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 Arrive le printemps

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GuillemettePaysanne
Guillemette



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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptySam 5 Fév 2022 - 0:41
Je le regarde se lever, fagoter, ahaner avec sa corde grossière et ses tiges ébranchées.
Il ne dit pas un mot. Il grommelle un peu, dans sa barbe hirsute, mais il s'agite seul. Je monte sur la lisière d'en face, celle des pins, et je m'adosse au sol à un tronc rugueux. Et je le regarde.

Seul. Cette conclusion me frappe. Son isolement est dur, glacial. Sa maladresse est évidente, et le front brutal qu'il met à affronter ses fardeaux lui façonne un grand silence tout autour. Il ne s'arrête pas pour balancer les bras lourdement comme les paysans le font souvent au milieu de l'effort. Ceux-là qui savent qu'avaler un grand morceau de ciel tiède, ça remet le ventre et les muscles à l'endroit, et la tête, paisible sur sa tâche.

Lui, il hérisse son dos comme un chat contre le reste du monde. Il l'ignore, pour faire de sa solitude un baraquement imprenable. Et sa solitude lui tire des litres de sang. Je le vois couler en flaques pleines sous ses pieds qui luttent, dans ses plis de sourcils, dans sa sueur qui fait luire les rides qui s'arquent de son nez à son menton.

Il me plaît, le bonhomme. Il me fait de la peine aussi. La mienne, de solitude, elle est toute remplie de la forêt, et des ventres des brebis, et de l'haleine fauve de la chienne. Elle écarte aussi le monde des humains, mais elle ouvre grand, large, plus large que des voiles de bateau, au soleil du matin et au froid de la lune, aux coccinelles, au balancement des bouleaux, au gloussement du ruisselet, au regard du hoche-queue. Ma solitude, elle est plus comme un grand suaire là où la sienne est un cercueil. Il y a, dans son obtus entêtement, le glas de la peur, de l’écœurement ; la lassitude aussi, comme si considérer le monde le fatiguerait plus que de s'y soustraire.

Et son seul rai de douceur, c'est la petite.

Elle vient lui cogner le flanc de ses deux genoux, et le fait sursauter. Je reste songeuse quand sa grosse patte épouse en creux la pomme rose de la joue de la fillette.

- Joignez-vous donc à nous ! Il vient peut-être de vos chèvres celui-là. Vous faites du fromage ?

Je souris à peine, hoche de la tête sans répondre, et laisse courir mes yeux sur l'alentour. Je me lève sans hâte, et descends au ruisseau, un peu à l'aval. Là où je m'arrête, il bave un peu sur ses bords, et des chénopodes blancs ont écarté leurs doigts gras au bout de leur tige, en bouquets gris et vert. J'en prélève les feuilles les plus larges et juteuses, en fourre une dans ma bouche. Je tourne encore des yeux. Sur le flanc d'en face, qui prend le soleil de l'après-midi, je repère de jeunes poireaux sauvages, et en arrache une jolie poignée qui me fait comme de la ciboulette. En haut du talus, au pied des frênes, je dégotte encore quelques faînes secs qui ont échappé aux écureuils et aux campagnols.
Je les rejoins en souriant doucement.
Un froid gluant vient m'envahir sans prévenir tout le bas du ventre. Je me fige, et une terreur hargneuse vient bleuir mon visage. Mon visage se darde sur ma droite : vers le bois de pin. C'est là-bas. Je cherche Capscha. Elle est encore avachie dans son duvet d'herbe. Je claque de la langue, elle bondit sur ses pattes en braquant mes yeux, puis lève la truffe. Je guette, suspendue à son poil d'échine. S'il se dresse... S'il se dresse...
Dans ce petit laps de secondes, tandis qu'elle hume, j'ai déjà calculé la distance au grand fayard rouge. Je me suis déjà, en esprit, jetée sur la jument pour la déharnacher, fourrer selle et bride dans les gros bras de mon compagnon, et suspendu la petite à mes épaules.
Les poils ne se dressent pas.
Je reste à petites respirations courtes, en suspens. Il ne faut pas que ça dure. Si je l'alarme, notre ami bûcheron, notre journée est pliée. Et ce serait bien inutile. Ce n'est pas le genre de retraite que je me permets. Et puis, éviter les choses dans les bois, j'ai fait ça pendant 2 fois 4 saisons...

Je relève l’œil vers la pinède. Le froid de mes tripes est toujours bien agrippé. Je retombe sur Capscha. Son poil est resté couché, et ses yeux sont de nouveau sur moi. J'hoche du menton presque imperceptiblement. Je l'envoie d'un coup de nez se poster à la lisière d'en face. Guette. Elle sait.

Je reviens à mes invités. J'ai un peu trop serré les poireaux dans mon poing moite. Je le regarde droit dans ses yeux. Je prie Anür qu'il ne panique pas. Je me rapproche d'eux en mettant plus de souplesse, plus de lourdeur de cœur dans mon déroulé de jambes. J'agrandis ma carrure sans tendre les muscles, juste en me gonflant de force de matrone.
Je fais ça, avec les bêtes, pour qu'elles m'élisent bréhaigne. Pour que ma présence creuse le sol autour de moi, comme on appuie sur la surface d'un étang avant que l'eau ne se déchire, et que ma volonté leur soit évidente, assurée, rassurante. Je suis cheffe de bêtes. Fauves ou grégaires, craintifs ou méfiants, je tiens leurs cœurs dans mes mâchoires d'âme, dans les puits que j'ouvre dans mes yeux, dans le ronronnement de gorge qui prépare les ordres jappés brefs. Suivez-moi, comme on bourdonne autour du miel, comme on gravite autour du foyer. Je suis le repère, la décision.
S'il n'a pas pris la mouche, nous pourrons manger. S'il a gardé assez de bête en lui pour se faire enrober dans ma grande main de velours, si mon alarme s'efface de son esprit comme elle s'efface de celui des brebis et des chèvres, et des chiens, et des loups. J'ai déjà prévu la retraite. S'il ne panique pas, s'il n'a pas compris...

Je déteste la panique. Ce désordre buté, sourd à toute raison, qui traîne derrière lui les désagrément du chaos m'irrite. Je la crains plus que je ne crains sa cause. Quand la panique fait fuir, on n'est plus jamais sûr d'être en sécurité.

Je m'agenouille et tends mes mains :

- J'ai des lanières de viande séchée dans la besace. Et des pommes acides de printemps. Prenez-moi ça que je les sorte.
J'ai mis toute mon assurance dans la légèreté de ma voix, dans la finesse du geste, dans l'harmonie de l'air ambiant. A ça, les chiots se couchent à mes côtés. Et là-bas, Capscha veille.
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Ansgair de Mir
Ansgair de Mir



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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyMar 8 Fév 2022 - 22:02
Ansgair vit qu'elle se levait pour les rejoindre. Sans un mot, elle fit un détour par le bord du ruisseau. Il cru que la femme allait se débarbouiller un peu, alors il ne la regarda pas.

Assis sur sa jambe, un bras appuyé sur son autre genoux, Ansgair évalua la manière dont il allait rompre le reste de sa miche de pain. A la main, il se rendit compte qu'il pouvait mieux faire. Il avait laissé son petit couteau de table sur son cheval. Il ne lui avait pas encore harnaché le fagot, la jument pouvait donc toujours paitre à sa guise non loin d'eux. Il se releva pour aller le chercher. Il revint ensuite près d'Ailyde, reprenant la même position. Il entendit le claquement de langue de la bergère d'une oreille distraite. Il était parfaitement normal qu'elle appelle ses bêtes ou qu'elle rappelle son chien à l'ordre. C'est du moins ce qu'Ansgair imaginait naïvement de son boulot de gardienne de troupeau. Il trancha dans le pain dur, veillant à partager à parts égales. Sentant la femme dans son champs de vision, il leva machinalement les yeux sur elle. Il allait reprendre ses préparatifs aussitôt, mais sa posture immobile attira son attention. Elle fixait un point bien plus loin. Ansgair suivit sa direction, pour s'apercevoir que c'était son chien, au loin qui veillait. Il s'attarda lui-même dessus, se demandant si celui-ci pouvait être utile à la chasse comme chien d'arrêt. Il en douta en fait, conscient qu'il n'avait pas été dressé pour ça. Il se rappela les chevauchées avec Claude et Léon à travers les vastes forêts de la seigneurie. Ils préféraient partir avec des chiens de sang qui affrontaient le gros gibier. Après de longues heures de traque, remontant les traces et suivant le flair des molosses, il fallait souvent mettre pieds à terre pour achever la bête. La cavalcade laissait place à la lutte frontale. Le couteau serré dans le poing, les appuis dans le sol, il fallait demeuré agile et alerte. Il n'était pas rare que des prédateurs assaillis et les sangliers épuisés trouvent encore assez de ressources pour se défendre férocement. Il fallait le mériter, parfois au prix de charges sanglantes dans la boue. La peur dans les yeux des adversaires ne faisait plus fuir personne. Elle poussait au combat pour survivre. Pourtant, ce fût une chute en pleine course qui signa la dernière sortie d'Ansgair, brisant son bras sur un roc mousseux, juste avant l'invasion.
Le chien se déplaça, et la femme aussi. Ansgair repoussa ses souvenirs en réalisant qu'un moment s'était suspendu. La fillette avait entamé son morceau.

Ansgair porta les pousses et reçu la proposition de la bergère avec une gratitude silencieuse. Il les regarda dans sa main, sans oser les poser parterre. Il craignit d'en perdre au milieu des herbes du vallon, qui pour lui se ressemblaient trop.
Il n'avait pas remarqué l'inquiétude de la femme, juste avant. Et si sa posture de cheffe de troupeau rassura ses bêtes, l'éleveuse comprendrait que le chasseur d'hier était d'avantage concentré sur la manière de remplir son estomac en cet instant. Il connaissait la peur et ne la refusait pas. Il avait appris à composer avec, chaque fois qu'un adversaire avait pu lui retirer la vie. Il avait appris à ne pas succomber, à garder l'esprit clair pour la dominer. Ce qui avait changé était la présence de la gamine. Il ne s'agissait plus de lui. Les fangeux auraient pu le happer plus tôt qu'il se serait battu avec force pour mourir en paix. Il fut un temps où il avait presque rêvé d'une telle délivrance. Mais la fillette avait forcée son armure: il était trop tard pour mourir, trop tôt aussi.

- Il faut attendre tout le monde, expliqua l'oncle à la fille qui renonça à une autre bouchée de pain.
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GuillemettePaysanne
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyMer 9 Fév 2022 - 12:55
Il faut attendre tout le monde

Je souris, le nez dans mon sac, et sors les pommes, le chevreau séché à mâcher, et mon quignon de la veille. J'ai tout posé au sol. Je fais glisser entre deux doigts quelques tiges de poireau et me les monte à la bouche.

" Posez tout, qu'on se serve sans vous gêner. "

Je fais l'indifférence, mais je suis toujours sous le coup de mon soulagement. Je relève un œil bref sur Capscha, qui me regarde, puis retourne à son guet, assise toute droite. Je grogne un peu, et mords dans une pomme. La petite babille un peu, demande ce que c'est, goûte, glousse, ronchonne. Elle m'évoque une syrphe, ce tout petit insecte coloré comme une guêpe, au corps droit comme un i, et qui vrombit aigu, sur place pendant de longues secondes. Quand elles me fixent comme ça, au nez à nez, j'ai toujours à l'idée qu'elles me parlent à voix si menue qu'elle est inaudible à mes grands pavillons. Mais je les regarde en retour, toujours, jusqu'à ce qu'elles s'en aillent vaquer ailleurs. La fillette me plaît. Je me surprends même lorsque je réalise que ma main est venue lui caresser la tête, brièvement.

Le froid dans le ventre s'est alourdi, discrètement.

Il faut bouger. Je sens mes morceaux de corps se réveiller à cette injonction. Je relève les yeux sur la pinède, et cette fois, mon front s'est fermé. Je les regarde tous les deux, et reprends mes calculs. Une fois en mouvement, il ne faudra pas s'arrêter, ni se tromper, s'emmêler. On a encore le temps, encore du calme. Je prépare. Je donne une pomme à la petite en lui souriant, elle me la prend. Je tends les deux dernières lanières de viande à l'homme, qui voudrait refuser, mais je ne souris plus, et il les prend. Je ne sais s'il s'est assombri, mais je l'ai senti un peu plus grave.

" Il faut bouger. S'il vous plaît, allez déharnacher complètement votre jument. Il faut bouger. Pas loin. Et sans la jument. "

Je vais à son fagot, dénoue ses nœuds de corde, commence de l'enrouler sèchement autour de mon coude et ajoute :

" On est plus seuls. Faites vite. "

C'est le mieux que j'ai pour lui signifier sans dire de mot qui fâche. La corde dans ma besace, j'ôte ma mante, passe les manches autour de mes épaules depuis le dos, et les noue sur le tissu, sur mes reins. J'attrape la petit et la glisse là dedans comme un bébé, entre la mante et mon dos. Je recouche les chiots d'un coup de talon frappé au sol. Soro a les yeux qui brillent, et il va et vient entre Capscha et nous humains. Jason pleurniche.
Je suis dans le vallon, près du ruisseau. L'homme a son harnachement sur l'épaule et ses sourcils sont pus lourds que des nuages. Il regarde beaucoup la petite, mais je l'entends savourer le jus de la petite pomme, suçotant la chair blanche qu'elle a saignée d'un coup de dents. J'ai les mains libres. Je remonte le ruisseau jusqu'au saule noir, bifurque, compte mes pas, tourne encore, et retrouve mon nid de pie là haut sur mon hêtre géant. La petite sur le dos, je sors sans élégance mes clous et les plante dans les trous. Quatre d'avance, aussi haut que je le peux. Je sors mon rouleau de corde, qui doit faire quatre coudées de long, en saisis une extrémité et lui tend l'autre. Il la prend, et la tient en me regardant m'agiter. Je fais de même avec sa corde récupérée du fagot.

" S'il vous plaît, faites le tour du tronc. "
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Ansgair de Mir
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptySam 12 Fév 2022 - 20:05
C'était presqu'un festin. Ansgair n'avait plus l'habitude de réunir autant de nourriture pour un repas. Des fruits, il n'en mangeait presque plus, se contentant des légumes-racines et de ce qu'il plantait dans les champs. Ailyde n'avait probablement pas le souvenir des pommes écrasées cuites au feu qu'elle avait consommé étant bébé. La viande était rare, car chère au village. Leur principale source de protéines demeurait les œufs et les légumineuses. La gamine n'était toutefois pas difficile et goûta tout, encouragée par les deux adultes. Pour l'ancien chevalier, la viande séchée lui parue être la meilleure qu'il ait connu de sa vie, et le jus sucré d'une pomme croquée à pleines dents lui sembla des plus savoureux. Détendu, il apprécia le repas frugale mais revigorant. Il remis la main sur son morceau de fromage, alors que la femme lui tendit encore de la viande avec insistance.
- Vous n'aimez pas répondre aux questions vous... amorça-t-il avec une légèreté contenue. Mais il se rendit compte qu'elle ne l'avait même pas entendue, accaparée par ses propres préoccupations.

" Il faut bouger. S'il vous plaît, allez déharnacher complètement votre jument. Il faut bouger. Pas loin. Et sans la jument. "

Ansgair la regarda se lever, digérant l'annonce avec sa dernière bouchée. Puis il se releva d'un bond et se mit à regarder dans toutes les directions. Il fixa le chien, plus loin, puis la lisière du bois. Derrière, sur les hauteurs il chercha la menace, mais il ne vit rien nul part.

" On est plus seuls. Faites vite. ". Elle confirmait les suspicions.
- Comment... Où ça ? répondit-il en refaisant un tour d'horizon d'un œil vif. Mais sa question mourut dans l'air devenu subitement lourd. Elle avait déjà pris la petite sur son dos et défait les cordages du fagot qu'il avait sué à rassembler. Ansgair rangea les restes de nourriture et son couteau à la ceinture, puis attrapa sa hache. Il défit rapidement la selle et les reines de la jument, mais son cœur se serra. Il ne voulait pas la laisser et voulu protester. Mais la bergère marchait déjà le long du ruisseau, emportant la fillette. Une colère sourde monta en lui. Il subissait de plein fouet la décision de cette femme qui embarquait la petite sans plus d'explication, le contraignant à abandonner son cheval au milieu de nul part. Ravalant sa rancœur au prix d'un effort certain, il posa l'harnachement sur son épaule et sonna l'ordre au palefroi de le suivre quand-même.

Cette femme était curieuse. Il avait bien compris son empressement, appréhendant un danger qui ne semblait pourtant pas la, puisqu'elle n'avait pas d'avantage pressé le pas. Son chien l'avait-elle averti ? Sans doute, pensa le paysan renfrogné. Mais il n'aima pas sa façon de faire, sans le concerter. Ils auraient pu chevaucher rapidement, tous ensemble. Elle aurait pu lui expliquer, ils auraient pu penser, tout bonnement. Et s'il ne lâchait pas la gamine des yeux, sage devant lui, il n'oublia pas non plus de surveiller les alentours en tenant sa hache par le dessous de la lame afin d'alléger son poids. Bise suivait quelques pas derrière, docile, et cela participa grandement à l'apaiser.

Quand ils arrivèrent au pieds d'un grand arbre, Ansgair la regarda planter ses clous et leva alors les yeux vers la cime. Elle voulait donc y grimper. Elle lui tendit un bout de corde, il laissa tomber le cuir dans un bruit mat sur le sol.
" S'il vous plaît, faites le tour du tronc. "
Il fit glisser sa hache à sa ceinture et s'exécuta, répétant le geste. Il lança un regard à sa jument et se dit qu'elle pourrait au moins fuir sans gêne jusqu'au village en cas de nécessité.

- Et vos chiens ? lâcha-t-il entre ses dents.
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GuillemettePaysanne
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptySam 12 Fév 2022 - 21:04
A sa réponse, je sens me percer sa colère sourde. Il ne la cachait même pas. Sans lui répondre, je le regarde faire le tour du tronc lisse, et saisis les deux bouts qu'il me tend. J'en noue une sous mes reins et sous le cul de la petite, lui rends l'autre couplé à son opposé. Je lui demande de s'écarter de moi de quelques pas autour de l'arbre et de m'imiter. Pendant que j'ajuste mon noeud et contrôle ceux qui soutiennent la fillette, je lui lance d'un ton froid :

" Ils resteront en bas. ça n'attaque pas les bêtes... mais ça peut nous repérer s'il y en a autour de nous. Renvoyez votre jument. On la retrouvera plus tard. "

Je sors de ma besace mes longs clous, une dizaine, et j'en plante 4 dans 4 trous déjà percés il y a longtemps maintenant, pendant la fange, jusqu'aussi haut que je peux me tendre ; puis je m'arrime, les deux poings serrés sur ma corde, et en appui, de biais, un pied par clou, je commence à grimper.

" N'oubliez pas votre harnais... " Je souffle, tendue. " Et récupérez les clous après votre passage. "

Ce sera une diablerie de gymnastique, la selle sur l'épaule, de devoir se plier en trois pour atteindre le clou précédant. Mais si moi j'ai pu, il saura, et puis il n'y a pas le choix que d'y parvenir. Lentement, patiemment, nous progressons. Nous nous trouvons à plus de cinquante coudées. Le nid est là : une très large fourche de branches énormes, qui l'élancent comme des bras par quatre côtés, et dans lequel on tiendrait tous les trois couchés. Et c'est d'ailleurs bien mon idée. D'en bas, on sera invisibles.
Le glacial de mon ventre s'est appuyé, il commence à me faire courir les cris de l'alarme dans les veines. Je lutte pour garder mes gestes lents, pour poser, un à un, mes pieds sur les clous, en appui contre le tronc, les mains suant sur la corde. Mais on y est presque, on y est même. Je plante deux clous sur une des branches émergentes, et m'y accroche avec les mains. La corde me glisse jusqu'à mi-cuisse, je lâche à droite et la rattrape tout juste. Je me démène à la dénouer à une main, la gauche tremblant sur la prise unique, tandis que le sol en bas me fait un effet d'aspiration redoutable. Je gémis presque quand je me libère enfin, et d'un grand mouvement, je la fais claquer derrière le tronc, puis pendre sous mes pieds.
Je reprends mon clou, sans lâcher le rugueux de la corde, et me hisse enfin, à plat ventre, les cuisses poussant comme des carpes sur le socle presque lisse.

Je me dépêche de remonter mes genoux et sur les coudes, je nous mène, mon petit chargement et moi, loin de l'abîme. Je m'assieds sur mes mollets et défais les manches de ma mante. Délicatement, la petite est glissée au sol. Je ne lâche pas les manches, pour la maintenir contre mon dos. Son oncle émerge, suant mais sauf, sa corde à la main. Je pivote pour asseoir la petite sur mes genoux, puis prends le temps de ranger en rouleau dans ma besace, mon épaisse ligne de vie.
Un aboiement furieux retentit dans le bois. Capscha. C'est sa trompette d'alerte. Deux petites voix surenchérissent dans des aigus stridents. J'espère qu'elle va vite se calmer, si elle alarme le troupeau... Mais qu'importe... Je saurai bien les retrouver.

Je m'essuie le front, et surprends ma main à trembler. J'ai peur. Très peur. Mon ventre est gelé, malgré l'effort et la chaleur de mon corps, malgré le front et les joues cuisants, malgré la sueur qui colle mes cheveux à mes tempes et fait luire mes bras jusqu'aux mains.
J'ai terriblement peur. Je chuchote à la petite de se coucher. Je l'invite à la rejoindre, et me love moi-même, la joue sur mon bras, mon flanc collé au bois qui me semble alors bien dur. Je remonte ma mante sur moi.
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Ansgair de Mir
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyVen 18 Fév 2022 - 10:03
" Ils resteront en bas. ça n'attaque pas les bêtes... mais ça peut nous repérer s'il y en a autour de nous. Renvoyez votre jument. On la retrouvera plus tard. "

Au ton grave de la femme, Ansgair tint son regard. Il n'en croyait pas un mot. Il avait déjà entendu ça, que les fangeux n'attaquaient pas les animaux. Sous prétexte que personne n'avait survécu pour raconter l'inverse, certains pouvaient affirmer que ces pourritures ne s'attaquaient qu'aux humains. Ces prédateurs aux dents acérées ne se satisfaisaient donc que de chaire humaine, et le reste du temps, surement de l'herbe des feuilles tendres.
Du revers de la main, il gifla la croupe de sa jument qui retourna au trot d'où ils étaient venus. Ansgair ne croyait pas que son cheval ne risquait rien, mais il concevait qu'il pouvait leur attirer l'ennemi.

" N'oubliez pas votre harnais... Et récupérez les clous après votre passage. "

Il regarda faire la femme, agile et tenace. Sa colère s'envola à mesure qu'il la regarda persévérer dans son ascension. Il la trouva forte, avec la petite sur son dos, toutes deux silencieuses, perchées de la sorte pour les mener en sûreté, au sommet de cet arbre qu'elle avait aménagé en abri. Les trous étaient percés, et les clous cachés ici.
Ansgair fit passer la sangle de sa selle sur son épaule et sous son bras opposé, enroulant les autres lanières comme il pu, puis estima la solidité de la corde qui devrait l'assurer. Pour lui, la grimpette était une première et à l'évidence, il n'était pas rassuré. Mais il s'appliqua.
Le premier clou qu'il dû retirer lui fit lâcher un juron. Il cru perdre prise en se pliant pour le saisir. Il continua, répétant la manœuvre, dénichant la pointe pour la remettre au-dessus de sa tête. Le bûcheronnage avait entamé con corps. Il sentait ses muscles se contracter dans la douleur. Les muscles de ses avant-bras lui brûlèrent bientôt, et il dû faire des pause en relâchant une main après l'autre. Ses prises se firent plus glissantes aussi. Il ne vit même pas l'ultime effort de l'éleveuse qui s'élevait sur sa branche, trop occupé à faire fit du vide et de ses crampes.

Quand, enfin il atteignit la surface en se hissant à la force des bras, Ansgair souffla un bon coup. Emmêlé dans ses cordages et son fardeau de cuir, il prit quelques secondes pour récupérer, à quatre pattes, les mains et les genoux posées sur la large branche.
Il vit la gamine blottie contre la bergère qui tâcha de lui faire une place. Il défit la selle et la cala dans un creux mais garda la corde rassemblée négligemment. Il osa regarder en bas, mais n'insista pas. La jument avait disparu, et il n'avait rien oublié au pieds de l'arbre. Les aboiements retentirent pour la première fois depuis leur escapade. Ansgair approcha de la fillette pour lui murmurer à son tour quelque chose:
- Nous allons jouer ensemble. Il faut rester cacher ici et faire silence. Il mit son index devant ses lèvres pour mimer la consigne. Elle acquiesça avec des yeux mêlant intérêt, fatigue et inquiétude.
Par excès de prudence, Ansgair fit passer un bout de sa corde autour du petit corps et ferma sa main sur le reste en lui laissant un peu de moue. Il craignait qu'elle ne roule dans le vide. Lui-même remarqua l'état de torpeur de la femme, allongée et frileuse. La voir ainsi le tendit subitement. Il voyait son assurance froide la quitter pour une fébrilité soudaine. Elle était sérieusement inquiète et sa peur s'infiltra dans le cœur de l'homme. Il sentit un frisson le parcourir. Il réalisa avoir laissé son gilet au bosquet, mais il avait monté le tapis de selle. L'homme savait déjà ne pas pouvoir rentrer au village avant la nuit, ce qui impliquait certainement de dormir dehors. Les fangeux allaient sortir. Peut-être étaient-ils déjà tout près.

Il récupéra le tapis et le coucha sur la femme et la fille pour qu'elles aient moins froid. Puis il s'allongea sur le ventre, se calant contre la petite. Ses yeux fatigués le regardèrent et il se força à lui sourire. Il sentit qu'elle pouvait s'endormir, alors il lui donna sa main qu'elle serra contre elle.
Enfin, le regard braqué sur le bruissement des feuillages à proximité, il ne bougea plus.
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GuillemettePaysanne
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyLun 21 Fév 2022 - 18:28
J'entends juste les corps chauds respirer près de moi. Je reste interdite un instant. Jamais, pas même dans un imaginaire qui ne tournait plus que rouillé, je n'avais vécu pareille scène accompagnée. Aujourd'hui, je ne pas seule. Une vague inquiétude vient me tenailler brièvement : c'était mon secret, mes arbres. Personne ne savait rien. Et celui-là qui sait maintenant. Je me jure de n'en dire pas plus.
Il chuchote à la fillette. Elle ne pipe pas en réponse. J'ai les oreilles aux vents. J'entends, de loin, un bruit de galop, entrecoupé, noyé par celui des feuilles et des oiseaux. Le troupeau s'agite ? Ou n'est-ce que Capscha ? Au léger, j'écarte la jument de mon esprit, puis le troupeau dans son ensemble aussi. Capscha les rassemble peut-être. Le bruit enfle un peu, puis meurt. Je crois les bêtes s'être rapprochées de notre planque, mais avoir repris à paître.

Il m'a posé quelque chose sur l'épaule. Les bruits s'estompent. J'ai froid, mais d'angoisse, parce que je sais l'air tiède. Ce mois de mai est tout doré sur les voûtes des feuilles, et de notre hauteur, on peut lécher quelques flaques de bleu lumineux. J'écoute mon ventre, le froid demeure, mais il ne se prend pas trop au sérieux. Le danger ne s'est pas approché. Je crispe un peu mes paupières, en prière aux Trois. Je ne suis plus aussi sereine que ce que mes deux années perchées m'avait permis d'acquérir : durant toute l'invasion du plateau, j'avais échappé aux monstres, ne les avais vus que de loin, ou de haut et très brièvement. Les craignant horriblement d'abord, j'avais bien naturellement commencé à m'apaiser, voyant mes stratégies couronnées de succès systématiques.
Mais il y a un mois, je les ai vus de près. De bien trop près, et la terreur qui s'endormait s'est éveillée en bonds furieux et échevelés. Je les ai vus de bien trop près.

Je sens des larmes me venir aux yeux, et je m'en irrite, je les ouvre tout sec et redresse un peu ma tête. Il est de profil, son nez pointe vers le loin qu'il ne voit pas à travers les branches. Il est aux aguets, sans savoir où guetter. Un liséré de chaleur rouge s'insinue juste à la soudure de mes côtes. Je frissonne. Il me regarde, je lâche mon regard et le mène entre les feuilles. Il y a quelqu'un là, qui me semble solide, qui a une mâchoire dure et un œil franc. Tout d'un bloc, le fantôme de mon mari vient m'envelopper de ses gros bras durs. Quand il était là, même juste à la lisière de mon regard, le monde devenait socle, tournait rond, lentement, par habitude. Ce monde dans lequel aucune de mes racines n'avait su prendre terre, se faisait riche et meuble comme un champ nourri de limon. Je voyais des arbres à leur place, des gens dans leurs voies, des jours courant leur course avec langueur. La solitude qui m'a frappée si vite, si fort, et qui m'a jetée dans les bois à en oublier comment on parlait, à me faire apprendre à gronder et souffler comme une bête, me donne un vertige soudain et complet. Il y a quelqu'un là, sur lequel m'appuyer, qui peut voir derrière quand je regarde devant, qui peut tenir mon dos quand devant frappe plus dur. Qui peut guetter si je m'effondre. Je prends le puits de ma détresse muselée dans le ventre comme un coup, et le flot des larmes vient dégueuler de mes yeux d'une pression de paume énorme. Je ravale mon menton sous ma mante, pose le front sur mon poing serré, pressé sur le bois, et tressaute des épaules sans un bruit. Les fils de pensée se sont coupés. Le désespoir et le soulagement font une vague bâtarde trop large pour ma carrure.

Je crois pleurer longtemps. Je ne sais pas bien combien. Il n'a rien dit. Je reprends mon souffle en silence quand une main qui me paraît alors minuscule se pose sur la mienne, que j'ai ouverte, en paravent, devant mon visage baissé. C'est la fillette.
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Ansgair de Mir
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyMar 1 Mar 2022 - 22:58
Il eut l'impression que le silence de la nature devenait bruyant. Cette impression, en fait ressemblait aux pires nuits qu'ils avaient traversé. Quand il croyait le danger imminent, ou que ses pensées torturées l'empêchaient de fermer l'œil, le silence dans lequel il baignait alors aiguisait son ouïe. Et en cet instant, Ansgair entendait le vent embrasser les feuillages, les oiseaux vivre autour d'eux et les respirations dans les poitrines blotties contre le bois. Avec ses craintes, les souvenirs remontèrent encore, envahissant son esprit avec fulgurance. Mais le paysan n'en voulait plus. Il lutta intérieurement pour s'en défaire à nouveau, conscient que ça ne l'aiderait pas.
Il changea de bras sous son menton. Il venait de lâcher la main de la petite, l'arrachant probablement de son endormissement. Mais elle ne garda pas longtemps les yeux ouverts. Il se força à penser au présent, et dirigea ses pensées sur la jument qu'il espérait ne pas être parti trop loin, finalement. Cet arbre était leur abri, mais Ansgair espérait bien le quitter à grandes enjambées. Il n'était pas chez lui ici, et ces vallons baignés du printemps qui l'avaient décrispé un peu se révélaient constituer l'antre de la menace.
Il serra la mâchoire face à son impuissance. Il aurait dû faire plus vite, prendre moins de bois, ou venir en sachant faire des nœuds correctes. Il regretta presque d'avoir emmené la gamine. Mais à qui l'aurait-il confié ? Il n'avait confiance en personne - pas même Hilaire - et ce depuis un paquet de lunes. Cette maudite fange l'avait donc rendu si méfiant qu'il en voulait au monde entier ?
"Non..." pensa-t-il finalement. Son esprit s'apaisa un peu, pour se rendre compte qu'il se fourvoyait. "Bien avant..." admit-il en lui.

Il sentit le regard de la femme sur lui, l'extirpant un temps de ses réflexions. Mais comme elle s'en détourna, il tenta de reprendre où il en était. Une volée d'oiseaux nichés non loin l'en empêcha. Allaient-ils attendre ici toute la nuit ?
Ansgair leva les yeux vers le ciel, essayant d'évaluer le moment de la journée. Le soleil avait décliné, le ciel prenait une teinte plus foncée, les ombres s'étaient allongées. Impatient, Ansgair souleva sa tête pour chercher la face de la bergère et lui poser la question. Il aperçu les remous de son corps. Il vit qu'elle sanglotait. Mais surtout, il comprit qu'elle souhaitait le cacher, car elle n'émit aucun son, pas même un reniflement banal. Alors il reposa son menton sur son avant-bras, les sourcils froncés. Elle avait sans doute très peur, et c'était tout à fait légitime. Quel homme pouvait se targuer du contraire ? Des fous ou des naïfs, peut-être. Et elle n'était pas même un homme mais sans doute plus coriace que beaucoup...
Ansgair choisit en tout cas de se taire, respectant sa pudeur.

Ailyde sentit les sanglots dans son dos, et sa somnolence prit fin. Sa petite main chercha le masque qui se cachait. Son regard enfantin sembla découvrir le visage de la femme, comme si c'était la première fois.
- Tu as un bobo ? demanda-t-elle naïvement. C'est pas grave, faut pas pleurer. Elle mima une expression trop sérieuse pour elle, qui répétait vraisemblablement une consigne entendue depuis une époque où elle n'en comprenait pas encore le sens.
Elle avait beaucoup pleuré quand sa mère eut disparu. Agée de quelques mois à ce moment la, elle ne pouvait s'en souvenir. Mais son oncle gardait ça en travers de la gorge. Dépassé, impuissant, seul, loin de chez eux et des protections du Labret ou des places fortes du Royaume, il avait complétement subi la détresse du bébé infiniment dépendant de l'amour maternelle. Puis elle avait grandi comme ça, jusqu'ici, avec un homme rustre qui l'aimait, mais qui n'avait pas choisi cette responsabilité. Innombrable furent les fois où il lui avait ordonné de ravaler ses larmes lorsque des bras rassurants l'auraient apaisé.

- Je ne vois rien.
L'homme s'était redressé sur un genoux et observait les contre-bas avec vigilance. L'arbre était un excellent point de mire. Ansgair ne connaissait pas l'histoire de son nom et il ne l'avait plus prononcé pour quiconque depuis le fléau, mais de Mir prenait racine dans l'acuité performante de son ancêtre lointain. Ca ne changeait rien ce jour, mais l'ancien chevalier n'avait pas tout perdu de ses réflexes de combattant.
Il scrutait les fourrés, en bas, s'attardant sur les ombres sous le bois. Il chercha le mouvement des animaux, tendant l'oreille vers les bruits de la nature. Bientôt, l'obscurité les couvrirait et il faudrait tenir la nuit ici. Si la bergère avait peur, Ansgair aussi. Mais tant que rien ne venait, ils pouvaient choisir de céder à leurs angoisses ou bien au contraire de rationnaliser. Et puis, il ne voulait pas que la femme inquiète la gamine.
- Comment saviez-vous ? Il la fixa séchant ses larmes. Il pensait au chien, mais y avait-il autre chose ? Elle avait paru si sûre qu'il voulait comprendre. Elle avait l'art d'éluder les questions, aussi. Mais ils étaient la, perchés dans cet arbre sans nul part où aller. L'homme la regarda franchement, avec la vision perçante de son ancêtre méconnu.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyVen 4 Mar 2022 - 23:07
- Tu as un bobo ? C'est pas grave, faut pas pleurer.

Les tous petits doigts font comme deux petites langues, douces et tièdes, sur ma main. J'ai bavé sur le bois. Je me redresse doucement à genoux, sans sourire, et m'essuie le visage avec lenteur. Dans le maelström de ma poitrine, il y a un nouveau calme, et une nouvelle chaleur. Je veux la garder comme on protège une flamme de bougie derrière sa main en creux, et je garde les yeux clos. Le silence s'écrase lentement autour de nous. Mes oreilles ne bourdonnent plus, mais ne captent plus les ronrons des passereaux du sous-bois, ni celui des feuilles qui conversent quand la brise leur prête voix. Je sens peser le soir sur les épaules des arbres.

- Je ne vois rien.

Un silence. Je le vois un genou dans le bois, un autre sur lequel repose son coude. Il scrute, précis, mais au hasard. D'instinct, je m'interroge : mon ventre est vide. Les monstres sont loin.

- Comment saviez-vous ?

Il darde ses yeux en leur mettant tout le volume qu'il peut mettre : ils saillent de dessous ses sourcils froncés, ils tremblent un peu tant leur dard est tendu vers moi. Il me donne l'air d'être encore en colère. Je songe quelques secondes.

- Eum... Je les sens venir.

Que dire de plus ? Comment donner plus sans trop s'attarder à baver des explications trop longues, trop impudiques, trop élaborées ? Je détourne le regard, mal à l'aise, encore ébranlée par ce sursaut de chaleur et de tempête qui m'a submergée peu avant.

- J'ai passé les deux ans durant lequel le Labret avait été abandonné dans les bois, ici, avec mes brebis et ma chienne... Alors maintenant, je les sens...
J'ajoute, bafouillant un peu mes consonnes :
- Pas du nez hein ! De là.
Et je pose une main sur le haut de mon ventre, près du sternum.
- ça devient froid, là, et ça se serre jusqu'à brûler, et ça finit par tirailler les bras et les épaules.

J'ose le regarder, toujours incertaine. S'il décide de montrer l'incrédulité, le mépris ou la moquerie ? Ah ! Une langue d'insolence me pétrit le thorax. Et bien alors ? Hm ? Je contracte mes mâchoires en détournant la tête à nouveau et enchaîne vite, sans lui laisser le temps de réagir, et tout en me relevant un peu lourdement.

- On peut descendre maintenant. Il vaut mieux rentrer vite. Vous avez encore vos tiges à refagoter.

J'hésite une seule seconde, très courte, à proposer mon aide, et me ravise. Il sait faire tout seul. Je m'épargnerai la difficulté à supporter une forme de promiscuité qui m'est désagréable. Je suis assez déstabilisée pour tout le jour.
Il faut qu'on soit vifs, quoi qu'il en soit. Les monstres sont loin, mais qui peut prévoir leurs déplacements ? Alors pendant qu'il refagotera, je garderai un oeil sur la petite, et la tiendrai serrée dans mon dos, comme tantôt. Comme ça, on sera tous bien prêts à repartir.
Le ciel s'est creusé en son centre, et je devine que le Soleil doit s'approcher de l'océan. Le temps presse, mais pas au point de s'affoler. On devrait avoir bien le temps d'arriver à Genevray avant le couvre-feu, et sans devoir faire trotter la compagnie.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyLun 7 Mar 2022 - 16:33
"Elle les sent, hein ?" se répéta mentalement le bonhomme qui ne cilla pas. Alors ce n'était même pas le chien, mais son instinct à elle... Ansgair ne le montra pas immédiatement, mais il se demanda si la femme ne bottait pas en touche. Puis elle expliqua d'avantage. Et cette fois, son regard s'assouplit sous l'effet de la surprise. Deux ans dans les bois, toute seule... Pourquoi mentirait-elle ? Pour justifier la confiance en ses tripes ? Elle aurait pu simplement affirmer avoir vu des traces de passages fraiches ou attribuer le mouvement de son troupeau à l'odeur des fangeux. Alors peut-être exagérait-elle, au pire, mais ne serait-ce que deux semaines à la merci des prédateurs était à ses yeux un exploit. Ceci expliquait l'arbre, au moins. Dormir en hauteur lui paraissait parfait, dans ces conditions. Il n'aurait sans doute pas mieux trouvé, lui, à sa place. Et avec la petite à l'époque, même un grand chêne ne les aurait pas sauvé. Heureusement qu'ils avaient trouvé ce village de pêcheurs, au Nord.

- On peut descendre maintenant. Il vaut mieux rentrer vite. Vous avez encore vos tiges à refagoter.

Ansgair la regarda se lever tout en accueillant son annonce avec un mélange de soulagement et d'étonnement.
- Ah, si vous le dites... Il ne su vraiment que penser à présent. Il lui avait fait confiance en montant ici, il voyait mal comment la remettre en question maintenant, alors qu'il ne voyait aucune menace poindre en bas. Et puis, il avait déjà perdu beaucoup de temps. Il avait fini par se faire à l'idée de passer la nuit dehors, mais maintenant, le retour devrait se faire promptement.

Il firent la descente comme ils étaient montés, et arrivés en bas, le bucheron faillit appeler sa monture. Mais il renonça, ne souhaitant pas attirer par la même les pourritures qu'ils avaient fui. Son barda sur l'épaule, il laissa la femme passer devant avec la gamine, une fois les clous biens rangés. Sur le chemin, l'homme ne put s'empêcher de regarder la silhouette de cette femme, tour à tour avec la forêt qu'ils longèrent. Deux ans dehors... il n'en revenait pas.
Les bêtes gardées par la chienne n'étaient pas loin, et la jument fut aperçue près du ruisseau, là où elle avait passé la plus grosse partie de sa journée.

Il retroussa ses manches et se remis à la tâche. Ce fut harassant. La pause avait été longue et il s'était refroidi. Ailyde tendit ce qu'elle pouvait de son petit corps vers les chiots, tout sourire de les revoir. Ce moment d'accalmie en haut de l'arbre l'avait reposé. Elle retrouva sa vigueur d'enfant qui voulait jouer.
Cette fois, Ansgair trouva le coup de main. Il avait compris et le fagot fut assemblé plus vite que la première fois. Quand la jument fut harnachée, il plaça les deux rondins qui serviraient à faire rouler le tas de noisetiers sur le sol. Il fit un essai. Il souleva la tête du fagot pour la poser sur la première buche. Ensuite, l'homme tira doucement la jument par la bride. Le tout roula sur les deux rondins, puis il fallut répéter la manœuvre.
Ansgair inspira un coup et déclara avec lassitude:
- Le mieux serait que vous puissiez guider le cheval, et moi que je déplace les rondins au fur et à mesure.
Il leva les yeux au ciel. II doutait d'arriver avant la nuit, mais il se retint de le dire à haute voix pour ne pas miner d'avantage leur progression. Il y aurait cette forêt aux racines saillantes, où elle s'était arrêtée une première fois à l'aller, puis le reste de la route où ils s'étaient rencontrés. Après, ce serait le sentier jusqu'au village, dernière ligne droite sans se faire cueillir par les rondes de la milice. Mais Ansgair songeait à laisser le fagot sur la route pour rentrer au galop. Il surveillerait la course de l'astre.

L'avancée fût laborieuse. Ils allèrent lentement, car Ansgair devait chaque fois remettre le rondin devant une fois que le tas lui était passé dessus. Il se brisait l'échine à force de le soulever, si bien qu'il commença à le pousser du pieds pour moins se baisser. Mais il perdait encore plus de temps ainsi. Il eut vite l'impression de s'acharner pour bien peu de résultat. Le temps filait, et ils étaient encore loin. Son agacement se fit entendre, peu à peu, respirant fort, soufflant par ses lèvres pincées chaque fois que ça n'allait pas comme il voulait. Il douta même de sa méthode et commença s'embrouiller l'esprit de petits accrocs.
- Tout ça pour un foutu poulailler... mâcha-t-il entre ses dents. Pour une foutue poule déplumée... enfoiré de Joseph... Ah s'il l'avait eu à portée de main celui-là. Tous ses nerfs lui étaient destinés en cet instant.
Quand la petite commença à s'impatienter à son tour, dans le dos de la bergère, Ansgair s'arrêta nette, se forçant à ravaler sa mauvaise humeur. Ce pouvait être la faim, la fatigue, le froid, ou bien les râles de son oncle. Elle pouvait avoir dix raisons de geindre après une journée pareille. Alors Ansgair s'approcha, l'air bien peu aimable. Mais avant qu'il n'ouvre la bouche, il comprit que la femme était au courant, car elle défaisait déja sa mante.
- Qu'y-a-t-il ? lança-t-il à la petite avec moins de rudesse que ne promettait son hélant. Elle lui répondit avec un air ennuyé:
- Pipi.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyMar 8 Mar 2022 - 19:37
Je me sens restée sur une ouate dérangeante, tout ce temps durant lequel l'homme sue et jure. Il économise sa jument pour se casser lui-même. Dans mon demi-rêve, je désapprouve, mais m'amuse un peu de ces chapelets sombres qu'il fait fuser entre ses poils de barbe. Les bêtes sont éparpillées autour de nous, pâturant les sous-bois avec vigueur et sérénité. Le rythme que l'on tient est parfait pour elles et mes tous nouveaux-nés, alors je ne pipe pas.
Quand la crevette que j'ai dans le dos s'agite un peu, je tends une joue vers elle et l'entends me murmurer sa gêne. Je suis surprise d'entendre très vite la grosse voix haletante de l'homme résonner juste derrière mon épaule : son attention pour la petite me laisse coite. Comme si un fil tendu lui faisait dresser l'oreille dès que quelque chose agitait sa nièce. Comme moi, quand j'avais encore mes deux fils.

" Je m'en charge, prenez le temps de souffler. "

Je ne le regarde pas, tête baissée sur les cheveux blonds, et entraîne la joliette jusque derrière un gros ventre de filaire troué. Elle s'accroupit, secoue ses petites fesses, use avec une petite moue de la feuille de chêne brune et craquante que je lui tends en souriant d'un air complice, puis retourne sur ses courtes jambes vers son oncle.

Il s'est assis d'une fesse sur une des bûches, prêt à se relever au garde à vous. J'appuie ma nonchalance en allant flatter la jument près de l'épaule. Je passe mes mains le long des membres, sous le harnais, entre les cuisses : elle est sèche d'absolument partout. Ménagée ainsi, elle mâchonne son mors en rêvassant. Je glousse très bas : elle et moi faisions sans le savoir la paire de tête.
Je fuis l'homme. Mon ébranlement de tout à l'heure m'a laissée incertaine et à vif, et je me sens encore inapte à reconstruire mon front hérissé et ma langue acerbe. Hors de question de me présenter la cheville vacillante et les traits désordonnés devant quiconque. Personne. Plus jamais. La chaleur de cette espèce de soulagement bâtard, de n'être pas seule, tout à coup, à lutter pour ma vie, n'est pas mort dedans mes côtes, et il pulse comme un serpent en spirale, son gros corps froid parcouru de frissons, prêt à s'éveiller au moindre contact. Je pose mon front contre le poil doux et tiède, la jument cesse de mâchonner un instant et je sens son nez m'effleurer la hanche. Toutes ces pensées sont parasites, je les jette contre le grand corps vivant dont l'odeur à la fois m'absorbe et me remplit, pour revenir au sensible de mes bras nus jusqu'aux coudes, de mes mains relâchées, de mes pieds dans les feuilles et l'humus et du sang de bête qui caresse mon front plissé.

J'entends marmonner le baryton de l'homme, répondre très fin la petite flûte de la blondinette, je laisse flotter comme ça cette pause que je force, et regarde devant nous, en esprit, le chemin qu'il nous reste à parcourir. Je vais le laisser jouer avec ses rondins encore jusqu'au gros roncier : ils nous serviront à les battre et les écraser et nous éviteront de perdre le temps de les contourner. Ceci devrait nous faire émerger du bois plus à l'Est, et après, par le travers des prés en suivant la cuillère du léger dénivelé, on aura la tour Nord à gauche, et Genevray tout droit. Je ne vois plus de ciel sous les chênes d'ici, mais je sais que bientôt nous atteindrons les trembles de la lisière, et leurs petites feuilles seront plus clémentes. J'y vois encore bien, et loin, dehors il doit faire encore très clair. Je ne nous vois pas en retard. Je me tourne vers mes compagnons :

" On y sera avant la nuit. Dans peu, on sera sortis du bois, après ça ira tout seul, vous pourrez laisser vos rondins. " Je pose une main sur la jument. " Elle est encore solide hein ? " Avec un relevé de sourcils appréciateur. J'entends gémir Jason près de mes bottes et je le prends dans mes bras, m'attirant une pluie d'étincelles des yeux de la gamine. " Prête petite ? Tu peux marcher un peu si tu veux, on ira pas vite encore un moment... "
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyLun 11 Avr 2022 - 22:25
Ansgair laissa la femme s'occuper d'Ailyde, les suivant des yeux un moment, avant de revenir à la jument. Lui-même en profita pour s'étirer le dos et boire un peu d'eau. Quand la gamine revint, il la fit boire à son tour. Elle ne réclamait pas grand chose, en général. Elle pouvait presque oublier de manger et de boire. Vive comme une puce, elle préférait souvent jouer à tout le reste. D'ailleurs, elle ne sembla pas pressée de remonter en selle. Le sous bois était pour elle un nouveau terrain de jeu inexploré, la, au milieu des racines comme autant d'obstacle à sa taille qu'elle pouvait défier.
Quand la femme se montra rassurante, flattant le cheval des mains et du verbe, Ansgair ne trouva rien à redire. Il se contenta de se relever, acquiesçant silencieusement avant de reprendre la bride, la mine fatiguée.
- Alors allons-y gaiement...

Et elle eut raison. Ils finirent par déboucher sur le pré, laissant les rondins derrière eux. Ensuite, la jument tracta le fagot sur l'herbe, creusant la terre meuble sur son passage. Ils créaient un nouveau sentier la où les seuls pas feutrés des animaux étaient passés avant eux. Satisfait, le bonhomme jeta un œil approbateur à la bergère, mais elle ne le remarqua probablement pas.

Quand Genevrey fut en vue, Ansgair pensa à voix haute et se détendit au gré de la vague de soulagement qui l'embrassait.
- On sera rentré avant le couvre-feu. Un début de sourire s'esquissa dans sa barbe, le regard planté devant. Puis, il se rendit compte que sa guide devait rentrer également, alors qu'elle avait dit vivre hors du village.
Il ralentit la marche, sur le point de s'arrêter.
- Vous aurez le temps de regagner votre grange avant la nuit ?
Il regarda la femme, une pointe de perplexité dans les yeux. Il se râcla un peu la gorge avant d'ajouter avec un geste de la main vers la bourgade.
- Nous avons un peu de place pour vous, cette nuit, avec vos chiens. Un feu et de quoi remplir votre estomac, aussi. Si vous voulez.
Il garda consistance, détournant la face vers sa nièce qui tenait encore le coup malgré le sommeil qui l'assaillait.
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MessageSujet: Re: Arrive le printemps   Arrive le printemps - Page 2 EmptyMer 11 Mai 2022 - 19:26
En tête de convoi, le troupeau s'évase comme une mare à la sortie du sous-bois et se groupe en flaques grises sur des petits plans d'herbe grasse. Genevray monte en frise troublée et jaune aux racines du ciel. Le soir vient, avec ses danses oranges et ses fumerolles qui altèrent les lignes, mangent d'ombre les angles et les courbes, et éclate ses lumières aux faces occidentales.

- Vous aurez le temps de regagner votre grange avant la nuit ?

J'hoche la tête, le regard devant, adouci par la fatigue.

- Nous avons un peu de place pour vous, cette nuit, avec vos chiens. Un feu et de quoi remplir votre estomac, aussi. Si vous voulez.


La proposition est gênée, gênante, un peu bafouillée. Je la chasse d'un revers de main en murmurant un vague " Merci " distrait et sans équivoque.
Le maelström qui m'a aboyé aux oreilles tout à l'heure m'a éviscérée. La compagnie humaine me sera probablement insoutenable pour de longs jours à venir.

Je me retourne sans lever mes yeux à lui et lui présente mon front en salut. Je me tourne prestement, trille mes brebis, et m'éloigne aussi vite que les hauts joncs me le permettent.
Du repos. Du silence. Ma poitrine reprend un peu de son volume dès que je franchis le talus et aperçois le noir lugubre du pignon de ma grange au haut de son moignon de colline. Du silence et du repos.
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