Marbrume



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 L’inélégance du Hérisson

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Edgar DuvalIngénieur
Edgar Duval



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MessageSujet: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyMer 12 Jan 2022 - 21:15
5 juillet 1166

Le soleil estival, après avoir gouverné le bastion meurtri de Marbrume, terminait sa course à l’Ouest, tintant de gerbe mordorée les tuiles pourpres du panorama Marbrumien. Dans le crépuscule, les citadins devenaient ombre, elles se faufilaient parmi les convives, se glissaient, se dérobaient rapidement jusqu’à leur bercail, dans un foyer qui parfois ne semblait offrir de réel réconfort au vu des évènements récents. La fin du couvre feu, eût-elle été annoncée trois jours, n’avait guère enjoint les âmes nocturnes à jouir d’une liberté nouvelle, pas plus que les contraintes ne les avait enjoint à braver quelque interdiction que ce fût. On avait peur ; les plus paranoïaques redoutaient le moindre assaut prédateur à chaque bifurcation.

Au Temple, le personnel vivait une situation fausse. Les conséquences d’un confinement salvateur avait ôté la majorité des fidèles à se présenter aux auspices, de jours comme de nuit. De surcroit, parmi les miraculés de la première heure suite à l’assaut de la Fange, certains étaient vite repartis, d’autres avaient prolongé leur séjour, soit en proie à des séquelles, soit encore entre la vie et la mort.

Edgar s’était retrouvé là, sur un lit de convalescence. Il avait passé deux mois à se faire rabibocher la guibole autant que possible. Il avait perdu espoir très tôt. Ses jours n’étaient pas menacés, mais il avait toujours refusé à ce qu’on l’amputât, à ses risques et périls. Mais même si le défunt courage du vieil homme l’animait encore, ses jours, eux, ne seraient plus les mêmes, condamné à tituber, à se voir laissé derrière, abandonné des plus véloces, des plus vigoureux, des plus forts.

Quel serait le prochain courroux des dieux ? La prochaine affliction dont il serait la victime rêvée ou le malheureux dégât collatéral ?

Combien avaient cassé leur pipe ce jour-là où un inconscient de première affirmait sa toute puissance au détriment des plus faibles, consumés, oubliés des insignifiants pour rejoindre la voûte céleste, timidement éclairée en ce jour sombre.

L’ingénieur s’était dérobé au moment où il comprenait que plus personne ne le regarderait ; pas même cette prêtresse occupée à sauver d’autres âmes, elle même en peine ; pas même ce docteur coi face à son incapacité à lui faire recouvrer sa santé d’avant. Mais il ne pouvait pas leur en vouloir. Ils avaient fait de leur mieux.

Il avait boité, non sans difficulté, jusqu’à son atelier qu’il avait laissé désert depuis l’apocalypse. Sans surprise, la façade n’était plus la même, les vitres étaient brisées, l’intérieur était saccagé et il y avait même de la matière fécale partout sur le sol. La misère avait trouvé refuge un temps, mais son établissement était insalubre et avec lui son espoir s’effondrant un peu plus.

Il se hissa dans cet intérieur puant. Les décorations avaient toutes disparues, cela allait de soit. La plupart de ses outils. Sa chambre à l’étage avait été forcée et son plumard, naguère déjà miteux, était infesté de substances en tout genre. Rien n’était récupérable. Tout était à jeté.

C’en était trop. Il s’effondra, sa jambe endolorie se dérobant sous son poids, pleurant toutes les larmes de son corps, recroquevillé sur le sol, assailli par le Désespoir.

Il sombra.

Se réveillant au milieu de l’obscurité, ses émotions semblaient l’avoir quitté. Il devait avoir dormi une heure ou deux. Il se releva avec difficulté et, après avoir repris contenance, fouilla ses poches pour extraire une fiole au liquide bleuté. Il la mis en évidence, contemplant le liquide bleuâtre à la lueur de la lune qui s’immisçait depuis la lucarne de sa mansarde. La débouchonnant, il l’enfila dans sa bouche.

Le goût était fort et amer. Comme de l’alcool pur. Mais l’arrière goût sucré aidait le vieil homme à ne pas recracher la substance. Sans grande conviction, il redescendit dans l’atelier, où il avait trouvé trois malheureux par terre, ignorant les excréments et autres détritus qui jonchaient le parquet poussiéreux. Les hommes dardèrent un regard méfiant sur le boiteux. Ils ne s’étaient même pas donnés la peine de vérifier sa présence à l’étage, et ils semblaient eux-mêmes ravagés par un alcool de bas étage pour vouloir en venir à l’affrontement physique si Edgar ne se montrait pas conciliant.

« Tu veux peut-être que je te casse la seconde jambe ? avait maugréé l’un deux. »

Sa bravade précédait le rire gras de ses deux sous-fifres.

Edgar n’avait ni les capacités physiques, ni les capacités mentales pour se battre. Il se défila.

Ses pas irréguliers, rythmant une cadence hasardeuse, l’avait mené au quartier du Bourg-Levant, et devant son regard vitreux l’enseigne du Hérisson se distinguait dans la pénombre. Déjà achalandée par celles et ceux qui avaient conservé un brin de statut — une chance en ces temps gangrénés — elle semblait avoir immédiatement ôté toute idée noire à Edgar, qui s’était faufilé jusqu’à l’entrée. Une âme charitable, conscient de l’infirmité du vieux bougon, lui avait même tenu la porte par une âme charitable qui ne demanda pas son reste.

Le lieux était vivant. Moins sale que son intérieur dévasté. Les gens savaient apprécier à leur manière la levée du couvre feu. Machinalement, il s’était dirigé vers le comptoir, avait attendu un contact visuel avec un serveur. Il avait bien dû attendre 10 minutes avant de se prononcer.

Et puis la douleur partait, le cerveau s’allégeait.

Il avait besoin de…

« Vinasse. Piquette. N’importe quoi qui détartre le gosier. S’il vous plaît. »

Sans sourire, ni cérémonie…
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Le Goupil



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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptySam 15 Jan 2022 - 18:29

« Grimbert et Renart »*
5 juillet 1166

À l’instar de ses terres et de son peuple, Marbrume avait changé. Pourtant, ce jour où Le Goupil avait foulé les pavés de la ville dans une cohue généralisée, dans la peur et le sang, la panique et les hurlements, le désarroi et les geignements laissés dans le sillage abominable, il n’avait pu taire un étrange sentiment : celui de renouer avec un monde familier. N’était-ce pourtant pas la première fois qu’il se mêlait ainsi à la civilisation ?
Aussi loin que remonte sa mémoire, il n’avait connu que modestes bourgades et infinis marais, incertitude du lendemain et lutte de tous les instants.
Pour les Bannis, les Fangeux relevaient du quotidien, comme des voisins imprévisibles que l’on chasserait volontiers sans en avoir cependant les moyens. Pour les Marbrumiens, les monstres semblaient encore dépendre de ce monde vaste, flou, mystérieux et effrayant par-delà les remparts. Alors, lorsque les fantômes s’invitaient au cœur de la cité, lorsque les chimères devenaient palpables, on ne pouvait naturellement plus que trembler et hurler face à l’horreur.

Insensible aux souffrances des autres, le renard s’était faufilé au milieu des vestiges architecturaux et humains, sans amoindrir l’angle détestable de ses lippes. Ainsi à l’opposé des ressentis de ceux parmi lesquels il se glissait, de ceux dont il imitait les mimiques et sentiments sans comprendre ni les unes ni les autres, il avait accueilli l’annonce du couvre-feu avec une sorte de désarroi là où d’aucuns avaient plutôt éprouvé du soulagement.
De fait, après avoir vagabondé si longtemps au-dehors des remparts, aspiré à un quotidien plus léger et une certaine forme de luxe que ne possédait pas l’extérieur – des bouges et tavernes dignes de ce nom, entre autres –, le roublard avait encore dû batailler pour asseoir sa contrebande et assumer un mode de vie confinant presque à une philosophie propre. Indubitablement, l’enthousiasme fut donc grand lorsque le mois de juillet fit se lever les restrictions royales, ôtant sitôt aux Hommes leur costume de rat si promptement revêtu tout ce temps où l'on avait craint la résurgence des monstres.

Cesser de vivre en attendant que la mort le cueille n’était pas dans le tempérament du Goupil, aussi fut-il des premiers à errer dans les rues dès que l’autorisation fut donnée. C’est ainsi que soir après soir, il put voir les auberges et bordels se remplir peu à peu, quoiqu’encore timidement, d’ivrognes et de maris au comble d’un désespoir ruminé pendant quelques mois.

Toujours assis dans un coin où personne ne pouvait le surprendre à revers et d’où il discernait tout et tout le monde, le marchand observait ainsi la vie reprendre ses droits. Il s’amusait de constater combien chaque éclat de rire, chaque godet, chaque bravade incitait les âmes damnées à chasser le souvenir et l'existence même d’un fléau grouillant, qui causerait pourtant leur perte. Bientôt, pressés par l’accalmie retrouvée et les tracas bénins du quotidien, ils oublieraient l’horreur du jour du couronnement. Puis tout recommencerait. Encore et encore.
De l’avis du renard, il n’existait que deux sortes d’hommes dans les auberges. D’un côté, ceux qui étaient incapables d’apprendre de leurs erreurs, trop abrutis ou trop butés pour voir autre chose que la merde sur laquelle leur nez se trouvait posé. De l’autre, ceux qui possédaient suffisamment de recul pour démêler le bon et le mauvais de chaque action et réaction, préférant cependant oublier plutôt que lutter contre ce qui leur apparaissait inéluctable.

Le rictus du contrebandier étira le coin de ses lèvres, mais tandis qu’il s’apprêtait à boire une gorgée d’une bière acceptable, il suspendit son geste. Clopin-clopant, un énième visiteur venait d’entrer. Il portait le visage sobre et charriait l’âme morose de tout nouveau venu avant l’enivrement. Ce comptoir, irrésistible, et chacune des promesses qu’il murmurerait au désemparé auraient néanmoins tôt fait de chasser ce sombre état d’esprit.
Le rythme particulier du client de guingois attira les bésicles sur une patte traînante, qui ne semblait manifestement pas encore apprivoisée. De nouveau, les lippes s’étirèrent.
Là dehors, les Hommes s’entassaient. Aux Marbrumiens d’origine s’étaient greffés les paysans environnants, les réfugiés lointains, les étrangers perdus. Parqué à l’intérieur des fortifications, le troupeau gonflait démesurément sans que le berger le nourrisse. Aux portes de la cité, la famine guettait, la maladie tapie dans son ombre.
Il y avait trop de gens en Marbrume, et tandis que l’attaque du couronnement aurait pu résoudre une partie du problème, on avait sauvé les blessés et les meurtris. On l’avait sauvé lui, tout en sachant qu’il ne serait qu’une bouche de plus à nourrir ; qu’il avait vécu plus de temps qu’il ne lui en restait.

La maigre carcasse du roublard se déplia en silence, bascula pour mouvoir ses grandes jambes. Au passage d’une table, ses griffes crochetèrent un paquet de cartes, qu’il battait encore avec application lorsqu'il s’installa à côté du vieux boiteux.

— La même chose. Que l’on joue à armes égales, commanda-t-il, l'air de rien.

Les iris du Goupil se portèrent sur son compagnon de misère. Le sort en avait décidé ainsi : ce serait lui et pas un autre. Peut-être lui, et bientôt un autre.

— Tu prétends vouloir éclaircir ton gosier, j’affirme que tu aspires plutôt à embrumer ton esprit, minauda-t-il en poursuivant son mélange, comme tu le vois, j’ai là un paquet de cartes. Or, il se trouve que mes voyages en de lointaines contrées m’ont appris à lire la destinée à travers elles.

Du moins avait-il déjà rencontré et conversé avec quelques diseuses de bonne aventure, au gré de ses égarements.

— Alors, qu’en penses-tu ? Et si je te distrayais avec cette lecture, le temps que l’ivresse te saisisse ?

__________________
* : le titre original de la gravure étant un peu long, je me suis permis de le « traduire » avec les noms des personnages du Roman de Renart, pour limiter sa place sous la bannière. Sans retouche, le voici néanmoins : « Le blaireau, à qui le renard a confessé ses fourberies, lui impose pour pénitence de sauter trois fois par-dessus un bâton qui est à terre »… Alors, mon cher Edgar, qui confessera ses fourberies le premier ? ;]
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Edgar DuvalIngénieur
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyMar 18 Jan 2022 - 0:55
C’était sans compter la promptitude du serveur à procéder à la requête de Duval qu’un sombre inconnu vint s’acomptoirer — ou quelque verbe plus approprié — aux côtés d’Edgar. Il avait la barbe drue, naturelle, l’œil sombre, mystifié par des bésicles de petit savant, et la chevelure nonchalante, qui traduisaient un air désinvolte et irréprésiblement élégant. Un voyou de la première heure à n’en pas douter — le boiteux avait perdu foi en l’humanité — mais qui inspiraient tous ce que les trois squatteurs n’inspiraient pas : de la prestance. Si son for intérieur lui hurlait d’envoyer paître ce sombre inconnu, qui semblait tourmenté de bien d’autres maux, le vieil ingénieur désormais infirme n’avait vraiment nulle part d’autre où aller. Ses absences d’effluves lui arrachèrent tout de mêmes ces premières bravades, annonciatrice d’une couleur tout aussi obscure que la nuit.

« Tu accostes souvent des gens sans les vouvoyer ni même les saluer ? Et pourquoi tu parles comme ça ? C’est un tic de langage ? Je suis pas d’humeur, Monseigneur, alors t’as intérêt de montrer patte blanche ou de changer de blaireau… »

Il interrompit sa bravade quand deux verres atterrirent devant les mammifères. Edgar s’en retrouvait distrait, et la vue du liquide sombre aux teintes rougies l’avait arraché de son invective. Il ne prit même pas le temps de savourer cet alcool au goût acide, avant d’ajouter au tenancier :

« Mettez-nous un pichet, tant qu’à faire. Quitte à s’embrumer l’esprit… »

Il tourna à nouveau la tête face à l’inconnu.

« Car je sens que toi, tu vas me prendre la tête. Mais comme tu m’es sympathique, je veux bien que tu me dis… Pardon, que tu me distraies avec tes talents. D’aucuns riraient du ridicule de la situation. Mon repaire a été investi de trois nigauds qui ont chié partout sur le plancher, je me retrouve dépossédé, et toi, sombre inconnu aux airs faussement intellectuels, tu veux me passer une espèce de baume avant que je me retrouve à plus savoir comment marcher. Pourquoi pas. Mais je te préviens, je suis de mauvaise humeur, et même si ton approche est douteuse, elle est certainement mille fois plus intéressante que les leçons du Temple qui sont aussi plate que de l’eau croupie… »

Le pichet s’était retrouvé là, posé entre les deux verres. Edgar s’en était resservi un. Il le vidait déjà sans crier gare ; seulement de moitié celui-là. À nouveau, son regard, encore sobre, moins véhément que depuis son entrée dans la taverne, se posait sur la silhouette un rien canidée de son hôte.

« T’inquiète pas, je suis habitué à plus que ça. »
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Le Goupil



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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyMar 18 Jan 2022 - 14:30

« Grimbert et Renart »
Le renard gloussa en battant les cartes, ses bésicles concentrées sur les mouvements de ses longs doigts arachnéens.

— Qu’ai-je fait pour inspirer autant d’animosité animale, mon ami ? Aurais-je dû vous présenter mes hommages, votre Altesse ? Mes excuses, je ne suis qu’un ivrogne toqué aux nombreux tics.

L’œil du contrebandier se posa sur son interlocuteur à l’instant où il siffla le verre d’une traite, cependant que ses lippes s’étiraient à l’arrivée du ravitaillement.

— Coupe le jeu, somma-t-il pour toute réponse.

Dans l’attente, le marchand avala une rasade de vin, puis réunit les cartes en un paquet, avant de les étaler le long du comptoir avec un soin opposé à son apparence. Tout en bavassant, il sélectionna ainsi quatre brèmes qu’il disposa entre son interlocuteur et lui, à chacun des points cardinaux.

— Ne me prête pas de bonnes intentions. Après tout, je ne suis là que pour te prendre la tête, pas pour te passer de la pommade, homme de guingois, sourit le roublard, bien plus heureux est celui qui ne possède rien, ne penses-tu pas ? Ou qui s’approprie le bien d’autrui, qu’il chie ou non à même le plancher dudit bien, d’ailleurs.

Réunissant les cartes inutilisées pour les mettre de coté, Le Goupil retourna les quatre élues présélectionnées – celle de l’ouest, d’abord, puis celle de l’est, du nord et du sud –, arqua aussitôt un sourcil en discernant des valeurs qu’on ne lui avait jamais tirés auparavant. Par acquit de conscience, le bandit vérifia le paquet restant et comprit l’origine de son erreur : manifestement, la divination impliquait de ne se fier qu’aux arcanes majeurs. Un tri préalable s'imposait donc. D’un haussement d’épaules, il balaya cet imprévu – car après tout, ce n’est pas comme s’il y connaissait quoi que ce soit – et piocha, au hasard, la cinquième carte qu’il disposa au milieu.

— Je m’interroge, homme de guingois. Quelque chose de plat est inintéressant. On pourrait donc l’associer à quelque chose de nul. Or, mille fois le néant… n’est-ce pas toujours aussi fade ? s’enquit le marchand en grattant sa barbe rêche du bout de ses griffes – d’abord la joue, puis la mâchoire et enfin le cou, bah ! Qu’importe. Voyons plutôt cet avenir. Si j’ai bonne mémoire, la valeur de l’ouest représente plus ou moins ton état d’esprit actuel, et nous avons ici l’arcane de la Justice. Fascinant, tu ne trouves pas ? La justice, c’est l’ordre, la loi, la sanction. On te dépossède de ce qui est tien et tu aspires probablement à le retrouver.

Ironiquement, c’était un criminel qui osait ainsi parler de notions qu’il bafouait pourtant sans vergogne.

— L'emplacement à l'est concerne normalement l’extérieur, le monde qui t’entoure, mais il s’oppose également à la première carte. On pourrait associer cela à un obstacle, en somme. Puisqu’il s’agit du Roi de deniers, l’embûche sera sûrement de taille et affectera tes finances. Je ne t’envie guère, l’ami, gloussa-t-il en pointant l’arcane le plus au nord, celle-ci lie les deux premières. Elle éclaire l’approche à adopter pour les harmoniser, et nous avons ici le quatre d’épées. Ah ! Cela me semble évident : il faut te rebeller contre ces pourceaux scatophiles afin de récupérer ton dû ! s’enthousiasma le renard, le sud est la réponse que tu connaîtras si tu suis le précédent conseil. De nouveau les deniers, et le dix, cette fois ; une valeur plutôt honorable. Je présage donc une grande réussite. La dernière carte représente la synthèse, la conclusion finale et… voici le Pendu.

Le contrebandier marqua une pause de plusieurs secondes, qui se solda par un sourire. Qu’il parvienne à extraire une logique de ce tirage, exécuté selon une méthode qui n’appartenait qu’à lui, relevait presque de l’affront envers les diseuses de bonne aventure.

— Il semblerait que la pendaison attende ceux que tu pourfendras, supputa-t-il avant d’échapper un gloussement, finalement mué en rire, dis-moi, vieux fou : suis-je le seul à trouver irrésistiblement drôle, le fait que ta synthèse représente un homme suspendu par le pied qui te fait office de patte traînante ?

À ces mots, le renard leva son verre à l’adresse de son cousin ivrogne, puis but le contenu d’une traite.
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptySam 22 Jan 2022 - 18:08
Tantôt vouvoyant, le timbre de voix empreint d’une ironie sans pareille, tantôt tutoyant, le naturel revenant au galop, le binoclard, engagé dans son entreprise, somma donc à Edgar de couper les cartes. Ce qu’il fit sans y accorder d’arrière pensée, ni trop d’espoir. Après tout, le sombre inconnu avait raison ; il lui offait quelque distraction bienvenue avant que les afres de l’ébriété n’assaillent l’infirme, le dissuadant ordinairement de penser aux différents maux qui rongeaient son âme.

Sur le comptoir, l’intellectuel à la balafre au front disposait les cartes, ses gestes trahissant une élégance certaine. Il était à n’en pas douter un de ces farceurs qui devait faire des entourloupes au premier venu, et l’ingénieur se dit qu’il n’en réchapperait pas. Mais cet individu ne pouvait être plus nocif que ces trois loubards qui squattaient son endroit. Et l’hôte n’avait pas de raison visible de lui ôter la vie. Ces pensées, plus l’alcool enivrant, estompaient le sentiment d’insécurité qu’Edgar ressentait.

Il réprima un sourire à la remarque pour le moins mathématique de l’inconnu. Quelque chose de mille fois fade restait tout aussi fade. Mais il reprit contenance alors que l’homme au bésicle jouait, mot pour mot, cartes sur tables.

« On me dépossède de ce qui est mien et j’aspire forcément à le retrouver. Je sais qu’il m’en coûtera, mais ce que la plupart des sots ne comprennent pas ici, c’est que l’argent n’est pas un problème. Les finances vont et viennent. Ce qui me dérange, en revanche — et je m’y attendais — c’est que je doive utiliser ces finances à des moyens peu conventionnels. Au fond de moi, je n’ai pas non plus envie de compter sur la milice “royale” pour appliquer une justice en laquelle je ne crois pas. Et puis ils sont davantage à la solde des petits nobliaux de l’Esplanade. T’es taillé comme une branche rigide qui rompt face au vent, alors autant dire que je ne pense pas compter sur tes bras pour m’aider à sortir de ce pétrin. Mais puisque t’as l’air plus intelligent que tout le monde ici, soit t’auras un plan à suivre quand je t’aurai détaillé l’ampleur des dégâts, soit tu connais des gens peu recommendables qui sauraient m’aider, moyennement finances. Je veux juste les faire dégager. Les faire pendre ? Quand même pas, mais c’est pas mon problème… »

Il vida son second verre d’une traite, sans se faire prier pour se servir à nouveau.

« J’ai des griefs envers un homme bien plus dangereux que ces trois nigauds. Le problème est que le canard boiteux que je suis ne pourra pas venir à bout de cette vermine, et pourtant j’ai toute ma confiance pour terrasser mes ennemis les plus éminents. »

Duval détailla l’autre homme du regard. Était-ce un ennemi ou un ami ? Dans tous les cas…

« Comment on t’appelle, sinon ? Si tu veux me divertir, autant montrer… patte blanche. T’as vu, moi aussi, je sais utiliser les mots de manière subversive. Comme si, le dialogue une fois transcrit, était empatté différemment, penché… mis en valeur. »

Il haussa les épaules.

« Ou alors c’est les prémices de l’ivresse. Je précise que ce n’est pas un jeu de mots… »

Finalement, levant son verre :

« Edgar. »
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyVen 28 Jan 2022 - 8:25

« Grimbert et Renart »
Sans bruit, le renard récupéra les cinq cartes disposées devant eux, les unit au paquet, puis entreprit de le mélanger à nouveau en écoutant d’une oreille attentive les peines du boiteux. Figé sur ses lippes, le sourire du roublard apparaissait difficilement déchiffrable : s’amusait-il encore de sa farce précédente ? Songeait-il déjà à la prochaine en s’en réjouissant d’avance ? S’enorgueillissait-il de la demande qui suivrait l’exposé de l’ivrogne – une demande qu’il pressentait, et qui, étrangement, parvenait trop souvent jusqu’à lui ?

— Voilà un homme qui critique le Clergé et n’entend pas accorder sa confiance à notre simulacre d’armée. Des paroles qu’il ne vaut mieux pas tenir devant n’importe qui, au risque d’encourir quelques fâcheux ennuis rendant bien anodine la présence de parasites dans une propriété...

Fort heureusement, il s'agissait là de propos qui n’offusquaient aucunement Le Goupil et le mettaient au contraire à son aise. Cela étant, l’animal aurait été bien en peine de se venger d’une quelconque façon s'il s'était trouvé offensé, sauf à dénoncer sa proie du soir.

Le marchand reposa enfin l’ensemble du jeu à l’écart, puis se versa un nouveau verre de vin avant que l’ivrogne à ses côtés ne se siffle la totalité du pichet.

— Tu n’es pas le premier à croire que je ne sers pas à grand-chose, mais possède quelques relations en mesure de pourvoir aux divers besoins du petit peuple, médita-t-il en lançant un regard en coin à son interlocuteur, les cicatrices parlent pour moi, n’est-ce pas ? À moins que ce ne soit mon accoutrement ? Peut-être bien l’ensemble. Vêtu proprement, rasé de près, aussi lisse qu’une feuille de papier, j’inspirerais probablement la confiance, le respect. Quelque chose… de propre.

Cette simple idée lui arracha un ricanement bref, cependant qu’il buvait une gorgée de ce vin bas de gamme.

— Je préfère me voir comme un roseau, figure-tu. Qui ballotte au gré du vent, mais ne rompt jamais. Après tout, j’en bave, mes balafres le démontrent, mais je tiens toujours sur mes deux jambes. Sans boiter.

Le sourire du renard s’élargit et sa carcasse pivota sur le siège, pour mieux faire face à cet homme à la bourse prétendument pleine. Si son allure ne le laissait pas croire, son élocution trahissait une bonne éducation que sa réflexion, ses observations et ses finances – de ses propos – appuyaient. L'on ne pouvait décidément se fier aux apparences.

— Quoi qu’il en soit, tu as raison de penser que je connais quelques gros bras en mesure de t’aider. Des garçons généreux, à n’en pas douter, prompts à rendre service à leur prochain, exagéra le roublard avant de boire une nouvelle gorgée, j’ai néanmoins la prétention de croire que ces accointances te seraient plus utiles pour régler ton autre problème – celui de cet homme plus dangereux, affirma-t-il dans un haussement du sourcil droit, as-tu seulement essayé de déloger ces trois nigauds ou es-tu venu céans, noyer ton malheur dans l’alcool ? Je suis convaincu qu’un boiteux et un roseau sensés suffiraient pour cette besogne-ci. Le tout, c’est de trouver une supercherie. Suggérer que nous sommes plus nombreux, qu’un Fangeux pointe son museau, que la Milice approche, que sais-je.

Sitôt son verre vidé d’une traite, le contrebandier tendit sa longue patte pâle à son interlocuteur.

— Alors, Edgar. Feras-tu affaire avec Le Goupil ?
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptySam 29 Jan 2022 - 1:52
« Le Goupil répéta-t-il en portant son breauvage à ses lèvres. Le nom parfait pour un roublard de ton espèce. Une chance que je te porte de la sympathie. Je parie que tu n’es pas du genre à te faire beaucoup d’amis, ni à vouloir la bienveillance de ton prochain. La vérité, c’est qu’il m’en faut peu pour trouver les gens sympathiques ; et tout aussi peu pour le contraire. Casser mes vitres, me dépouiller et défêquer dans mon antre, non mais… »

Il finit par reposer le verre. Le Goupil, comme il s’appelait donc, avait évoqué une piste tout autre, qui mettrait à profit, une fois pour toute, l’intelligence d’un ingénieur de terrain, agissant de concert avec un contrebandier qui ne semblait pas né de la dernière pluie. Et en plus, il avait une répartie à toute épreuve, le bougre ! Il laissa la patte du Goupil en suspend, portant une main à son menton pour se le gratter, luttant contre l’ivresse pour mûrir, autant que possible, une réflexion limpide.

« Tu as raison, roseau. S’il y a bien quelque chose qui les ferait déguerpir, c’est la fausse présence d’un Fangeux. Mais pour ça, il va me falloir plus de hardiesse que de raison. Je te laisse imaginer ce qui est arrivé à ma guibole. La bonne nouvelle, c’est que si je suis suffisamment téméraire et efficace, je saurais imiter le Fangeux pour leur foutre la frousse. Je te concède juste qu’y penser me fiche la frousse, alors si tu ne m’en veux pas, on va se saouler un peu plus. Si ça peut me permettre de récupérer mon dû… Garçon ! »

Il héla le tenancier, pointant du doigt le pichet presque vidé. Il partagea le contenu restant entre son hôte et lui-même, tandis qu’il aggripa la patte du binoclard.

« Marché conclu. Tu m’aides à faire déguerpir ces trois salopards, et je te récompenserai en retour. Je suis quelqu’un de généreux et je sais que tu dois sillonner à ta manière pour gagner ton pain. Je suis prêt à te faire éviter cet inconfort pendant deux semaines. Pas moins parce que je ne suis pas cruel, pas plus parce que cela serait te désservir. Je te ferai part de cette réflexion logique plus tard si tant est que cela t’intéresse. »

Ils furent de nouveau comblé par un nouveau récipient au contenu rouge sombre. Edgar vida son verre, qu’il remplit aussitôt.

« Je te le dis, il faut que je me charge un peu plus en vinasse si je veux supporter la lourdeur de cette opération. Il est question d’imiter le prédateur que les hommes redoutent le plus, et à moi-même ça me glace le sang. Donc si je peux faire abstraction de tout cela, et en prime dégueuler sur l’un de ces connards pour rendre ça encore plus réel, ce serait parfait… Mais au fait, tu sais comment imiter un… Fangeux toi aussi ? »

Il regarda autour de lui, s’assurant que le brouhaha était suffisamment dense pour qu’on ne les entendît point.

« Tiens, tu veux pas me refaire un tour de cartes pour savoir si un jour je parviendrai à bout de la personne que je hais le plus au monde ? Est-ce que tu as besoin de son nom ? C’était super amusant, dis, tu peux refaire, là, avant qu’on se mette à risquer nos peaux pour faire fuir trois trous du fion en pleine nuit noire ? »
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptySam 29 Jan 2022 - 11:42

« Grimbert et Renart »
Dans un énième sourire en coin, le renard serra la pince de l’ingénieur avant de vider symboliquement le verre tout juste rempli. Le vin était toujours aussi peu goûtu, mais au fil de sa consommation, il devenait de plus en plus acceptable, l’ivresse aidant sans doute. Inspiré par celle-ci, peut-être, le contrebandier éclata d'ailleurs d’un rire bref, après l’ultime demande de l’homme de sciences.

— À question pointue, tirage plus précis, bien que le nom de ce mystérieux et puissant ennemi ne soit pas indispensable, annonça-t-il en se saisissant du paquet de cartes.

Au lieu de procéder à une sélection en aveugle, le marchand tourna le jeu de sorte à voir chacune des valeurs, les passant les unes à la suite des autres avec une certaine habileté, afin de séparer les arcanes mineurs des majeurs.

— Généreux, prompt à trouver n’importe quel plaisantin sympathique, pour peu qu’il ne porte ni l’uniforme ni la toge et ne chie pas dans ton repaire… Tu ne m’as pas l’air bien farouche, Edgar, spécula Le Goupil en poursuivant son tri, à moins que le problème ne vienne de moi ? Tu as raison, je ne me fais pas beaucoup d’amis. Cela étant, je ne le cherche pas, alors… j’imagine que c’est une bonne chose. Qu’en penses-tu ? hasarda-t-il de façon rhétorique.

Sa besogne achevée, le renard écarta le plus imposant des deux paquets de cartes afin de ne se concentrer que sur le plus petit, qu’il entreprit de mélanger énergiquement.

— Pour répondre à ta question, oui, je sais imiter les Fangeux, et pour ne rien te cacher, roulé dans la boue et les cheveux détachés, on a un air de… famille, eux et moi, gloussa-t-il en proposant le paquet à son interlocuteur, afin qu’il procède de nouveau à une coupe, il m’arrive de vagabonder de village en village, par-delà les remparts. Avec le fléau, les bourgs habitables se font rares et certaines nuits à la belle étoile s’avèrent nécessaires. Dans ces circonstances, entendre les monstres est ce qu'il y a de moins pire. Leur cri, c’est quelque chose qui part du fond de la gorge. Quelque chose de viscéral, presque, une haine, une hargne qui ronronne au fond des tripes. Je suis convaincu qu’on a tous ce monstre en nous et qu’il suffit d’un petit coup de pouce pour le libérer. Pour toi, ce sera la vinasse de cette auberge, c’est acté, sourit-il en réunissant les cartes qu’il étala de nouveau devant lui, si nous réussissons notre tour, tu m’expliqueras la logique de ta récompense et ce qui te fait croire qu’elle me permettrait de vivre deux semaines… Fait que je conteste, à titre informatif, s’amusa-t-il dans un ricanement.

Comme précédemment, le renard récupéra quatre arcanes qu’il disposa aux quatre points cardinaux. Cette fois, il parut pourtant choisir la cinquième au lieu de la piocher, réprima un sourire à cette occasion, puis la disposa face cachée au centre des autres.

— La première : le Chariot. Je ne te cache pas que celui-là, je ne l’aime pas trop. À mes yeux, il n'est rien de moins qu’un petit bâtard, puisqu’il peut signifier à la fois l’échec et la victoire. Cela étant, les valeurs à l’ouest et l’est peuvent respectivement représenter le positif et le négatif, au-delà de ton ressenti, l’intérieur, et le monde qui t’entoure, l’extérieur. Ici, je dirais donc que tu te montres confiant, voire conquérant, dans ta démarche. Il suffit de te regarder pour le constater, d'ailleurs, ricana-t-il, le chariot, c’est aussi le déplacement. Partant, j’aurais tendance à penser que tu as conscience du chemin qu’il te reste à parcourir pour atteindre ton objectif, improvisa le roublard avant de jeter son regard sur la droite, ici, nous avons l’Impératrice. Celle-là m’évoque la noblesse, la grandeur. Positivement, elle incarne l’éducation, l’instruction, le pouvoir. À l’inverse, sa conception négative symboliserait la pédanterie, le mépris, l’orgueil. Tu as raison : quelques puissants se mettront probablement sur ton chemin, mais voyons ce que nous dit la troisième valeur, à savoir… la Tempérance. Hm... On ne peut pas dire que je sois le mieux placé pour interpréter celle-ci, concéda Le Goupil dans un sourire, puisqu’elle unit l’ouest et l’est, faire preuve de mesure devrait te permettre de limiter les embûches sur ta route, prétendit-il en détournant brièvement son attention sur le pichet qui les accompagnait, si tu souhaites commencer dès à présent, il va falloir ralentir la boisson, mon ami, conseilla-t-il en remontant sa paire d'yeux sur son nez, quant à la réponse à ta question… L’Étoile. D’ordinaire, elle est associée à quelque chose de positif. C’est certes la nuit, l'inconnu et l’inaccessible, mais c’est aussi le rêve, l’inespéré, la chance. Je ne vois qu’une issue favorable à la tempérance ! s’exclama le roublard avant de retourner la dernière carte.

Un frissonnement parut secouer le renard, comme s’il réprimait une réaction profonde. Il ne put lutter contre un éclat de rire tonitruant, cette fois.

— Le Cardinal !* Mais ça me semble évident : renverse ton homme et tu prendras la place de ce gras-double d’Olis ! À moins qu’il ne soit précisément ton ennemi, ou l’un de ses soutiens, s'esclaffa le contrebandier en retirant ses bésicles pour mieux essuyer ses larmes de joie, par les miches de cette foutue femme-poisson, c’est la meilleure conclusion que j’ai jamais eue. Ah, tu me distrais autant que l’inverse, vieux fou !

__________________
* : petite adaptation contextuelle du Pape.
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyJeu 3 Fév 2022 - 20:10
La vision du vieil homme hagard s’embrumait de plus en plus. Il regardait le Goupil esquisser, avec une élégance toute raffinée, des gestes précis, comme s’il avait répété cette exhibition une myriade de fois. Au fond de lui, durement rationnel qu’il était – avec un brin de scepticisme et de dévotion — il n’accordait pas tant de croyance à ces arts divinatoires qui n’étaient pas l’apanage du clergé. Mais il y avait quelque chose d’artistique, qui donnait à ce roublard un air fort…

« …Sympathique… »

Le diagnostic était entré dans une oreille et sorti par l’autre. Mais le boiteux fronça subitement les sourcils, naturellement, alors que Goupil terminait sa subversive oraison. Il jeta des regards aux alentours avant de gronder, à voix étouffée.

« Es-tu fou ?! Si les gens se rendent compte que tu parles de la Sainte-Anür comme ça, tu risques d’avoir des problèmes ! Je comprends qu’il y ait des hommes moins alignés que d’autres si je puis dire, et je respecte qu’on n’ait pas les mêmes idéaux, mais tes propos sont durs, Le Goupil ! Garde ça pour toi, pour l’amour des Trois ! »

Il sentit son cœur se serrer. Ses yeux s’embuèrent presque. Il avait probablement vécu cette bénigne interjection comme une bravade, même si elle trahissait sans doute une souffrance intérieure plus qu’une volonté de nuire sur le plan personnel.

Il vida son verre et le reposa bruyamment, symbole de sa volonté de couper court à la boisson pour ce soir.

« Range tes cartes et suis-moi. Je me sens d’humeur à imiter un Fangeux. Tu vas m’expliquer comment tu t’y prendrais sur le chemin, tandis que moi je te conduis à ce taudis… Qui était naguère un sacré repaire. Putain de bordel de merde de saloperie de connard d’enfoirés de leurs morts, Le Goupil ! Ils ont cagué chez moi ! C’est humiliant ! Allez, allez ! »

Il s’était levé de son tabouret, sa canne en main, et avait commencé à tituber jusqu’au dehors du Hérisson, ignorant la foule qui s’était tantôt ajoutée, tantôt soustraite à l’authentique effervescence des lieux. Pourvu que ce camarade d’infortune lui apportât bonne fortune.

Il boitait de manière lente, s’assurant que Le Goupil, ce complice d’un soir, le secondait ou manifestait simplement sa présence à ses côtés. Des fois il s’arrêtait, des fois il accélérait le pas.

« J’ai plus d’alcool que de sang dans les veines. Tu crois que ça suffira pour jouer à la goule ? Une hargne qui ronronne au fond des tripes… Je te jure, Mon Goupil, que d’ordinaire j’ai l’alcool bien festif, mais là, je te jure que j’ai la haine rien que de penser à ces trois… Enflures. Y a pas d’autres mots. “Au fond des tripes”… Tu vas voir… »

Il baissait la tête, enfoui dans ses pensées sombres, se remémorant le traumatisme de l’attaque des Fangeux lors du couronnement. Un prédateur avait poussé des petits cris stridents au détour d’une ruelle, avant d’avoir repéré le vieux et d’avoir été chassé par un sauveur qui s’était dissipé aussi vite qu’il avait point, pourfendant la goule d’une frappe expéditrice, salvatrice. Laissant l’ingénieur sans assistance et infirme sur le sol, aussi.

Il s’arrêta, pris de vertiges, alors qu’il essayait d’embrasser cette vision d’horreur, ce relent de songe mortifère qui l’avait presque arraché à la bénédiction de Serus. Il fixa soudainement un regard interdit dans celui du Goupil.

« Je crois que je suis prêt… Non, même, j’en suis sûr ! Je dois mourir en essayant. Puisse ta présence me prodiguer la hargne nécessaire à dégager ces nigauds ! »

Ils arrivèrent, après un instant presque éternisant, à bon port. La lune était déjà haute ce soir-là. L’atelier était droit devant. Les vitres, brisées, laissaient entrevoir des intérieurs délabrés, mi-éclairés ; et sur les parois des ombres dansaient, rythmées par les flammes vascillantes d’un chandelier.

« Leur petit feu de joie de mes deux a assez duré… Alors, on y va…?! »
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyLun 7 Fév 2022 - 16:50

« Grimbert et Renart »
Ses bésicles réinstallées, le renard porta un regard indéchiffrable sur son interlocuteur, cependant que le coin de ses lippes s’étirait avec lenteur. Ainsi donc, l’homme de guingois critiquait les enseignements du Clergé, mais n’en restait pas moins un fervent croyant. Un être de foi capable de se sentir personnellement blessé par une injure, qui n’était pourtant destinée qu’à une déesse que tous vénéraient sans jamais l’avoir vue.

— Pour l’amour des Trois... répéta-t-il en détournant les yeux.

Mais alors qu’il n’avait plus que mépris pour des statues qui, selon lui, ne représentaient rien de plus que l’extravagance d’un sculpteur, devrait-il poursuivre ses provocations ?

Le bruit sec du verre reposé par le boiteux interrompit ses tergiversations. Dans un réflexe absurde, ou peut-être en ce qu’un tel mouvement annonçait souvent la fin – ou le commencement – de quelque chose, Le Goupil imita le geste après avoir, à son tour, vidé son godet d’une traite, un sourire aux lippes à l’idée d’une énième farce.

— J’en ai croisé des ivrognes, mais rarement des aussi...
— Eh.

Dans l’ombre d’Edgar, le renard redressa sa colonne vertébrale voûtée pour tendre l’oreille, lever le museau. Ses bésicles trouvèrent rapidement le tavernier, figé derrière son comptoir, une main aussi large qu'une assiette pointée vers lui, cependant qu’il désignait, de l'autre, les vestiges d’une ivresse partagée.

Le marchand prépara une réplique dans un rictus insolent, tourna la tête en direction de la sortie et s’étonna de ne pas y voir l’homme de guingois, jusque-là si lent. Dans un plissement de nez, Le Goupil dut se résigner à payer les consommations d’un individu prétendant pourtant ne pas être dans le besoin, avant de trottiner vers l’extérieur où le boiteux traînait toujours sa patte folle.

— Tu me dois une tournée, Edgar. Vraiment. Que je ne t’entende pas dire qu’il s’agissait d’une avance sur ma récompense, l’avertit le contrebandier en se grattant la barbe du bout des griffes, ne te pose pas trop de questions, c’est ce qu’il y a de mieux à faire. J’imagine que, comme toute créature, les Fangeux communiquent à leur façon. Partant, ils ont plusieurs cris. Celui qui vient du cœur des entrailles, c’est comme… un son strident de contrariété. Une sorte de… de… « rhiii » de fond de gorge. Cela étant, la plupart du temps, c’est plutôt des grognements gutturaux, des râles et… des actes. Surtout des actes, résuma le roublard, tout ce que nous avons à faire, en somme, c’est rôder autour de l’atelier. D’abord lentement, comme le prédateur qui sentirait une proie sans l’avoir encore localisée. Gratte après les planches, respire assez fort, comme si… le passage de l’air était douloureux. Et s’ils s’agitent à l’intérieur d’une façon ou d’une autre, c’est à ce moment qu’il faut grogner et laisser parler la frénésie. Mets-toi dans la peau des monstres : tu veux les dévorer. S’ils se cachent, il faut les déterrer. Coûte que coûte. Après tout… tu ne vis que pour les réduire en charpie.

En dépit de l’horreur de ce qu’il dépeignait, le renard souriait à pleines dents, comme si jouer les Fangeux n’était qu’une distraction de plus, pour lui qui n’en manquait pas. Chemin faisant, il atteignit, aux côtés de son compagnon de beuverie, l’antre où séjournaient désormais trois résidus d’une piètre société Marbrumienne.

— Autant contourner l’atelier pour leur donner l’impression d’être pris au piège. En nous rejoignant à l’arrière, on devrait les inciter à fuir par l'avant. Si ça ne suffit pas, une fenêtre brisée de plus devrait les y aider. N’oublie pas : le moindre bruit, le moindre changement, bref : le plus petit témoignage d’une existence doit éveiller l’instinct du prédateur en toi. Oh, et si je t’interpelle, réponds-moi. Bonne chance, camarade, gloussa le renard en se mettant en route.

Combien de Fangeux avait-il eu l’occasion d’observer depuis le village des Bannis ? Combien de ces créatures avait-il vu rôder autour des barricades en quête d’une brèche ? Combien de leurs appels avaient meurtri ses tympans, pénétré ses chairs, retourné son estomac ?
Assez pour le rendre aveugle.
Qui aurait pu croire que ses rondes lui serviraient, si loin des marais ?

Sa carcasse courbée, Le Goupil gagna silencieusement l’un des murs latéral de l’atelier sans s’intéresser à l’état dans lequel se trouvait l’antre de l’homme de guingois. Ses ongles filèrent alors le long d’une fenêtre cassée dans un crissement discret qu’il agrémenta d’un étrange sifflement, bientôt mué en râle funeste. Son corps se déplaça de quelques pieds, longeant la paroi contre laquelle il frappa de son poing osseux dans un nouveau grognement.
Lorsqu’enfin, un bruit plus fort que les autres provint de l’intérieur, le roublard poussa ce cri strident, venu du fond de ses entailles, afin d’affirmer toute la contrariété du Fangeux qu’il incarnait. Grattant contre le mur de la bâtisse, il accéléra le pas, insuffla ainsi le sentiment de chercher une ouverture. Aux aguets, le marchand tendit l’oreille en attendant la réponse d’Edgar, tâchant de réfréner l’irrépressible envie de rire qui le gagnait peu à peu.

De fait, le contrebandier aurait été bien en peine de choisir ce qui l’amusait le plus, du ridicule de la situation ou de l’idée de terroriser quelques corniauds.
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyVen 11 Fév 2022 - 21:21
L’intellectuel infirme avait bu chacune des paroles du contrebandier. Son crâne tanguait, vacillait. On aurait cru qu’il allait se rétamer d’un instant à l’autre, se prenant les pieds dans sa canne ou contre un pavé mal enfoncé. Mais quelque part sa vie en dépendait. L’heure n’était pas aux miasmes consumants. Sa rencontre fortuite d’un soir avec ce sombre inconnu aux bésicles vitreuses devait lui permettre de s’extraire de cet inconfort fécal.

Alors qu’il s’éloignait dans une bifurcation dans l’espoir de faire le tour de la bâtisse, il se remémorait, avec une douleur certaine, les chimères mortifères de cet évenement macabre où il avait, de justesse, réchappé aux crocs d’un prédateur, mais dont sa guibole n’était pas ressortie indemne. Et ce drôle de son qui résonnait en son esprit, cette plainte, feutrée, tonnante, qui semblait rythmer ses cauchemars les plus sombres ; il allait le faire sien.

Alors qu’il pénétrait la cour intérieure que se partageaient plusieurs établissement en une remise commune, il suivait les conseils de son comparse, grattant les parrois boisées, feignant les difficultés respiratoires.

Et soudain un éclair noir, un éclat ténébreux, déchirant un linceul plus noir encore ; un cri de colère, un hurlement de désespoir, une bravade aux trois horreurs comme aux trois Grandeurs qui, présentent en tout temps, devaient se languire de ce spectacle, de ces prémisses d’un pantomime criminel.

« Rh… Rh-Rh… »

Une substance visqueuse et rougeâtre s’étala en une gerbe disgrâcieuse sur le sol. Puis vint l’effroyable.

« RHIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII ! »

Son gosier directement relié à son bas-ventre, la bouche baveuse, les yeux injectés de sang, il avait lâché sa canne, bras en avant, pénétrant dans son arrière-cour privée, insensible à la douleur, chargeant, enfonçant la porte qui avait déjà été forcée.

Les trois salauds étaient bel et bien présents et s’étaient réveillés en sursaut dans leur bordel. Il ne fallait pas s’arrêter en si bon chemin. Dans son élan, investi de cet état second, il s’était hissé sur une table qui avait survécu au saccage et, fusillant du regard un des squatteurs, il poussa une seconde plainte.

« THON ! THON ! »

Mais la surface tangua et il tomba presque tête la première, allant s’échouer droit sur l’indésirable qui, prit de panique, se dégagea de la prise d’Edgar qui répétait ces mêmes sons, profonds, menaçants.

Ses deux autres comparses, en proie à une peur tribale, s’étaient déjà armés de ce qu’il pouvaient pour aider leur camarade à repousser la menace.

Pourvu que le boiteux puisse lui aussi jouir de l’appui de son autre…

« THOOOOOOOOOOOOOOON ! »
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyMar 15 Fév 2022 - 21:26

« Grimbert et Renart »
Des tréfonds de sa gorge survint une hilarité que Le Goupil fut bien incapable d’endiguer. Son sérieux, déjà fragile au quotidien, encore malmené par les circonstances, s’était envolé à l’instant d’entendre la réponse à son cri. Le vieil ivrogne jouait bien son rôle. Mieux : il excellait.

Au bord d’un gouffre à la frontière duquel il vacillait, le renard se sentit basculer lorsque les appels varièrent, se multiplièrent, atteignirent un paroxysme que son imaginaire, pourtant créatif, n’avait osé esquisser. Riant à en pleurer, le contrebandier s’esclaffait en solitaire, appuyé contre l’une des parois de l’atelier, en tâchant de se convaincre de l’urgence qu’il y avait à prêter main-forte à son complice du soir.

Ses bésicles dans la senestre, il essuya du revers de la dextre des larmes étonnamment sincères au coin de ses yeux, chassa ainsi l’amusement pour ne plus laisser place qu’à une détermination branlante. Bien incapable, désormais, de se prétendre Fangeux aussi crédible que l’aberration si justement imitée par l’homme de guingois, le contrebandier adapta une stratégie déjà bancale : muni d’une planche abandonnée dans la cour, il brisa une fenêtre par laquelle il se glissa.

Outrepassant l’odeur fétide imprégnant un lieu devenu misérable, occultant de sombres pensées aux termes desquels il questionnait tout à la fois la santé mentale, l’éducation et la digestion des trois indésirables, Le Goupil surgit dans la pièce principale avec panache.

— La Fange est dans nos murs ! s’exclama-t-il en brandissant son morceau de bois, fuyez, marauds, pendant que la Milice retarde les monstres !

Armé d’un courage factice, le renard profita d’un instant d’hésitation pour fondre sur la créature funeste et son prétendu repas, dégageant ce dernier d’un large coup d’épaule.

— Ne restez pas plantés là, vous deux ! Emportez-le ! Ah ! Tu vas payer, sale engeance ! grogna l’animal dans une colère feinte à la perfection, cependant qu’il faisait mine de maintenir Edgar au sol, fuyez ! Le port ! Vite ! VITE !

D’un bond, le marchand se redressa, brandit son arme de fortune, lorgna les trois énergumènes détalant à grandes enjambées. Il ne fallut pas longtemps avant que sa carcasse tremble de nouveau, secouée par un rire qu’il eut grand-peine à contenir, alors qu’il tendait sa main à son complice.

— Je suis navré, vieux frère, mais après ton numéro, je ne me sentais plus le cœur de jouer les Fangeux. De fait, j’ai improvisé un milicien comme on n’en voit trop peu...

Assurément, des soldats du gabarit du roublard auraient tôt fait de rétablir l’ordre dans la cité, en semant terreur et chaos dans leur sillage.

— Puis-je savoir ce qui t’a conduit à te retrouver à terre ? L’un d’eux se serait jeté sur toi ? Tu aurais glissé sur un étron ?
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyVen 18 Fév 2022 - 20:51
« THON !
À l’aiiiiiiiide ! Il va m’bouffer ! »

Le vieux boiteux, feignant quelque état primal second, agrippait violemment sa victime première. Alors que l’autre semblait reprendre le dessus, un bruit de vitre cassé précéda une apparition salvatrice. Le vieux ne se laissa pas surprendre, bien au fait de la supercherie du Goupil, et en profita pour vomir les derniers restes d’alcool sur le malheureux.

Le roublard à la fine balafre frontale et aux bésicles d’intellectuel, n’eut-il pas rempli sa promesse, accorda un sursis à Edgar. Il cria aux Fangeux avant de se ruer contre l’ingénieur et, d’un coup de coude, de le chasser. Il tomba à la renverse, à côté, la respiration sifflante. Il entendit le plancher vombrir sous les pas précipités des trois squatteurs qui avaient pris les jambes à leur cou.

Un calme religieux suivit cet instant de grande tourmente.

Le visage de l’expert en supercherie, d’apparence plus rieuse qu’à l’accoutumée, se dessina sur la rétine de l’architecte, encore sonné par la cacophonie dissonante de ses clâmeurs mêlée au presque danger de mort. Il présenta une main, que le vieux agrippa pour se hisser.

« Nom d’une pipe en bois de chevreuil dont la semence marine la famille d’un con d’nobliau sur cents génératioooooooooons ! »

Les jurons, s’ils n’avaient pas fait passer le supplice de devoir se remettre sur pieds, avaient estompé d’une manière ou d’une autre cette douleur inouïe, nouvelle, qui poignait de sa jambe gauche. Se tenant fermement sur sa troisième jambe, bien raide, bien boisée, il observa les alentours avec un plus grand intérêt.

Tout était dévasté.

« Qu’ils ne reviennent jamais ! Et putain qu’est-ce que ça sent la MERDE ! Comme si un curé mal dégrossi avait parlé pendant une heure à raconter des choses aussi intéressantes qu’un dessous-de-plat. Mords-moi le nœud ! Cette guibole me fait mal. Par les Trois ! »

Il extrait de sa poche une fiole, arrachant l’embout en bois sombre grâce à ses dents, et en vida le contenu dans son gosier déjà brûlant par son dégueulis. Il s’essuya d’un revers de manche, bien peu présentable, les yeux encore injectés de sang, avant de se diriger en direction du petit escalier qui mènerait à sa chambre.

« Attends-moi dehors si tu peux pas supporter ces relents de merde. Bordel, ça pue tellement qu’on dirait qu’ils ont mangé leurs propres aïeux, pour ensuite les chier et POUR ENSUITE LES REBOUFFER, CES CONNARDS ! »

Il frappa trois fois sur la marche qu’il peinait à gravir, malgré l’aide de sa canne. Il sentait que sa tête allait exploser, au fur et à mesure de son ascension.

Enfin, arrivé en haut, s’assurant qu’il était à l’abri de quelque mauvais regard, il chercha une planche parmi la cloison, qu’il démonta d’un geste savant dont lui seul avait le secret. Derrière se cachait un petit sac en cuir, dont le contenu laissait penser qu’il devait s’agir d’une bourse plutôt bien remplie.

À l’idée que les trois salopards étaient incapable de lui saisir les trésors qu’il avait pu dissimuler dans cet établissement, il finit par se calmer. Il en sourit presque, alors qu’il redescendait pour retrouver le Goupil.

Il lui jeta le petit baluchon de manière nonchalante.

« Je suis d’assez mauvaise humeur en définitive, parce que je vais devoir me barricader et nettoyer tout ça, mais je n’ai qu’une parole. Cet obstacle m’a achevé sur le coup, mais avec ton aide, je n’y serais jamais arrivé, sans doute. On dit que tout ce qui ne tue pas rend plus fort… Mais c’est faux. Ça rend handicapé, aussi bien physiquement que mentalement dans le pire des cas ! »

Il se gratta l’arrière du crâne, essayant de se remémorer ses quelques échanges avec son hôte, avant de poursuivre.

« Comme je te disais tout à l’heure à la taverne de l’hérisson-de-mon-arrière-train, avec ça, normalement, t’as deux semaines pour vivre sans travailler. Après, peut-être que les besoins de Monseigneur du Goupil sont plus distingués, et dans ce cas tu tiendrais peut-être pas trois jours si t’es pas du genre frugal, mais voilà, t’as été plus intelligent que moi, on a pris des risques, tu m’as aidé à réélire domicile dans ma propriété, alors c’est amplement mérité. »
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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyLun 21 Fév 2022 - 21:30

« Grimbert et Renart »
Bien qu’accoutumé aux insultes, le renard dut concéder une certaine inspiration au boiteux, cependant que les injures et malédictions se multipliaient. Un fin sourire aux lèvres, le roublard imita son complice pour observer les environs. Chaque élément du mobilier semblait avoir été brisé, déplacé, dépouillé pour servir des desseins contestables et usages contre nature, dans une crasse et une pestilence omniprésentes et tenaces, persistant en dépit de fenêtres cassées censées apporter un air nouveau.
Tandis que l’ivrogne gravissait les escaliers de l’atelier dans une litanie d’invectives, Le Goupil initia une inspection en quête de biens susceptibles d’avoir été préservés. Lorsqu’Edgar redescendit, le contrebandier n’en avait trouvé aucun.

— Ce qui ne tue pas rend plus fort, répéta le renard en soupesant cette bourse de cuir, attrapée au vol.

Était-ce véritablement faux, comme le prétendait l’ivrogne ? La Fange l’avait handicapé, mais était-ce là tout ce qu’il pouvait tirer de sa survie ? Aucun apport extrait de ce malheur ? Cet Edgar, qui se profilait, n’était-il qu’une version biaisée de l’homme d’antan ?
À l’avoir ainsi accompagné dans l’ivresse, jusqu’à imiter le fléau de l’humanité, il y avait tout lieu de le croire. Aux lippes du roublard fleurit alors un sourire, puisant ses racines en une question – ou peut-être davantage en la réponse.

Qu’en était-il de lui ?

Mon ami... minauda le marchand en glissant la bourse dans l’une de ses poches, avançant ensuite dans la pièce par enjambées irrégulières, au gré des immondices qu’il tentait d’esquiver, il me semble que te barricader dans ces circonstances ne ferait que précipiter une mort par asphyxie. Sais-tu ce que l’on dit de la puanteur des marais ? Que le plus difficile est encore de la pénétrer. Une fois que l’on est dedans, ma foi, l’on s’acclimate, poursuivit-il en hasardant un saut périlleux, néanmoins couronné par une belle réception, figure-toi que le même constat s’applique à la merde. C’est une bonne chose, tu ne trouves pas ?

Stabilisé sur une minuscule zone du plancher laissée vierge, Le Goupil se saisit triomphalement d’un balai avant de réaliser que le manche avait été brisé pour une obscure raison. Un soupir lui échappa.

— La saison ne s’y prête guère, mais il va falloir nettoyer leur chienlit avec des seaux d’eau… À moins que tu aies en quelque endroit des brosses intactes, hasarda le marchand en relâchant sa prise, je vais rester un peu pour te prêter main-forte. Ce sera l’occasion pour toi de m’expliquer comment je suis censé survivre avec tes économies pendant deux semaines, gloussa l’animal en déposant sa pèlerine sur l’angle d’un meuble encore debout, mais pillé, puis en remontant les manches de sa chemise trop grande, pour ne rien te cacher, je ne vis pas comme un prince et ai tendance à accorder assez peu d’importance à la nourriture ou aux vêtements. Partant, je devrais pouvoir subsister fort longtemps avec ton petit pécule, mais je ne résiste ni au roulement des dés sur le bois d’une table, ni à l’odeur épicée du vin qui y est servi… Et je ne te parle même pas des femmes qui s’occupent de remplir les godets.

Alors qu’il venait de redresser un meuble renversé par les trois parasites, le renard s’immobilisa un instant, comme frappé d'une idée.

— J’ai trouvé ! s’exclama-t-il soudain, il est rare que je puisse en discuter avec mes… mécènes, alors dis-moi tout, Edgar : maintenant que tu sais à quoi va me servir ton argent, que ressens-tu ? Es-tu de ceux qui regrettent leur geste, compte tenu de l'usage supposément plus fructueux qu’ils auraient pu faire d’une récompense que j’ai pourtant amplement méritée ? Déplores-tu au contraire que cet argent ne me soit pas plus utile ? Est-il vraiment inutile pour autant, d’ailleurs ? hasarda le roublard en redressant une chaise, cette fois, à moins que tu sois de ceux qui ne se mêlent pas des affaires des autres… Mais cette pudeur découle-t-elle d’un respect ou d’une indifférence destinée à tes semblables ?

Les bésicles du marchand se dardèrent momentanément sur l’homme de guingois, cherchèrent une nouvelle absurdité mobilière à rétablir.

— Bien sûr, nous pouvons tout aussi bien œuvrer en silence si tu n’es pas d’humeur. Je ne te cache cependant pas que l’idée de te titiller un peu me démange fortement. Ton vocabulaire fleuri est particulièrement distrayant.
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Edgar DuvalIngénieur
Edgar Duval



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MessageSujet: Re: L’inélégance du Hérisson   L’inélégance du Hérisson EmptyLun 28 Fév 2022 - 13:38
Contre toute attente, Edgar plissa le front. Son employé d’un soir, son acolyte d’infortune, son compagnon de beuverie, ou quelque autre substantif bien approprié pour Le Goupil qui ne saurait exactement le décrire sur la durée, avait offert ses conseils et son assistance pour l’aider à remettre le minimum d’ordre dans le semblant de porcherie qu’il avait reconquis. Sans dire mot, il balaya la grande pièce du regard, chercha deux seaux parmi les détritus, les trouva sans surprise souillés de merde et de pisse, désigna un mouvement de relent et de dégoût et en présenta un à son hôte.

« Très bien, malheureux. Aide-moi à jeter ça aux ordures, après on ira au puîts remplir tout ça d’eau croupie, mais ça peut pas être pire que ce qu’ils ont laissé… Putain de merde, ça pue tellement que même un mort se sauverait… »

Il haussa les épaule, regaillardi par les dires du Goupil et se chargea d’un des récipients de selle, enjoignant le binoclard à le suivre et s’affairant à faire la chose la moins intéressant au monde ; se débarrasser d’une saleté qu’il espérait bien ne plus revoir sous cette forme.

« En vrai, tout ça c’est la faute de l’autre, là. On est en situation de crise, on a pléthore de prédateurs dont on ne comprend rien qui sont agglutinés à nos portes, et tout ce qu’il trouve à faire, c’est soit envoyer des gens à la mort, soit profiter de cette crise pour obtenir plus de pouvoir qu’il n’en a. Au dépend de chieurs qui se sont sans doute sentis lésés à cause de ça. Et c’est sur moi que ça retombe ! »

Se dirigeant vers la source d’eau, titubant dans les rues, il écoutait son binôme lui raconter sa vie.

« C’est pas mon problème si ton rythme de vie n’est pas celui du roturier moyen. Deux semaines, c’est une moyenne. Tu fais bien ce que tu veux de ce que je viens de te donner. L’argent n’a pas d’odeur. Tu sais d’où vient cette expression ? Du premier paysan qui vendait du caca de cheval pour faire pousser du blé. Mais oui, vendre du caca, c’était une drôle d’idée. On raconte que ce paysan s’est ensuite anobli. De titre, pour le moins… »

Ils arrivèrent à la source. L’aube estivale crachait déjà une lumière pourpre sur les chaumières urbaines, bien que l’endroit n’était pas encore investi par les bonnes gens venus gorger leurs bassines quelconques. Il laissa le Goupil faire son office, tandis qu’il s’asseya sur le rebord. Il sortit du fond de sa poche une pistole, qui aurait dû servir à payer la note à l’élégance du Hérisson, et se mit à jongler avec d’une main à l’autre, dans des gestes rapides et élégants.

« Je n’ai pas de regret. J’avais un père qui connaissait très très bien l’argent et qui n’avait aucun scrupule à vendre plus cher que ce que l’objet pouvait réellement valoir. Et le pire c’est que les gens achetaient. J’ai trouvé ça méprisable et je me suis dis que jamais je ne serai commerçant comme lui. L’argent, c’est inutile à l’envi, ce n’est pas ce qui crée la richesse. C’est seulement un moyen de conserver la valeur et de la transférer dans le temps. Aujourd’hui je t’ai fait grâce d’une douzaine de pistoles, et c’est à toi de décider comment tu les dépenses et quand tu les dépenses. Parce que ce que tu viens de produire à de la valeur à mes yeux. Pour le reste, je pense que j’ai autant de respect que d’indifférence à l’égard de mes semblables. J’ai juste envie qu’on me foute la paix. Je sais que les gens s’amassent volontiers quand ils veulent réparer une table ou concevoir un édifice. Ils s’attendent à ce que le travail soit fait, rien d’autre. »

À son tour, il remplit son seau, et se remit en route en direction de l’atelier.

Sur place, avec le Goupil, il réussit à retrouver des brosses, pas dans le meilleur état qu’il les avait habituellement trouvées, mais qui sauraient briller d’un éclat éphémère après un petit bain.

Il en prit une, l’humidifia et commença à frotter une surface tâchée, au moyen d’une huile de coude qu’il avait rarement connue. Bruyant, il augmenta le son de sa voix pour poursuivre la discussion.

« À la base, la monnaie, c’est une saloperie inventé par un chef militaire qui a réussi à convaincre des trous de balle du cul que le métal frappé avait de la valeur et qu’ils pourraient s’offrir des biens et autres services de prostituées grâce à ça, À CONDITION de conquérir tout autour d’eux pour imposer l’emploi de cet outil. Outil qui devait servir de moyen d’échange entre tous. C’est comme si toi, Le Goupil, tu cultivais des salades — parce que tu racontes des salades aussi avec tes cartes, t’as compris la blague ? Et que moi, je faisais pousser des pommes de terres, parce que j’en ai gros sur la patate. Tes salades m’intéressent, et tu te réjouis de posséder mes tubercules. Mais comment on fait pour se les échanger sans monnaie ? Le troc, ou… »

Il se redressa pour retourner à son seau, humidifier son instrument et se remettre à quatre pattes — il n’aimait pas ça, alors il continuait de parler pour faire passer le mauvais moment.

« Ou la dette. C’est pour ça qu’on a inventé l’écriture, pour tenir des registres qui disent “ Edgar doit trois laitues moisies à Goupil et il lui remboursera en cinq tubercules précuits de mon fondement avant l’été prochain ”. Sinon on s’en sortait pas. Et puis y a eu la monnaie. À la base c’était pour payer les impôts aux sous-fifres du chef militaire en échange de sa protection, mais ça naturellement servi de moyen d’échange pratique, parce que trois laitues contre cinq patates, c’était pas tout le temps pratique, tu comprends ou je m’exprime comme un vieux fou ?! »

Il s’était interrompu, observant à nouveau son intérieur en bordel et soupirant. Il s’essuya le front perlant de sueur, déjà accablé par son labeur, et se tint debout pour poser cette question à son hôte.

« Si tu as suivi, je vais te le demander : qu’est-ce qu’il se passe si ton suzerain se met tout d’un coup à frapper plus de monnaie que ce qu’il y a en circulation ou s’il revoit à la baisse la dose de métal précieux contenu dans chaque pièce ? Comme je disais à mes étudiants : “vous avez quatre heures.” »
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