloigna et changea immédiatement de sujet. On va voir Bise ?
Ansgair délongea une hache au-dessus de sa tête, nichée sous la paillasse en hauteur qui leur servait de lit.
- Hmm, on y va.

Il tenait la jument par la bride pour gravir le sentier quittant le village. La gamine sur la scelle, bien cramponnée, ils marchèrent en direction du bois. Hilaire lui avait conseillé le bois nécessaire, et ce dernier était près à lui filer un coup de main ensuite. La hache fixée sur le flanc du palefroi avec des sacs de jute, Ansgair considéra la lisière par-delà une clairière à quelques pas devant. Il avait revêtu sa tunique de laine grisâtre, usée par le temps.
- Je veux courir vite ! Intima la fillette tout sourire, mimant les soubresauts d'un galop. Son oncle jeta un œil vers le village et les champs environnants, puis se hissa avec souplesse dans le dos d'Ailyde. Il attacha en arrière les cheveux qui risquaient de lui gêner la vue avec un lacet de cuir.
- Tiens-toi bien, dit-il en passant un bras contre le ventre de la petite.
Il éperonna soudain, et la monture s'élança sur le chemin. La surprise passée, Ailyde se mit à rire aux éclats, les cheveux au vent à la grisante sensation d'envole à toute vitesse. Ils traversèrent la plaine en quelques foulées tandis qu'Ansgair retrouvait le lointain souvenir de cette sensation, du contrôle de la puissante monture serrée entre ses cuisses. La cavalcade effrénée lui dessina un sourire absent, avant de s'arrêter tous trois à l'orée du bois.
- Encore !
- La prochaine fois.
Ils longèrent au pas la rangée d'arbres, se déportant un peu au lieu de pénétrer directement sous les frondaisons. Devant eux, ils aperçurent des chèvres et des moutons paitre l'herbe grasse à l'entrée du bosquet. Ansgair chercha du regard une âme humaine. Il mit sa monture à l'arrêt.
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GuillemettePaysanne
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyLun 24 Jan 2022 - 15:28
Capscha bondit sur ses pattes. Accroupie sous un vieil aulne, les mains pendantes entre mes cuisses, je sursaute, et les deux petits chiots se mettent à hurler. D'une tape de deux doigts sur leurs crânes, je les fais taire. Capscha a dressé les oreilles et étiré son dos. Je me tends vers elle. Un roulement de sabot.

Un picotement léger vient m'irriter la nuque, et je me la frotte en me dépliant. Une branche aux feuilles rondes me brosse la tête tandis que j'émerge. Le bruit a cessé, Capscha est toujours en tension, mais comme je n'ai pas ce froid qui me fige les tripes au ventre, après avoir guetté quelques secondes suspendues, je me retire sous le couvert, et me rassieds sur mes talons.

La lumière papillonne sur les herbes humides. Elles sont hautes, ça ne pâture pas beaucoup par ici, en hiver, et c'est mon quartier de printemps. C'est ici que parfois, dans un nid d'herbes dressées, je trouve des faons qui attendent leurs mères, lovés dans leur corolle comme dans une fleur de soleil. Je vois passer les mésanges dans leur beau bleu de lac, les geais et leur criaillement éraillé, les merles à bec d'or, et les corbeaux gras à vol tranché. L'air est tiède et tendre comme une main. J'ai les tous nouveaux-nés autour de moi, qui chevrotent si aigu et si doux que je leur réponds depuis mon fond de gorge. La lumière d'aujourd'hui a ce quelque chose d'une petite cascade de plaine : blanche et espiègle, bavarde et charmante. Elle rebondit contre le bleu du ciel et le peint de gris à petit pinceau, comme sur un tain de miroir. Je survole les dos arrondis de mon troupeau de gauche vers la droite, et m'arrête.

Je ne suis pas complètement surprise de voir se dessiner de derrière un coin de jeunes boulots la silhouette lourde d'un cheval. Mais je tique. Un cheval de bataille. Le nez carré, l'épaule épaisse, la croupe lourde, les pattes hautes et beaucoup d'air sous le ventre. Je suis les lignes sombres qui s'éclaircissent alors qu'elle s'affranchit des ombres tachées de lumières que les adolescents à troncs de nymphes s'amusent à lui jeter sur le dos. Je lève le regard sur le cavalier. Une tête de paille d'été lui habite l'entre-deux épaules, et est auréolée d'une barbe sombre aux reflets roussâtres. Le nez tranche dessus, net, dur, presque coupant à l'arête. Et deux puits le flanquent. Mes yeux glissent dessus, très vite, et je reviens sur le cheval.
Une jument.
Elle remâche son mors, mais se tient coite, les pieds au carré, l'encolure fixe. Une oreille vers l'avant, sur le troupeau qui ne la considère qu'à peine, une autre dansant d'avant en arrière, guettant l'ordre de son cavalier. Son oeil rond et large la distingue, la hausse en race. J'aime cette tête là. Son grand front est franc, lisse. Je me suis levée sans même le vouloir, et me suis décollée de mon aulne.

Capscha se love contre ma cuisse, et les deux morveux se ventousent à mes talons. Une, puis deux, puis trois chèvres décident, leur cous en serpent et leurs cornes en panaches, d'aller affronter la nouveauté d'un peu plus près. Elles s'arrêtent bien vite, quelques pas à peine en devant du troupeau.

Il m'a vue. Je pose une main sur la tête de Capscha, ça me donne un peu contenance. Et je lance :

" Bonjour "

Sans élan, sans appât. " Qui es-tu ? Tu veux quoi ? " est contenu sous la sobriété du salut, dans le suspens du ton qui ne marque pas la fin de phrase.

Puis je vois bouger la tête de paille. Une toute petiote dorée jusqu'aux cils s'agite sur la selle contre le ventre de l'homme. Encore un peu hésitante, je relâche quand même un sourire plus avenant, plus clair, et salue la petite d'un signe de tête appuyé.
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Ansgair de Mir
Ansgair de Mir



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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyMar 25 Jan 2022 - 22:28
La jument souffla par les naseaux. Le temps se suspendit, tandis qu'Ansgair cherchait le propriétaire de ces bêtes. Il avait mené la cavalcade loin des yeux du village, afin de ne pas attirer l'attention. Il ne souhaitait pas devoir justifier cela, lui l'anonyme au cheval de parade. Ce n'était pas la première fois qu'il chevauchait ainsi avec la fillette. Mais il l'avait toujours fait à l'écart des gens.
Il allait tourner bride lorsqu'il vit jaillir la femme des fourrés. Le chien à ses cotés et l'indifférence des bovidés signaient donc sa place: il devait s'agir de la gardienne du troupeau. Ailyde s'étira pour voir par-dessus le col du cheval l'animal réconforté par la main de sa maitresse. Elle sourit d'émerveillement, et peut-être en réponse de la femme. La gamine connaissait le bétail. Elle avait déjà vu certains de ces animaux traverser le village au bout d'une corde, sans savoir qu'ils devaient finir pendus et dépecés sur un crochet. Mais des chiens, c'était très rare. Des chiots, jamais, et les deux dans le sillage, encore cachés par les jambes et les herbes ne manqueraient certainement pas de l'intriguer.
Ansgair, quand à lui considéra le tout d'une face impassible. Il fut à la fois contrarié par sa négligence mais rassuré de ne trouver qu'une bergère dont il ne connaissait pas le visage. Si elle vivait dans le coin avec ses bêtes, elle ne devait pas venir souvent dans l'enceinte de Genevrey. Et si elle n'était pas d'ici, alors il parvint à se convaincre intérieurement de ne rien avoir à craindre de sa bouche.
Il répondit à la salutation d'un premier hochement de tête.
- Navré de vous avoir dérangé, dit-il sobrement.
Dans un grincement de cuir, il bascula la jambe pour mettre pieds à terre, se réceptionnant sans lourdeur. Il jeta les reines par-dessus la tête de la jument pour les tenir d'une main. Ailyde l'interpella d'une voix suppliante, comme si la présence de l'inconnue la contenait subitement d'avantage.
- Le chien...
Il comprit tout de suite ce qu'elle voulait, et son bref regard réprobateur n'y fit pas grand chose. Toujours sur la scelle, la fillette voulait elle aussi en descendre.
- Nous venons chercher du bois, affirma-t-il d'une voix claire en direction de la bergère, comme s'il voulait à la fois justifier sa présence et rappeler à la gamine que le manège prenait fin. C'est aussi à ce moment qu'il posa les yeux sur les deux boules de poils se mouvant entre les chevilles de l'humaine. Un éclair de pensée le traversa. Cette femme entre deux âges avait elle aussi des petits. Peut-être n'était-elle pas seule ici.
Il fit alors glisser son regard vers sa nièce, se demandant si elle aussi les avait vu. Elle continuait de faire l'effort, agrippée à l'épaisse crinière, spectatrice intéressée des bestioles foisonnantes qui s'offraient ce jour à sa vue.
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GuillemettePaysanne
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyMer 26 Jan 2022 - 20:45
Il se tourne vers la petite. A sa phrase lancée dos à moi, j'ai un sourire moqueur, en coin de bouche. Je le vois se saisir de la jolie princesse et la poser avec une réticence bourrue devant ses pieds. Elle me regarde d'un oeil si large et si humide que les bouleaux en pleurent un peu dans la brise. Je pose un genou au sol, saisis Jason, qui s'était collé à mes fesses, par la peau du cou, et le dépose à une longueur de bras de moi. Il rampe à toute patte pour se rouler à nouveau sous mon couvert.

Invitant la petite d'une main, je pose l'autre sur son dos rond. Elle sautille vers moi, touche mes doigts avec un tact de papillon et écrase avec l'angoisse de l'émerveillement son autre petite étoile rose sur le poil en duvet d'oie. Je ne vois d'elle plus qu'un rond d'or fin. Je relève brièvement la tête vers l'homme, ses bras croisés sur sa poitrine, qui nous regarde sans relâcher ses sourcils.

Un chevrotement menu frémit sous l'aulne derrière moi, et mes quatre petits agneaux tricotent de leurs longues pattes de sauterelles dans notre direction. La gamine piaille comme un poussin et, après un regard hésitant sur mon visage, se précipite à eux.
Je pivote sur mes talons pour la voir, petite boule éblouissante dans l'herbe si verte, entourée de blanc qui bêle et geint et trébuche et s'écrase le nez au sol.

Je me redresse, et par-dessus mon épaule :

Du bois pour brûler ?
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Ansgair de Mir
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyJeu 27 Jan 2022 - 14:09
Finalement, il la fit descendre, même s'il aurait préféré qu'elle ne remarque pas les chiots. Il pouvait se détendre un peu, après tout, Ailyde n'embrassait qu'un peu de douceur trop rare pour son âge. Elle n'avait que trois ans. Mais Ansgair n'en montra rien et patienta. Elle tritura le chiot avec plaisir, découvrant la douceur de son poil de bébé. Elle sembla même s'appliquer à ne pas lui faire mal. Puis ce fut au tour des agneaux.
Il reporta son regard sur la bergère. Vivait-elle vraiment le plus clair de son temps ici, à la merci des fangeux ? Ansgair doutait de la férocité de son chien qui paraissait berger discipliné, mais au mordant limité face aux crocs d'un loup. A cette pensée, il plongea son regard sur la gamine en joie, puis revint à la truffe du chien. Il devait toutefois faire un formidable guetteur, capable de repérer la menace de loin. Et ces chiots nichés entre les pieds de la femme ne devraient-ils pas chercher la chaleur de leur mère ? Ansgair estima par déduction qu'ils ne devaient pas vivre si seuls dans les environs.

Il fut tiré de ses réflexions à la question de la femme qui observait la scène innocente. Il ne s'attendait pas à devoir préciser.
- Pour consolider un poulailler. En disant cela, il s'aperçu que ça n'avait pas été la seule raison, en fait. Ce prétexte l'avait extirpé du labeur des champs et du village replié. Cette nature lui manquait. Il leva les yeux sur les hauts feuillages printaniers. Ces couleurs vertes étaient belles après le rude hivers gris.
Hilaire lui avait parlé de résineux et de châtaignier. Il réalisa que ce ne serait pas si simple à trouver, lui qui n'était pas du métier. Une hache, des cordes et un cheval pour ramener le bois devait suffire. Mais l'ancien chevalier devait encore apprendre un tas de choses que les roturiers de la campagne maitrisaient depuis longtemps. Ils les avaient peu côtoyé jadis, et il devait son acclimatation à sa résilience. Il observait beaucoup et faisait de son mieux, finalement. Mais ce jour, Ansgair songea qu'il aurait dû amener son voisin avec lui.
Vous connaissez bien cette forêt ?

Il sembla faire un pas de coté, pour mieux voir la petite. Il avait patienté et s'apprêtait à rappeler la fille auprès de lui. Il avait beau ne pas être anxieux de nature, Ansgair n'était pas non plus rassuré de laisser Ailyde très longtemps sur la terre-ferme, si loin hors de l'enceinte du village. Il avait appris à craindre l'extérieur, depuis leur venue à Genevrey. Il scruta un instant les fourrés et posa machinalement sa main libre sur le poil brossé de la jument. Le manche de sa hache était tout près, encore fixé contre le flanc de l'animal.

- Ailyde, viens maintenant.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyJeu 27 Jan 2022 - 15:17
Je le vois tout renfrogné, nerveux, clos comme un coffre de noyer, et je réprime un haussement d'épaules. Ce genre-là, avec un poitrail de sanglier et un regard de rapace ne m'inspire jamais. Je retiens mes questions.

Ah ça, si je la connais, cette forêt. Sa question me fait lever le regard, et errer sur les troncs qui s'empilent en s'assombrissant. Capscha s'est décollée de ma jambe et s'est assise à quelques pas, face au troupeau. On pourrait bouger de là si il veut du bois. Je pourrais lui montrer. Il y a un coin où des noisetiers poussent pas loin d'une pinède. Il y a aussi le gros Roc, où on a du noyer, du saule, du frêne. Et sinon, juste un peu plus loin dans le bois d'ici, c'est une belle chênaie. Il rappelle la petite. Dos à lui, je laisse mes yeux monter au ciel. Vraiment ce genre-là... Je tends la main à la gamine, pour insister :

Allez va, ton papa t'appelle. Si tu veux revenir les voir un jour, je suis tous les soirs sur la colline, au-dessus du temple. Il y a un petit chemin qui monte, et il y a la grange, la maison des brebis.

Elle est déçue, la petiote, mais elle prend ma main quand même, et sans bouger mes pieds, bras tendu, je la dirige vers le gros bonhomme.

Oui, je connais le coin oui... Mais on a pas de scierie ici, 'faudrait aller voir à Usson pour ça...

Je lui glisse un regard.

Ou bien vous voulez faire avec des rondins bruts ?

Je m'interromps. Il est hors de question que je me montre plus avenante en cédant à ma curiosité.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyVen 28 Jan 2022 - 17:42
Ailyde était une brave petite. Elle n'avait pas la vie toute tracée à laquelle elle était destinée avant ce fléau. En fait, elle n'avait plus rien à part lui. Et si Ansgair paraissait dur le plus souvent, il essayait de rester juste. Il aimait profondément la fillette, et sans doute l'aimait-elle encore d'avantage, comme n'importe quel enfant a besoin de son parent. Mais il en avait hérité en plein marasme, quand il ne s'y était pas attendu, et il avait vécu avec elle des moments très difficiles. L'homme restait marqué. Mais il faisait encore ce qu'il pensait bon.

La gamine accueillit les paroles de la bergère avec un regard attentif, d'avantage connecté à la douceur de sa voix et de ses gestes. Puis, quand elle quitta sa main, un large sourire éclaira son visage enfantin.
- Oh, c'est pas mon papa... Elle rit en mettant ses deux mains à la bouche, tout en dodelinant jusqu'à l'homme. C'est Oncle'Ansgair ! Elle se jeta contre lui pour être rattrapée.
Il la souleva et lui donna un baisé furtif sur la joue tout en la hissant sur la scelle. Et si elle n'avait sans doute pas tout retenu du message de la femme - si ce n'est qu'elle pourrait revenir voir les animaux - notre bûcheron du jour n'en avait pas raté une miette. La colline,  le temple, une grange.
- Remercie la dame, souffla-t-il à voix basse en installant la fillette.
- MERCI ! lança-t-elle en levant subitement les mains vers elle, avant d'agripper la crinière.

Ansgair eut l'impression que l'éleveuse fuyait son regard, qu'elle était un peu gênée par sa présence malgré l'accueil chaleureux fait à l'enfant. Cela ne pouvait surprendre l'homme taciturne qui renvoyait rarement un sentiment différent au premier abord, voir jamais. Il pouvait la laisser tranquille et décider de continuer seul ses recherches. Mais elle affirmait connaitre les lieux, et pouvait donc lui faire gagner un temps considérable.
- Un voisin au village m'a conseillé de ne prélever qu'un petit arbre ou deux. A vrai dire, c'est la seconde fois que je fais ça, concéda-t-il sans honte. La première fois, il s'était contenté de cibler un bosquet en périphérie du champs qu'il labourait. J'imagine que deux paires de bras suffiront à débiter le bois à la hache, une fois que j'aurais tout ramené. Il resta attentif à la réaction de la femme mais veilla à ne pas l'accabler d'un regard attentiste. Il arracha une touffe d'herbe qu'il présenta à la bouche de son cheval et lui caressa le museau, puis chercha d'un coup d'œil le sentier qui les mènerait dans le bois. Il ajouta en lui lançant un regard discret:
Je pourrai vous en mettre de coté. De quoi vous chauffer un peu l'hivers prochain.

Il ne savait toujours pas si elle vivait seule. Mais à l'évocation de sa grange isolée, il se dit que ça ferait toujours un peu d'énergie économisée pour son foyer. Malgré ses chèvres et ses moutons, cette femme ne paraissait pas mieux nourrie que lui. Hors du village, elle ne devait pas bénéficier d'une grande aide à ses tâches. Pour autant, il ne doutait pas de sa force: l'éleveuse semblait dans son élément et ne lui inspirait aucune pitié.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyVen 28 Jan 2022 - 18:15
- MERCI !

Ah, ce rire m'éblouit. Je lui réponds d'un sourire large, qui pétille un peu jusqu'aux yeux. Elle irradie, cette petite.

Un voisin au village m'a conseillé de ne prélever qu'un petit arbre ou deux. A vrai dire, c'est la seconde fois que je fais ça... J'imagine que deux paires de bras suffiront à débiter le bois à la hache, une fois que j'aurais tout ramené.

La seconde fois qu'il fait quoi ? Qu'il va chercher de quoi consolider son poulailler ?
Machinalement, ma tête penche un peu.


Je reste interdite. Il veut donc fendre les jeunes troncs c'est bien ça ? Je songe. Oui, c'est une idée... Mais j'en ai bien d'autres. Je pèse les mots que je laisserai sortir.

Je pourrai vous en mettre de coté. De quoi vous chauffer un peu l'hiver prochain.

Je le vois baisser un peu sa garde, sa voix gutturale buttant moins aux consonnes, et sa dernière invitation sonne presque comme des excuses, timides, pointant à peine du groin dans le fouillis de sa jeune barbe. Il s'est adouci. La douceur de la fillette attendrit la viande dure de son visage, et le baiser qu'il lui plaque n'est pas d'affection feinte. Mais je garde mon dos rond, et mon œil ne s'éteint pas.

Si on descend là, vers le nord-est, et qu'on approche du marais, on a des saules. Si vous en prenez des jeunes, vous pouvez tresser les cloisons.

Je montre du doigt une direction plus à l'ouest.

Et par là, il y a du noisetier. C'est pas la meilleure saison pour le couper, quand il est gras de sève comme ça, mais ça fera quand même. Avec, vous faites le treillis.
Et après vous tressez les saules dedans...
Et si vous voulez bloquer l'eau et l'air, 'faut de l'argile, mais il y en a près du village. Juste de l'argile et de l'eau. Et quelques brassées d'herbes séchées, c'est toujours un meilleur liant. Vous mélangez bien, et vous en collez une grosse épaisseur, à grosses mains.


Je fais le geste, et me morigène bien vite. Il pourrait bien m'envoyer balader, le sieur contrit là. Sa petite merveille blonde sur sa jument de noble est une perle sertie dans du bois. Des idées s'accumulent. Je le regarde en coin. Ma solitude me pèse sûrement, que je ne l'envoie pas plus net aller chercher son bois de son côté... Peut-être que le doux du jour, qui met du sucre dans mes joues comme un fruit, peut-être le traînant des nuages qui s'étirent vers la côte, peut-être la jeunesse des bouleaux, ou l'accueil du vieil aulne... peut-être l'ennui... peut-être bien oui, l'ennui de la peur qui ne quitte jamais vraiment, qui laisse les oreilles en éveil, le ventre collé aux tressaillements de la chienne, les yeux jamais bien clos... Je n'aime pas penser comme ça. Je m'agace et m'irrite toute seule, comme un ours sous une nuée de moucherons. Une virée dans le bois, aux aguets pour de bon, tendue d'une vraie tension qui mobilise la tête et le corps, pour aller chercher un joli fagot d'osier blond et vert, ou de noisetier couleur de châtaigne. Tailler du bois en écoutant les échos de la hache contre la myriade de troncs. J'ai calculé. Là-bas, au bas du plateau ou auprès des noisetiers, j'ai trois arbres. Et j'ai toujours mes clous. Et j'ai toujours ma corde.

Je reste de biais, l’œil dans sa direction, mais sans le regarder vraiment.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptySam 29 Jan 2022 - 18:31
Ansgair écouta attentivement. Hilaire ne lui avait pas parlé de saule, mais cette femme semblait de bon conseil. Il tiqua néanmoins à l'évocation du marais. Son regard se voila d'une pensée sombre. Puis il suivit des yeux la direction indiquée par le geste. Du noisetier pour un treillis, ça lui plaisait. Peu au fait de l'art d'abattre un arbre, si ce n'est les rudiments d'usage, sève grasse ou non, il ne s'en inquiéta pas. Il opina doucement ensuite à propos de l'argile. Quelle idée. Ils n'y avaient pas pensé et pourtant, cela lui paraissait parfaitement répondre à sa problématique. Un muret hermétique sous l'armature de bois empêcherait déjà les nuisibles de creuser pour passer. Il observa la gestuelle promptement suspendue. Il comprenait qu'elle demeurait sur la réserve. Et comment pouvait-elle en être autrement ? Une femme seule ici, et lui, cavalier qui se pointait avec une hache pendue à sa scelle, qui n'esquissait pas même un sourire poli. Si Ailyde n'avait pas fait partie de l'escapade, nul doute que l'éleveuse serait restée planquée, logiquement. Elle ne savait absolument rien de lui et avait toutes les raisons de se méfier.

- De l'argile, hmm, répéta-t-il. Excellente idée. Du menton, il désigna l'ouest ensuite. Je vais opter pour les noisetiers, alors.

Il inspira, jeta un regard à la fille, puis fit quelques pas en tirant la jument pour contourner son interlocutrice. Il s'arrêta à son niveau, sans chercher à rompre la distance prudente établie jusqu'à lors. Il regarda son visage, sans volonté de l'incommoder d'avantage. Si elle croisait son regard en cet instant, elle reconnaitrait peut-être à ses traits la franchise d'un homme las et usé, mais animé d'engagement.
- Vous n'avez rien à craindre de moi, attesta-t-il avec assurance. Cette parole est mienne, et c'est tout ce que j'ai. Je pu... Il se reprit subitement, réalisant que son phrasé pouvait trahir son ancienne condition. Je peux vous couper du bois, comme je l'ai dit, pour vous remercier de votre aide, si vous acceptez de nous accompagner.
Il ponctua sa déclaration d'un humble salut du chef, une mèche brune tombant sur sa joue.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyDim 30 Jan 2022 - 0:55
Je le regarde un peu plus franchement. Il a baissé sa garde, son grand corps s'est senti rassuré. Je me sens moi-même quelque peu délestée de ma réserve. Quand on commence à me ronronner sous la main, j'ai tendance à me laisser séduire. Et je le sais. Je réfléchis un peu plus, me gratte le menton. Les noisetiers, c'est plus loin, et il semblerait que les saules ne l'aient pas enchanté. Tresser le noisetier c'est plus dur aussi, parce que ça casse. Mais à cette période il sera vert...

Je reviens vite à lui, à sa tenue de corps, à son air un peu penaud qu'il prend pour sa dernière phrase. Je ne me sens toujours pas allante à l'idée de réduire la distance. Les hommes... Les hommes... Je tire un peu mon cou vers le nord-ouest, vers la pinède, le bout de mes doigts sur le menton. Il y a là-bas un vallon avec un cours d'eau qui ne porte que les pluies qui ruissellent. Il est tout léger, tout jaune, tout peint d'été et d'odeurs de sucre. J'aime bien ce coin, parce que les grands pins autour sont engageants, que les buissons à leurs pieds sont riches malgré le roc qui leur fait socle, et que dans le creux doux, les bêtes mangent et chôment en paix dans le soleil.

Je lui fais signe de faire pivoter le cheval, lance ma trille qui fait lever mes têtes blanches et busquées et m'engage à pas lents vers l'orée du bois, pour pouvoir la longer par la gauche.

Allons. Dis-je sobrement.

Je l'entends m'emboîter docilement le pas, sa jument lourde fouaillant sa queue sans humeur. A notre droite, les jeunes bouleaux nous saluent de leur chef souple, scintillant leur gris de fer de sous les feuilles comme des mains qui s'agitent. Ils sont promptement remplacés de chênes larges et hauts, que les charmes et les frênes escortent en bons petits pages. Je vais à pas très lents. Le silence qui nous baigne est plein dans tous ses angles des sabots des brebis, des chocs des cornes que les chèvres s'échangent, du halètement de Capscha qui tourne serré autour d'elles. Il y a le petit Soro qui me suit avec son nez froncé. Et le Jason, qui patauge dans ses poils blancs en lâchant de petits couinements pour me retenir. Je me retourne peu, mais mon oreille compte mes agneaux, leurs petits chevrotements et les ronflements graves des mères qui leur répondent. Je force ma poitrine à s'ouvrir plus grand pour faire entrer de l'air dans mes épaules et entre mes sourcils. Les tenir contraints ne me servirait à rien, et l'homme est de toute façon dans mon dos. Il s'est placé à gauche du troupeau, en retrait, sa bride à la main, et il suit sans mot dire. Je suis surprise du silence de la toute petite fille.

Nous atteignons un angle de la prairie. Face à nous, le sol descend doucement mais les rocs moussus le font irrégulier. Les arbres sont de branches basses, et la jument ne passera pas. Mes bêtes, par habitude, s'engagent tranquillement, le nez bas dans les fourrés. Je contourne un peu, restant à découvert, mais la jument ne passera que si la petite descend. Quand je me retourne vers l'homme, il a déjà pris la fillette sur un bras, ses deux petites mains collées à sa nuque, et me fait signe qu'il est prêt. Je retiens un sourire, et, une main sur un tronc, pénètre le bois.
A cet endroit, il est encore assez ouvert, les arbres ne sont plus tous jeunes, et j'ai déjà passé là en couchant les cadavres des juvéniles que leur ombrage a tué. Au bout de quelques dizaines de pas, les ronciers ont cédé tout l'espace, et nous pouvons marcher droit. L'odeur de champignon arrondit en voûte l'espace sous les frondaisons. Je lève l’œil de temps en temps, pour passer sous un trait blanc de soleil qui filtre entre les rameaux. Les chênes d'ici sont splendides, mais les hêtres se sont imposés, et leurs grandes mains à doigts plats sont dressées vers le ciel comme des prieurs. Le sol est à peu près plat, et les brebis s'éparpillent un peu. Tout est devenu vert autour de nous. Les merles flûtent dans les hauteurs, et les passereaux, s'appelant à nous irriter de leurs aigus, dansent en ballet, dans le vrombissement de leurs petites ailes. J'aime particulièrement les petits rouge-gorges, dont le poitrail couleur de rouille fait comme des feuilles mortes qui s'embrassent. Je sens rigoler toutes mes fibres. Cette cathédrale grouillante, au silence flottant, c'est ma chair qui s'ouvre et se repaît. Je repère qu'on approche, parce qu'il y a là, un peu à gauche, un renflement assez sec, coiffé d'un énorme roc vert natté de mousse jaune, et flanqué d'un grand fayard rouge. Lui, c'est un arbre à moi. Je me déporte dans sa direction, sans presser l'allure, m'arrêtant régulièrement, laissant tomber mon regard sur les dos, les yeux jaunes à pupilles plates et horizontales, les petites queues blanches qui se secouent.

Quand nous l'atteignons, j'en fais le tour sans en avoir l'air, mais laissant le bout de mes doigts lui tracer un collier. J'ai une tendresse bruyante pour ce fayard. Sous son énorme rocher, il y a une petite planque, que des renards m'ont cédée, et dans laquelle je mettais quelques réserves de faînes, de noisettes, de couvertures. Peu y tient, mais ce peu était toujours juste à prendre. Et puis, avec sa couronne rouge de vin, il chatoie sans le vouloir, et son chant en est toujours un peu plus triste, un peu plus sage, dans le vent d'ouest. Je m'attarde un peu là. L'homme m'attend. Je sais qu'il me regarde, et lui présente autant que possible mon dos, ou ma nuque. Je me serais bien laissée m'arrêter là... Un peu plus longtemps... Un serrement de sein me fait frémir, et j'arrache un peu trop vite ma main à l'écorce lisse.

C'est juste un peu plus bas.


Je voudrais me dépêcher maintenant. Anür sait pourquoi, moi, je ne le veux pas. J'allonge un peu ma démarche. Le sol chute lentement devant nous, amorçant le vallon qui vient comme les rapides la cascade. Et nous émergeons au soleil avec la brusquerie d'un bond de lièvre. Le vallon est là, et juste de l'autre côté, les grands pins trônent en souriant. Le ciel est une rivière large d'une main écartée tendue au-dessus de la tête. Il est toujours clair, lacéré de blanc. On a le temps. Au fond de la légère dépression serpente un ru saisonnier, et les pluies de printemps l'ont alimenté. Quelques mères allaitantes viennent y poser les lèvres, mais l'essentiel du troupeau s'est précipité de droite et de gauche, car l'herbe est d'un vert presque écoeurant. Au renflement des panses, je déduis que la chôme ne traînera pas d'arriver, et j'en suis satisfaite.

Je descends un peu vers l'aval du ruisseau et montre, dans un creux, un bosquet de noisetiers.

Là, coupez-en quelques uns des gros comme votre pouce. Une dizaine. Attention, pas plus gros, pas plus petits. Il vous en faudra encore, comme vous voulez pas l'osier. Il faudra faire un treillis plus serré, pour tenir l'argile.


J'ai atteint le bosquet, saisis une tige, la tords.

Là. Vous tordez comme ça. Prenez pas les plus raides, ils vous casseront. Et tordez pas trop fort, pour pas casser un que vous voudrez laisser.


Je me retourne. Il a lâché la jument, qui paisse en frottant son nez sur le tapis épais. Il a toujours la petiote sur un bras. Il s'est un peu penché, et regarde attentivement mes gestes.
Je sors mon coutelas, et taille, à une main du sol, de biais, par quatre côté, le tronc mince comme une couleuvre. Je lui montre en l'élevant : je l'ai terminé en une pointe carrée au bout.

Là. Pour planter dans le sol. Et souple, pour faire l'arrondi du toit.


Je la ploie sur mon genoux. Un peu de sang vert suinte de la pointe coupée. Elle m'a huilé les doigts. Cette journée est tout de même bien douce.
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Ansgair de Mir
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyMar 1 Fév 2022 - 18:18
Elle passa devant. "Peu loquace", pensa Ansgair en lui emboitant le pas. Il venait d'en faire un grand vers elle en engageant sa parole de la sorte. Mais cette dernière sembla demeurer sur une réserve froide, qui ne l'empêcha toutefois pas de les guider. C'était le principal, après tout. Il était venu travailler. Alors il ne décrocha plus un mot, respectant le silence des lieux qu'ils traversèrent. Ailyde, quant à elle contente de voir ce petit monde à quatre pattes les suivre sourit une bonne partie du chemin, grattant de ses petites mains le poil de la jument, en bonne imitatrice.

Au moment de s'enfoncer sous les arbres, Ansgair saisit la gamine et suivit le peloton qui s'engouffra naturellement. Il dû baisser la tête sous une branche feuillue, si bien qu'il veilla aussi à laisser du moue à son cheval afin qu'il puisse voir où il mettait les sabots. Le sol rocheux n'était pas si raide, mais trébucher était vite arrivé.
A l'odeur des bois s'ajouta celle des cheveux bouclés et sauvages d'Ailyde, lui chatouillant la barbe. Ansgair s'en dégagea plusieurs fois d'un mouvement de tête tranquille mais resta concentré. Lui ne parvenait pas à apprécier vraiment le paysage. La luminosité persistante mais déclinante au travers des grands arbres assombrit son œil alerte. Ils s'enfonçaient où il n'avait jamais été, et cette nature paisible lui renvoya malheureusement l'ombre du danger. Il reposa la fillette sur la scelle, libérant son bras et sa vue. Chaque envolée d'oiseau attira son oreille. Il remarqua les troncs minces allongés sur la mousse qu'il fallait enjamber par endroit. Subtilement, il se mit à scruter à gauche et à droite les bruissements, alors que le vent faisait danser les branches au-dessus de leur tête. Si un fangeux déboulait, il savait devoir saisir sa hache. Si plusieurs les assaillaient, ils devraient remonter à trois et alourdir leur course sur ce terrain traitre. Il était possible qu'il doive les abandonner, faire décamper Bise et la gamine, en espérant qu'elle tienne, se cramponnant à la crinière durant une chevauchée hasardeuse, aussi loin que possible du danger.
Rien en lui ne trahissait ces calculs, marchant et tirant la jument au rythme lent de la bergère. Mais il ne pu s'empêcher de penser ainsi.

Ansgair accompagna la femme à son arbre près d'un rocher. Il patienta la, observant son manège sans mot dire. Il ne su pas ce qu'elle fabriquait, mais comprit qu'elle avait ses habitudes, ici. Elle devait passer régulièrement. Cette marche, elle avait du la faire des dizaines de fois avec ses bêtes qui connaissaient le chemin par cœur. Ansgair réalisa qu'elle s'y perdait pourtant en contemplation, en quête de saveurs qu'elle voulu faire gouter à tous ses sens. Pour lui, cette forêt était source d'inquiétude. Pour elle, c'était un havre. Alors il attendit qu'elle termine son rituel, immobile mais alerte.
Elle brisa le silence pour lui indiquer l'issue du voyage, et il acquiesça, impassible.

Enfin, il émergèrent du sous-bois pour le plein air. La, au grand jour, Ansgair plissa les yeux le temps de voir plus nettement. Et la vue fut magnifique. Les ombres des arbres mousseux lassèrent place à l'herbe verte, au ciel dégagé et au ruisseau chantant au bas de la pente. Le troupeau se répandit comme des enfants prenant d'assaut un jardin au matin. Ansgair eut l'impression de respirer pour la première fois.
Elle les mena encore sur quelques pas, jusqu'au bouquet de noisetiers. A voir les arbres, Ansgair se dit qu'il n'était pas près de les trouver sans leur guide. En parfait novice, il se serait contenté d'attaquer les premiers résineux pas trop épais croisés quelque part.

Il resta attentif aux explications de la femme, regardant ses gestes, écoutant ses conseils. Elle y mettait du cœur, sans doute par respect pour les plantes avant le siens. Mal sélectionner revenait à abattre inutilement des arbres. Ailyde tendit les bras pour descendre, alors il la prit, au moment où la femme sembla vérifier qu'il était toujours la. Il posa la fillette qui se tourna vers les chiots et il se pencha pour voir la coupe en pointe. Cette minutie dans la technique l'intéressa. Peut-être un jour cela lui servirait. Pour l'heure, il décrocha sa hache qu'il laissa pendre le long de sa jambe, et approcha à nouveau des arbres.

- Une dizaine, ce sera bien assez, dit-il en évaluant approximativement l'épaisseur des troncs. Le treillis était une bonne idée, sur le papier. En voyant les noisetiers de près, il se rendit compte que leur taille et leur souplesse pourrait servir à pas mal de choses, en vérité. Il s'appuierait sur Hilaire et sa vision, assurément.

Ansgair défit sa tunique de laine qu'il jeta à coté, gardant sur le dos sa chemise de lin. L'air frais l'enveloppa d'un frisson, alors qu'il remonta ses manches. Il s'assura de visu que la gamine jouait assez loin, et une fois que la femme serait écartée, il empoignerait le manche à deux mains pour asséner le premier coup à la base du tronc. Sec et puissant, il veilla à frapper de biais, comme indiqué. Bientôt, les feuillus ployèrent dans l'herbe du vallon.
L'œil de la bergère trouverait sans doute à redire si elle vérifiait: troncs trop larges, coupes trop grossières... Mais Ansgair alla à l'essentiel. Du bois droit qu'il pourrait planter, attacher, courber, tant qu'il agrandissait et renforçait un poulailler lui servant de garde-manger. Il ne s'embêtait pas beaucoup de détails, et la dizaine tomba vite. Si bien qu'il commença à équeuter les troncs de leurs branches, avec plus de précision. Il posa la lame de sa hache bien affûtée contre le bois, à genoux, et racla progressivement les nœuds tendres.

Ailyde s'amusa comme une enfant heureuse. Cet espace et ces animaux la comblait. D'ordinaire, elle était obéissante et équilibrée, s'épanouissant autant que possible à travers ses sorties avec son oncle. Elle l'avait toujours accompagné partout, croisant toujours du monde, animée par la moindre activité et très attachée aux rares êtres qui perduraient dans son entourage. La jument qu'elle connaissait depuis sa naissance en faisait partie. Les animaux l'émerveillaient, à défaut de côtoyer d'autres enfants. Ca, son oncle le savait, elle ne grandissait pas normalement au sein d'une famille animée. Mais il avait fait quelque chose d'essentiel qu'il ignorait pourtant: il avait fait exister dans sa tête ses parents disparus.

Au bout d'un moment, la fatigue le cueillant, il laissa l'outil et se releva, frottant ses mains. Il alla décrocher une gourde de son cheval qui s'était peu éloigné. La sueur au front lui avait collé des mèches de cheveux échappées par l'effort. Il les essuya d'un revers. Sa chemise lui collait aussi dans le dos et la brise lui fit du bien. Il trouva Ailyde à qui il présenta l'eau fraiche, puis la tendit à la femme. Il attendrait avant d'en avaler lui-même plusieurs gorgées salutaires. Enfin, l'homme embrassa le paysage d'un air plein.

- Combien en voulez-vous ? demanda-t-il en désignant du pouce le bosquet éclairci.
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GuillemettePaysanne
Guillemette



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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyMar 1 Fév 2022 - 22:15
Quand je le vois prendre la hache, j'ai un vague haussement d'épaules. Il n'aura pas des pointes comme ça, mais c'est pour lui que ça sera plus ennuyeux après... Quoiqu'au vu de l'épaisseur de ses bras, il doit pouvoir se permettre de ne pas économiser cette énergie là. Je vois se plaquer et voler le tissu de chanvre blanchi sur son corps, tandis que ses épaules roulent du haut vers le bas, faisant plier un peu à la taille, et glisser les talons dans la mousse.
Je me détourne.

La petite blonde fleurit dans le troupeau. Jason la suit déjà partout, tandis que Soro me surveille, et Capscha, détendue, s'est étalée sur un flanc.
La jument paisse près des brebis qui font des monts de laine parmi les tiges d'ajoncs. Les chèvres sont agglutinées aux pieds des pins, décharnant les aubépines et les églantiers à corolles blanches. Mon monde est à l'endroit. Je vais faire un tour bref dans la pinède : j'ai deux refuges perchés ici. Je glisse mon petit doigt dans les trous du bas, lève le nez vers leurs faîtes. Je redescends vers le pli de terrain, un vallon comme un livre ouvert : à pente douce et à reliure de mousse. A ma droite, l'amont arbore une toute petite cascade. Le ruisseau n'est pas trop gonflé, juste repu, et de ciel liquide à cette heure. Sur le petit surplomb a poussé un étrange saule, tout tordu, tout noir de tronc. Je me souviens de lui. Je ne sais d'où il vient : il n'y en a aucun autre à lui pareil dans ce coin de bois... Et ni sur le plateau du Labret tout entier. Depuis son pied, et au plein est, il faut compter 34 pas précis, bifurquer à droite, et en compter 7 de plus. Et mon dernier arbre est là. Mon hêtre majesté, avec une fourche énorme à plus de 40 coudées du sol. Là-haut est un véritable nid.

Je suis revenue au vallon pour trouver mon bûcheron à lisser ses troncs souples. Je suis amusée de son air sérieux et attentif d'enfant. Il est plus agréable à considérer maintenant que quand ses pattes se croisent sur son poitrail de bœuf et ses sourcils tentent de rallier sa barbe. Une pointe condescendante me tire la commissure. Je m'approche :

- Combien en voulez-vous ?


Je le considère avec une surprise non dissimulée, et retiens un éclat de rire qui aurait été par trop moqueur. Il me filtre tout de même par le nez en un gloussement mal dégauchi.

- Eum, c'est bien aimable, mais qu'est-ce que vous voudriez que j'en fasse ?


Je me reprends un peu, sans me défaire de ma moquerie légère et de ma prudente condescendance.

- Je veux dire, 'vous en faites pas. Je sais que si j'ai besoin, je viendrai vous trouver. A charge de revanche, on se dira hm ?
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Ansgair de Mir
Ansgair de Mir



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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps EmptyVen 4 Fév 2022 - 21:08
Au gloussement de la femme, Ansgair demeura stoïque. Mais sa première réponse lui fit lever un sourcil. "Un poulailler ?", faillit-il lui décocher, sur la défensive. Elle essaya aussitôt de se rattraper, sans se départir de son petit sourire en coin.
Il lui avait promis du bois en cas de besoin. Il honorait simplement sa promesse en s'attendant à ce qu'elle en mette de coté pour plus tard, ou qu'elle lui désigne une essence plus appropriée. Il ne vit absolument pas ce qu'il y avait de risible, mais ne s'en montra nullement offusqué. Il garda sa face habituelle, placide.
- Ca me va.

Il se dirigea vers le ruisseau, la gourde à la main. Il s'accroupit péniblement, sentant les muscles de ses cuisses lui tirer et son dos lui rappeler son labeur. Ailyde le rejoignit, curieuse. Elle se mit dans la même position, à coté de lui.
- Que fais-tu, la ?
Il plongea la gourde, son goulot face au courant.
- Je prends de l'eau.
- Pourquoi ?
- Pour la boire.
- Pourquoi ?
Il la regarda, un peu las. Elle affichait un air d'enfant pleinement intéressé par sa découverte. Elle leva les yeux sur son oncle qui ne répondait pas, et elle reçu une éclaboussure en plein visage. D'abord surprise, elle atterrit sur les fesses. Puis elle comprit au sourire taquin de son oncle qu'il jouait avec elle.
- L'est froide, l'EAU ! s'exclama-t-elle en voulant reproduire le geste en plongeant ses doigts. Mais il s'était déjà relevé et s'éloignait de la rive.

Le soleil était haut quand Ansgair entreprit de rassembler les troncs d'arbres. Comme les noisetiers sélectionnés étaient assez minces, il les attacha tous en fagot. Il croyait en sa jument. La charge ne devait pas être si lourde, habituée à labourer les champs durcis par le froid hivernal. Il s'appliqua et râla une ou deux fois dans sa barbe en empilant le bois ou en tirant sur les cordes pour maintenir le tout à peu près comme il le voulait. Il constata son œuvre et une moue insatisfaite assombrit son visage.
- Ca ne passera pas... souffla-t-il à mi-voix. Il se pencha pour encore observer le sol herbeux sur lequel reposait les rondins. Il savait comment étaient tractés les troncs d'arbre. Il ne pourrait pas les faire rouler, le cheval devrait les tirer dans leur longueur. Plus lourde serait la charge, plus elle adhérerait au terrain. Il se redressa et soupira. Il regarda en direction de la lisière d'où ils étaient arrivés. Ils devraient remonter la pente. Alors soit il faisait ça en plusieurs fois, soit il trouvait un moyen de faire glisser la totalité en une fois sans faire céder la corde.
Il retourna chercher sa hache, laissa tout en plant et remonta vers la lisière à pieds.

Quand il eut fini d'abattre un petit arbre et de diviser son tronc en deux rondins, Ansgair les fit rouler sur l'herbe grasse jusqu'au fagot de noisetiers. La, il s'allongea un instant, ses pieds à plat du sol, genoux pliés vers le ciel et les bras écartés du corps. Il se sentait à la fois vidé et léger. Il eut l'impression de flotter à raz de terre, pulsant de tout ses membres. Un sommeil soudain l'assaillit. Il ferma les yeux un instant, reprenant une respiration lente. L'air doux lui caressa le visage, bercé par l'écoulement de l'eau en bruit de fond. Il s'endormait, quand Ailyde vint s'agenouiller brusquement à son coté. La bourrade maladroite de la gamine contre ses cotes le fit revenir à la réalité, lui arrachant un râle étouffé.
- T'es fatigué, toi ?
Les yeux ouverts, fixant le ciel et ses nuages blancs, Ansgair posa une main caleuse sur la joue de la petite fille, comme pour la rassurer. Il avait brûlé beaucoup d'énergie ce jour. Habitué aux travaux physiques des champs, il fût tout de même saisi par l'intensité de l'effort à fournir pour l'abattage de ces arbres à lui seul.
- Tu as faim ? demanda-t-il à la fillette en ignorant son propre estomac. Elle fit "oui" de la tête.
D'un ultime effort, Ansgair se releva et alla chercher une miche de pain de seigle dans son sac, qu'il rompit pour en donner à Ailyde, puis sortit également un morceau de fromage qu'il garda pour le moment avec lui. Il se tourna vers l'éleveuse avant de s'assoir sur l'herbe.
- Joignez-vous donc à nous ! Il montra le bout de fromage qu'il voulait partager avec le reste de pain. Il vient peut-être de vos chèvres celui-là. Vous faites du fromage ?
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