Sujet: Des rémanences d'un âge perdu Dim 12 Juin 2022 - 1:15
Des rémanences d'un âge perdu | Printemps 1167
Langlois referma la porte de ses quartiers sur ma sortie sans esclandre, après une épuisante négociation visant à offrir un toit temporaire aux miliciens sous mes ordres. Les autres mathurins se débrouilleraient bien pour louer une pièce à dormir à l’auberge locale, ou se faire inviter par les donzelles des faubourgs du Labret. À moins qu’ils n’optent pour leur habituel branle au fond de leurs familières cales, désormais chargées d’un important convoi pour Marbrume la Déshéritée. D’un ample geste, je ramenai l’épaisseur souple de ma cape sur mon épaule gauche tout en éprouvant la pente drue de l’axe séparant la carrière d’Usson et son centre-ville. D’aussi loin que je puisse me souvenir, ma dernière visite dans ce bourg du Labret datait d’avant les événements du couronnement discutable du Duc de Sylvrur, d’avant la Fange elle-même. Son ridicule petit port incarcéré dans les falaises d’albâtre de la carrière ne me poussait pas à m’y attarder davantage depuis, ces régions du duché ne m’étant que vaguement familières. Ce jour faisait exception. Des retards logistiques avaient embourbé le bon fonctionnement de l’intendance, et clouaient la Manticore à quai le temps de quelques jours de désengorgement. Tout juste ce qu’il me fallait pour ordonner à Avila, bosco à l’efficacité sans pareille, de garder mes hommes à l’œil et d’inspecter la coque et la voilure à la recherche d’avaries à gérer urgemment. Peu enclin à partager mes nuits agitées à tout le dortoir bondé de la caserne, je tachai de m’en éloigner tout en prétextant une balade digestive au crépuscule d’un déjeuner frugal composé à grande majorité de pain frotté à l’ail et de faisselle salée. C’est entre le relais du village et les marches balayées du temple que je reposais mon pas pour inspecter la grand place d’Usson, et le puits en son œil. Un charmant village qui avait subi de terribles événements en relation à une eau souillée par la Fange et une envolée de contaminés. Un mystère qui, si j’en crois ma mémoire, n’eut trouvé aucun coupable à pointer du doigt, au grand dam je suppose des familles concernées.
En ce tout début d’après-midi radieux, l’on allait et venait de chaque recoin du village. Transportant du matériel au creux d’une brouette, soutenant un cabas de jute rempli de légumes, le tumulte y était bien différent de celui de Marbrume, bien plus paisible en dépit de l’histoire récente. C’était cependant sans compter sur les regards torves me fustigeant, prétendu étranger fortuné venu faire irruption dans leur quotidien réglé comme du papier à musique. Les éléments de mon genre ont pour ces petites gens plusieurs tares : celle d’être mal né. Et celle d’être bien-né. Les battants doubles de l’auberge émettent un brouhaha sourd alors que l’on vient armé d’un balai me chasser du perron, au risque d’effrayer la clientèle potentielle. Il était de ces marques d’irrespect que je ne tolérais pas : et celle de me prendre pour un misérable cancrelat en faisait aisément partie. La dondon grasse et échevelée ayant revêtu son plus seyant tablier gris ne s’agita qu’un instant sous mon nez, remarquant bien rapidement la richesse de mes étoffes et la qualité de mes pierreries serties sur leurs anneaux d’or. Avait-elle véritablement l’intention de bouter un comte hors de son palier qu’elle aurait souffert l’intervention d’une milice n’ayant pas à cœur de contrarier les hautes instances de ce monde. Ou ce qu’il en restait.
L’échange passé, et pas moins contrariée par ma décision de rester sur place encore quelques instants, la cuisinière s’échappait à notre conversation prétextant un repas sur le feu. Alors, las, je m’engageai dans le prolongement de l’artère principale, contournant l’échoppe d’un boucher dont le fumet du gibier embaumait les alentours. La voie que j’empruntais menait aux chemins boisés de l’orée forestière, protégés d’un astre de plomb par la canopée frémissante des arbres verdoyants. Une brise frêle s’engouffrait parfois entre leurs bras dressées à l’égard de déités révérées, emportant avec elle le murmure du feuillage touffu. Le soleil brûlant amorça avec moi un jeu puéril, se dissimulant derrière les larmes de jade de ces colosses enracinés et m’éblouissant parfois lorsque je levais le nez au ciel. Et tandis que mes pas marquaient la terre battue sous mes bottes de cuir, et que mon oreille aguerrie ne pouvait s’empêcher de guetter l’approche d’un ennemi, je me remémorais…
Combien de fois Anna et Auxence avaient eux aussi profité de cette chappe rafraîchissante lors de chaudes journées estivales ? Ce même trajet dût assurément leur évoquer la senteur de leurs vacances saisonnières, le parfum des activités de plein air, la gaieté de longues conversations amicales, l’excitation des parties de chasse à venir. Mes obligations auprès du duché de Morguestanc m’avaient tant de fois éloigné de ces petits plaisirs mondains qu’il m’était presque plaisant de songer à cette rétrospective au goût amer. Au loin, quelques maisonnées poussaient comme des champignons hors de haies laissées à l’abandon depuis le Fléau… Cette simple notion fit courir une goutte glaciale le long de mon échine, et les manigances de la frondaison de raidir ma nuque alors que la secousse d’un buisson me fit bondir. Jetant à terre mon encombrante cape endeuillée, mes genoux fléchirent, prêts à accuser la mort sans pour autant l’accepter de fait. La senestre à mon côté droit, fusée de mon cimeterre emprisonnée dans ma poigne tendue, mes pupilles dilatées par une peur viscérale balayèrent les environs, sur le qui-vive. Je me rendis bien vite compte qu’un lièvre s’était enfui à mon approche, se ruant dans un épineux cause de mon trouble apparent. Et je pestai.
Ma pèlerine ramassée d’un geste vengeur, je l’époussetais sur quelques dizaines de mètres encore, et me rendis compte par un bien étrange fait qu’il était déjà une lieue entière que j’eus parcourue. Car le sentier qu’il m’eut été donné d’emprunter à plus d’une moitié n’était autre que la rémanence d’un âge perdu, celui où autrefois, nous nous rendions au Domaine de Choiseul, ce manoir reculé respirant l’arrêt de la clepsydre sur les tortures du monde. J’en franchis presque le seuil qu’enfin je m’arrêtai à la lisière de sa cour dorlotée par la nature environnante, sans chaos ni désordre.
Et mes sentinelles smaragdines de capter, à l’angle d’une vertigineuse fenêtre, un rideau ballotant au passage d’une âme dont je n’avais rien décelé si ce n’est l’écho.
Dernière édition par Lazare de Malemort le Jeu 7 Juil 2022 - 21:05, édité 1 fois
Icare de SabranComte
Sujet: Re: Des rémanences d'un âge perdu Mar 28 Juin 2022 - 15:28
Les beaux jours ont choisi de s'annoncer au-dessus du Morguestanc. Radieux, le soleil en devient pénible pour ceux qui ont la charge de renforcer les défenses d'un domaine reconquis. Choiseul a changé. Son parc, ses allées, la forêt qui borde son pavillon de chasse et les quelques fermes qui aident à son quotidien tiennent aujourd'hui compte des impératifs qu'impose le Fléau. La Fange a apporté son lot d'exigences pour ceux qui ont la survie de l'humanité à coeur. Icare de Sabran a la prétention de se compter au nombre de ces gens là. Il n'est bien évidemment pas question de bonté, d'altruisme ou de toute autre forme d'abnégation. Non, le Comte natif s'oblige seulement à parfaire son existence dans un monde devenu difficile pour tous, et même pour les mieux lotis.
L'offense se veut cependant grande quand il constate l'indifférence de la plupart de ses pairs. Nombre d'entre eux ont oublié leur premier serment et la plupart se contente de végéter, bien installée sur des acquis qu'ils n'ont pas eu à mériter. Le nouveau Roi, lui-même, gagnerait à se montrer plus utiles quand ses fils n'ont pas même mis un pied hors les murs depuis des mois sinon des années. Icare s'en convainc. Son récent séjour à Marbrume lui a donné à réfléchir. Et s'il a d'abord contesté les dissidences nées dans quelques esprits rebelles, il se prend aujourd'hui à comprendre leur point de vue.
Pour autant, prétendre qu'il partage leurs attentes et ambitions tient de la calomnie. Icare croit en une noblesse forte et se désespère seulement de l'affligeante inutilité de la plupart des gentilshommes encore en vie. D'ailleurs, les grands penseurs de ce monde ont certainement péri en même temps que les combattants aguerris. C'est tout du moins le constat que le noble s'est pris à dresser à l'occasion de son passage à l'Esplanade. L'absurdité des conventions qui ont aujourd'hui cours dans ce que certains osent encore appeler "le dernier bastion de l'humanité" le désespère et il mise à présent sur un probable bouleversement.
Si cette pensée ne l'a pas encore tenu éveillé pendant plusieurs nuits, elle en est arrivée à l'obnubiler. Derrière son bureau rustiquement taillé dans le bois d'un érable rouge, il rumine. La protection de ses avoirs, la sûreté de ce qu'il lui reste de famille, le bien être de ses gens sont autant de sujets qui lui tiennent à coeur. Les nouvelles réceptionnées à son retour le laissent pourtant pessimiste et inquiet. Il a cru à l'inaction des représentants des hautes sphères, mais il a compris leur jeu dissimulé et fourbe. Un bilan qu'il dresse sans tempérance et que son caractère force à pressentir dangereux.
Sa main reste alors suspendue au-dessus du courrier qu'il compte adresser à la Duchesse de Crèvecoeur. Entre ses doigts, la plume précédemment trempée dans l'encrier tourne et bientôt, elle goutte sur le vélin. Le constat de cette misère lui arrache un juron, mais se sont surtout trois coups frappés précipitamment contre la porte de son bureau qui lui font relever la tête.
Invité à pénétrer dans la pièce d'une voix sèche, le serviteur tarde à s'incliner. Rien de grave aux yeux du Comte qui connaît la valeur du gredin. C'est un homme d'arme bien plus utile à la défense des terres qu'à leur décorum. Aussi quand il lui annonce qu'un probable malfamé a pénétré sur ses terres, le Comte de Sabran ne se perd pas en tergiversations. Il se redresse et quitte son siège. Abandonne la plume sur le parchemin d'un courrier tout juste commencé et attrape son arme toujours à portée. Si la crapule imagine trouver ici âme sensible à truander, il va se voir bien reçu. C'est donc d'un pas martial qu'il rejoint le perron de la demeure, son garde sur les talons.
Lazare de MalemortComte
Sujet: Re: Des rémanences d'un âge perdu Mer 29 Juin 2022 - 2:19
Des rémanences d'un âge perdu | Printemps 1167
Je devais m’y attendre.
Il fut un moment de battement entre les premiers brins de mes cheveux dépassant d’une haie de l’enceinte du domaine, et l’instant où l’on m’accueillit. Quelques minutes tout au plus où je m’invitais sans trop d’indiscrétion dans l’allée centrale, terreuse, bordée de jardinières quelque peu laissées à l’abandon. Car depuis l’avènement du Fléau, rares sont les cours et les pépinières à avoir été entretenues, l’esthétique de nos manoirs pesant guère plus que la bise dans la balance de nos priorités. Tout du moins des priorités de ceux qui, occupés à survivre aux lisières du bois, n’avaient que faire du faste de leurs façades ravalées ou des variétés florales embaumant leurs promenades pédestres. L’endroit n’en perdait pas en charme, un qui, je devais l’admettre, me seyait bien davantage que les linteaux feuillés d’or et les arbustes taillés. Il était dans ce paysage loin de la désolation mais amantelé d’une inordination naturelle quelque chose qui m’était séduisant, un souvenir familier m’évoquant les atours pandémoniques de Malerive qui ne se prêtaient point à l’élaboration d’un panorama distingué. Ses hautes concrétions volcaniques d’un autre temps lui avaient valu mon nom, une morsure sinistre sur le détroit ayant depuis longtemps perdu sa véritable identité.
C’est peut-être ce que je recherchais ici, encore, poursuivant les vestiges d’un memorabilis égrené tout comme les miettes de pain que l’on servirait aux sternes pour tout repas. L’identité de mes ambitions d’antan, la verve d’un moi inhumé sous les cendres des miens. Je n’allais pas m’aventurer au-delà de la charmille, bien que l’envie me soit tentante, car il m’avait semblé repérer l’aléa virevoltant de ce drapé de coton au carreau d’une fenêtre. L’endroit était habité, encore. Par qui. Par quoi, peut-être. N’était-ce pas là une question de bon sens ? Tant eussent péri qu’il me semblait légitime de me croire en présence d’un opportuniste, toutefois, je ne me savais pas plus dans mon droit d’outrepasser les statuettes dardant mon dos depuis l’orée de l’ouillère. Lorsque le battant principal s’ouvrit d’une volée sèche mais sans bruit, mes épaules se ragaillardirent dans l’optique première d’un affrontement qui se voudrait verbal. Deux hommes quittèrent le châtelet, leurs fourreaux en évidence et les paumes ancrées à leur base. Si le second ne m’évoquait rien d’autre qu’un garde ducal de l’époque révolue à laquelle je songeais plus tôt, celui qui le précéda m’arracha un vague arc de sourcils.
Je ne m’étais attendu à revoir le pas si distinct de cet oligarque des temps anciens, ce faciès si fin qu’il paraîtrait à mes yeux androgyne ou cette barbe éternellement mince – en comparaison de l’épaisseur dévorante de celle qui faisait le contour de mes lèvres – bordant ses mâchoires serrées de pugnacité. L’hôtel favorisait bien sûr ma mémoire, y associant davantage son propriétaire que l’inverse, si bien qu’il m’était difficile de me tromper quant à reconnaître le Comte de Sabran et son flegme déterminé. Alors qu’il s’avançait de deux pas lorsque j’approchais d’un, je cessai ma progression pour mieux me planter sur la frontière d’une demi-lune de gravillons accolée à son perron, à distance de dialogue.
— Aurais-je espéré meilleur accueil que je me serais grimé de mes plus beaux haillons.
Mon sarcasme ne résonna pas de sa pointe de malveillance habituelle, je me surprenais plutôt à plaisanter pour amollir sans doute le fait que l’on s’apprête à m’occire d’un coup d’estoc. Le serviteur, chevalier, qui qu’il soit sous le vent du maître des lieux, me dévisageait d’une mine pour le moins méfiante quoi qu’il demeura en laisse à la cheville de son chef d’orchestre. Mes paumes ouvertes en signe de paix sous le niveau de mes hanches, je leur assurai n’être ni armé – outre le duo de lames à mon ceinturon –, ni menaçant. Et puis, n’étais-je pas venu seul ? Il me fallait avouer que cet argument ne jouait guère en ma faveur, à avoir été assez fou pour m’être aventuré si loin des renforts par inadvertance, j’y avais risqué ma vie. La preuve de mon irénisme présentée, je revins nouer mes doigts bagués d’or blanc et de pierreries sous mon échine, l’émeraude de mes sentinelles prédatrices décortiquant les stigmates du temps gravés sur la mine fermée de mon hôte imprévu.
— Sachez pardonner cette visite impromptue, monsieur. Elle fut aussi indélicate que désormais surprenante.
Il était véridique que je me fus présenté tel un brigand aux abords de la résidence de Choiseul, mais je gageais que l’on me pardonne aisément cette… appelons-la maladresse. Accoutré d’une chemise claire jurant avec mon teint d’airain rentrée dans des chausses sombres, la cordelette de ma cape de même augure se promenait en travers de mon torse ainsi mon ceinturon d’armes de biais sur mon bassin. Une allure de forban que je devais à un long périple en mer et ne se prêtait guère aux mondanités auxquelles je devais m’apprêter à jouer.
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