La noblesse, le clergé, le tiers état. Trois castes, trois mondes ; les uns détenant pouvoir et connaissances pour ne plus laisser aux autres que les miettes et le labeur.
Les prêtres affirment savoir, mais seuls les nobles décident. Ainsi, ces deux élites se mêlent parfois, tantôt dans l’adversité, lorsqu’ils s’allient dans l’estime de leurs privilèges respectifs, tantôt dans la rivalité, lorsque les premiers ou les seconds entendent outrepasser leurs prérogatives. Est-ce alors une tare que de se penser meilleur sachant qu'autrui ? Certainement pas davantage que de croire aveuglément des Hommes bouffis d’orgueil, se prétendant envoyés des Dieux.
Esmée possédait l’humilité nécessaire à l’ouverture et à la compréhension. Elle admettait ne pas tout connaître et, le cas échéant, reconnaissait avoir tort. Était-ce néanmoins ce qu’il avait jamais soutenu ? Amaury n’en gardait pas le souvenir, et cependant que la jeune femme concédait des égarements au sein d’un raisonnement qui lui paraissait pourtant juste, il écoutait. Ses résolutions, ses doutes, ses cauchemars, ses hontes, ses souffrances, ses craintes.
Rien n’avait échappé au prêtre, comme il emboîtait le pas à la Vicomtesse. Soigneusement, le garçon ramena sa capuche sur son crâne, battit des cils givrés par le froid ambiant, cultiva un nouveau silence, propice à la réflexion, que l’intervention soudaine d’un garde se chargea d’interrompre.
D’un signe de la main, Amaury invita aussitôt la noble à reprendre leur marche et rectifia leur itinéraire en direction du pavillon. Quoique bref, l’enlumineur mit à profit ce trajet pour exposer ses dernières pensées.
— Vous semblez c-croire, Madame, que mes paroles portent le vrai quand elles n-ne sont qu’hypothèses. Vos observations, conv-victions et expériences de vie ne sont pas m-moins légitimes que les miennes au seul motif que j-je suis clerc. Le Temple possède un puits de con-naissances que je m’emploie à explorer d-depuis mon plus jeune âge. Je présume pourtant que vous êtes p-plus cultivée que je ne le suis et disposez d’armes p-pour savoir aussi bien, sinon mieux que moi, déclara-t-il d’une voix éteinte par l’inquiétude portée par l’annonce du garde, et quand b-bien même il y aurait une part de juste dans m-mes paroles, faudrait-il néces-sairement supposer les vôtres er-ronées ? Ce n’est pas à vous que j’apprendrai les n-nuances de notre monde. Soutenir que le vrai ap-pelle le faux, que la force appelle la faiblesse, le r-réduit à une dichotomie dont il est d-dépourvu. Je ne prétends pas p-prêcher la vérité en tempérant votre propos, m-mais ne cherche qu’à faire évoluer ma propre pensée. J’aime à c-croire que nous avons tous une perception dif-férente de la vie et de ce qu’elle recèle. Qu’il n’y a p-plus précieuse richesse que d-de partager ces expériences.
Bercé dans un milieu où l’imaginaire occupait une place prépondérante et comblait ce que lui-même ne connaissait pas, Amaury cultivait une certaine forme de naïveté réductrice, s’affranchissait de plusieurs obstacles naturels, à commencer par le tempérament des Hommes. D’aucuns s’attendrissaient d’un tel penchant, devinant, derrière les traits du clerc, l’ébauche d’un jeune garçon qui n’avait pourtant jamais existé. D’autres s’amusaient de ce qui ne leur inspirait que du ridicule.
Quelle que puisse être la réception de cette étrange manière de vivre, elle s’était peu à peu muée, chez l’enlumineur, en une absolue nécessité. L’écrin d’un espoir portant chacun de ses pas vers le lendemain, l’empêchant d’appeler de ses vœux un inexorable prématuré.
— Je suis navré, Esmée, de r-raviver de la sorte de si d-douloureux souvenirs. Je le suis d’autant plus que j-je reste impuissant à al-léger votre fardeau, en dépit de vos confessions. Prétendre c-comprendre votre tourment serait mentir. Comme j-je le disais, chacun nourrit sa propre vision du m-monde, mais quand bien même nous la p-partagerions, je n’ai jamais vécu ce que vous avez end-duré, avoua-t-il dans un murmure entretenu par le spectre de larmes qu’il avait aperçues et provoquées, sans en détenir le droit, je suis également n-navré de vous décevoir, car c’est inéluctablement la déception que v-vous inspirera mon propos, poursuivit-il, de certitudes, je n-n’en possède aucune, Madame. Pourquoi la Fange ? Com-ment est-elle apparue ? Qu’est-elle ? Impuis-sants face à elle, nous ne pouvons que nous échiner à survivre sans n-nous montrer encore capables de la comprendre. Les Dieux sont-ils à l’origine du fléau, entendant ainsi nous punir pour nos péchés ? Subissent-Ils cette calamité, parce que notre foi ne suffit plus à Leur donner la force de l’éradiquer ?
À l’approche du seuil de la bâtisse, Amaury osait verbaliser des interrogations qui l’occupaient parfois, lorsque son esprit vagabondait. Cependant qu’il cherchait des explications parmi les modestes connaissances à sa portée, il lui arrivait de questionner l’essence même des Trois. Le garçon se demandait alors si leur existence ne dépendait pas des Hommes, aussi certainement que le sort de l’humanité dépendait du divin. Les Dieux surpassaient-ils réellement les lois naturelles, édictées par leurs soins ?
— De questions, je n’en m-manque pas non plus, mais les réponses se d-dérobent. Je sais néanmoins, et vous me l-l’avez encore prouvé, que les ap-parences ne sont que tromperies, tempéra-t-il en se forçant à retrouver un sourire, cependant fané, que derrière un doux m-minois peut se cacher un cœur en peine, en p-proie au désespoir et à la rébellion. Que sous une toge respectable peut se t-trouver un pécheur brisé. Que par-delà la beauté d’un paysage im-maculé se tapit la cruauté d’une saison imp-placable, pourtant indispensable au renouveau. Mourir, r-renaître. N’est-ce pas là un cycle im-muable devant lequel nous, choses, êtres, som-mes tous égaux ? Je vous l’ai dit, Madame : de certitudes, je n’en ai aucune. Peut-être vos af-firmations ne sont-elles que le r-reflet de ce que vous décelez d’apparences. Peut-être s-sont-elles véridiques, au contraire. Si, néanmoins, notre m-monde devait courir à sa perte, il ne s’agirait jamais que d-d’un monde parmi d’autres. J’aime alors à croire que le s-suivant sera plus beau… Sans doute pour rendre n-notre existence moins vaine.
De silences respectueux en longs discours, de haltes salvatrices en pas irréfléchis, Amaury s’immobilisa devant les portes du pavillon. Cette promenade avait-elle réellement apaisé ce qu’il avait perçu de tensions ? Il semblait au prêtre qu’à une émotion néfaste s’en était simplement substituée une autre. N’aurait-il pas mieux valu entretenir l’illusion de ce que la seule présence de la Vicomtesse suffisait à le mettre mal à l’aise, plutôt que de la forcer à se confronter trop tôt au goût âcre de souvenirs éprouvants ?
Un soupir franchit le seuil de ses lèvres lorsque le garçon leva les yeux sur son interlocutrice.
— J’ignore en quoi les mots allègent la conscience, Madame. Le fait est que faute de parler, l’on meurt sans confession. Or, il se murmure que les Dieux se montrent cléments vis-à-vis de ceux qui osent verbaliser ce qu’ils estiment être des torts. Ainsi, quiconque craindrait Leur courroux serait certainement bien avisé de livrer un pan de son cœur à un prêtre, ajouta-t-il dans un sourire attristé, comme il ouvrait la porte du bâtiment, mettez-vous à l’abri, Esmée. Je vais p-prêter mon modeste concours à Monsieur votre père.
Avec le respect excessif imprégnant chacun de ses gestes en une noble présence, Amaury s’inclina devant la Vicomtesse, puis se détourna pour rejoindre le garde.
La neige craqua plusieurs fois sous leurs pieds, cependant qu’ils disparaissaient dans une tempête de flocons.