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 Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury

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MessageSujet: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyMar 15 Mar 2022 - 20:48
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Domaine de Choiseul
Pavillon de Chasse Chanteloup

Amaury

Esmée
de Sabran

Faute de parler, on meurt sans confession.


La tempête avait duré la nuit entière et au lendemain, alors que la neige recouvrait le paysage d'un épais manteau blanc, il avait fallu déblayer et sécuriser les accès au domaine. Choiseul se trouvait à une lieue seulement du village d'Usson, mais ici, dans son cocon sylvestre et forestier, le pavillon de chasse des Sabran semblait avoir été coupé du monde. Il fallait toutefois concéder à ce sentiment qu'il se trouvait accentué par la météo. Le froid et le gel contribuaient à paralyser le décor dans lequel quelques rares personnes s'osaient à affronter des températures devenues glacées.
Au sein de la vaste demeure de campagne du Comte, les gens de la maisonnée veillaient au confort rustique des occupants avec une accommodante simplicité. Ils n'étaient pas très nombreux. Au mieux pouvait-on compter sur la présence d'une poignée de domestiques dont les tâches s'accomplissaient dans l'économie. Le faste pourtant coutumier des grands noms du Morguestanc avait été remisé au profit d'une indispensable sécurité. La fange et ses créatures rôdaient, parfois jusqu'aux abords de la propriété barricadée derrière d'épaisses planches de bois.

Le rez-de-chaussée avait été condamné. Vidé de ses artefacts et ornements, le salon d'honneur restait inaccessible, tout comme la grande salle de bal qui avait jadis accueilli de nombreuses fêtes. Les cuisines, toutefois, demeuraient ouvertes. Le Comte l'avait admis en exigeant que la porte arrière donnant sur la grande cour soit cloisonnée de briques et de chanvre. Leur accès se faisait désormais par le grand hall, lui-même transformé pour tenir compte du danger qui pouvait surgir à tout moment.
La vie se déroulait ainsi aux étages du pavillon de chasse qui, fallait-il bien l'admettre, tenait plus du châtelet que du manoir de campagne. Preuve supplémentaire d'une richesse acquise avant l'arrivée du fléau, l'habitation comptait de nombreuses pièces et pas moins d'une aile entière assignée à l'accueil des invités. Néanmoins cette dernière, tout comme les salles estimées inutiles du rez-de-chaussée, avait été condamnée pour ne pas forcer à la dépense inutile de matériaux devenus rares. Le bois utiles à la barricade des hautes fenêtres étaient aujourd'hui plus précieux qu'un saphir. Quant à imaginer y voir sacrifiées quelques denrées autrement plus utiles au troc, le Comte avait rapidement choisi de privilégier la dépense nécessaire.

S'appliquaient alors quelques préconisations simples toujours répétées à l'arrivée de nouveaux locataires. Des consignes comme des règles de vie ou plutôt de survie, considérées et testées comme efficaces contre la fange. Aucun cri résonnant, pas de bruit fracassant. Les portes et les fenêtres devaient rester fermées, les chandelles économisées. À Choiseul, comme finalement partout ailleurs dans le Labret, il n'était question que d'une chose : la sécurité. La discipline était alors strictement exigée. Personne ne pouvait prétendre à jouir de quelques privilèges. L'exception n'avait ici qu'un seul nom et il figurait au rang d'ennemi.
La première née du Comte avait rapidement intégré les obligations liées à sa nouvelle vie au Labret. Elle avait eu plusieurs mois pour les éprouver, avant d'avoir seulement l'occasion de quitter ses appartements. Aujourd'hui habituée à son existence plus modeste, elle s'employait à se rendre utile au même titre que les autres résidents du domaine. Pour autant, l'échec de la veille pesait sur son moral et la jeune noble s'en sentait terriblement honteuse. Non contente d'avoir confondu son père avec un fangeux, elle avait tout bonnement perdu connaissance alors qu'il était venu les secourir. Par chance, à présent de retour au manoir, elle avait retrouvé un peu de sa contenance perdue.

D'après Javotte, son père le Comte avait offert gite et couvert à Cunégonde ainsi qu'au prêtre. Les deux invités à présent coincés à Choiseul pour quelques jours - la tempête y avait veillé - avaient été bien accueillis et installés dans le confort de chambres anciennement occupées par les personnels de la maisonnée. Esmée ne les avait pas revus depuis la veille. Elle entendait alors les retrouver pour s'assurer de leur bonne santé quand un léger bruissement attira son attention. Dans le couloir qui menait aux actuelles pièces de vie, la porte d'un ancien boudoir était restée ouverte. S'approchant tout en ramassant doctement les pans de sa robe sur le côté, elle s'avança jusqu'à l'entrée pour glisser un regard dans la pièce.

- Mon Père ? Elle le reconnut sans difficulté et attendit qu'il se tourne vers elle pour le gratifier d'un courtois sourire. Voyant alors qu'il tenait un ouvrage entre ses mains, elle s'excusa platement. Pardon, je n'ai pas souhaité vous interrompre dans vos lectures. Je m'inquiétais seulement de votre confort et... Je tenais à vous remercier. Vous m'avez évité une autre mauvaise chute hier.

Elle inclina la tête, visiblement sincère.



24 janvier 1167


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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyJeu 17 Mar 2022 - 22:57

« Faute de parler, on meurt sans confession »
24 janvier 1167

Aussi certainement qu’il s’employait à meurtrir sa chair pour l’offense que constituait sa seule existence, Amaury demeurait profondément marqué par quelques-uns des enseignements de son mentor. Parmi eux figurait une recommandation lancinante probablement motivée par les meilleures intentions, qu’un manque de confiance en soi avait néanmoins transformée de la plus abjecte des façons : toujours respecter les nobles, lorsque l’on est un moins-que-rien. S’effacer, s’oublier, s’écraser à leur profit dans le vain espoir de ne pas les heurter par sa présence, son souffle, ses mots.

Pour ne pas contrarier le Comte, il avait dû quitter la ferme de Gautier, grimper dans la carriole, savourer un repas, occuper une chambre qui, bien que jadis réservée à quelques-uns des employés de la maison, lui paraissait encore trop vaste. Seule une toilette bienfaitrice, après cet interminable trajet depuis Marbrume, lui avait apporté un peu de répit, qu’une culpabilité tenace, gorgée des évènements de la journée, avait rapidement balayé à l’heure du coucher.
Prisonnier de quatre murs, le religieux s’était senti terriblement seul et démuni, ainsi privé d’un effet personnel en mesure de corriger ce qu’il estimait méprisable. Incapable de dormir, de s'allonger simplement, il avait voué à la nuit autant de prières aux dieux que d'abjection à son égard, jusqu’à ce que de timides bruissements, sur le matin, l’arrachent à ses tortures.

Alors que l’aube poignait à peine, que la froideur nocturne, vestige de la tempête, recouvrait encore les terres du domaine, Amaury emprunta une cape, jetée en hâte sur ses épaules, et rejoignit les quelques âmes occupées à dégager les voies d’accès. Aux côtés des domestiques, son fardeau s’allégeait un peu comme il se sentait à sa place. L’effort, quant à lui, accaparait une attention qui reléguait au second rang des préoccupations trop envahissantes.
Le prêtre procédait toujours ainsi. Meilleur homme d’esprit que d’action, il n’en restait pas moins ponctuellement submergé par ses propres pensées, englouti sous le poids de sentiments fielleux qu’il ne destinait qu’à lui-même, quoique les autres en aient jadis semé le germe. Sur le point de basculer, le religieux se réfugiait dans les uniques exutoires de sa connaissance : le dessin et la peinture. Rares étaient les fois où les deux se trouvaient inaccessibles, mais lorsque cela arrivait, le plus ingrat exercice physique lui suffisait alors.
Déblayer les allées du domaine de chasse était apparu comme une opportunité salvatrice.

Avec un acharnement trop volontaire pour ne pas l’épuiser rapidement, il s’était évertué à briser le verglas, à déplacer la neige par larges pelletées, jusqu’à ce que l’interrompe une main amicale, posée sur son épaule. En nage, essoufflé, transi du bout de ses doigts aux tréfonds de son âme, le prêtre vécut son congédiement comme une punition, là où il ne recelait que bienveillance et gratitude. L’échine courbée, la tête basse, le corps tétanisé de tremblements, il regagna l’austérité du pavillon et embrassa le silence des lieux, à peine les portes closes.

La veille, déjà, les étagères et meubles dépossédés, les huis et fenêtres condamnés s’étaient chargés de tempérer la majesté apparente, inspirée par la grandeur du domaine et la façade de la bâtisse. À ses pieds, Amaury s’était senti ridicule. En son sein, il s’était senti attristé. À l’occasion du repas, Cunégonde lui avait conté le faste des réceptions d’antan, ébauchant l’ampleur de la réputation des Sabran, qui ne semblait plus être qu’un lointain souvenir. Étaient-ils tombés en disgrâce ? La Fange leur avait-elle tout pris ?
Ces questions avaient appelé une réflexion impudente, rapidement oubliée. Il n’en restait pas moins qu’un instant fugace, il avait osé songer que face au fléau, les castes n’existaient plus. Que tous se trouvaient à égalité.

Après une nuit passée à s’imprégner des lieux qui l’accueillaient, à observer le modeste de sa chambre, Amaury jetait sur les pièces closes du rez-de-chaussée un œil neuf que son imagination transcendait. Dans la poussière d’une propriété à l’agonie, il esquissait ainsi le doré des candélabres, le tintement de la faïence, l’engouement de la musique, l’éclat des rires, le froissement des tissus de belle facture, la richesse des couleurs des robes. S’il n’avait sitôt gagné l’étage pour y chercher une nouvelle distraction indispensable, peut-être aurait-il pu distinguer les murmures de conversations oubliées, l’écho de pas cadencés, la fragrance alléchante des buffets proposés, le sourire de fantômes regrettés.
Certains visages qu'il ne se représentait à présent que trop bien.

De par la familiarité qu’il lui inspirait, l’art l'avait toujours apaisé. Lorsque, la veille, la carriole s’était enfin immobilisée, qu’ils avaient été guidés dans le pavillon, c’était dans les tableaux encore présents – des portraits de famille, à n’en pas douter – qu’Amaury avait trouvé refuge. Paradoxalement rasséréné par quelque air sévère d’aïeux bien trop éloignés, un malaise s’était progressivement installé au fil des générations parcourues, du temps avalé, jusqu’à ce qu’une représentation du comte, de sa femme et de l’un de leurs enfants vole son regard et son cœur.
Esmée s’était modestement confiée à lui, évoquant la perte de sa mère et de ses frères, trop tôt emportés par la Fange. Le garçon aurait pourtant été bien en peine d’expliquer ce qui comprimait à ce point sa poitrine, devant ce portrait. Était-ce ce qu’il recelait d’amour, de joie et de quiétude disparus ? Était-ce la seule incarnation d’une figure maternelle, que son imagination s’obstinait à ne pouvoir concevoir, cependant qu’elle esquissait des guerres qu’il n’avait pas mieux connues ? Était-ce la ressemblance frappante entre la Comtesse, jadis, et sa fille, ce jour ?

Incapable de soutenir plus longtemps ce que lui inspirait la peinture, Amaury avait détourné les yeux d’une œuvre qu’il s’évertuait désormais à fuir avec soin. Heureusement, une domestique tout juste sortie d’une pièce le délivra de ces craintes persistantes.

— S’il vous p-plaît ? hasarda-t-il à voix basse, y a-t-il une b-bibliothèque ou… quelques ouv-vrages que je pourrais c-consulter ?

La femme eut tôt fait de lui désigner une porte, un peu plus loin dans le couloir, que le garçon gagna, puis ouvrit le plus discrètement possible, conformément aux recommandations faites à son arrivée.

Il régnait en cette pièce une atmosphère singulière, que le prêtre trouva immédiatement propice à l’apaisement et à l’étude. Un endroit calme, presque préservé du reste du monde, où patientaient quelques ouvrages aux somptueuses reliures. La tranche et les dorures captivèrent suffisamment l’attention du jeune homme pour qu’il effleure les tomes du bout de doigts encore glacés, rougis et tremblants, pour qu’il occulte les plus élémentaires conseils dispensés, à commencer par fermer la porte derrière lui.
Il ne réalisa son erreur que lorsqu’on l’interpella et s'empourpra aussitôt à de multiples titres. Pour cet oubli malheureux pareil à une rébellion inconvenante, pour le recueil qu’il tenait et feuilletait sans avoir même songé à l’outrecuidance que pourrait inspirer son comportement, pour la présence de la Vicomtesse et d'excuses qu’elle renouvelait, quand son rang l’en exemptait pourtant allègrement.

— Mad-dame.

La tête basse, Amaury avait pallié le plus urgent en saluant la jeune noble. Il ne se résigna à reposer le livre à sa place que lorsque ce fut fait.

— Je vous en p-prie… Nul merci n’est d-de rigueur, alors que j’avais déjà p-provoqué la première, se souvint-il dans un plissement de paupières, p-pardonnez-moi. Il était malséant d’entrer ic-ci, sans p-permission. J’aurais dû f-fermer la porte et… laisser f-faire Monsieur votre père.

Manifestement, la dernière remarque ne faisait plus allusion à son audacieuse intrusion dans la pièce. En cela, le froncement de sourcils persistant du prêtre et l’énergie qu’il dispensait pour garder les yeux rivés au sol trahissaient aisément l’ampleur de son trouble. Sa logique n’avait plus droit de regard.

— Mes remerciements pour v-votre accueil et votre g-générosité, Madame. Mon-sieur le Comte et vous-même nous of-frez bien plus qu’il n’en faut, avoua-t-il en croisant ses mains dans son dos, se tenant aussi droit que possible face à la noble, comme ses yeux cherchaient quoi accrocher dans la pièce, vous possédez de s-somptueux ouvrages.

Sans surprise, ils s’étaient reportés sur l’objet de leur intérêt, un peu plus tôt. Une beauté devenue un luxe, en dehors des murs du Temple.

— Il n’en reste p-plus beaucoup, aujourd’hui, poursuivit-il dans un murmure, les livres sont les p-premiers sacrifiés en cas de crise, d’ordin-naire.
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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptySam 19 Mar 2022 - 12:54
Sans paraître gênée par la présence du prêtre et sans chercher à s’appesantir sur ces sujets qui le mettaient visiblement mal à l'aise, la jeune noble s'invita dans la pièce. Elle laissa son regard embrasser les lieux et s'attarda un instant à redécouvrir l'endroit qu'elle n'avait probablement pas visité depuis quelques temps. Avant la Fange et ses drames, elle avait pourtant passé quelques bons moments ici, en compagnie des siens. Des après-midi et parfois même des journées entières - notamment par temps de pluie - à entendre rouler les dés ou à surprendre le regard amusé de son père qui menait ses pions à l'assaut des défenses érigées par un très jeune Lubin. Elle se remémorait les jeux ; Merelle, Tric-Trac, Échecs, Alquerque... Leurs plateaux largement étalés ou parfois simplement dessinés à la craie sur une table basse, avaient aidé à égayer des moments de vie dont certains détails lui revenaient en mémoire. Elle se souvenait des éclats de rire et parfois de colère de son jeune frère qui ne parvenait pas à remporter une partie de dames. Elle se rappelait également de sa mère, installée près de la fenêtre, un cerceau à brodé entre les mains alors qu'Alban dormait à côté d'elle dans un couffin d'osier coloré. Elle se souvenait du parfum des fleurs et de l'herbe fraîchement coupée. De l'odeur des sous-bois et de la lueur du soleil qui au soir, teintait les murs d'ambre.

Machinalement ses doigts effleurèrent le petit guéridon sur lequel elle avait, l'année de ses six ans, renversé le plein contenu de tout un encrier. Le carbone avait alors gardé ses mains noires pendant des jours. À droite, l'une de ses premières chutes. Elle avait glissé sur un cavalier égaré et s'était cognée sur le coin d'une commode aujourd'hui déplacée. Son menton, heureusement, n'en avait gardé aucune cicatrice. À gauche, sur les étagères garnis d'ouvrages et de bibelots, elle savait trouver un recueil de poèmes écrits par Guislain de Choiseul. Personne n'avait jamais osé lui dire le médiocre de ses oeuvres écrites - selon ses propres dires - à la faveur d'une riche expérience dans l'agonie de tous ses sens. Personne n'avait jamais non plus dénoncé le scribouillard qui s'était employé à moquer ses vers dans la marge de ses textes.

- Je vous en prie, Mon Père. Il n'y a pas d'offense, au contraire. Cette pièce mérite de retrouver un peu de cette vie que la Fange lui a volée. Je me souviens avoir passé ici de très bons moments, lorsque j'étais enfant. Chanteloup appartenait à la famille de ma mère et nous y passions la plupart de nos été. L'air était ici moins étouffant qu'à Marbrume. Et cette affirmation reste vraie à bien des égards.

En revenant au prêtre, elle lui adressa un chaleureux sourire, cherchant visiblement à le rassurer quant à sa crainte de déranger.

- Nous jouions ici au "Roi qui jamais ne ment". Connaissez-vous ce jeu ? Mon père y était imbattable. Il l'était également à la Soule et au Franc du carreau. Quoique, pour ce qui concerne le premier jeu, je me souviens de ma mère, grondant son insouciance alors qu'il avait l'arcade en sang. Les villageois devaient avoir quelques comptes à régler avec lui.

Elle rejoignit finalement l'homme de foi devant la bibliothèque et à son image, leva les yeux vers les ouvrages qui en complétaient les rangées. Ils étaient effectivement somptueux, rares pour la plupart, uniques pour certains. Sur les reliures d'une collection encyclopédique, elle reconnut quelques noms célébrés dans les salons mondains comme ceux de visionnaires. De fins penseurs ou d'habiles pamphlétaires reconnus ou décriés par les gouverneurs successifs d'une société qui avait incontestablement évolué. Et au milieu de tout cet étalage de savoir souvent idéologique, un glossaire animalier qui avait servi - grâce à ses illustrations - à animer ses rêves de petite fille.
Sa main aussitôt se porta vers cette inestimable relique, faisant cliqueter les bracelets à ses poignets. Elle n'avait plus rien à voir avec la jeune femme "mal" vêtue de la veille. Même si ses vêtements témoignaient alors d'un statut privilégié et d'une certaine aisance "financière", la robe qu'elle portait aujourd'hui tenait d'un tout autre diapason. Parfaitement ajusté et floconné de perles joliment brodées dans un tissu trop précieux, son corsage s'agrémentait de manches bouffantes en voile transparent. Gage d'une belle naissance, le vaporeux de l'étoffe piquetée de plumetis affichait ainsi l'immaculé de ses bras fins.

- Voilà bien des années que je n'avais pas feuilleté ce livre. Elle esquissa un sourire et tournant son visage vers le prêtre, l'interrogea d'un regard souligné de malice. Voudriez-vous le revoir avec moi ?

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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyDim 20 Mar 2022 - 11:09

« Faute de parler, on meurt sans confession »
Par leur prestance, leur charisme, leur éclat, leur essence, certaines personnes illuminaient naturellement le chemin qu’elles empruntaient. Incontestablement, la Vicomtesse était de celles-là et si son entrée dans la pièce contracta les muscles du dos du prêtre, accentua le poids d’une exigence qu’il semblait être le seul à attendre de lui-même, elle apporta encore une note indéchiffrable, riche d’inspiration.
Qu’il se refuse à lever les yeux ne l’empêchait aucunement de se la représenter. Le froissement de sa robe au fil de son avancée, la pondération en chacun de ses pas, le calme de son souffle, l’effleurement de ses doigts, le tintement des bijoux, brossaient une fine silhouette au port altier, d’une grâce et d’une délicatesse qu’il comprit être à des lieues de la réalité.

Lorsqu’elle fut à sa portée, si proche qu’il aurait pu la toucher, l’ecclésiastique mesura l’ampleur des affronts perpétrés la veille, par chaque sourire échangé, chaque regard dérobé, chaque contact imposé. Et tandis qu’en ces reproches se figuraient autant de prétextes pour réitérer une inadmissible observation, cette entêtante fragrance printanière, qu’il se surprenait désormais à reconnaître, se mêla bientôt à la grâce d’atours de belle facture. Tels les embruns marins émaillant les rochers émergés, le parfum de la noble enveloppa le religieux et guérit son âme des dernières plaies hiémales.
L’Esmée que ses iris contemplaient éhontément n’avait rien de commun avec la jeune femme rencontrée la veille. Jamais Amaury ne se serait risqué à lui adresser autre chose que des salutations respectueuses et lointaines, s’il l’avait aperçue sous ce jour. Pourquoi les dieux avaient-ils alors souhaité faire de lui le témoin de cette supercherie ? Avaient-ils cherché à le punir d’un mensonge qu’il avait été le premier à taire ?

Le cœur du garçon manqua un battement lorsque, trop aisément, les yeux d’or de son interlocutrice croisèrent ses prunelles. Il instilla en son sang une insoutenable horreur, comme le prêtre réalisait combien, à son insu, ses manières demeuraient contestables. Trop tard, son regard se riva au sol au gré d’un acquiescement.

— Avec p-plaisir, Madame.

Son corps pivota afin de libérer à la Vicomtesse un chemin jusqu’à l’une des banquettes. Deux pas les distancèrent et par politesse autant que par précaution, le religieux se garda bien de s’installer aux côtés de la dame. Sensiblement en retrait, hors du champ de vision de la jeune femme pour qu’elle en vienne à oublier sa présence, selon son bon souhait, il se tenait debout, les mains obstinément croisées dans le bas de son dos, devenu douloureux.

Assailli de remords, il luttait contre des réprimandes accentuées par le ridicule de son infériorité. Qu’il devait être cocasse de voir pareille scène d’un œil extérieur : la personnification de la noblesse, de la beauté et de l’élégance, drapée dans la rareté des étoffes, l'opulence des accessoires, le vaporeux du tulle, flanquée d’une ombre misérable, modeste et grossière, pourvue d’une tenue paysanne mal ajustée, assurément rapiécée et probablement mitée. Amaury n’avait pas même pris sur lui le médaillon des Trois, abandonné dans sa chambre dans l’attente de trouver de quoi en remplacer le collier.
Palpable dans le froncement appuyé de ses sourcils, la dysphorie du garçon le conduisit à embrasser la pièce du regard, suivre inconsciemment le chemin emprunté plus tôt par Esmée, se remémorer des remarques et commentaires auxquels il n’avait alors répondu que par des signes de tête instinctifs.

— Mon exp-périence des jeux reste f-fort limitée, Madame, avoua-t-il à retardement, je n’en c-connais que fort p-peu. Le Roi qui j-jamais ne m-ment, la S-soule, le Franc du car-reau sont aut-tant d’énigmes pour moi, poursuivit-il, les yeux à présent figés sur ce petit guéridon affectueusement caressé plus tôt, est-ce d-dans l’un ou l’autre j-jeu que deux équipes s’af-frontent avec une b-balle ?

L’éveil des souvenirs lui fut si profitable, dans cet océan de noirceur où il semblait aspirer à se noyer lui-même, que le prêtre ne réalisa pas même l’étirement spontané de ses lèvres au passage d’un sourire.

— Je n-n’ai plus en tête le nom du vil-lage dans lequel il y av-vait eu cette lutte. J’étais encore enf-fant, à l’époque, se justifia-t-il spontanément, mon mentor a s-souhaité intervenir pour les int-terrompre, de p-peur que le jeu finisse mal. Ils n’ont pas v-voulu l’entendre, expliqua-t-il sans remarquer la candeur que revêtaient progressivement ses traits, le soir venu, mon mentor a dispensé aut-tant de soins que de réprimandes.

Étrangement apaisé par ces réminiscences, le religieux ne réalisa pas l’aisance avec laquelle il avait de nouveau baissé sa garde, selon un processus éprouvé tantôt, qui l’avait d’abord conduit à se fourvoyer sur le rang de la Vicomtesse, puis à le mésestimer.

— Il me semble que nous j-jouions parfois aux dames, lorsque nous camp-pions dans les marais et que je n’avais plus d’ouv-vrage à lire. Mon mentor traçait les cases au sol, tandis que je r-réunissais des cailloux. La plupart se ressemblaient et rend-daient les parties fastidieuses. Je l’ai toujours soupçonné de n-n’avoir cherché qu’à exercer ma mém-moire, mais il ne me l’a jamais avoué, s’amusa le jeune homme, après qu’il m’eut offert mon p-propre matériel de dessin, je me souviens avoir marqué au fusain certain de nos p-pions improvisés… Au lieu de j-jouer, ce soir-là, il m’a enseigné les « ravages de la fainéantise et de la fourberie ». Je lui en ai voulu, il me s-semble.

La sobriété portée par cette histoire, à présent dénuée de toute âcreté, lui inspira un rire léger et un regard vers son interlocutrice. Un comportement usuel que la majesté infuse d’Esmée sanctionna sur-le-champ. Le rêve se délita alors, grignoté par une réalité qui entacha son sourire d’un air navré, avant sa disparition.

— Cela aussi rel-lève d’un luxe désuet, médita-t-il en reportant son attention sur le glossaire qu’elle tenait, la nostalgie, j’ent-tends, précisa-t-il dans un murmure.
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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyMar 22 Mar 2022 - 0:20
Le prêtre avait raison. La nostalgie tenait aujourd'hui du luxe. Dans un monde en proie à la sauvagerie de la Fange, mais également à celle des Hommes, se perdre dans l'insouciance de quelques souvenirs était une inestimable richesse. Cependant ce constat l'amenait également à dresser celui du bonheur perdu. L'adage l'affirmait, l'être humain étai ainsi fait qu'il ne se rendait compte de la valeur des choses qu'une fois celles-ci perdues ou hors de portée. S'agissant d'Esmée, elle avait souffert l'apprentissage de ce dicton avec la perte de sa mère et de ses frères. Elle endurait également sa cruauté depuis presque un an maintenant. Depuis les terribles événements du couronnement et depuis que sa vie rêvée s'était muée en poussière. Elle avait pleuré bien des nuits en se rappelant ses espoirs. Combien de fois, alors que le soleil s'était éteint, avait-elle retrouvé le chemin de ses jours heureux ? Combien de fois les avait-elle vu réduit en cendres dans les cris et l'agonie ? Cauchemars après cauchemars, elle perdait tout ce qui comptait et à chaque nouveau jour, elle se mourait un peu plus.

Si le raisonnable devait alors se faire l'apanage de sa nouvelle vie, force était d'admettre que la nostalgie, effectivement, tenait d'un luxe désuet. Tout du moins pour elle... Pour ce qu'elle avait été un jour et pour ce qu'elle devait être désormais. L'indomptable amoureuse, l'enfant insoumise avait appris dans la douleur. Celle de l'esprit, mais également celle du corps. À sa cheville, comme le boulet d'un condamné, s'agrippaient les liens de sa prison. Un bagne dont les murs invisibles se dressaient dans sa pensée mais qui, plus sûrement que des fers, la gardaient enfermée dans la forteresse de ses regrets.

Abandonné à ses réflexions, le regard d'Esmée se voila inévitablement de tristesse. Pour autant, la Vicomtesse n'avait pas loisir de se laisser aller à la mélancolie. Pas quand elle savait à présent la rude existence des gens du commun. Pas quand elle avait vu l'horreur et le carnage dans les rues marbrumiennes. Un sourire força ses lèvres à contredire le morose intaillé dans l'or de ses yeux. Sauver les apparences demeurait cet exercice facile dans lequel la mondaine avait appris à se dissimuler malgré son jeune âge. Il était d'autant plus simple de s'y lover que la compagnie du prêtre était agréable.

L'homme des dieux avait le sincère ancré au coeur et la simplicité toute mesurée de ses attitudes aidait à la discussion. Il tenait pourtant à maintenir entre eux une distance que sa mise s'efforçait d'accentuer dans un évident constat : ils n'étaient pas du même monde. Cependant et quand bien même les nobles s'estimaient comme les ambassadeurs d'une lignée bénie par les dieux, sa fonction au sein du Temple valait à Amaury d'être respecté. Et la considération qu'il avait ainsi acquise dans la dévotion aurait suffit à justifier sa présence ici, avec elle.

- La Soule. Il faut une balle pour y jouer. C'est un jeu très physique et... Violent. Je n'ai jamais été autorisée à assister à une partie, mais j'en connais les règles. Si tant est qu'il soit possible de parler de règles. Elle glissa un regard vers le Prêtre et laissa une pointe de malice affiner son sourire. Il est rare qu'une partie de Soule se déroule dans le calme. Les équipes s'affrontent généralement avec panache. Le jeu n'en reste pas moins populaire. Je sais qu'à Usson et sur le plateau en général, il se pratiquait parfois pour solutionner une mésentente entre deux groupes. Alors et à défaut de lui consentir la valeur d'un luxe désuet, comme celui que nous accordons à ce bel ouvrage de mon enfance, nous pourrions concéder à la Soule qu'elle figure une forme de diplomatie... Dépassée ? Tenta-t'elle de défendre dans un presque rire, avant que son attention n'en revienne au glossaire tenu entre ses mains.

Ce dernier avait la couverture usée de ces livres amoureusement lus et relus. Pourtant, ses pages limées par le temps et des générations d'yeux d'enfants émerveillés, demeuraient belles. Les illustrations qui le complétaient en faisaient une inestimable relique, d'autant plus que certaines d'entre elles s'auréolaient ou se remplissaient de couleurs. Animaux réels, fantastiques ou mythiques se dessinaient ainsi sur le vélin qu'effleuraient les doigts fins de la noble qui, à l'époque de son enfance, leur avait donné vie dans ses songes. La question lui était alors venue naturellement, sans qu'elle souhaitât paraître indiscrète.

- Comment en êtes-vous venu à la prêtrise, Amaury ? Je veux dire... Vous évoquez, je crois, une certaine itinérance dans ce que vous me dites de votre jeunesse. Les marais, le passage dans un village... Et il y a... L'enluminure également. Racontez-moi, s'il vous plaît.

Sans abandonner l'ouvrage qu'elle tenait ouvert sur ses genoux, la jeune femme avait tourné son buste pour observer le prêtre. Ainsi installée sur l'une des banquettes au damassé fleuri qui complétait le petit salon d'une touche féminine, elle l'encouragea à se livrer dans un sourire bienveillant. La curiosité, bien sûr, animait sa démarche, mais l'intérêt demeurait réel. Elle connaissait au moins une personne qui aimait et pratiquait l'enluminure. Une personne qu'elle n'avait pas revue depuis un an et dont le souvenir ne pouvait que lui rappeler comme le désuet d'une nostalgie devenue luxe continuait de grever son coeur.



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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyMer 23 Mar 2022 - 11:07

« Faute de parler, on meurt sans confession »
Le froissement de l’étoffe appela un regard qui remonta le fil d’un courant invisible, jusqu’à la source bouillonnante de prunelles dorées. À dessein, cette fois, le prêtre soutint ces yeux envoûtants, comme pour sonder l’origine de questions qu’il n’avait su anticiper. Étaient-elles portées par la seule initiative de la noble, par une curiosité sincère née d’un mode de vie qu’elle ne pouvait que rêver, ou se trouvaient-elles motivées par ce que lui dictaient politesse et éducation, sous le joug desquelles il incombait à tout hôte respectable d’entretenir la conversation ?
Incapable de discerner les intentions de la jeune femme, Amaury se força à fermer les paupières. Lorsqu'il les rouvrit, ses iris contemplaient quelques ornements discrets encore présents dans la pièce. Il se contenta alors d’exécuter une requête à laquelle il aurait dû se plier plus tôt.

Méthodiquement, le garçon s’employa à conter son ignorance et son aveuglement passés. Comment, modeste garçon de ferme, il avait croisé le chemin de cet homme des dieux, plus tard devenu son mentor. Comment, égoïste enfant préoccupé par les balbutiements d’une crise existentielle, il avait été éveillé aux Trois par ce père d’adoption.
Au souvenir de sa folie d’antan, de sa bêtise de ne pas considérer les divinités à la hauteur de leur grandeur, de ne pas même comprendre qu’elles étaient en tout, les poings du prêtre se serrèrent dans son dos raidi par la réminiscence de questionnements lancinants, dont certains restaient encore irrésolus.

— J’ignore qui s-sont mes parents, poursuivit-il afin de donner à Esmée toutes les clés nécessaires à l'appréhension de son histoire, les villageois en brossaient d-des portraits si variés que je n’ai jamais s-su démêler le vrai du faux. Ils s’accordaient n-néanmoins sur mes origines… contestables, minimisa-t-il, les dieux m’ont permis de relativiser mes tourments, d’en apaiser certains. J’ai quelque peu… forcé la m-main à mon mentor pour qu’il me prenne s-sous son aile. Il n’y a sûrement consenti que par pitié, d’abord, m-mais j’aime à penser que je ne lui ai pas donné de raisons de l-le regretter ensuite, supposa-t-il en fermant de nouveau les yeux, c’est lui qui a décidé de m-ma place au Clergé. J’avais soif d’apprendre. J’étais c-curieux et studieux. Il a cru bon d’exploiter ce p-potentiel et la voie de la prêtrise était la seule à ma portée, compte tenu de ma n-naissance.

Le regard d’Amaury retrouva naturellement le chemin du glossaire, posé sur les genoux de la Vicomtesse. Les illustrations, somptueusement réalisées, apaisèrent inconsciemment les tensions du religieux, perceptibles jusque dans sa voix presque dénuée d’émotions.
Le garçon s’était montré factuel dans le récit de ses premiers pas. Si la passion des Trois le transcendait aujourd’hui, évoquer l’irrespect dont il avait pu faire montre à leur égard, au gré de quelque quatre ou cinq années d’insouciance, lui était au moins aussi désagréable que se remémorer son existence d’orphelin honni.
À présent qu’il était question d’imaginaire et de peinture, son timbre semblait plus doux.

— L’enluminure est v-venue plus tard. L’essentiel de mon ap-prentissage était dispensé par mon mentor au fil d-des routes et des haltes. Lorsqu’un Temple se trouvait sur n-notre chemin, il m-me conduisait en ces parties mystérieuses, hors de p-portée du commun, où les plus b-beaux ouvrages n’attendent que d’être l-lus, conta-t-il avec ferveur, un jour où l-l’exploration me parut plus at-trayante que l’étude, je découvris l’existence d-des enlumineurs.

Amaury ne put empêcher un sourire tendre d’étirer ses lèvres. Ce seul souvenir suffisait à raviver encore aujourd’hui l’émerveillement porté par les battements de son cœur. L’humble pièce, saturée du parfum de l’encre, de la peinture et de la poussière. Le silence pieux, uniquement troublé par l’effleurement de la plume sur le vélin et la fabrication de pigments aux teintes mirifiques. Les pans de murs entiers, tapissés de parchemins.
Son regard retrouva naturellement celui de la noble, mais ne s’y appesantit cette fois pas. Sans bruit, il esquissa un pas vers la Vicomtesse, se pencha, puis délia une main de son dos pour revenir deux pages en arrière, sur une illustration massive et colorée occupant la totalité d’un feuillet. Une créature fantastique, un monstre terrifiant, manifestement familier des Sabran, si l’ecclésiastique se fiait à l'emblème de leur famille.

— L’on se figure mal le nombre d’heures que recèle chaque dessin, murmura-t-il en effleurant la représentation du dragon du bout des doigts, les contours en pointillés, précédant un premier croquis à l’encre. Une esquisse oubliée, éprouvée, sans cesse modifiée par l’ajout d’une base chromatique, nimbée de tons sombres ou clairs, selon que l’on aspire à la profondeur ou à la singularité, énuméra-t-il dans un souffle, ses doigts soulignant successivement le relief inspiré par l’ombre des muscles, puis le reflet immaculé d’un angle saillant, un nouveau contour à l’encre symbolise l’achèvement de l’œuvre, si tant est qu’elle puisse jamais être terminée, médita-t-il en fermant les paupières, abandonné à la ferme douceur d’un souvenir prégnant, le plus petit détail les occupait pendant des heures. Les regarder faire… J’étais fasciné. Je brûlais de les questionner, mais me taisais toujours. J’observais. J’attendais… J’espérais.

Ramené des années en arrière, au sein d’un monde qui l’avait alors transporté, le prêtre baissait les armes. Volontiers prisonnier d’un cocon intimiste à la sapidité vernale, il savourait cet instant volé à l’horreur du quotidien pour mieux se remémorer la passion de son premier amour. Comme son cœur s’était emballé, comme son souffle s’était enrayé, comme son ventre s’était noué.

Dans un soupir inaudible, Amaury détacha ses doigts du parchemin, brisa ces chimères révolues, endura ce déchirement éprouvé chaque fois qu’il lui semblait avoir terminé une enluminure. Qu’il se redressât lentement n’empêcha aucunement la magie de se dissiper. Qu’il s’écartât sans bruit ne rendit pas moins amer ce retour prématuré à la réalité.
Lorsqu’il croisa ses mains dans son dos, ses prunelles de nouveau figées sur le dessin, il ne restait plus rien de l’enchantement préalable. Ainsi le temps avait-il repris son cours et restauré, dans son sillage, d’inexpugnables barrières derrière lesquelles le religieux se trouvait aujourd’hui prisonnier.

— Mes p-passages répétés les ont adoucis, jusqu’à ce qu’ils me conc-cèdent un feuillet et quelques pigments… J’ai esquis-sé une horreur, ce jour-là. Ils ont ri pour l-la première fois, s’amusa-t-il dans un léger signe de tête, pour affreuse qu’elle fût, m-mon œuvre les convainquit de m’enseigner leur art à ch-chacun de mes passages. Il m’arrivait d-d’ailleurs de rester à leurs côtés pendant l’it-tinérance de mon mentor, ajouta-t-il en se redressant un peu afin de préserver les apparences, c’est ainsi que j’ai int-tégré les membres les plus reclus du C-clergé, Madame. Ceux qui existent sans qu’on l-les voit.

Comme il lui avait livré quelques bribes d’une histoire manifestement trop confuses pour être congrûment assemblées, Esmée avait aspiré à davantage. À son tour, le garçon questionnait la singularité d’une enfance nobiliaire hors de sa perception. De quoi avaient été faits ces étés évoqués tantôt ? À quels jeux la Vicomtesse avait-elle pu se prêter ? Il n’osa franchir un pas inconvenant.

— Bon orateur, bon pédagogue, reprit-il soudain, m-mon mentor était parfois sol-licité pour dispenser quelques enseignements aux enf-fants de la noblesse. À défaut d’avoir profité de son inst-truction, peut-être avez-vous entendu p-parler de lui ? Il s’agit du Père Harold de S-sombrebois.
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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyJeu 24 Mar 2022 - 14:01
À l'écouter ainsi parler, à l'observer, Esmée avait le sentiment de vivre le récit que le prêtre lui livrait finalement avec une étonnante franchise. Là où certains auraient omis les détails au désavantage évident, là où certains auraient craint le péjoratif d'une triste naissance, Amaury osait dire les choses. N'était-ce alors que de la transparence ? De l'honnêteté qui, sous couvert de rectitude, donnait un autre sens au modeste d'un caractère déjà réservé ?
La jeune femme avait plusieurs fois noté, dans ses attitudes et dans ses dérobades, cette propension à la flagellation. Le religieux se mésestimait avec une étonnante dureté. Elle transparaissait dans les termes qu'il choisissait sans doute machinalement ; il avait forcé la main, il était en proie aux tourments, il avait été pris en pitié. Elle se lisait également dans ses postures ; toujours en retrait, les yeux baissés, les mains cachées. Humble... Trop sans doute et cet excès - puisqu'il n'était pas simulé - se conjuguait avec un visible mal-être. Se pouvait-il qu'Amaury ait honte ? L'homme manquait indubitablement de confiance en lui et ce constat était d'autant plus dommage qu'il se métamorphosait dès lors qu'il abordait des sujets qui, vraisemblablement le passionnaient.

Il n'avait d'ailleurs pas bégayé lorsqu'il avait mentionné l'enluminure. Ou alors... ? Non, elle se trompait.

Le regard toujours posé sur le prêtre, elle admit être dans l'erreur tandis qu'elle se rappelait leur première rencontre. La veille déjà, sa voix n'avait pas fléchi lorsque - dans sa conversation avec Cunégonde - il évoquait la Trinité. Ce n'était alors que lorsqu'il s'oubliait qu'il parvenait à se défaire de son défaut d'élocution. Quand une chose, ou plus précisément une passion, le dévorait entièrement et jusqu'à brûler ses entraves ; les dieux, l'enluminure. Libéré de ses propres chaînes, il en devenait inspirant. Fait d'autant plus vrai qu'Esmée constata le vif de son intelligence quand il se pencha par-dessus son épaule pour choisir le support de sa démonstration.
Un dragon. Cela ne tenait pas du hasard. La créature chimérique ornait le blason des Sabran depuis des générations comme le symbole de leur vigilance. Un dragon rouge sur fond noir, la force et le courage sur un lit d'humilité ; "Je protège". Combien de fois avait-elle entendu son petit frère crier leur devise, avant de se lancer à l'attaque de quelques bandits imaginaires ? Il lui emblait encore percevoir ses rires amusés quand, à coups de fronde, il ennuyait les domestiques de la maisonnée à l'époque occupées avec le linge. Argan... Sa bonne humeur lui manquait.

- J'ai bien peur de vous décevoir Mon Père. Malheureusement, je ne connais pas le Père Harold. Ma mère probablement aurait pu l'avoir rencontré ou tout du moins, elle aurait pu avoir entendu parler de lui. Pour ma part, je n'ai pas eu cette chance. Mon précepteur, qui a également été celui de mes deux frères, faisait partie de notre maisonnée. Même si son rang n'était pas celui d'un domestique ordinaire, il en avait le statut et tout comme eux, il bénéficiait de gages. C'est assez courant, au sein de la belle société. Les familles nobles ou plus précisément les familles aisées préfèrent employer un enseignant qu'ils ont loisir de contrôler. Elle laissa planer un court silence qui devait permettre la juste compréhension de cette information. C'est aussi une question de prestige. Le précepteur - et les dieux me pardonnent pour ce que je vais dire - constitue un élément du train de vie nobiliaire. Un élément de la dépense somptuaire qui aide à la reconnaissance d'un rang. Mais plus important encore, il contribue à la transmission de valeurs familiales. Puisqu'il appartient à la maisonnée, il en forme l'esprit et l'aide à se développer dans sa continuité. En somme, il a la responsabilité d'élever - dans tous les sens du terme - les héritiers du nom et de leur transmettre les valeurs du lignage en même temps que celles du monde, de la morale, et de la religion. Mon Père n'a jamais fait appel au temple pour notre éducation.

Si sa voix ne s'encombrait pas de regret, elle s'empesait toutefois d'un peu de nostalgie. Une presque pointe de tendresse qui, si elle lui remémorait l'insouciance de sa toute jeune vie, lui laissait également un reliquat d'amertume. Esmée n'avait pas eu la liberté de ses deux frères. Première née du Comte de Sabran, elle n'en restait pas moins une femme et ne pouvait prétendre à suppléer aux obligations normalement dévolues à un homme. La danse plutôt que la chasse, la broderie plutôt que l'escrime. Quant à l'économie, la politique et la diplomatie, elle pouvait bien appréhender ces matières avec brio, sa voix ne sonnerait jamais plus fort que celle de ses frères, fussent-ils plus jeunes et moins avisés qu'elle.
Cependant, et c'était là le plus riche enseignement que lui avait légué sa défunte mère, Esmée savait observer. Et à force d'attention et de discrète contemplation, elle avait acquis certains talents non négligeables. Ainsi parvenait-elle à déchiffrer les mots qui s'articulaient sur des lèvres, sans avoir besoin de les entendre. La noble avait également acquis un certain don pour l'analyse. Même si elle manquait cruellement d'expérience et qu'elle se trouvait encore trop naïve pour faire montre de discernement, elle savait lire dans les gestes et parvenait à interpréter le rigide d'une posture, le traînant d'une phrase ou le pétillant d'un regard échangé.

- Vous ne me posez pas les questions qui vous taraudent. Finit-elle par comprendre, alors que ses yeux se rivaient à ceux de l'homme de foi. Vous observez, vous attendez et... Vous espérez.

Elle avait sciemment repris ses termes pour - elle n'en doutait pas - s'accaparer sa pleine attention.

- Venez. Installez-vous avec moi et ayons cette discussion qui ne doit pas se tenir entre deux personnes issues d'un monde différent. Soyez donc simplement le Prêtre quand je suis avant tout une fidèle croyante.


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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyVen 25 Mar 2022 - 12:21

« Faute de parler, on meurt sans confession »
D’un discret signe de tête, presque résigné, Amaury concéda à la Vicomtesse la pertinence de ses enseignements. L’évidence n’en restait pas moins porteuse de regrets. Évoquer le Père Harold et la richesse de ses connaissances d’antan, l’étonnante clarté de ses réponses et le percutant de ses raisonnements théologiques, l’exigence attendue de ses étudiants et sa bienveillance naturelle, auraient certainement allégé modestement ce fardeau dont le prêtre s’affublait lui-même. Peut-être, au gré d’un partage d’expériences similaires, aurait-il alors pu s’ouvrir davantage, s’oublier de nouveau.
Déçu, il ne l’était cependant point, sinon pour la noble de ne pas avoir eu l’opportunité de rencontrer si brillant homme en une époque où son esprit demeurait vif. Aujourd’hui, son père d’adoption se faisait vieux. Assumer des tâches, jadis aisées, relevait à présent de l’insurmontable. Plus le vieillard se ménageait, moins il lui restait de forces pour accomplir ce que recelait le quotidien.

Amaury ne se leurrait pas. Il avait trop questionné ce père sur l’inéluctable de la mort pour se fourvoyer. Un jour prochain, une missive lui parviendrait, porteuse de nouvelles néfastes – à tout le moins pour le fils qu’il était. Un jour prochain, il renouerait avec cette qualité d’orphelin, si tant est qu’il s’en soit jamais affranchi. Un jour prochain, on l’abandonnerait de nouveau.

Rendu vulnérable par cette seule réflexion, le garçon tressaillit en se pensant percé à jour. Son cœur manqua un battement lorsque ses yeux embrassèrent ceux d’Esmée.
Qu’observait-il ? Ce que contenait le pavillon de chasse dans l’espoir d’en dévoiler les échos passés pour appréhender son existence présente ? Ce qu’il restait d’une vie ruinée pour s’approprier l’amertume de ce qui avait été perdu ? La Vicomtesse, pour apprécier la nacre de sa peau, l’or de ses iris, le rose de ses lèvres, le jais de ses cheveux, l’élégance de son allure et de ses tenues ?
Qu’attendait-il ? Qu’on le congédie hors de cette pièce, de cette propriété où il considérait ne pas avoir sa place ? Que des envoyés de Marbrume, escortant le véritable prêtre, l’arrachent à cette plaisante liberté pour mieux le ramener en cette étouffante cité – pour reprendre la si juste expression de son interlocutrice ? Que la noble le voit ou qu’elle l’oublie ? Qu’elle se livre spontanément à lui sans qu’il n’ait à rien demander ?
Qu’espérait-il ? Comprendre par-delà les mots, les gestes et les ornements pour taire ses questions inappropriées ? Renouer avec l'insouciance et la méprise d’hier pour se libérer de l’appréhension lestant aujourd’hui son estomac, entravant ses mouvements, oppressant ses paroles ? Que leurs deux mondes tissent une passerelle sur laquelle ils pourraient se retrouver et échanger sans retenue ni crainte, où ils ne seraient qu’une femme et un homme, une fidèle et un prêtre, deux enfants meurtris chacun à leur façon ?

S’il l’observait, s’il l’attendait, s’il l’espérait... Était-ce à dire qu’Esmée le fascinait ? Son regard l’avait envoûté dès le premier instant, sa réserve, son expression avaient forcé son admiration. Puis il avait compris sa caste, s’était ravisé, plus tard rattrapé par une douceur et une gentillesse désarmantes.
S’il n’avait jamais saisi sa noblesse de sang, si elle n’avait pas été Vicomtesse, que serait-il advenu de lui ?

Pour interrompre le fil de ses pensées, se soustraire à ce regard trop captivant, Amaury se vit contraint de fermer les paupières. Sa place n’était pas ici, pas à ses côtés, mais qui était-il pour questionner les souhaits et exigences de son interlocutrice ? Humblement, le prêtre inclina son buste en avant.

— Bien, Madame.

Le garçon contourna la banquette, s’installa aussi loin de la Vicomtesse que le lui permettaient les convenances et la politesse, croisa ses mains sur ses cuisses. Debout, il savait comment se tenir. Assis, il l’ignorait. À ce constat, ses mâchoires se contractèrent fugacement, par ailleurs inspirées par une remarque qu’il se crut obligé de partager.

— De prêtre, Madame, je n’en ai pour le m-moment pas l’allure, observa-t-il d’une voix presque tranchante, je n’en ai pas d-davantage le titre à proprement parler, d-du reste. Pas à Usson, ajouta-t-il en fronçant légèrement les sourcils, j’ai menti. À t-tout le moins, je n’ai pas corrigé une mécom-préhension, née pendant l’achem-minement du convoi.

Comme si le poids de la culpabilité pesait plus lourdement sur son échine, le religieux avança ses coudes, se pencha, se courba en fixant son poing gauche prisonnier de sa paume droite.

— Les gens se parlent r-rarement entre eux lorsqu’ils ne se con-naissent pas. Seule l’adversité l-les pousse parfois à briser des bar-rières que les normes sociales semblent n-naturellement dresser, énonça-t-il sobrement, j’ignore pourquoi la c-cléricature bouscule cet état de f-fait. Dessous, en témoigne mon apparence act-tuelle, je ne suis qu’un paysan dans la foule. Ni bon, ni m-mauvais, peut-être l’un ou l’autre, s-saint ou pécheur ; nul ne le sait, supputa-t-il en fermant les paupières, débarrassé des ap-parats qui font de moi un prêtre, ils ne m-m’auraient pas accordé un regard ou u-un mot. Doté d’une simple toge, que ch-chacun pourrait revêtir, ils se sont ouverts à moi et ent-tre eux.

Pour avoir aveuglément voué à son père d’adoption – dont il ne connaissait alors rien, sinon les sourires et les histoires concédés – plus de confiance qu’à ses propres tuteurs, Amaury n’avait que trop conscience de ce comportement toujours incompris. Parce qu’ils prêchaient la parole des dieux, les ecclésiastiques apparaissaient-ils comme des exemples de perfection ? Des hommes et des femmes à qui l’on pouvait livrer ses pires craintes, ses plus sombres secrets, sans redouter le moindre jugement ?
Le garçon s’estimait bien placé pour attester des souffrances et vices des prêtres et prêtresses. Bien qu’ordonnés, bénis, ils n’en restaient pas moins humains. Faillibles. Corruptibles.

Un soupir las lui échappa.

— Cunégonde a p-présumé mon affectation à Usson et s’en est r-réjouie. Sans doute me suis-je mal exp-primé pour qu’elle interprète ains-si mes propos… Le fait est que le convoi attendait ef-fectivement un membre du Clergé, censé s’installer ici, poursuivit-il en rouvrant les yeux, sans les détourner de ses mains, immobiles, j’ai pris s-sa place. Le conv-voi était sur le point de partir, l’un d-des miliciens m’a interpelé, je me sentais prison-nier de Marbrume, alors… J’ai obtempéré. Ce n’est qu’une q-question de jours avant que le prêtre légitime ar-rive et qu’il confonde l-l’imposteur. La tempête m’accorde un simple répit, avoua-t-il sans apparemment manifester d’émotions, plusieurs fois ai-je voulu r-rectifier cette méprise, sans en trouver le c-courage. Certains espoirs sont si vifs, certaines j-joies si sincères, qu’ils rendent la réalité cruelle m-même lorsqu’elle n’est en rien dramatique.

Sa confession livrée, le religieux se redressa pour reprendre une posture droite, incontestablement plus digne de son interlocutrice.

— Dans l’attente, je n’en r-reste pas moins prêtre. Ainsi, si vous ép-prouvez le besoin de vous confier, je vous écouterai. Avec tout le respect dû à v-votre rang, précisa-t-il de ce ton lointain, distant, employé plus tôt cependant qu’il avait conté les prémices de son existence, car au vu des circonstances, il ne saurait exister d’autre alternative qu’un échange entre nos deux mondes opposés, Madame.

Plus que le timbre de sa voix, plus que les termes repris et aggravés, le plus glaçant résidait peut-être encore en ce que, cette fois, il n’avait pas bégayé.
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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyVen 8 Avr 2022 - 18:57
Les gens se parlent rarement entre eux lorsqu’ils ne se connaissent pas. Esmée avait accueilli ce triste constat comme une évidence. Elle l'avait vécu et enduré. Contrainte de n'être qu'un séide s'échinant sous le joug d'une trop stricte Etiquette, elle avait appris à se taire. Une jeune femme bien éduquée n'engageait pas la conversation, jamais. Elle attendait de se voir prêter un peu d'attention et se contentait alors de répondre à ses interlocuteurs. Une ségrégation légitimée par la bienséance, quoi de plus naturel dans un monde imaginé pour et par les hommes. Un très fugace sourire glissa sur ses lèvres, avant de s'évanouir dans un soupir résigné. Tout était décidément plus compliqué pour une femme. Condamnée à vivre dans l'ombre d'un père, d'un frère, d'un oncle ou d'un cousin parfois, elles n'avaient finalement pas même le choix d'aimer. Le monde en effet était triste, égoïste et silencieux. À l'image d'une robe trop serrée et boutonnée jusqu'au col, il étouffait toute liberté, et asphyxiait les volontés jusqu'à éteindre la conscience.

Entendre qu'un mensonge se voulait inspiré par la charité apportait toutefois quelques nuances à l'échiquier de ce drame social. Elle même était de ceux qui préféraient taire une vérité trop crue pour privilégier le confort à l'outrage. Sans doute avait-elle ainsi commis plus d'impairs qu'elle ne l'envisageait. Esmée comprenait cependant ce que le prêtre voulait exprimer à propos de ses omissions. Combien de galants en était-elle venue à froisser seulement parce qu'elle n'avait pas voulu se montrer cruelle ? Et à combien d'autres personnes avait-elle caché le tourbillon révolté de sa pensée ? Elle avait toujours cru que "lui" savait. Qu'il avait compris et saisi ce qui se cachait derrière le voile de ses cils. Qu'il avait su lire et appréhender le terne dans l'or de ses prunelles. Naïvement, sans doute, avait-elle pensé pouvoir être aimée.

Si elle avait dû suivre l'exemple du prêtre et confesser ses mensonges. Si elle avait pu partager ses plus intimes pensées, peut-être aurait-elle su trouver le courage de lui dire sa vie gâchée. Quand il pensait le terrible à sa porte, elle savait déjà marcher dans les ténèbres. L'escobarderie qu'elle s'infligeait tous les jours depuis bientôt un an, n'avait pas le louable de l'altruisme. Parfois en venait-elle même à regretter ses choix alors qu'elle comprenait les avoir payés trop lourdement. Sa longanimité n'en voulait pas moins satisfaire à sa philanthropie. Elle lui permettait au moins de paraître satisfaite quand un seul choix - possiblement mauvais - avait réduit son existence en cendres.

Dans ce cas, que pouvait-elle admettre de son état ? Elle portait soie et bijoux avec la prestance d'une souveraine, mais ne faisait que dissimuler ses drames derrière le précieux de quelques babioles. L'axiome voulait que cet apanage de tissus et de joyaux suffise à la qualifier. Le postulat souffrait cependant de ce que ses actes, noblement motivés, lui avaient dérobé de valeur. Aussi, si le prêtre se présentait comme un imposteur, Esmée devait admettre n'être qu'une imposture. Qu'elle le fut par ce que ses choix lui inspiraient de regret ou qu'elle le soit par ce qu'une cicatrice disait de sa disgrâce, la jeune femme se conjuguait plus que jamais dans l'hypocrisie des apparences.

- J'entends vos propos Mon Père et je conçois leur justesse fondée sur une opinion éclairée d'expériences. Pour autant, j'imagine le peintre plus prompt à s'accorder avec vos mots. Peindre, après tout, revient à faire apparaître une image qui n’est pas celle de l’apparence naturelle des choses, mais qui a la force de la réalité. En attestent ce glossaire et les oeuvres qui partout nous dispensent un savoir nourri de symboles. Les apparences ont la force du réel, elles forment un masque sur le masqué et aujourd'hui, plus que les réalités, elle gouvernent le monde. Il est donc aussi important de connaître les choses en apparence, que de les connaître réellement. Ce n'était là que partie des enseignements de sa mère qu'elle récitait. À la Cour, dans ce monde de faux-semblants et de mensonges répétés, la réalité tout comme la vérité n'ont d'importances que si elles servent une cause. Idéalement la vôtre. Aussi rassurez-vous. Ce qui est vrai à l'échelle de Marbrume, l'est également à celle d'Usson. Un scandale en chasse un autre et un mensonge est oublié au profit d'un autre.

Ce n'était très certainement pas le propos qu'il fallait tenir à un prêtre. Cependant, sous couvert d'exception, Esmée lui avait offert de discuter sans ambages. Aussi et quand bien même elle devinait la gêne dans ses postures, la Vicomtesse lui trouvait l'allure enfantine. Sa situation tenait de l'anecdotique, mais peut-être n'avait-elle pas conscience des exigences liées à la prêtrise. Elle tentait alors de se figurer le mal-être de sa conscience, quand un inopiné éclat de rire en vint à la trahir.

- Je suis navrée Amaury, je ne devrais pas rire de votre embarras. Elle peinait pourtant à garder son sérieux et alors que l'espièglerie se distillait dans l'éclat doré de son regard, elle finit par céder à son amusement. Mais je vous trouve l'air bien trop sérieux alors que vous me conter le cocasse d'une aventure décidément inédite. Je ne puis y voir le terrible quand j'imagine d'ores et déjà le théâtral du quiproquo enfin révélé. Elle pinça les lèvres, s'efforçant de retrouver un peu de son sérieux alors qu'elle voyait l'homme de foi toujours en proie aux supplices de ses principes.

- Certaines choses sont bien plus répréhensibles qu'un simple désir d'évasion. Désir que vous n'auriez pu assouvir si votre homologue avait été à l'heure et prêt au départ. Elle dodelina un instant de la tête et tout en faisant mine de réfléchir, afficha une moue d'allure malicieuse. Non, vraiment, je ne vois pas le mal dans vos agissements et Cunégonde sera assurément de mon avis. Dans tous les cas et tel le dragon de ce magnifique glossaire, je garderai votre secret et veillerai à le protéger des oreilles indiscrètes. Soyez sûr, Mon Père, que vous n'aurez pas à souffrir le calvaire de l'échafaud pour votre involontaire galéjade !

Un nouvel éclat de rire vint ponctuer cette démonstration de vaillance, alors que la jeune femme redressait le menton pour mieux garantir sa très discutable bravoure.

- Cependant et puisque vous m'offrez l'opportunité de vous faire chanter... Possiblement en sens strict du terme... Continua t-elle de plaisanter en laissant son cou se tendre pour mieux incliner la tête sur le côté. Je me sens forcée de vous rendre la pareille. Son regard glissa jusqu'à pouvoir s'ancrer dans celui du jeune homme. Il ne faudrait pas que vous puissiez me taxer d'iniquité. Hmm ? Fondons donc notre insoupçonnable alliance sur le partage. Un secret pour un autre. Une confession pour une confidence. Son ton revenu à la normale se libéra des réminiscences de son amusement, alors que son regard se portait par-delà son interlocuteur, vers la fenêtre et son panorama. Je déteste ce que signifie être ici.


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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyDim 10 Avr 2022 - 15:28

« Faute de parler, on meurt sans confession »
Ne tiens pas rancune aux autres des torts qu’ils ont pu te causer, car quiconque nuit a souffert le premier. Fais preuve de patience, de compréhension et d’écoute à leur égard pour mieux pardonner leurs erreurs. Aime-les comme toi-même.

Premier d’une interminable liste, ce précepte enseigné par le Père Harold restait sûrement le plus mystérieux de tous aux yeux d’Amaury. Combien d’années passées à haïr ceux qui l’avaient élevé, sans songer à louer leur pitié ou leur altruisme ? à maudire ceux qui l’avaient moqué, sans envisager leurs tourments et leurs motifs ?
Cependant que ses pérégrinations l’avaient plusieurs fois conduit dans le village de sa jeunesse, sa colère s’était finalement tarie. L’âge aidant certainement, le religieux avait fini par croire qu’il avait pardonné, comme son cœur ne se serrait plus à la seule vision de l’homme violent qui l’avait dressé, comme son sourire s’épanouissait devant ces enfants cruels, toujours inspirés pour le malmener.

À présent que le rire de la Vicomtesse cristallisait des muscles déjà contractés, le garçon doutait.

Avait-il un jour excusé ? Avait-il un jour compris ? Avait-il un jour guéri ?
Parce qu’il lui fallait aimer les autres, devait-il s’adorer lui-même ? Parce qu’il se haïssait, devait-il abhorrer les autres ? S’oublier pour appréhender ? Renoncer à être entendu ?

Esmée se gaussait de ses tourments, sans conteste bénins face à la menace constante pesant sur Le Labret ; se prétendait gardienne d’un secret qui n’en revêtait pas la forme ; assurait devoir rectifier un équilibre chimérique. Parce qu’il ne risquait pas sa vie, ses mésaventures, tout juste pareilles à quelques tracasseries anecdotiques, en devenaient-elles absurdes ?
Amaury ne redoutait aucunement l’instant de la confrontation pas plus qu’il ne s’en amusait, fût-elle cocasse. L’arrivée du prêtre légitime ne serait qu’une libération – une de plus – qui le précipiterait plus profondément dans les ténèbres. Quel serait son accueil à Marbrume ? Quelles nouvelles chaînes ceindraient alors ses poignets et ses chevilles ? Que lui ôterait-on après les nuits blanches à illustrer les ouvrages ? La compagnie de ses frères ? L’astreindrait-on à des tâches ingrates ? Forcerait-on sa timidité pour le condamner à recevoir des confessions absconses ? au côtoiement de fidèles qu’il détestait certainement et aimait peut-être ?

Sous des sourcils froncés par un air sévère qui semblait tant distraire la noble, les iris du religieux rencontrèrent les prunelles de la jeune femme, captèrent leur mouvement subtil, par-delà sa place. Inexorablement attiré, le regard du garçon se détourna à son tour, égratigna une fenêtre contre laquelle il s’écrasa.
Dans un soupir, le prêtre ferma les paupières et abandonna la banquette sur laquelle il se tenait si malhabilement. D’un pas silencieux, il rejoignit l’objet d’une contemplation commune, posa ses doigts contre le verre glacé par un amoncellement de neige, sur le rebord extérieur.

— L’être et le par-raître, médita-t-il en se remémorant les propos de son interlocutrice, oublier le p-premier pour se contenter du second rev-vient à se fourvoyer. Je m-me suis fourvoyé à votre pro-pos.

Ce qui était vrai pour le pavillon de chasse l’était encore pour ses habitants. Le beau n’existait pas en Choiseul, seul le décadent subsistait.
De l'avis d'Amaury, la noblesse des propriétaires des lieux leur donnait le droit de se rendre où bon leur semblait, selon leurs aspirations. Si Esmée détestait l’image que lui renvoyait sa présence ici, il lui suffisait alors de se déplacer. Toutefois, pour qu’elle ne puisse se le permettre, c’était certainement qu’elle s’y trouvait contrainte. Il n’avait ainsi pas fallu longtemps à l’ecclésiastique pour apprécier les sentiments qu’elle éprouvait, peut-être à l’origine de ces escapades au-dehors, en compagnie d’une simple roturière.

— Le corps, les murs, les pal-lissades, les remp-parts, la Fange, recensa-t-il à voix basse, des formes d-diverses, mais toujours des prisons.

À cette énumération s’ajoutait l’esprit. À dessein, Amaury ne l’avait pourtant pas évoqué, trop conscient de ce que la pensée était à la fois captivité et exutoire. La seule geôle dont le sujet puisse s’affranchir, sous réserve de le désirer.

— Sommes-nous confinés, Mad-dame ? s’enquit-il soudain, après un quart de tour sur lui-même pour reporter son regard sur la jeune femme, si tel n’est p-pas le cas, que diriez-vous d’une prom-menade autour du pavillon ?

Les mains de nouveau croisées dans le bas de son dos, Amaury avait émis cette humble suggestion à l’aune d’une réflexion qu’il crut bon de partager, de peur que la Vicomtesse refuse prématurément une offre d’apparence anodine. Après tout, les abords de la bâtisse serait sitôt arpentés, même à allure modeste, alors à quoi bon ?

— Peu imp-porte leur caste, les Hommes ont cela de com-mun qu’ils oublient trop promptement le p-précieux de la vie, tant que des souf-frances les épargnent, affirma-t-il d’une voix toujours mesurée, le confort d’un foyer, aus-si triste soit-il, cont-tribue à cette omission, là où le froid éveille l’incom-modité. Il doit s’agir d’une forme d-de blessure, imagina-t-il en haussant mollement les épaules, quelle q-que soit sa nature, il nous aide à prendre cons-cience de notre existence. Or, j’ai la p-prétention de croire que c’est ce dont n-nous avons tous les deux besoin, en cet inst-tant : nous sentir vivre et vivants, prétendit-il dans une ébauche de sourire navré.
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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyLun 11 Avr 2022 - 14:20
Pensive alors qu'elle se remémorait quelques leçons durement acquises, Esmée garda le silence. L'homme de foi l'avait indubitablement jugée. Elle en était convaincue. À tort ou à raison, elle s'en sentait vexée alors qu'elle avait imaginé pouvoir échanger d'un ton badin, sans prendre la peine de dresser les remparts qu'elle exposait habituellement à la face du monde. Une erreur sans doute. Encore une. La solitude était finalement compagne plus agréable et quand bien même elle se faisait le reflet de ses échecs, au moins lui évitait-elle quelques nouvelles déceptions.
À son tour elle se redressa pour quitter le confort de la banquette. Son pas feutré par le murmure du tissu qui glissait sur le sol, elle rejoignit la bibliothèque devant laquelle elle s'immobilisa l'espace d'un instant. Son regard parcourut les trop vastes rayonnages avant qu'elle ne se décide à replacer l'ouvrage de son enfance entre deux livres moins typiques.

Toujours silencieuse, elle laissa filer l'air contenu dans sa poitrine pour ne pas succomber à l'amertume d'un soupir, tandis que ses yeux d'or s'attachaient désormais à contempler la reliure du vieux glossaire. Elle savait se débattre dans ce que son passé lui inspirait de regrets et parfois même de remords. Personne ne comprendrait jamais. Finalement, ses doigts effleurèrent le brochage élimé pour amoureusement en caresser l'usure. Un sourire fané naquit sur ses lèvres avant qu'elle ne daigne enfin reprendre la parole.

- L'être et le paraître sont intimement liés. Il ne s'agit pas d'oublier le premier au profit du second, mais de les conjuguer ensemble. Beaucoup se targuent de savoir lire au-delà des apparences. D'appréhender le vrai derrière le masque. Pour autant, ce vrai est lui-même conditionné par une forme de mimétisme. Ce que nous sommes et que nous paraissons être découlent de nombreux éléments dont nous ne pouvons nous vanter être les seuls instigateurs. Notre être est ainsi manipulé par notre naissance, puis par une éducation dont nous ne sommes pas maîtres. Il est également assujetti aux événements et circonstances, à un état d'esprit et parfois même à un interlocuteur qui, plus habile qu'un autre, saura nous mener où il le souhaite. C'est ainsi que celui qui se laisse porter par la vie et ses rencontres pensera être, mais en réalité il ne fera que paraître. La volonté seule compte. Le reste ne forme que des excuses que nous nous employons à brandir tels des boucliers pour ne pas être jugés trop rudement. Ce n'est pas ma faute. Je n'y suis pour rien. J'ai cru. Je pensais. Un petit rire de gorge accompagna ces citations comme des absurdités. Nos choix et nos actes nous déterminent bien plus que nos noms et vêtements. L'être et le paraître ne se résument qu'à deux masques qui se superposent. Ils forment néanmoins un tout et si l'adage affirme que les apparences sont trompeuses, elles le sont aussi sûrement que ce que nous avons présentement choisi de qualifier d'être.

Laissant finalement l'ouvrage et sa contemplation au passé, Esmée tourna son visage vers le prêtre. Amaury se tenait devant la fenêtre, les mains une nouvelle fois croisées dans le bas de son dos. Permettez ? Demanda-t-elle seulement par politesse alors qu'elle s'apprêtait à probablement fâcher son interlocuteur.

- Vous êtes mal à l'aise en ma présence. Votre posture en témoigne. Le pli soucieux à votre front me rappelle que vous vous sentez coupable. Votre fugace froncement de sourcil, tout à l'heure, m'a appris que mon attitude vous a déplu. Au delà de ce que vous voulez me laisser à croire, vous vous échinez à maintenir une distance entre nous. Je vous propose pourtant de discuter librement. Je suis convaincue que ce que vous pensez savoir de ma condition sociale vous incommode tout particulièrement. Préjugés ou enseignements ? Ses lèvres se plissèrent pour témoigner de son incertitude. Expérience malheureuse peut-être ? Je ne saurais le dire. J'ai néanmoins saisi de votre histoire que vous avez connu une période malheureuse pendant votre enfance. Vous avez conscience que c'était un traitement injuste, mais estimez être responsable de ces souffrances que vous avez endurées. Peut-être parce que vous pensez les avoir méritées ? Pourtant, vous êtes en colère. Contre qui ? Les autres ? Vous même ? Vous avez honte, sans doute. Non pas de ce que vous êtes, mais de ce que les autres vous ont laissé à penser de vous. Alors vous estimez n'être qu'un imposteur. Un paysan qui se prétend prêtre. Quelqu'un qui ne mérite pas les égards et la sympathie qu'il s'est pourtant justement acquis. Croyez-vous que les gens qui ont formé votre convoi ont apprécié votre présence seulement parce que vous portiez une toge ? Vous attribuez vos mérites à une fonction. Au rôle que vous avez décidé d'endosser par nécessité - vous en êtes convaincu, mais n'imaginez pas que ce sont vos choix et vos attitudes qui vous ont accordé l'attention, le respect, et la bienveillance des personnes qui vous entouraient. Est-ce parce que vous ne savez pas vous apprécier vous-même que vous pensez les autres incapables de reconnaître votre valeur ? Elle marqua une courte pause dans son analyse, seulement pour capter le regard du prêtre. J'affirme que la seule prison qui vous afflige, Mon Père, est celle que vous vous imposez. Il ne s'agit ni de votre corps, ni de la Fange, ni de quelques murs et palissades. Il n'est même pas question de cette pièce que vous voulez visiblement fuir à tout prix.

Esmée ne souriait plus, trop consciente de ce que ses paroles déplacées avaient de cruel. Son exposé, qu'il soit juste ou erroné, tenait indéniablement de la bravade. Une riposte qui, livrée comme le prétentieux d'un enseignement, se voulait suffisamment incisive pour dire sa contrariété.

- L'esprit, Mon Père. Il est et demeure notre seule prison. Une nouvelle fois son regard se porta par-delà la fenêtre, vers le parc enneigé qui entourait Chanteloup. Cependant et si d'après vous il nous faut affronter le froid pour nous sentir en vie... Je peux renoncer au confort de cette demeure pour me rendre compte de ce que la neige inflige de souffrance à des pieds mal chaussés.

Un nouveau silence ponctua sa dernière phrase avant qu'elle n'esquisse enfin un sourire.

- En attendant, pensez-vous sincèrement que seuls le mal et la douleur endurés nous permettent d'apprécier la valeur d'une vie ?

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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyLun 2 Mai 2022 - 8:49

« Faute de parler, on meurt sans confession »
Lié à la silhouette de la Vicomtesse, le regard du prêtre l’avait suivie comme elle évoluait avec lenteur, tenait un silence lourd de réflexions qui troubleraient bientôt sa vue, appelleraient progressivement ses yeux à se détourner vers l’échappatoire que lui promettait l’extérieur. Amaury écouta chacune des paroles de la noble, endura une analyse à laquelle il se trouvait confronté pour la première fois.
Jamais personne n’avait tenté de le comprendre. À tout le moins, jamais personne n’avait exposé les conclusions d’une observation à ce point détaillée. Son mentor s’y était sûrement employé, jadis, sans qu’il se trahisse cependant. Esmée avait ce talent et cette audace, illustrant un courage qu’il lui avait déjà concédé.

Le prêtre tint un silence respectueux lorsque l’écho des derniers propos s’évanouit. Son attention obstinément vouée au paysage, il parut s’emmurer dans un mutisme imprenable qu’un rire à peine audible brisa pourtant.

— Il vous suf-fisait de décliner l’invitation, murmura-t-il.

Dans un soupir se voulant rassérénant, le religieux pivota sur lui-même afin de faire face à son interlocutrice. Si ses mains restèrent résolument croisées dans son dos, peut-être pour réfréner ce que son impudence lui inspirait de tremblements, ses iris cheminèrent jusqu’à la silhouette de la Vicomtesse, effleurèrent le tissu de sa robe, survolèrent le lilial de sa peau pour s’ancrer à l’ambre de ses prunelles.
L'ecclésiasique s’évertua à expirer un long souffle dans le vain espoir d’enrayer les battements désordonnés d’un cœur débordant. Il dut se résigner à composer avec.

— Vous auriez fait une p-prêtresse d’exception, lui concéda-t-il en s'escrimant à soutenir son regard, les m-mots importent peu avec un s-sens de l’observation tel que le v-vôtre. Dans certains cas, les confes-sions s’en trouveraient cert-tainement facilitées, poursuivit-il en déglutissant discrètement, je ne p-prétends rien savoir de votre rang, Madame, et red-doute simplement de com-mettre un impair.

Amaury ferma brièvement les paupières le temps de s’éclaircir la gorge. Il s’efforça ensuite de renouer le contact visuel.

— J’ai passé bien des an-nées sur les routes, comme je vous l’ai d-dit. Mon mentor me tenait à l’écart d-des maisons nobles dans lesquelles il se rendait. Je saluais de loin, m’inclin-nais respectueusement : voilà ce à quoi se limit-tait mon rôle. Ma place. J’ignore com-ment me comporter en présence de s-seigneurs, avoua-t-il en luttant contre l’envie furieuse de détourner le regard, assailli par la gêne, la honte ou la peur, je sais que je ne d-dois pas les frois-ser. Je m’y emploie avec vous au m-moyen de cette… distance imposée, de reg-gards dérobés, de mots murm-murés dans l’espoir de ne pas troubler votre quiét-tude ou votre environnement. Jamais, Madame, v-vous ne m’avez laissé présumer que m-ma présence vous importunait, que votre rang just-tifiait un tel repliement de ma part. Je l’ai s-seulement cru néces-saire. Toutefois, en dépit d’intentions que je pensais l-louables et d’ef-forts que je sais malhabiles, il semb-blerait que je vous ai froissée.

Pleinement conscient d’un comportement diamétralement opposé à celui de la veille, Amaury pouvait aisément s’imaginer la perplexité, voire l’incompréhension d'Esmée devant cet éloignement dicté.
En vérité, l’apparition du Comte et, par là même, le voile levé sur le statut de sa fille avaient altéré le regard posé sur elle. Pourtant, la jeune femme restait fidèle à l’image de douceur, de patience et de bienveillance révélée lors de leur rencontre. Le prêtre concédait ainsi à son interlocutrice une certaine forme de familiarité, qu’il avait alors naïvement attribuée à une petite caste de la noblesse. Le sentiment de vertige en la découvrant Vicomtesse n’en avait été que plus grand.

Plus qu’Esmée elle-même, c’était peut-être néanmoins son père qui avait précipité ce changement chez le religieux. Le Comte incarnait l’exemple parfait de ce que le peuple se figurait être un aristocrate : impressionnant, impassible, froid. De ces hommes que l’on ne souhaitait assurément pas contredire, décevoir ou désobliger.
Au fond, peut-être Amaury forçait-il déjà le comportement qu’il serait tenu d’adopter avec le propriétaire des lieux.

— Colère, honte, dégoût, reprit-il en esquissant un pas vers la Vicomtesse, un sourire désolé aux lèvres, ils s’entrem-mêlent si habilement qu’il m’est dif-ficile de les distinguer. Plus encore de savoir à qui ils s-sont destinés, évidemment, admit-il en poursuivant son avancée silencieuse, je ne me prét-tends imposteur qu’en votre bourgade, point en t-tant que prêtre, rectifia-t-il, je ne prét-tends pas davantage que la sympathie des hommes et femmes du convoi n’est d-due qu’à ma toge, mais plut-tôt que sans elle, il n’y aurait eu aucun échange. Soit que l’on n’ait p-pas vu le paysan, soit qu’il n’ait pas o-sé.

Le garçon s’immobilisa enfin. Un pas de plus, et sa proximité vis-à-vis de la Vicomtesse deviendrait inconvenante. Malgré les tremblements sporadiques de ses mains et leur moiteur, malgré les battements assourdissants de son cœur, un sourire étrangement calme semblait vouloir fleurir aux lèvres de l’ecclésiastique.
Comme si, délesté d’un masque, il se trouvait plus léger.

— Je vous le concède, je ne suis prison-nier que de mes pensées et de l’im-mage qu’elles me renvoient de moi. Il suffirait de c-croire le contraire pour m’en af-franchir, admit-il, conscient de ce que ce changement n’était aucunement aisé à opérer, les failles de m-mon masque sont-elles à ce point évidentes ? s’amusa-t-il en plissant les paupières, je ne pos-sède ni votre sens de l’observation ni votre t-talent pour paraître, Madame. C’est ainsi que je m-me suis fourvoyé en imaginant vos s-sourires sincères, quand vos regards jetés à t-travers les fenêtres témoignent au contraire d’une t-tristesse insondable.

Pour la première fois, Amaury avait franchement rompu l’échange afin de considérer cette ouverture porteuse d’espoirs. Il la contempla plusieurs secondes avant de reporter son attention sur la noble.

— La valeur d’un Homme ne se m-mesure pas au mal et à la douleur qu’il a end-durés. J’ignore d’ailleurs si les souf-frances provoquées peuvent perm-mettre à un individu de racheter ses torts. Celui que l’on marque, puis que l’on jet-te hors des murs, méritera-t-il, un j-jour, de retrouver tout ce qu’il a p-perdu ? Je n’ai pas encore de rép-ponse à cette question, déplora-t-il dans un froncement de sourcils éphémère, cependant qu’une décharge lui traversait le dos, comme un appel, je pense que les ém-motions nous permettent de réaliser que nous s-sommes en vie. La joie, l’impatience, le m-manque, la gêne, la tristesse, la d-déception. Autant de sensations variées qui b-bousculent une neutralité insipide. Peut-être ai-je t-tort de croire que le confort d’un f-foyer contribue à alimenter cette indif-férence, là où le froid la mal-mènera nécessairement. Lorsque vous avez p-porté votre regard à cette fenêtre, il m’a semblé comp-prendre que… la demeure vous op-pressait et revêtait l’allure d’une prison. C’est pour cette raison que j’ai sug-géré cette promenade. Quoi qu’il en soit...

Décroisant enfin ses mains, Amaury posa sa dextre sur son cœur, ferma les yeux, et s’inclina humblement devant la noble.

— Soyez as-surée que mes propos et mon at-titude n’avaient aucunement pour but de vous b-blesser, aussi vous prié-je de b-bien vouloir m’en excuser, Esmée.
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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyLun 2 Mai 2022 - 10:48
La colère de la jeune noble était à l'image d'un orage d'été, imprévisible et sourde. Gonflée de tout ce qu'elle taisait de ses désillusions, du mal et des souffrances qui ne s'exprimaient plus que dans le silence de ses rêves brisés. Ainsi, la chape qui pesait sur sa poitrine voulait l'étouffer alors qu'un souffle seulement désentravé de complexes aurait pu délivrer tout ce qui demeurait tapi dans ses entrailles. Malheureusement, Esmée ne voulait plus vivre qu'à moitié. Un choix qu'elle ne cherchait pas à justifier, mais qu'elle s'imposait pour n'avoir pas à dire son malheur. Parce qu'il n'appartenait qu'à elle ou parce qu'il était tout ce qu'il lui restait d'une époque heureuse, elle chérissait ce monstre et ses tortures avec une avidité désespérément malsaine.

Désormais éteint, le soleil de ses yeux d'or avait perdu de son éclat. Quant à son sourire, figé dans une trop sobre courbure, il n'était plus que le fantôme de cette convenance qu'elle voulait sauver à tout prix. Son regard désabusé lui piquait et son nez pincé d'une respiration contenue s'alourdissait de toutes ses émotions refoulées. Elle aurait pu se contenter de décliner son offre, en effet, mais elle avait souhaité lui faire mal. Injustement et tout à fait égoïstement, elle avait espéré s'en sentir mieux. Cependant, elle n'était pas de ces gens là. Son coeur n'était pas noirci par une bête agressivité et elle n'entendait pas s'avilir dans la déchéance. Non... Esmée était seulement triste. Blessée dans sa chair et jusqu'au plus profond de son être. Désabusée et finalement découragée par son incapacité à oublier.

- Je vous demande pardon Mon Père. Chargée de remords, sa voix s'éteignit dans un demi souffle. J'ai cruellement manqué de courtoisie à votre égard. Elle n'avait pas imaginé qu'Amaury puisse être rongé de questionnements. Elle n'avait pas même supposé qu'il s'efforçait de seulement "bien faire". Alors et tandis que pour la première fois il s'osait à l'observer sans plus s'en cacher, elle baissa la tête. Vous ne m'avez pas froissée. C'est juste que... Le soupir qui remonta depuis sa gorge lui brula jusqu'aux lèvres. Machinalement, elle en pinça l'ourlet savoureusement dessiné de sa bouche et recueillit le goût amer de cette nouvelle défaite sur sa langue. Pourquoi se montrait-il aussi conciliant ? Pourquoi ne lui avait-il pas permis d'enfin déflagrer ? Pourquoi ?!

Par tous les Dieu ! Par le feu, le sang, la lune et tous les astres ! Elle voulait crier. Elle voulait hurler jusqu'à s'effondrer. Se relever et se battre. Batailler et dire sa rage. La vomir pour enfin mourir. Disparaître dans le fulgurant d'une charge menée de front, plutôt que de dépérir dans l'agonie du décorum. D'ailleurs, l'idée lui était souvent apparue comme salvatrice. Alors manquait-elle seulement de courage quand le sépulcral de sa mémoire viciée par les cris et l'horreur lui rappelaient sa vie perdue.

Une fois de plus, le bouillonnant volcan de sa rage en vint à s'éteindre. Il reflua, lentement et se laissa engloutir par le seyant de sa raison. Elle avait subi toute une éducation pour en arriver là. Un façonnage impitoyable et oppressif qui l'avait sculptée dans le marbre de la bienséance. Un sourire de circonstance, un regard décoloré et une posture digne. Une façade impénétrable et lissée de bonnes manière. Des apparences... Esmée y revenait inlassablement. Elle se drapait dans leur immonde confort et se laissait engloutir par leur pâleur seulement pour n'avoir pas à affronter la réalité. La vérité pourtant lui était évidente et le constat cruel, mais réaliste de sa culpabilité se voulait incontestable. Esmée avait mérité son sort. Reste que si elle avait admis devoir renoncer à ses futiles espoirs, la noble se découvrait abominablement fière. Têtue et acharnée au point de s'en sentir coupable.

- Je n'aurais jamais pu être cette prêtresse d'exception que vous imaginez. Je suis croyante, mais invariablement pêcheresse. Les Dieux ne m'accorderaient pas la faveur de dire leur parole et encore moins celle de l'enseigner aux autres. Un pâle sourire accompagna ses mots alors qu'elle relevait enfin les yeux vers lui. Amaury s'était approché au fur et à mesure de ses explications et elle n'avait pas reculé. Elle avait suivi son avancée dans le discret bruissement de ses vêtements et dans le murmure de son pas amorti par le moelleux d'un tapi. Cependant, à présent qu'il avait admis de s'ouvrir et d'initier un peu de cette proximité qu'elle avait d'abord voulu lui imposer, Esmée craignait d'avoir à admettre ses propres vérités.

- Il n'est pas fissuré au point que vous ayez à en rougir... Votre masque. Se sentit-elle forcée de préciser avant de laisser filer un discret soupir. Je n'ai par ailleurs aucun mérite à m'attribuer quand ce que je vous livre de mon observation m'apparaît comme le miroir de mes propres fêlures. Colère, honte, dégoût, impatience aussi, révolte surtout. Parfois je m'ose même à croire les Dieux hostiles et acharnés. Elle marqua une pause et s'avança jusqu'à le rejoindre, rompant avec les convenances pour se tenir à ses côtés tandis qu'une nouvelle fois, son regard s'évadait à travers la haute fenêtre. Je suis triste, il est vrai. Pourtant, l'admettre ne rend pas la chose moins pénible. Un nouveau silence ponctua sa pensée avant qu'elle ne reprenne d'un ton chargé de contrition. La confession, malheureusement, a la limite de ses mots et il n'y a pas dans l'océan des littératures un livre unique pour confronter et défaire le désespoir. Il est pourtant ce qui nous ronge et qui, parfois, amène à prendre une décision radicale. J'imagine alors que chaque suicide se résume à un poème sublime de mélancolie. Une ode à la souffrance qui doit s'éteindre dans un dernier sursaut de fierté. Le chant de notre indignation, bien plus que celui de notre dignité, lancé aux pieds des dieux pour leur dire la rébellion qu'ils ont encouragé dans nos coeurs. Elle soupira tandis que son regard se perdait dans la contemplation du ciel. La Fange est un Fléau désespérant, mais face au silence des Dieux, ce sont les Hommes qui nourrissent leur propre désespoir de leurs actes, de leurs paroles et parfois de leurs seules pensées.

Elle avait bien sûr conscience du blasphème contenu dans son épilogue, mais ne sembla pas se soucier de ce que le prêtre aurait pu croire de son impiété. Ici ou ailleurs... Ce n'est pas tant le lieu qui fait le prisonnier. Souffla t-elle à demi voix. Nous en sommes tous là Amaury. À l'extérieur, le ciel demeurait couvert d'une épaisse couche de nuages. Un rayon de soleil s'insinua cependant entre deux renflements cotonneux pour illuminer l'horizon de ce qu'Esmée voulait voir comme un trait d'espoir. Allons nous promener. Convint-elle avant de tourner son visage vers le religieux pour cette fois pleinement lui sourire.


Dernière édition par Esmée de Sabran le Mar 10 Mai 2022 - 22:20, édité 1 fois
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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyMar 3 Mai 2022 - 13:04

« Faute de parler, on meurt sans confession »
Soudain immergé dans un vaste champ de fleurs aux couleurs mirifiques et aux fragrances capiteuses, Amaury rouvrit les yeux pour entériner la suggestion d’un froissement de tissu. Bravant les convenances, la Vicomtesse avait franchi le pas les séparant, insufflé à leur tête-à-tête un cadre intimiste propice à la confiance et aux aveux. Avec lenteur, le prêtre se redressa, contempla brièvement le profil de la noble, puis accompagna son regard, rivé à la fenêtre.

— Après vous, Madame, murmura-t-il finalement, dans un sourire inconsciemment rendu.

Sans bruit, le religieux suivit la jeune femme hors de la pièce, remonta le fil d’un trajet arpenté plus tôt, jusqu’au hall d’entrée où il enfila les vêtements et chaussures trempés par sa précédente escapade.
L’inconfort espéré arbora des airs d’évidence dès le franchissement du seuil, lorsque le vent s’engouffra par la capuche d’une tenue que le froid rigidifierait bientôt. Les timides rayons du soleil perçant ça et là l’épaisse couche nuageuse n’y changeraient rien, alors même qu’ils embellissaient le paysage de quelques reflets irisés confinant à l’irréel. Le garçon ne tarderait pas à ressentir de nouveau le gel au cœur de ses os. Pourtant, il se contenta d’en sourire en proposant son bras à Esmée, comme il ouvrait la marche d’un pas lent.

— Je ne con-nais pas un être humain qui n’ai p-pas fauté, affirma-t-il soudain, or, il me s-semble que les membres du Clergé ne sont jamais que des êtres humains.

La capuche jetée sur son crâne limitant le champ de vision de l’ecclésiastique, il n’aventura pas de regard vers son interlocutrice, mais sourit néanmoins de ses allégations.

— Il n’est de péché que les Dieux ne sauraient pardonner, sauf, peut-être, celui que l’on n’aurait confessé. Ainsi en va-t-il du suicide. Pourtant… je ne parviens pas à condamner ceux qui le commettent, avoua-t-il en plissant les paupières, vous y voyez un élan de fierté là où je ne décèle que du désespoir. Un dernier acte de rébellion contre une destinée intangible ou un monde injuste, sans issues possibles, où l’on se pense échoué, réinterpréta-t-il à l’aune de ses propres réflexions, les raisons associées à la plupart des suicides ne tiennent pas tant aux règles dictées par les Dieux qu’à celles prescrites par les Hommes. Il ne s’agit donc pas de s'insurger contre les Premiers, mais plutôt de se révolter contre les seconds, affirma-t-il d’une voix pleine de certitudes, les Trois n’abandonnent personne. Si l’on vient à se le figurer, c’est que l’on est fautif de les avoir rejetés en premier lieu. Il n’est alors plus question de se sentir seul, mais de le désirer, car les divinités sont immuablement présentes. En chaque chose et en chaque instant, poursuivit-il en soupirant doucement, le suicide n’est jamais qu’une souffrance provoquée qui pourrait être évitée. À l'instar de toutes les autres, certainement.

Comme le sujet s’imposait de nouveau, toujours, les mêmes questionnements resurgissaient. Tout supplice causé était-il un mal en soi ? Toute déchirure de l’âme ou du corps s’apparentait-elle inéluctablement à une blessure, lorsque les changements qu’elle inspirait s’avéraient bénéfiques ?
L’état de son dos, fût-il déplorable, n’attestait-il pas d’une résistance physique et mentale forgée par les années ? Souffrait-il seulement encore, lorsqu’il expiait ses péchés par le sang, alors que ce rituel s’était mu en une absolue nécessité ?

— Peut-être me fourvoyé-je, mais votre tristesse, votre rébellion et ces péchés que vous supposez inconditionnels me laissent penser que vous êtes de ceux-là, Esmée, hasarda-t-il à voix basse, comme pour atténuer la hardiesse de son propos, de ceux qui se croient abandonnés de Dieux prétendument hostiles et acharnés, quoique seuls les Hommes les aient dédaignés.

Les paroles de la Vicomtesse l’avaient guidé jusqu’à ces conclusions. La veille déjà, elle avait pu émettre des réserves, formuler quelques remarques attestant d’un effondrement de ce qu’il devinait avoir été des certitudes en d'autres temps. Pourtant, Amaury peinait à croire qu’une noble puisse être rejetée des Hommes, tel un vulgaire paria. S’il ne se trompait aucunement, de quel mal ses semblables l’avaient-ils alors affublée ?

Loin de fournir une analyse aussi pointue que celle de la jeune femme, ou de forcer une confession à laquelle elle n’avait aucunement souscrit, les propos du religieux se voulaient porteurs d’un simple constat. Peu désireux d’assouvir ce qu’elle pourrait assimiler à de la curiosité, il reprit sitôt la parole.

— Livrer ses s-sentiments ne les rend pas plus acceptables, vous avez r-raison. Ils ne sont que l’aboutissement d’une prog-gression mentale complexe, et représentent pourtant un début, affirma-t-il d’un ton moins solennel, presque amusé, l’ultime maillon d’un c-carcan, qui constitue lui-même la cause du désespoir. Supprimer celle-ci n-nourrit parfois la perspective d’aller mieux, mais pour y parvenir, il faut remonter chaque chaîn-non.

À en croire la Vicomtesse, ses conclusions ne découlaient que de la familiarité des failles constatées ; parce que la gêne évidente de l’ecclésiastique et tout ce qu’elle trahissait d’une dysphorie profonde s’étaient improvisés écho des cassures qu’elle possédait elle-même.

Le prêtre se figurait sans peine ce que le rang noble, conjugué à un caractère tel que celui de la jeune femme, pouvait engranger de frustration et, par là même, de colère, de honte, de dégoût, d’impatience et de révolte. Les certitudes du garçon s’envolaient néanmoins lorsqu’il s’agissait de deviner le destinataire d’une pareille rancœur. Il lui semblait proprement inconcevable qu’Esmée puisse se détester, mais que connaissait-il d’elle, pour l’heure, sinon la façade qu’elle renvoyait au monde, la plupart du temps ?

Abandonnant ces questionnements qu’il n’approfondirait qu’à l’initiative de leur auteure, l’homme de foi se concentra plutôt sur l’aveu le plus explicite que son interlocutrice lui avait concédé.

— Alors… souffla-t-il en délogeant sa main de sous sa cape pour rabattre sa capuche et ainsi tourner son visage vers son hôte, me diriez-vous c-ce qui vous rend triste, Esmée ? s’enquit-il dans un sourire avenant, tenez, par ex-xemple, la colère, la honte et le d-dégoût que je ressens puisent leur origine d-dans les incertitudes de ma naissance. De qui suis-je le f-fils ? Suis-je le fruit d’un ad-dultère ? Ai-je au m-moins été désiré ou ne suis-je qu’un ac-cident dont on ne se serait point d-débarrassé assez tôt ? Mon ab-bandon résulte-t-il des conditions de ma m-mise au monde ? D'un mal-heureux concours de circonstances ? D'un rejet incontesté ? énuméra-t-il sans que l’expression de son visage souffre de la moindre altération, la cause de mes res-sentiments se trouve en un vide id-dentitaire malhabilement comblé. Des failles demeurent. Elles g-grignotent l’existant et entravent l’inexistant.

L’aisance avec laquelle il s’était livré procédait du temps considérable accordé à ces interrogations. Apparues dès l'enfance, elles s’étaient multipliées et affinées au fil des années sans que le début d’une réponse ne lui soit concédé. Momentanément privé de ses chances d’avancer, Amaury n’avait ainsi plus rien à perdre à s’ouvrir aux autres. À tout le moins à ceux qui, comme Esmée, lisaient si facilement en lui. Il n’en restait pas moins conscient de la complexité de la tâche et s’évertua alors à tempérer sa demande.

— Vous n’êtes p-pas obligée de vous prêter à cet exercice, si v-vous ne le souhaitez pas. Il n’est ni aisé ni ag-gréable et peut nécessiter une approche person-nelle, avant d’envisager une discussion. Sachez s-seulement qu’au besoin, je suis l-là pour vous, lui assura-t-il en reportant son regard sur l’étendue immaculée qui n’attendait qu’eux.
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MessageSujet: Re: Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury   Faute de parler, on meurt sans confession ~ Amaury EmptyLun 20 Juin 2022 - 16:56
L'air frais et matinal balaya ce qu'il lui restait de contrariété. Depuis la veille, la neige avait recouvert l'intégralité du domaine et le paysage de son enfance devenu lunaire amena ses pensées à l'apaisement. Un presque sursis qu'elle savoura tout en laissant son esprit vagabonder par delà la ligne des arbres chargés de givre. À l'horizon pointait un nouveau jour et la lumière ouatée d'un ciel devenu cotonneux s'en faisait vélum chimérique. Dans l'allée habituellement bardée de bosquets feuillus, un tapis immaculé et tout juste parsemé de quelques cristaux scintillants invitait à la promenade. L'échappée espérée providentielle prenait ainsi l'allure de l'irréel, tandis que le soleil anémié par la saison hivernal en subjuguait le tracé. Elle inspira profondément et laissa sa poitrine se gonfler d'un peu de cette magie fantasmée. Une allégorie mentale et onirique que la Vicomtesse offrit à ses sens en fermant les yeux.
Vivre l'instant présent et s'en délecter comme s'il s'agissait du dernier. Un nouveau sourire naquit sur les lèvres de la jeune femme. Enveloppée dans un presque silence et seulement bercée par l’Éole, il lui semblait renouer avec l'essentiel. Ainsi redécouvrait-elle le précieux d'un moment de quiétude. Une sérénité équanime que, grâce à la présence d'Amaury, elle se figurait partager avec les Dieux. Encore fallait-il qu'elle entende et s'accorde avec son propos quand bien même il venait contredire ses précédentes affirmations. L'humour aida toutefois à tempérer l'homélie et Esmée en vint à sourire plus largement.

- Vos arguments m'obligent à admettre tout le sophisme de mon exposé.

Revenus à leur précédente observation, ses yeux glissèrent vers la silhouette du prêtre. Teinté de malice l'or de ses prunelles s'armait ainsi d'espièglerie seulement pour capturer le fond d'une pensée jugée trop accomplie. La prêtrise n'était rien d'autre qu'un sacerdoce. C'était tout du moins ce que la théorie voulait confirmer. Pour autant, Esmée entendait l'exhortation prêchée dans la démonstration. C'était là la force d'un culte lorsqu'il s'assortissait d'esprits brillants. C'était là sa dangerosité, quand il se hérissait de leurs failles. Après tout il l'affirmait : les membres du Clergé n'étaient jamais que des êtres humains.

- Je vous remercie, Amaury, d'amener la réflexion dans ce que je pensais incontestable.

Elle s'était amarrée à son bras sans le moindre embarras et avait doctement écouté chacun de ses mots. Les arguments qu'il lui opposait étaient empreints de réflexion. Le sensé s'invitait dans son discours, aussi sûrement qu'il s'amarinait de convictions. S'il avait raison et même s'il avait tort, sa Foi était telle qu'il ne pouvait se voir contredit. Dans le cas d'Amaury, il n'y avait pas lieu de s'en inquiéter. Le jeune homme, malgré tout ce qu'il charriait de doutes, avait le coeur juste et assurément bon. Mais qu'en était-il de ceux qui, plus ambitieux et moins respectueux, savaient s'insinuer dans l'esprit de personnes normalement destinées à dire le droit ? À quel confident les grands de ce monde offraient-ils leurs confessions ?
Le visage dissimulé sous l'épaisse capuche de son manteau doublé de fourrure, Esmée considéra cette menace pour la première fois. Elle en vint même à la personnifier dans ce que le Temple s'offrait de luxe et de luxure. Les dernières nouvelles étaient alors à considérer sous un nouveau jour. Un frisson dévala le long de son dos. Un spasme que le religieux aurait pu percevoir, mais qu'il ne manquerait pas, elle en était convaincue, de rattacher à leur discussion en cours. Aussi, lorsqu'il prit le parti de directement l'interroger, elle admit de relever son visage vers lui.

Un soupir fluctua pour mourir sur ses lèvres, alors qu'elle voyait l'abnégation dans ses yeux clairs. Elle était sur le point de lui mentir et elle le ferait sans ciller. Son regard ancré dans le céladon de ses prunelles, elle déglutit l'appel de sa culpabilité et opina simplement du chef. La question n'en demeurait pas moins substantielle. Que pouvait-elle lui livrer de son histoire ?
Le silence qu'elle lui opposa à la mesure de ses tergiversations se voulait explicite. Rien ne serait jamais plus évident et tout resterait à présent dissimulé. Un sourire, un regard, la main qu'elle posait finalement sur son bras pour espérer attirer son attention, tout ne pouvait plus que se draper dans les apparences.

- Vous avez raison. S'entendit-elle finalement déclarer. Et même si ma pensée n'a pas eu le temps d'aboutir encore, elle s'engage sur le chemin que vous m'évoquez à travers votre propre expérience. Je pourrais alors vous dire dès à présent ce qui me rend triste. Je pourrais vous parler de ce que j'ai vu. Vous raconter les cris et le sang. Un fugace sourire et un souffle expiré dans le simulacre d'une affection pourtant éprouvée. Mais à quoi bon ? J'ai vu l'abject, le monstrueux et l'horrible... Et quand au coeur même de l'horreur son visage m'a semblé plus amical que celui de nos semblables, j'ai espéré qu'il en vienne à me cueillir. J'ai souhaité ma mort. Je l'ai appelée de tous mes voeux. Pour que tout s'arrête. Pour ne plus entendre les cris, pour ne plus jamais éprouver la peur et la douleur de l'âme. Une nouvelle et profonde inspiration, un autre regard cette fois voilé de larmes. Pensez-vous, Amaury, qu'une telle confession aidera à soulager ma conscience ? Le croyez-vous alors que je ne comprends toujours pas pourquoi tout cela est arrivé ? Pourquoi les Dieux ont souhaité si durement nous éprouver ? Pourquoi ils ont laissé faire cela ? J'ai perdu ma mère, mes deux frères, mon... Un presque sanglot engloutit le seul mot qu'elle se trouvait toujours incapable de dire sans faillir. Et pourtant j'espère leur miséricorde aussi sûrement que je crains leur courroux.

Elle relâcha son bras et laissa sa main revenir à sa place, avant d'initier un pas pour reprendre leur marche. L'espace d'un instant elle avait été sur le point de dire toute sa pensée. D'exposer son amertume et toute son indignation quand elle avait sacrifié jusqu'à son existence seulement pour satisfaire au dogme.

- Alors j'attends vos mots, Amaury. Je les attends avec l'espoir qu'ils me donneront tort lorsque j'affirme notre monde perdu.

Le prêtre n'eut cependant pas le temps de répondre à l'interrogation, alors qu'un garde affecté à la protection du domaine de chasse arrivait à leur rencontre. Son teint blêmi par l'angoisse voulait décrire l'urgence d'une situation dont l'impératif s'invita dans le ton de sa voix.

- Mademoiselle de Sabran, Mon Père. L'homme d'armes les salua tour à tour, avant d'agiter une main fébrile en direction de la demeure. Vous ne pouvez pas rester là. Retournez à l'intérieur. La tempête a créé une brèche dans la palissade, à l'Est. Des fangeux ont été vus à quelques pas de Choiseul. Le Comte est sur place et je suis chargé de rassembler les volontaires.



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