Une livraison pour les de Sabran

11 février 1167 :

Nom d'un fangeux borgne et unijambiste, j’avoue avoir été surpris par mon exil de Marbrume, moi qui m’attendais plutôt à des félicitations. Je suis sûr qu’avec le temps, les autorités se rendront compte de leur erreur, ou encore que Victor de Rougelac, mon allié réussira à me faire réintégrer les rangs de la noblesse. Il faut juste que je me montre patient et comme j’ai maintenant un peu de temps devant moi et un petit pécule, je vais pouvoir me lancer dans une affaire.

Bien sûr travailler pour un noble, ce n’est pas quelque chose de normal, mais j’ai décidé de faire cette petite entorse aux usages, puisque j’ai perdu, sans aucun doute provisoirement, mon titre de Chevalier. Comme je suis un guerrier accomplis, je ne vais pas me lancer dans le marchandage ou d’autre activité aussi vulgaire, mais plutôt dans le mercenariat. En plus, j’aime bien voyager, ce sera faire d’une pierre, deux coups.

C’est pourquoi quand un convoi doit quitter les faubourgs de la capitale pour rejoindre le Labret et plus précisément le village d’Usson, j’ai sauté sur l’occasion. Avec ma carrure, il a été facile de me faire embaucher par le chef de la caravane et après un voyage de plusieurs jours, remplis de danger et la perte de deux autres mercenaires ayant eu la témérité d’attaquer une goule, nous arrivons à destination.

La paye est plutôt bonne, mais je ne refuse pas le bonus que l’on me propose de faire une dernière tâche, accompagné un des chariots directement à la résidence des de Sabran. Ce nom me parle un peu, ce sont des nobles, dont une grande partie a été tuée lors du couronnement du Roi, le premier mai de l’année dernière.
J’ai entendu dire qu’ils habitaient le prestigieux pavillon de chasse des Choiseul, sûrement pour des raisons de sécurité, même si pour moi, il s’agit d’un mauvais calcul, le Labret est très loin d’être sécurisé. Mais je me rappel d’un détail sympa, j’avais eu pour consigne de punir le fiancé de sa fille, pour je ne sais quelle raison, Victor ne m’ayant pas donné les détails et comme d’habitude, je n’ai pas posé de question.

J’arrive donc, le sourire aux lèvres, au niveau de la belle demeure et je frappe à la porte, le chariot avec son conducteur étant à une dizaine de mètres derrière moi. Dès que l’on m’ouvrira, j’indiquerai :

Je suis Desmond de Rochemont, j’ai ici le chargement commandé par le Comte.

Choiseul est un vaste domaine, tout du moins en théorie. Avant l'apparition de la Fange, il recouvrait une large portion de terres cultivables et englobait plusieurs hectares de forêts. Des bois qui, aujourd'hui encore, regorgent de gibiers et qui fournissent une bonne partie des matériaux nécessaires à la construction des palissades au Labret. Cependant, c'est à Marbrume que demeurent l'essentiel des artisans encore en activité. Si le Labret a connu une certaine affluence depuis la reconquête, l'endroit demeure peu sûr. La Fange, très présente, force à la prudence et bien des ateliers n'ont pas encore repris leur activité.

Par chance, Usson n'est pas qu'un village bouseux où résident les cul-terreux malchanceux de la rafle. Certains sont ici par choix et travailler avec eux permet de faire avancer les choses. À son arrivée ici, le Comte de Sabran a rapidement identifié ces gens pour s'en faire des alliés. Aujourd'hui, il s'associe aux objectifs du Sergent Langlois et cherche à consolider les murs de bois qui tiennent les fangeux à l'écart des habitations.

Son statut, ses relations et ce qu'il lui reste de fortune ont ainsi contribué à assoir son influence dans le petit bourg. Icare de Sabran, comme il l'a fait lorsqu'il résidait encore à Marbrume, s'efforce de se faire un nom et une réputation. Pour cela, il use de son sens tactique et veille à se rendre indispensable. Même s'il sait que le Roi ne laissera pas Usson sans défense (ce serait une terrible erreur), le noble contribue à l'effort de survie en passant régulièrement des commandes en son nom propre. Il le fait avec l'assurance d'y gagner quelque chose, mais également avec le souci de maintenir un niveau de vie décent à sa fille.

Ce sont donc plusieurs caisses qu'il attend de voir arriver à Chanteloup. Il sait que le convoi a quitté la grande cité il y a plusieurs jours. Alors quand ses éclaireurs l'informent de l'arrivée de la petite caravane, il est déjà prêt à les recevoir.

Devant la belle demeure, sa monture a été sellée et brossée. Lui-même se tient déjà dans le vestibule quand le colosse frappe à la porte. Il laisse cependant l'un de ses hommes d'armes ouvrir et accueillir l'ancien Chevalier. Une entrave au protocole qu'il s'offre sans la moindre honte. Ici, son personnel se compose uniquement de gens également capables de se défendre. Que ferait-il d'un vieux majordome sur un champ de bataille ? Le Comte de Sabran a toujours été pragmatique et c'est sans aucun doute ce qui fait sa force.

Toutefois, le nom qu'il entend prononcer par le géant l'interpelle. Desmond de Rochemont... N'était-ce pas les services de cet homme-là que lui avait vendus Rougelac ? Tout en prenant le temps de proprement refermer son manteau, il se tourne vers son affidé et ordonne.

"Qu'il entre."

Si à Marbrume le temps lui paraissait parfois long, il en allait tout autrement ici, depuis qu'ils étaient revenus vivre à Chanteloup. Le travail ne manquait pas et cela suffisait à occuper ses journées bien plus que ne l'avaient jamais fait les leçons de danse ou les interminables cérémonies auxquelles elle avaient eu l'occasion de participer. À Choiseul, dans le Pavillon de Chasse qui figurait autrefois comme la maison de vacances de la noble famille, la vie était rendue difficile par la Fange et ses créatures.

Il avait donc fallu acquérir de nouvelles habitudes. Comprendre la nécessité de se plier à des règles parfois contraignantes, seulement pour assurer la sécurité de tous et s'imposer une discipline qui ne pouvait que strictement encadrer le quotidien. Les instants de répit étaient alors bien rares. Quant aux distractions, elles tenaient de l'exceptionnel. Aussi, lorsqu'un convoi annoncé depuis Marbrume franchissait les limites du domaine de chasse, l'événement prenait des airs d'épopée.

Javotte fut la première à surgir dans le grand hall où le Comte de Sabran avait "invité" le colosse à entrer. Les cheveux en bataille et la charlotte de travers, elle avait été sur le point de hurler son enthousiasme, quand son regard s'était posé sur la haute silhouette de l'ancien chevalier.

- Pichate d’baudet ! (1) S'exclama-t-elle d'un ton empreint d'admiration. En v'là un qu'a b'ffer tout'l'souplette. Yé larche comme eune amelle. (2)

Ses sourcils se relevèrent comme pour mieux apprécier la carrure du combattant, avant qu'elle n'en vienne à se fendre d'une courbette malgracieuse en entendant toussoter.

- M'Cheigneur. Finit-elle par ajouter à l'attention d'Icare. Voulez qu'j'querre vot' file ? (3)

- Je suis déjà là, Javotte.

D'un tempérament diamétralement opposé à celui de la roturière, Esmée avait fait une entrée bien plus discrète. Aidée en cela par un physique délicat, elle avait de surcroît opté pour une robe au tombé sobre, qu'une ceinture élégamment ajustée sur sa taille rendait pratique. Une tenue qui, au sein de la cour marbrumienne, lui aurait valu critiques et moqueries, mais qui ne pouvait qu'être adaptée à l'ordinaire de sa nouvelle vie ici, au Labret.  

Elle s'avança vers son père, le Comte de Sabran et le gratifia d'une admirable révérence dont l'exécution ne pouvait qu'être parfaite.

- Je me tiens à votre disposition, Monsieur, comme vous me l'avez demandé.

Elle se redressa et se tournant ensuite vers Desmond, le salua avec courtoisie, avant d'esquisser un aimable sourire.

- J'espère que vous avez fait bonne route jusqu'à Choiseul et que les Dieux vous ont gardé sous leur aile bienveillante pendant le trajet qui devait vous conduire ici. J'ai entendu dire que les brigands se montraient de plus en plus virulents. Leurs attaques se multiplient. Je gage néanmoins qu'ils ont été assez perspicaces pour ne pas s'en prendre à vous. Votre réputation vous précède Monsieur de Rochemont.

Elle avait adopté une posture humble et gardé ses yeux baissés, évitant soigneusement de croiser le regard du géant. Cette attitude lui donnait des allures de jeune femme docile. C'était d'ailleurs tout ce que l'on attendait d'une personne de son rang, éduquée et formatée pour intégrer un moule duquel elle ne pourrait jamais s'extraire, si ce n'est en le brisant.


@Icare de Sabran & @Desmond de Rochemont

Spoiler:

Un soldat, plutôt bien équipé m’ouvre et après m’être présenté, je vois un homme de fort belle allure dans le vestibule qui me donne la permission d’entré, sans aucun doute le maître des lieux. Mes pas font un bruit métallique sur le plancher, mais j’y suis habitué, à peine ai-je fait quelques mètres à l’intérieur de la bâtisse qu’une fille de ferme, si j’en crois son langage à la limite de l’incompréhensible m’interpelle.

Je fronce les sourcils devant ce manque d’égard, mais je me contiens, je viens de perdre mon titre, je ne vais donc pas créer un esclandre maintenant, par exemple en la fouettant. Je me contente donc de la regarder fixement, ce qui normalement est suffisant pour faire taire les servantes. À sa suite, je vois arriver une magnifique jeune femme, brune, délicate avec une robe simple mais de qualité, sans aucun doute, un des enfants du chef de famille.

Elle a en plus de l’éducation vu la révérence qu’elle fait à son père, même si je ne comprends pas ce qu’elle veut induire sur ma réputation. Je suis une personne impitoyable, fervent adorateur des Trois et pourfendeur de bandits, de cultistes et autres rebuts de l’humanité. Sans compter mon alliance avec la maisonnée Rougelac, qui a beaucoup fait parler à l’époque.

En tout cas, elle me demande comment s'est passé le voyage et je m’incline devant eux, comme un chevalier doit le faire devant les nobles plus puissants que sa personne puis je lui réponds :

Je vous remercie pour vos encouragements gente dame, mon voyage, c’est, en effet, bien passé, même si le convoi compte quelques pertes, le principal étant que vos marchandises sont arrivées à bon port, elles vous attendent dehors dans la cour.

Et voilà, mission accomplie, il est de bon ton d’invité un chevalier à rester boire un verre, mais je n’en suis plus un maintenant, j’attends donc simplement que l’on me permette de quitter les lieux.

S'entourer de gens utiles à des avantages, mais également quelques inconvénients. Il n'a pas besoin de tourner la tête pour comprendre que Javotte a fait son entrée. Le parler et le langage de cette paysanne l'exaspèrent. Même s'il entend ce patois depuis son plus jeune âge et le comprend sans avoir à faire d'effort, il le trouve tout particulièrement laid. Heureusement pour elle, Javotte a quelques talents et connaissances indispensables à la vie au Labret, et plus particulièrement à Usson.

À l'arrivée de sa fille, Icare ne s'en trouve pas moins soulagé. Leur installation à Choiseul ne lui a rien retiré de ses belles manières et cela le rassure. Elle demeure grâcieuse et fait toujours montre d'une impeccable maîtrise de l'Étiquette. Sa révérence le prouve, son comportement également. Il s'en satisfait sans pour autant le montrer, mais incline la tête pour la remercier quand elle lui confirme être ici à sa demande.

"Vous voudrez bien vous assurer qu'il a été prévu de quoi sustenter nos invités dès que nous aurons terminé l'inventaire des marchandises. De même, je compte sur vous pour veiller à leur bonne installation. Je suppose qu'ils vont séjourner ici le temps de convenablement préparer leur retour à Marbrume."

Les consignes sont claires et directes. Icare n'est pas de ceux qui prennent des gants pour demander ce qu'il estime être en droit d'exiger. Se tournant ensuite vers Desmond, il le laisse s'incliner, avant de reprendre la parole.

"Allons voir cela ensemble Rochemont. J'aime autant me faire mon propre avis. Gérald..."

Il n'a rien à ajouter que déjà son affidé se tient prêt à les suivre quand il descend les marches afin de rejoindre sa monture.

Même si la vie au Labret était différente de ce qu’elle avait connu à l’Esplanade, certaines conventions demeuraient immuables. Comme elle s’y attendait, son père l’envoya à des tâches purement domestiques. S’occuper d’organiser un « goûter » pour leurs « invités » et veiller à ce qu’ils puissent prendre du repos avant de s’en retourner à Marbrume... Il y avait de quoi se sentir vexée. Cependant, Esmée ne sembla ni fâchée, ni même contrariée. Elle opina simplement du chef et acquiesça à la demande de son père.

C’était là le lot de toutes les femmes et plus encore de celles qui étaient dites de bonne famille. Se montrer obéissante, déployer un savoir-faire, sinon un savoir-être en étant d'une exemplaire moralité, contrôler le travail des serviteurs, gérer la bonne organisation de la maisonnée, veiller à ce que tout reste en ordre et tout cela, sans jamais se mettre en travers de l'autorité d'un père et, plus tard, de celle d'un époux qu'elle n'aura pas même eu loisir de choisir.

Fallait-il alors qu'elle remercie les dieux quand ils avaient la bienveillance de lui accorder quelques remarquables qualités ? Une femme trop belle était souvent rendue à l'état de trophée, quand une épouse trop intelligente effrayait ou rebutait le moindre prétendant. Le monde, par-delà les murs de la cité-refuge, n'était toujours que celui des hommes. Aux femmes de rester dans leur ombre, de se montrer respectueuses et humbles... À elles également de ne jamais créer de conflit, mais de chercher à éliminer toutes leurs causes par la douceur et la gentillesse.

- Bien sûr Père. Une nouvelle révérence seulement pour témoigner de sa soumission. Monsieur de Rochemont, j'aurai plaisir à converser avec vous plus tard.

Pour la première fois, elle releva les yeux vers le colosse, lui adressant un sourire poli mais non moins bienveillant.

- Quoiqu'il en soit, je vous souhaite la bienvenue à Choiseul. Si vous voulez bien m'excuser.

Elle n'avait rien laissé paraître de ses pensées, parfaite dans son rôle de jeune femme apprivoisée et assujettie à ses devoirs. Lorsqu'elle s'en fut, Javotte se pressa pour lui emboîter le pas. La paysanne cependant n'envisageait pas quitter les lieux sans avoir informé Desmond de tout son intérêt.
Lui offrant son plus beau sourire, elle le gratifia d'un encourageant clin d'oeil.

Je ne peux m’empêcher de sourire quand le maître des lieux m’informe que je vais avoir droit à un véritable repas, pendant le voyage, j’ai dû me contenter de légume avec de la viande séché, alors un peu de variété ne fera pas de mal. Ce que je ne comprends pas, c’est pourquoi la demoiselle veut me parler plus tard, d’habitude les jeunes filles ont peur de moi et ne disent jamais qu’elles souhaitent me parler.

Mais je n’ai pas le temps d’y penser, car la servante qui ne sait pas se tenir me fait une invitation très provocante, ce qui ne me convient guère, depuis que je ne suis plus un noble, j’ai bien remarqué que le bas-peuple me considère comme un des leurs, ce qui ne me plait pas du tout. Je chasse cette pensée déprimante de mon esprit et accompagne le Comte à l’extérieur où se trouve toujours le chariot avec les marchandises.
Tout est bien en ordre, à part une caisse en bois taché de quelques gouttes de sang éparses et j’explique le pourquoi de la chose à mon hôte :

Deux mercenaires du convoi ont pensés que ce serait une bonne idée de combattre un Fangeux, au lieu de monter en haut d’un arbre. Ils sont morts à présent et nous avons dû les décapiter et brûler leurs corps une fois, le monstre partit.

Je dis cela d’un ton détaché, j’ai déjà vu moult compagnons d’aventures décédé ainsi et cela ne me touche même pus, c’est le monde dans lequel nous vivons. En tout cas, j’attends qu’Icare ait fini son inspection, avant de lui proposer :

Si vous le désirez, je peux vous aider à rentrer tout ceci.

Autant me faire bien voir, et puis, plus vite nous aurons terminé, plus vite, je pourrais me sustenter, j’ai un appétit d'ogre !

Le garde sur ses talons, Icare de Sabran descend les marches jusqu'à sa monture. Une fois en selle, il avance jusqu'à rejoindre le convoi qu'il détaille d'un oeil expert. Tout semble en ordre, comme l'affirme l'ancien Chevalier. Son regard cependant est attiré par les traces de sang qui maculent l'une des caisses. Le froncement de sourcil qui accompagne cette découverte amène son serviteur à approcher tandis que Desmond leur livre quelques explications.

"Je vois." Le ton est neutre alors qu'il penche la tête sur le côté et se garde de livrer le fond de sa pensée. Un fangeux qui abandonne sa cible parce qu'elle se trouve au haut d'un arbre ? Il n'y croit pas vraiment, mais se fiche d'avoir d'autres explications plus plausibles quand sa cargaison est arrivée entière et en bon état.

"Que cela ne vous empêche pas d'exiger la totalité du paiement convenu." Un léger sourire accompagne ses mots alors que son regard noir se pose sur le colosse. Il n'a pas l'air ému et ce constat amène la Comte à rester tout aussi pragmatique. "D'autant plus si vous aidez à trier et ranger tout le matériel."

Tout en mettant pied à terre, le Sabran invite la montagne à le suivre. Venez Rochemont."

Rapidement avec l'aide du géant, le chariot est vidé de son chargement. Visiblement satisfait, le Comte tient ses engagements et mène les mercenaires jusqu'à une pièce faisant aujourd'hui office de salle à manger. La table a été dressée pour accueillir plusieurs plats principalement composé de gibier.

"Vous avez faim j'espère ?"

L'effort consenti au bon accueil des mercenaires ne pouvait prétendre à rivaliser avec les banquets servis à l'Esplanade. Pour autant et malgré l'évidente absence de faste, les plats alignés sur la table demeuraient riches et soigneusement présentés. Comminée de volaille, civet de lapin, tourte à l'ail... Le menu avait de quoi contenter les ventres vides. Servi avec du vin épicé et complété par ce qu'il restait de fromage et de pain, il pouvait et devait également séduire les palais.

Les Sabran savaient recevoir. C'était tout du moins un fait acquis à l'époque où le Morguestanc n'avait pas à souffrir sous le joug de la fange. La mère d'Esmée, la défunte Comtesse Hermance de Sabran, avait veillé à conserver cette réputation à la noble famille, malgré les restrictions et la disette. Elle avait ainsi sacrifié au luxe et à l'image ce qu'il leur restait de provision, avant de se défaire de quelques babioles inutiles. Le nombre de leurs domestiques s'était alors amenuisé pour ne plus correspondre qu'à ce que la maîtresse de maison estimait alors comme essentiel.

À Usson, sur le domaine des Choiseul et au sein du pavillon de chasse, la donne était restée la même. À la différence qu'aujourd'hui et ici, l'essentiel était estimé d'un regard pédantesque, mais bien moins compassé. La valeur d'une chose et d'une personne s'appréciait dès lors à la lueur de son utilité ou de ses compétences. Esmée faisait ainsi figure d'exception. À l'image d'une précieuse relique, elle avait le sentiment de s'afficher comme le gage d'une gloire passée. Un trophée qui - manifestement - tenait bien davantage du bibelot, tant la noblesse se trouvait aujourd'hui éculée.

Il aurait cependant été inconvenant de l'admettre. D'ailleurs, qui pouvait prétendre qu'une noble dame n'avait aujourd'hui pas plus de valeur qu'un inemployable ornement ?

Au regard que lui lança son père, Esmée exécuta une nouvelle révérence. Parfaite dans ce qu'il restait d'intérêt à jouer un rôle pourtant désuet. Les yeux baissés et la tête protocolairement inclinée, elle s'interrogeait sur la pertinence de cette mascarade. Sa cheville blessée, qu'une déférence trop appliquée savait rendre douloureuse, la logeait désormais au rang des estropiés. À celui d'une cheval boiteux dont son père n'avait pas encore eu le courage de se défaire.

- Monsieur. Elle se redressa sans ne rien laisser paraître de ce que l'Étiquette lui imposait de souffrance et se tournant vers Desmond, l'invita à prendre place d'un élégant geste de la main. Je vous en prie, installez-vous.

Elle eu à peine le temps de prendre place que sa "servante" se joignit à eux.

- Ah ! J'ai des boyés comme des minches de c'miche !* C'est qu'ça sente bon tout ça !

Relevant les yeux seulement pour croiser le regard furibond du maître des lieux, Javotte interrompit son geste. La main suspendue au-dessus d'un plat de gibier en sauce, elle esquissa un sourire crispé, avant de lentement se redresser.

- J'crois qu'j'ai oublié qu'un truc dans l'cuisine. Vous m'excus'rez, hein ?

Prête à exploser de rire, Esmée avait rapidement caché ses mains sous la table pour pincer sa peau et éviter de s'abandonner à son hilarité. Concentrée à la tâche et plus que jamais appliquée à conserver un air impassible, elle ne put malheureusement retenir un gloussement quand son "amie" empila fromage, charcuterie et pain sur une assiette qu'elle emporta avec elle en quittant la table.

*:

J’acquiesce quand le maître des lieux m’indique que ma paye va bien arriver ! Je range rapidement le chariot avec l’aide de ses hommes et je peux enfin accéder à la cuisine. Mon hôte ne m’a pas menti et une fois bien installé, je réponds à sa question :

J’ai une faim d’ogre.

J’ai même droit à du vin ! Finalement, ce détour valait bien le coup et je peux ainsi observer la damoiselle de la maison me faire une nouvelle révérence, parfaite comme la première. Je la vois s’asseoir à son tour, mais je n’ai pas le temps de lui parler, car sa servante, toujours aussi mal élevé, arrive, prenant divers plats et s’en allant avec son butin.

Je lève les yeux au ciel devant ce manque de savoir vivre, mais comme les Trois ne se décident pas à me répondre, je commence à manger. Faisant attention à respecter le protocole des gens bien-né, étant né noble, je fais la conversation :

Je vous remercie pour votre hospitalité. J’ai entendu dire que vous avez choisi de quitter Marbrume, c’est courageux de votre part.

Il faut dire que les volontaires sont assez rares pour venir au Labret. Je continue donc, par simple curiosité :

Quels sont vos projets ici ?

Je pourrais peut-être les aider, j’ai comme idée de monter une guilde de mercenaire et s’ils ont régulièrement des convois, cela me fera des clients en plus. J’attends donc leurs réponses à tous les deux, puis je conclus par des compliments :

Vous avez réussi à sécuriser cet endroit, ce qui n’était pas une mince affaire. De plus, le repas est très bon, vous savez recevoir.

C’est exact que j’ai rarement aussi bien mangé sur ses terres où l’on peut croiser un Fangeux à n’importe quel moment. D’ailleurs, j’ai toujours mon armure de plaque sur le dos et mon épée à la ceinture, ayant juste déposer mon casque, car comme dirait mon père, on n’est jamais trop prudent.

Satisfait de voir ses instructions parfaitement respectées, le Comte de Sabran se met finalement à son aise. Abandonnant sa lourde cape et retirant son baudrier d'armes, il est sur le point de s'installer quand son regard croise celui de l'impossible domestique de sa fille. Javotte le fatigue et l'agace, mais il lui accorde d'être la fille de l'ancien garde chasse de Chanteloup. Elle connaît tous les recoins du domaine Choiseul et a eu l'occasion d'apprendre avec lui les rudiments d'un métier qu'en d'autres temps, elle n'aurait jamais pu exercer. La fange a cependant changé la donne et les femmes peuvent aujourd'hui prétendre à suppléer aux hommes. Pour autant, ce fait acquis par ailleurs ne s'applique pas ici. Icare de Sabran reste maître en sa demeure et sous son contrôle, les domestiques n'ont pas leur place à la table des Seigneurs.

D'un regard noir, il signifie à l'impertinente de ne pas oublier son rang. Chose qu'elle n'est - heureusement pour elle - pas assez sotte pour ignorer. Alors il attend qu'elle fiche enfin le camp pour s'installer.

Esmée fait toujours montre de trop de largesses par rapport à tout cela. Elle est jeune et trop idéaliste. Persuadée même que le monde se porterait mieux sans les titres et privilèges acquis à la noblesse. Elle n'a pas la moindre idée de ce qu'elle aurait eu à subir si elle n'était pas bien née. Il est cependant las de lui rappeler sa chance et se contente finalement de la voir toujours appliquée à faire bonne figure. Finalement, il imite leur invité et met de côté ses contrariétés.

"J'ai le souhait de gagner en notoriété ici, au Labret et d'y assoir un peu plus l'autorité de notre bon Roi en devenant l'un de ses relais. Mes affaires les plus lucratives demeurent néanmoins à Marbrume. Les Sabran y possèdent quelques boutiques, des ateliers et des habitations qu'aujourd'hui nous louons le plus souvent contre services."

Il se sert en vin et remplit également le verre de l'ancien chevalier.

"J'espère toutefois trouver quelques avantages à séjourner à la campagne et hors les murs de la cité. Pour l'heure, l'investissement empêche une bonne rentabilité. Nos sacrifices ne sont pas encore récompensés. J'ai payé une petite fortune pour acquérir le matériel de fortification que vous nous avez apporté. Reste qu'il me faut quérir un ingénieur pour correctement installer les barricades que je prévois de voir monter autour de Choiseul. Une main d'oeuvre peu chère pourrait nous être acquise grâce à ma fille. Cette dernière à en effet eu l'idée remarquable d'offrir refuge aux nouveaux bannis."

Un sourire sardonique glisse sur ses lèvres, alors qu'il jette en coup d'oeil en direction d'Esmée pour ensuite en revenir à Desmond.

"Si j'ai d'abord vu sa suggestion d'un mauvais oeil, il m'a fallu me ranger à son avis. Des travailleurs désoeuvrés qui rêvent seulement d'un endroit où dormir. Donnez leur une miche de pain rassis et ils se trouveront comblés. Voyez-les emportés par un fangeux et vous n'aurez pas même l'envie de les pleurer. N'êtes-vous pas d'accord Rochemont ?"

Sans doute avait-elle trop espéré de leur retraite à Usson. Cependant, si elle avait pensé pouvoir renouer avec le tendre de son enfance à Choiseul, Esmée devait une nouvelle fois se rendre à l'évidence. Son père, tout comme le monde, avait changé. Était-ce le fruit de son veuvage ou la logique conséquence d'une trop grande douleur liée à la perte de ses deux fils qui avaient rendu l'homme sinistrement acerbe ? Possiblement et très probablement même. Parce qu'il n'y aurait sans doute jamais de peine plus grande et parce qu'aucun mot, ni aucune action ne pourrait jamais consoler le chagrin d'un parent endeuillé par la mort d'un enfant.

Ce n'était donc pas la colère qui amenait Esmée à serrer ses doigts sur le précieux tissu de sa robe. Comme ce n'était pas non plus la désillusion - pourtant réelle - de voir son père sous un nouveau jour. Non... La Sabran avait pincé les lèvres et retenu son souffle seulement pour témoigner de sa révolte. Une ébullition sincère, nourrie de son indignation alors que la cynique morale accrochée au verbe du Comte l'encourageait à la désobéissance.

Dieux, comme elle regrettait alors d'être née femme !

Soumise aux dictats d'une société pensée par les hommes, enfermée dans le carcan d'une stricte éducation qui l'avait dressée à courber l'échine plutôt qu'à relever la tête. Un comble que son intelligence en venait à abhorrer alors que son regard se posait sur l'homme qui, installé à la table de son père, ne saisirait certainement pas le sous-entendu, ni même l'affront dissimulé dans les mots savamment choisis par son hôte. Elle n'avait pourtant pas droit à la parole et c'était donc en désespoir de cause, qu'elle devait laisser à l'ancien Chevalier l'opportunité de défendre son idéal. S'obligeant alors à dissimuler ce que la décence devait taire de son indignation, la jeune femme força ses lèvres à se parer d'un sourire.

Dans quel camp le fameux Desmond de Rochemont se rangerait-il ?

Le noble répond fort, civilement à toutes mes questions. J’y apprends moult choses bien utiles, notamment que mon interlocutrice est bien un homme riche et puissant. Et en plus, il est poli, car il me sert un verre de vin ! Je le remercie pour cela et écoute son opinion sur les bannis. Quand il sollicite mon avis sur la question, je finis ce que j’ai dans la bouche, m’essuie le coin des lèvres avec une serviette, car j’essaye d’être à leur niveau en ce qui concerne l’étiquette et je lui réponds :

Il y a encore quelques mois, j’aurais été d’accord avec vous. Je voyais les bannis et autres mordus comme des éléments sacrifiables. Mais j’en ai rencontré quelques-uns au fur et à mesure de mes voyages. Ils sont potentiellement dangereux, car ils peuvent se transformer en monstre à tout moment, c’est un fait. Mais d’un autre côté, ils sont toujours des êtres humains avec des rêves, comme nous.

Je sers un verre de vin au père et à sa fille, avant d’en faire de même, puis je reprends :

Il y a également l’aspect religieux, je crois beaucoup dans les enseignements des Trois. De nombreuses prêtresses avec qui j’ai eu la chance d’échanger pensent que la personne mordue conserve son âme et que celle-ci part lors de sa transformation en goule.

Je me tourne finalement vers Esmée et lui indique :

Je pense que c’est là une bonne idée, les bannis trouveront de quoi survivre et vous pourrez mettre en valeur vos terres.

Je les regarde ensuite droit dans les yeux à tour de rôle et je conclus d’une voix grave :

Je vous conjure de faire bien attention tout de même, la force des créatures est immense. Il faudra faire des rondes régulières, avec des hommes bien équipés et bien armés. J’ai pas mal d’expérience dans la gestion des Fangeux et si vous le souhaitez, je peux former certains de vos soldats.

Si j’arrive à gagner les bonnes grâces du maître de maison, je pourrais obtenir quelques contrats pour ma future guilde.

Miser sur le mauvais cheval n'est jamais agréable, mais quand en plus l'étalon ce révèle être une bourrique, la malchance en devient pénible. Derrière sa mine impassible, Icare fulmine. Le regard qu'il jette en direction de l'ancien Chevalier s'arme d'un peu de morgue, mais l'homme sourit. Il le fait d'un air pincé et presque lugubre. Les mercenaires ne devraient pas se forcer à réfléchir. Si la politique était à leur portée, ils n'auraient pas à subir les déboires d'une bourse vide... Ou trop pleine.

"Je vois Rochemont que vous trouvez quelques arguments pour défendre une truculente théorie. Peut-être devriez-vous l'exposer à notre bon roi. Je gage qu'il sera rapidement convaincu par votre indiscutable expérience. Surtout qu'avec un tel plaidoyer, l'enthousiasme ne pourra qu'être collectif." Il arqua les sourcil et se faisant, laissa son sourire s'évaporer dans une ultime boutade. "Décidément, l'inédit est une incroyable source de divertissement. Merci."

Se saisissant d'un bout de pain, il le porta à ses lèvres pour étouffer un rire dans la moelleux de sa mie. Diantre ! S'il avait pu croire à quelques miracles, celui-ci aurait figuré au rang des plus hilarants. Un ogre avec un coeur, qui aimait à se promener dans les marais. Il existait au moins un conte qui narrait son incroyable périple.

"Quoiqu'il en soit, votre proposition n'est pas tombée dans l'oreille d'un sourd. Vous pourriez effectivement participer à la protection de la main d'oeuvre et contribuer à son éradication si elle en venait à devenir trop... Mordante. Quel serait votre prix ?"

D'un signe de tête, il demanda à Esmée de le servir tandis qu'il tendait son assiette vers le plat de comminée.

Laissant son regard passer de l'un à l'autre des deux hommes qui lui faisaient face, Esmée s'obligea à garder le silence. Son père, le Comte de Sabran, voulait feindre l'amusement, mais la jeune noble savait reconnaître le tempétueux dans son regard. Icare était furieux et probablement atterré d'avoir été contredit sous son propre toit. Objecté par un convive dépouillé de titre qu'il avait accepté d'inviter à sa table... Cela tenait presque de l'insulte. Si l'ancien Chevalier avait fait montre d'un minimum de savoir-vivre, il manquait indubitablement de savoir-être.

Aussi et même si le discours du combattant faisait écho à ses propres idéaux, son exposé manquait cruellement de saveur. L'absence d'agrément en venait ainsi à nuire à la pensée pourtant altruiste. Assurément, les mordus continuaient d'aspirer au bonheur. Ils rêvaient sans doute leur vie toujours sensée et espéraient de meilleurs lendemains. Cependant, l'argument demeurait tout bonnement trop léger pour avoir la force de convaincre. Quant à faire appel aux Trois... Icare de Sabran n'accordait plus le même intérêt à leur "bonne parole" depuis le couronnement de Sigfroi de Sylvrur.

Toutefois, lorsque le golgoth s'adressa à elle, Esmée accueillit sa bienveillance avec un sourire. Desmond de Rochemont était un colosse et son physique tout particulièrement imposant ne pouvait qu'impressionner. Immense, large comme trois hommes et certainement moins commode qu'un ogre, il n'en faisait pas moins montre d'une galante prévenance. Tout du moins c'est là ce qu'il lui inspirait à l'instant où, malgré la maladresse de ses propos, elle le considérait comme un allié.

- Merci Messire. Vos mots me flattent et votre pensée, bien que moquée par nombre de nos pairs, reste tout particulièrement inspirante. Je gage que, comme l'affirme mon père, notre Roi ne pourra que se ranger à votre avis... Tôt ou tard.

Laissant son regard glisser jusqu'au Comte qui avait tendu son assiette vers elle, Esmée le gratifia d'un regard frondeur. Même si elle n'en avait pas conscience, la fille tenait irrémédiablement de son père. Sans doute avait-elle hérité de sa crâne insoumission. Ou alors souffrait-elle seulement de ses mêmes travers. Parce qu'elle était indubitablement fauve et décidément trop fière.

- J'accorde cependant à cette entreprise qu'elle a le coût du courage. Elle redressa le menton et dodelinant imperceptiblement de la tête, laissa un fin sourire se dessiner sur ses lèvres. Par chance, Monsieur le Comte a les moyens de se montrer généreusement brave. Je m'en vais donc vous laissez discuter affaires puisque, comme nous le savons tous, ressources et ambition sont affaires d'hommes. Si vous voulez bien m'excuser.

Elle se releva pour dignement sortir de table, mais s'accorda un dernier sursaut de rébellion avant de princièrement quitter la pièce. Se faisant, elle repoussa la louche du plat de comminée en direction de son père, afin qu'il puisse se servir lui-même.