De retour ! [PV Gudrun]

Est-il nécessaire de vous raconter mon retour à Marbrume après mon bref séjour sur l’île ?
Dois-je vous exposer mon bref entretien avec le Capitaine Langlois ?
Y a-t-il un intérêt à vous relater ma nuit sans sommeil contre la roue d’un des chariots du convoi ?
Non, rien de tout cela ne vous concerne ni ne vous regarde. Quand bien même, ce que vous y apprendriez serait totalement dénué de sens pour vous.

J’étais ressorti du quartier de la milice avec mes rares effets personnels. Ma vieille cuirasse de cuir et mes besaces avaient retrouvé leur place, ainsi que ma cape, cadeau d’une vieille dame, deux mois auparavant. Mon épée battait mon flanc, pesant de façon rassurante à ma hanche.
Mon bras se portait bien mieux et je pouvais maintenant m’en servir. Il n’avait pas récupéré toute sa force et je me bandais l’épaule par précaution, mais au moins avais-je désormais mes deux bras. C’était plaisant, même si je n’étais pas encore en mesure d’utiliser l’arc que j’avais confié à Gudrun.

Gudrun…
J’avais l’information qu’elle était vivante, du moins si son état n’avait pas changé depuis, ce qui, sans m’enlever la hâte d’arriver, me permettait de ne pas trop appréhender ces retrouvailles.
Je devrais lui raconter ma détention ainsi que ma libération, expliquant alors le mensonge qui était la version officielle. Je ne pouvais pas dire la vérité à ma fiancée, cette dernière serait exposée à de trop grands dangers…
J’eus un rictus à cette pensée.
Elle avait survécu à l’attaque de Sombrebois et, de ce que j’en entendais, c’était assez extraordinaire pour que je n’ai pas à m’inquiéter de quelques secrets révélés.

Deux options s’offraient à moi à l’instant. Soit j’enfermais tout sous le sceau du secret, soit je lui livrais la totalité de la vérité. Je ne sais pas, pour l’heure, ce que je ferais. Il ne sert à rien de se torturer l’esprit des heures durant alors que rien n’empêche de changer d’avis au dernier moment.
Je verrai à l’instant opportun.

La vision de désolation qui s’offrait à moi à notre arrivée attestait que Harlock n’avait pas menti.
Le convoi, sous le choc, c’était arrêté soudainement.
L’attaque avait été furieuse, violente et acharnée.
En un mot, brutale !
Les remparts étaient marqués comme s’ils avaient brulé, les portes n’étaient plus qu’un bricolage sommaire et partout, je pouvais voir des poutres calcinées, des murs détruits, les toitures éventrées. Un peu à l’écart des portes, une zone avait été élaguée et une fosse creusée. J’imaginais là une fosse commune pour les corps des assaillants.
J’aurais cependant tout le loisir de scruter les dégâts plus tard, pour l’heure, une seule chose m’importais.

Je sautais à bas du chariot et m’élançais en direction du bourg en lançant un remerciement aux hommes qui nous escortaient depuis la capitale.
Quelques minutes plus tard, je m’arrêtais devant le temple qui arborait lui aussi les stigmates des combats. Quelques badauds s’affairaient alentours tandis que je passais les portes en lambeaux pour découvrir l’intérieur ruiné du lieu sacré.

Je saisis un jeune garçon par l’épaule et lui demandais d’aller prévenir Soeur Gudrun qu’il fallait un arc à l’entrée.

C'est le frère de Bertille qui vint la trouver en courant ce jour-là.

- Soeur Gudrun, Soeur Gudrun, ya un homme aux portes, il veut un arc, 'fin, il dit qu'il faut un arc, alors j'pense qu'il en veut un, et il m'a dit d'venir vous d'mander !

Elle le regarda, un peu confuse.

- Un... arc ? Oh, je vois. Encore un idiot qui a dû voir l'arc dans le coffre l'autre jour. Retourne lui dire qu'il y a bien d'autres choses à faire que d'aller chasser.

Cette fois-ci, c'était le garçon qui la regardait, confus. Elle lâcha un long soupir malgré elle.

- Allez, va. Je vais aller le lui dire moi-même.

L'enfant ne se fit pas prier pour détaler, non sans lui tendre au préalable le bâton grossièrement taillé dont elle se servait comme béquille. Elle claudiqua péniblement pour rejoindre la nef, où quelques trop rares personnes s'affairaient à remettre en ordre le lieu. Il y avait bien un homme, debout à contre-jour devant les portes grandes ouvertes.

- C'est vous qui avez demandé l'arc ? Il est hors de question que je vous confie une arme pour en faire les dieux savent quoi : si vous... en avez... besoin...

Elle s'interrompit petit à petit. En se rapprochant, elle distinguait mieux le visage du visiteur, et celui-ci lui paraissait familier sans qu'elle ne puisse mettre le doigt dessus dans un premier temps. Elle s'arrêta tout à fait.

- Éric ?

Elle resta là, bouche bée. Tout un maëlstrom d'émotions et de pensées tournoyaient dans sa tête, aucune ne prenant le dessus sur les autres. Dix jours plus tôt, Théophile lui avait annoncé que son fiancé était condamné, et même résigné à son sort. Si on y ajoutait l'entretien avec Harlock, et même la lettre d'Edgar reçue la veille au soir... Et pourtant, il était là. Elle en avait terriblement voulu à cet homme, ce matin où elle n'avait trouvé que l'arc à son réveil. Et pourtant, elle n'avait aucune envie de se mettre en colère contre lui. Elle n'était pas sûre qu'il était bien réel, ou même qu'il s'agissait bien de lui. Après tout, ces cheveux... Était-ce bien lui ? Que s'était-il passé pour qu'il soit là en ce jour ? Que s'était-il passé pour qu'il revienne aussi changé ? Elle avait le coeur lourd d'avoir tant espéré, n'osant désormais plus y croire.

Elle sentit sa poitrine se serrer, elle avait la sensation d'étouffer. Elle murmura :

- Idiot... Naïf. Et moi donc...

Et elle tendit le bras doucement, comme pour s'assurer du bout des doigts que l'illusion était bien réelle.

Elle approchait lentement, boitant sur son bâton bien plus que d’habitude.
Elle avait la mauvaise mine de ceux qui combinent fatigue, douleur, effroi et tristesse. Rien d’étonnant en soit d’après le peu que je savais des évènements passés. Même si les temps actuels étaient difficiles et qu’elle avait déjà côtoyé la mort à plusieurs reprises, une attaque de cette envergure, cela laisse des traces.

Et tu n’as pas été foutu d’être présent !
Si j’avais su, j’aurais retardé mon départ pour Marbrume…

Cela n’aurait-il changé que cela ?
…Sans doute que non… C’est bien ce que Harlock disait, j’aurais su cela, sans conteste, j’aurais agi autrement.

Il devient pesant hein ?
Le pendentif ? Il l’a toujours été, mais j’assume mes choix et mes actes !

Je savais le pendentif de Cléa dans ma besace et ce qu’il représentait, je ne le considérais pas comme un fardeau. C’était un chapitre agréable de ma vie et des chapitres de ce genre étaient bien trop rares dans mon existence pour que je ne les chérisse pas.


La première question qu’elle me posa, ainsi que la remarque qui suivait, m’indiquait qu’elle ne m’avait pas encore reconnue. Je hochais la tête pour lui indiquer que j’avais entendu sa réponse et seulement alors, elle émit l’idée qu’il s’agissait de moi.
Je ne répondais pas, lui laissant le temps de mieux me détailler pour parfaire son idée, analysant si ces cheveux cachaient bien mon visage. Je demeurais immobile alors qu’elle approchait lentement, murmurant quelques adjectifs.
Elle tendait le bras et je fis alors un pas pour me placer à sa portée.
À mon tour, je levais la main pour venir frôler sa joue.

C’est bel et bien moi… Mais un idiot et un naïf libre et réhabilité…

N’y tenant plus, je terminais d’approcher pour la prendre dans mes bras avec précaution, mais détermination, l’enlaçant ainsi que j’en rêvais depuis des semaines.
Je retrouvais enfin celle pour qui j’avais enduré ce mois de prison.

J’ai appris il y a trois jours ce qu’il c’était passé ici… Je suis heureux de te revoir Gudrun !

Je me reculais alors un peu, sans la lâcher pour autant, cherchant son regard pour y plonger le mien, indéchiffrable.

J’imagine que tu m’en veux d’être ainsi partie sans t’en parler. Je dois te raconter ce qu’il m’est arrivé et ce que j’ai fait, alors seulement, tu pourras choisir si tu me pardonnes ou non.

Je lui caressais de nouveau la joue.

Comment vas-tu après tout cela ?

Hum !
Quoi ? Ah! Oui !

Non, après tout, j’arrive à l’improviste, tu as sans doute de nombreuses choses à faire. Je peux t’attendre !

Il était bel et bien réel. Elle ne sourit ni ne fronça les sourcils, le laissant la prendre dans ses bras sans bouger, ne sachant ce qu'elle devait ressentir, muette et pourtant, elle avait rêvé de le retrouver. Mais elle n'avait pas imaginé leurs retrouvailles ainsi, et personne ne l'avait prévenue que son coeur serait aussi hésitant. Cela tenait sans doute au fait que les yeux de son fiancé étaient toujours aussi impénétrables, malgré les changements physiques.

Elle le fixait, mémorisant ses paroles sans parvenir à y répondre. Il s'était passé bien trop de choses ces derniers jours mais... Une caresse sur sa joue suffit à apaiser quelque peu son coeur et c'est avec douceur qu'elle lui répondit.

- Qui suis-je pour juger tes actes si tu les crois bons ? Si tu me reviens libre, ce n'est-ce pas une preuve supplémentaire que ta décision était sage ? Dès lors, qu'y aurait-t-il à pardonner ?

Elle leva la main pour attraper une de ces insolites mèches brunes, la caressa du pouce, fit glisser délicatement ses doigts sur les sourcils récents.

- Il y a beaucoup à faire oui. Maintenant, plus tard, tout le temps. Ce n'est pas la peine d'attendre un moment d'accalmie. Alors, allons dans un endroit plus tranquille, si tu veux bien.

Elle s'appuya sur lui pour sortir de la chapelle, et les dirigea lentement vers l'arrière du bâtiment. Là se trouvait, enserré entre le mur de la nef et un muret bas, un semblant de jardin de simples. Il n'avait pas l'opulence d'un jardin implanté depuis longtemps, certaines plantes dépérissaient, et d'autres avaient été taillées un peu trop rudement, à cause du besoin pressant. Un coin avait même été piétiné durant les évènements récents, et nul doute que le sang y avait coulé. Mais ainsi fonctionnait le cycle de la vie et de la mort.

- Comme tu peux le voir, je suis toujours en vie, mais ça n'a pas été sans conséquence. Une éclopée... Il y a eu des morts, bien entendu. Soeur Marie-Ange, une grosse partie de la famille de Bertille... Je la laisse dormir dans ma chambre avec son frère et sa soeur. Et puis, il y a tous les autres dont tu ne connais pas les noms, et d'autres encore que je ne connaissais pas moi-même. Les cérémonies funéraires n'ont pas été faciles.

Elle s'assit sur le muret, laissant sa jambe droite, maintenue par l'attelle. Ce muret lui rappelait Harlock, et ses paroles. Lui aussi avait parlé de pardon. "Eric sortira sauf et libre des épreuves qui l’attendent, pardonné même, s’il fait montre d’intelligence et de diligence le moment venu." Elle commençait à comprendre pourquoi elle n'arrivait pas à se réjouir simplement du retour de son fiancé. Rien n'était simple, et plus rien ne le serait jamais. Chaque jour qui passait transformait l'idée de ce mariage en une douce utopie. Elle perdait pied, il lui fallait des réponses, des explications. Heureusement, aucune circonvolution compliquée n'était nécessaire avec Éric, et maintenant qu'il était de retour, l'espoir, ce petit sentiment traître et tortueux refaisait surface. Elle demanda simplement :

- Les autorités t'ont pardonné, alors. Raconte-moi.

Comme toujours, Gudrun se montrait d’une sagesse étonnante. Sa voix douce balayait la nécessité de pardon avant qu’elle ne s’appuie à moi pour nous amener à l’écart, dans un petit jardin. Le court trajet vers l’extérieur se fit en silence et c’est une fois dehors qu’elle m’annonça la disparition de Sœur Marie-Ange ainsi que de nombreuses personnes que je ne connaissais pas.
Je sentais la douleur de ma fiancée, autant que je la voyais. Le poids sur ses épaules était lourd et c’est presque soulagé que je la voyais s’asseoir sur le muret. Si vous ne l’avez pas compris, je ne parle pas de la simple douleur physique. En m’observant, elle me demandait de raconter ce qui avait poussé les autorités à me libérer. Je pris place à côté d’elle, prenant tendrement l’une de ses mains dans la mienne.

Les heures ont-étés bien sombres pour vous et j’en suis peiné… Je suis sincèrement désolé pour Marie-Ange…

Cela dit, je pris quelques instants pour mettre mes idées en place avant de me lancer. Ma décision était prise !

Tout d’abord, sache que si je me suis rendu, c’était dans le but de laver mon nom. Je me refusais à l’idée que m’épouser devienne pour toi une source d’ennuis. Je voulais que mon nom ne soit plus associé à ce statut de déserteur. J’ai hésité à t’en parler, mais je me suis rappelé notre conversation dans la grotte. Aussi, j’étais certain que cette idée t’aurait déplu et que tu t’y serais opposée. Je t’ai laissé mon arc pour que tu saches que je reviendrais. Je ne voulais pas que mon nom apporte l'opprobre sur toi !

Je lui serrais la main avec douceur, levant les yeux vers les siens.

Il y a plusieurs jours, j’ai été amené à croiser Théophile, un milicien qui semblait te connaître. Je l’ai donc chargé de te donner de mes nouvelles dans le but que tu saches où je me trouvais. En effet, arrivé à Marbrume, j’ai été emprisonné. C’était certes à prévoir, mais ce qui ne l’était pas, c’était que je sois également condamné à me confronter à une ordalie. L’idée de tuer un autre homme dans ma situation pour être libre me révulsait et je ne voyais guère d’issue qui me paraisse honorable.
Il y a cinq jours, alors que j’attendais la suite des évènements, quelqu’un est venu me voir et les choses ont changé…

Je lui racontais alors Marbrume et ses prémonitions, ses connaissances sur mon passé, ces détails troublants. Puis l’offre de Harlock, le décrivant comme un vieil homme armé d’une pipe. J’avouais avoir finalement tué deux hommes pour voir mon avenir favorablement modifié, deux personnes désignées par l’espion. J'évoquais ma blessure au bras et ce qu'il en résultait. Je lui expliquais de plus comment le Maître espion m’avait fait réhabiliter, justifiant ma désertion auprès de la milice comme un sacrifice nécessaire à l’accomplissement de cette tâche.

Alors, j'ai perdu connaissance après l'entrée de la prêtresse. À mon réveil, il y a trois jours, je découvrais que j'étais sur une île avec une jeune femme chargée de veiller sur moi et de soigner mon bras. Cléa, c'est également à elle que je dois cette coupe de cheveux.

Je n'avais, à aucun moment, quitté son regard et je poursuivais mon récit.

Cléa est entourée de mystères que Harlock n'a que très partiellement révélés, mais elle s'est avérée être pleine de bonnes intentions à mon égard. Peut-être reviendrais-je là-dessus plus tard. Toujours est-il qu’en découvrant cette île sur laquelle la jeune-femme vie seule, j’ai été frappé par la majestuosité de l’endroit. La beauté et la quiétude du lieu, surtout pour moi qui n’ai jamais connu le calme et le confort, m’a un instant fait rêver.

Le visage de Cléa se glissait fugacement dans mon esprit, sa pierre se faisant plus lourde dans ma besace.
Je ne quittais toujours pas les prunelles de ma fiancée, hochant brièvement la tête.

Vivant seule sur ce rocher, Cléa s’est montrée particulièrement curieuse quant à ma façon de voir les choses et nous avons longuement discuté. Finalement, nous avons passé une nuit…sous le signe d’Anür…

Quatre secondes !
C’est le délai qu’il m’avait fallu pour donner cette information à Gudrun. Quatre secondes que je me devais de franchir. Une information qu’il me fallait lui donner.
Si les règles sociales condamnent ma nuit avec la jeune-femme, ma propre morale m’impose la plus pure transparence avec celle qui a accepté de me prendre pour époux, même si cela pouvait la conduire à renoncer.

Tu es celle qui fait vibrer mon cœur et qui a éveillé mon âme, c’est donc bien ton pardon que je demande en cet instant, car nous nous sommes faits la promesse de nous unir et qu’à ce titre, je ne peux concevoir d’avoir pour toi le moindre secret.
Je peux en revanche comprendre que cela soit trop pour toi et que mon départ définitif soit ta préférence. Prends le temps qui t'es nécessaire.

Je fis alors silence, guettant ses réactions, ses paroles, ses gestes éventuels.
J’hésitais !
Devais-je lâcher sa main ?
Ou bien demeurer immobile ?

Gudrun apprécia ce contact simple, d'une simple main qui voulait dire beaucoup de choses. Les choses n'avaient sans doute pas été faciles pour son fiancé, et elle attendit patiemment qu'il trouve ses mots avant de se lancer. Elle se contenta de sourire à ses propos, heureuse de savoir qu'elle ne s'était pas trompée sur les raisons du départ d'Éric, fidèle aux valeurs pour lesquelles elle avait accepté de l'épouser. Un homme droit, c'était chose si rare lorsque le monde brûlait, que les corps se relevaient d'entre les morts et que chacun se battait pour sa pitance.

Elle hocha la tête pour signifier qu'elle connaissait bien Théophile, et que celui-ci avait effectivement bien rempli sa mission. Son attention fut plus soutenue lorsqu'il se mit à lui parler du maître espion, la laissant pensive. L'apparence et le franc-parler d'Harlock lui avaient laissé à penser qu'il était plus digne de confiance que le Dverg. Et pourtant, n'exerçaient-ils pas tous deux la même fonction ? Elle n'aimait guère les conversations ambigues et les manigances sournoises, mais il ne lui restait que peu d'autres choix. Elle n'écoutait plus que d'une oreille l'histoire d'Éric, réfléchissant dans le même temps à l'implication du vieil homme borgne dans ces évènements, lorsqu'un brusque changement de rythme dans le récit la ramena au moment présent. Une simple hésitation dans le discours, voilà qui était étrange de la part d'Éric. Lui, d'habitude si impassible ! Anür... Elle continua à le fixer dans les yeux tandis que l'idée se frayait lentement un passage vers la compréhension. Sidérée, elle n'esquissa pas un geste alors qu'il enchaînait avec ce qui ressemblait fort à des excuses, ou bien peut-être une repentance étrange qu'elle ne comprenait pas. Petit à petit, elle sentait quelque chose enfler en elle, sans pouvoir l'identifier. Sa mâchoire se crispa, son regard se fit glacial, et elle reprit la parole très calmement :

- Le signe d'Anür ?

Elle retira brusquement sa main de celle du vagabond.

- Comment oses-tu mêler Anür à ce genre de choses ? Comment...

Sa voix se fit rauque, son souffle plus court.

- Je ne t'ai jamais cru pieux Éric. Du moins pas selon les règles habituellement en vigueur. Et pourtant, te voilà à me demander pardon pour un acte... Oui, je ne crois pas que les dieux approuveraient cela. Et tu le sais, sans quoi tu ne me demanderais pas pardon. N'est-ce pas ? Alors, comment pourrais-je comprendre...

Elle continua à le fixer droit dans les yeux pendant un long moment silencieux. Elle finit par se saisir de son bâton et se releva lentement.

- Personne n'est parfait... Il en va de même pour moi. Laisse-moi s'il te plaît.

Elle commença à s'éloigner, mais après quelques pas, se retourna soudain.

- Pourquoi as-tu gardé ces cheveux et cette barbe ?

Si je pensais avoir offensé les Dieux, c’est à eux que je demanderais pardon ! C'est à toi que je le demande...

Je posais les mains sur mes cuisses, la laissant réagir. Ainsi que je m’y étais attendu, elle était furieuse. Nos regards ne se quittaient pas et j’étais frappé par la colère qui luisait dans ses pupilles. Alors, fait surprenant, je sentis mes joues se mettre à chauffer, comme si de l’eau trop chaude stagnait dessus.
J’avais pensé adoucir ma confession en évitant d’utiliser un autre terme, mais je m’étais lourdement trompé.

Je… Enfin, j’ai…

Tu perds tes mots ?
Je…

Allons bon, c’est nouveau ça !
Mais…

Tu sais ce que c’est ?
…Non !

Les joues qui chauffent, les mots qui s’évaporent, il me semble qu’il s’agit là de culpabilité.
…

Tu as honte Eric !
J’ai…

Ma potentielle ancienne future femme s’était levé et je n’avais pas bougé. Elle voulait que je la laisse mais c’était elle qui partait. En temps normal, j’aurais souligné ce fait illogique. Lorsque l’on dit à quelqu’un de partir, alors on est sensé rester. Cela dit, j’éludais rapidement cette problématique que je jugeais non principale.
La question qu’elle me posa était nettement plus importante que tout ce que je pouvais penser.
Cette fois, lorsque je croisais son regard, je baissais les yeux.

Au début, je voulais garder ces cheveux et cette barbe sans trop savoir pourquoi. Le changement sans doute, cela symbolisait un peu ma nouvelle condition d’homme libre…

Je joignais les main, torturant mes doigts.

Après être revenu à Marbrume, lorsque j’ai appris ce qu’il c’était passé ici, j’ai décidé de les garder pour te permettre d’être avec un homme qui ressemble à quelque chose, pour ne plus être ce vagabond à l’allure étrange et parfois effrayante. Je…Je pensais que cela pourrait te plaire.

Je regardais mes bottes usées, des sentiments complètements contradictoires se percutaient dans tous les sens en moi, des choses que je n’avais jamais expérimentés avant.
Alors, je me levais doucement sans réussir à relever le regard sur elle.

Je… Je t’ai blessé et je… J’ai honte Gudrun !

Je lui reprenais doucement la main, sentant un léger tremblement dans mes doigts.

Depuis le début tu avais raison, je ne suis pas convenable. Je te laisse maintenant… Garde le peigne.

Alors, je tournais les talons et m’éloignais, tournant le dos au temple, tournant le dos à celle que j’avais déçu, trompé. Tournant le dos à celle que… Que j’aimais.
Je devais me rendre à l’évidence, je n’étais pas capable de vivre en société. Je ne suis même pas capable de rester convenable pour celle que j’aime. Alors à quoi bon risquer de la décevoir encore, de la faire espérer ou de la faire trembler ?
Sans doute que quelqu’un comme ce Théophile serait bien plus droit que moi et bien plus attentif à Gudrun.

Sans doute allait-il se mettre à pleuvoir, une goutte me chatouillait la joue.

Le changement... Oui, il avait changé. Jamais elle ne l'aurait vu réagir ainsi avant. Pourquoi rougissait-il de ses actes, pourquoi avait-il voulu devenir un homme nouveau ? Elle ne le reconnaissait plus. Les lèvres pincées, la tête droite, elle se contenta de l'écouter en silence.

Mais comment ne pas se sentir enrager davantage lorsqu'il lui proposait de garder ce fichu peigne ? Et encore, comment ignorer sa demande de pardon ? Le doute s'était mis à la ronger. S'était-elle trompée en croyant reconnaître un signe des dieux dans leur rencontre ? Cette question réveilla en elle les enseignements qu'elle avait reçus plus jeune.

Ce n'est qu'en passant par ces moments d'incertitude que la foi se renforce. Tout cela, ce n'était qu'une épreuve de plus, destinée à renforcer ses convictions. Alors, elle sut. La colère ne venait que de son égarement passager. Une fatigue bien compréhensible, mais les dieux ne se contentaient pas d'aussi piètres excuses. Il s'était déjà éloigné pendant que cette nouvelle résolution se forgeait en elle. Elle s'écria :

- Éric ! Repasse me voir demain. A l'aube.

Sans attendre de réponse, elle repartit vers l'intérieur du temple.

Au point du jour, le lendemain

La nuit avait été courte, mais elle avait dormi d'un sommeil profond et tranquille comme elle n'en avait pas connu depuis longtemps.

Assise sur le banc de bois dur, elle promenait calmement son regard sur les statues de ces dieux. Ils étaient le centre de son existence depuis longtemps, et c'est avec une confiance tranquille qu'elle attendrait celui à qui elle avait donné rendez-vous.

Est-il d’une quelconque nécessité que je précise n’avoir pas passé une très bonne nuit ?
Le fait que je n’avais nuls lieux où me rendre, pas d’abri, pas d’affaire, cela n’entre pas en ligne de compte, ce sont des circonstances auxquelles je suis habitué de longue date. J’ai toujours été un vagabond et l’extérieur n’a jamais été un endroit qui m’a effrayé.
J’avais donc observé Gudrun disparaitre dans son temple avant de m’éloigner à mon tour. J’avais marché un moment, restant à l’écart du bourg, observant les stigmates des combats. Un frisson me traversait le dos tandis que les terribles marques des affrontements s’offraient à mes yeux au fur et à mesure de mes pérégrinations.
Mon devoir, le vrai, aurait été que je me sois tenu ici, aux côtés de ma fiancée, pour lutter.

Si j’avais su…
Si tu avais su, et bien quoi ?

J’aurais différé mon séjour à Marbrume pour être ici !
Hmhm ! Au milieu de tout un tas de miliciens ?

Je…
Tu te serais fait embarquer et tu n’aurais donc peut-être pas bénéficié du fait de te rendre.

C’est…
Fort probable !

Il apparaissait clairement qu’il ne servait à rien de revenir sur le passé. Ce qui était fait était fait, il me fallait vivre avec. Gudrun était vivante et j’étais officiellement libre. Une situation aussi “idéale” était presque inimaginable et que cela se réalise tenait presque du miracle.
Une soudaine gêne me prit à l’œil et, en le frottant, je me débarrassais d’un cheveu. Alors, je me trouvais un point d’eau propre et retirais mon barda. Une fois dans l’eau, je pris mon morceau de savon dans ma besace et mon couteau.

L’aube pointa ses premiers rayons sur mon crâne nu tandis que je me dirigeais vers l’endroit où Gudrun m’avait donné rendez-vous. Si j’avais compris une chose la veille, c’était que certains changements étaient inutiles. Je me devais de rester celui que j’avais toujours été et il n’était nul besoin que j’arbore des cheveux pour afficher mon nouveau statut d’homme libre.
Je l’aperçus de loin, assise sur le banc, et je la rejoignais en affichant mon habituel air placide. Une nuit à réfléchir m’avait permis de faire le point sur la situation. J’assumais mes choix et mes actes, il revenait maintenant à la prêtresse de choisir ce qu’elle souhaitait pour l’avenir.

Bonjour Gudrun !

- Bonjour, Éric.

Gudrun détourna le regard des statues pour observer le vagabond qui n'en était plus un.. Il avait retrouvé son aspect d'avant. Elle avait pensé être préparée à cette entrevue mais elle devait bien s'avouer quelque peu surprise maintenant qu'il se tenait devant elle.

- Tu... Est-ce que tu as... Fichtre ! Je ne sais pas si tu cherches à démontrer quelque chose mais cela ne change rien à ce que j'avais prévu de te dire!

Agacée, coincée sur le banc par sa mauvaise jambe, ses doigts s'agitaient et montraient toute sa frustration. Pour autant, il était malvenu de se disputer dans un temple. Elle reporta son regard sur les statues qui n'avaient pas bougé. Elles étaient solides. Fiables. Les dieux lui offraient l'espoir de faire quelque chose de plus grand qu'elle, et c'est forte de cette intuition, gardant les yeux fixées sur eux, qu'elle commença le discours qu'elle avait tourné maintes fois dans sa tête la veille au soir.

- Tout d'abord... ma réaction a été... un peu vive hier. J'avais tellement attendu... Mais cela n'aurait pas dû être le cas, alors je te présente mes excuses.

Elle déglutit, avant de reprendre une inspiration.

- Tu as eu un comportement... Qui ne respecte pas tout à fait les ordonnances des dieux. Cependant, tu l'as reconnu, tu m'en as informé, tu m'as demandé pardon pour ces actes alors que je n'ai que peu de légitimité à te demander quoi que ce soit. Les dieux sont miséricordieux, et je dois tenter, moi aussi, de l'être. Cela étant, je t'ai donné ma parole, par deux fois, et je ne romprai pas mes vœux, car notre rencontre était un signe des dieux. Ce que tu sous-entends par garder le peigne est insultant. Peu importe ce qui est arrivé, je remplirai ma part du contrat. Sauf si...

Elle tourna la tête vers lui, le fixant droit dans les yeux.

- Il y a beaucoup de choses que je voudrais comprendre, mais... Il y a un point qui me tient à cœur, et qui me semble essentiel. D'un point de vue religieux, j'entends. Je voudrais... Enfin, j'ai besoin de... Penses-tu... Ha !

Elle fit claquer ses mains de frustration.

- Un enfant sortira-t-il de cette union éphémère ?

Si mon ancienne apparence retrouvé déstabilisait Gudrun, elle n’en laissa rien paraitre. Elle me salua sans cérémonie et son regard me renvoyait une certitude. Oui, la prêtresse avait réfléchit et sa décision était prise. Rien ne la ferait changer d’avis, ni mes paroles, ni une coupe de cheveux. Fort heureusement, je n’avais pas imaginé un instant qu’afficher mon allure habituelle allait peser d’une quelconque façon dans l’équation.

Je m’arrêtais à quelques pas d’elle, suffisamment proche pour affirmer ma présence, mais suffisamment éloigné pour demeurer courtois. Ce serait à elle de me guider, soit pour que je m’éloigne, soit pour que j’approche, en fonction de sa décision.
Une légère surprise traversa son visage lorsqu’elle retrouva mon crâne rasé et cela engendra un petit flottement dans ses paroles auxquelles je répondais d’un simple hochement de tête. Je restais silencieux, attendant qu’elle exprime sa pensée.
Quittant mon regard pour celui à peine moins stoïque des statues, elle s’agitait avant de se lancer.

Je m’étais attendu à tout sauf à ce qu’elle s’excuse de sa réaction, mais, après une rapide réflexion, je jugeais préférable de ne pas lui expliquer qu’elle n’avait pas à se faire pardonner. Après tout, si elle jugeait devoir le faire, je n’avais aucunement le droit de m’y opposer.

Je les accepte ! Dis-je simplement, en confirmant d’un geste de tête.

La suite de ses paroles fit tournoyer en moins une quantité incroyable d’informations contradictoires. Tout se mélangeait et se bousculait, car si elle reconnaissait mon honnêteté à son égard, je n’arrivais pas à comprendre qu’elle ne rompe pas ses vœux. Je finissais par me rendre à l’évidence que ce qui m’avait poussé à demander sa main était bien plus vaste que ce que j’en avais compris. Gudrun est une prêtresse et, de fait, elle s’avère être bien plus à même que moi de comprendre les Hommes.
Ainsi, nos fiançailles n’étaient pas une histoire ancienne et cette seule information me réjouissait et mon confortait.

A mes yeux, tu as toute la légitimité du monde à recevoir mes excuses pour mes actes Gudrun. C’est pour cela que je t’ai tout dit alors qu’il aurait été simple de me taire.

Je gardais pour moi la joie de l’entendre dire qu’elle comptait toujours m’épouser et la suite me donna raison à plus d’un titre.
Lorsqu’elle s’emmêla de nouveau la langue après avoir replongé ses yeux dans les miens, je me sentais perdu, sans réussir à comprendre ce qu’elle voulait dire ou demander. Frustrée, elle claqua dans ses mains avant de laisser tomber sa question.
Sur l’instant, je crus prendre un coup de poing dans la figure tant cela remua mon être. L’évidence me frappait comme l’aurait fait un objet lancé dans ma direction. Une évidence à laquelle ni la jeune Cléa ni moi n’avions songé un seul instant.

Je gardais le regard soudé au sien, réussissant malgré le choc à conserver ma rigueur. Ce n’est qu’après un bref instant de réflexion que je pris la parole.

Il m’est impossible de t’assurer que ce sera ou non le cas, mais il est certain que ce n’est pas à exclure. Si cela devait arriver et que le vieil homme m’en informe, alors je tiendrais mon rôle auprès de cet enfant.

Je ne pouvais pas faire une réponse plus honnête à Gudrun. Elle avait connaissance de mon histoire et, quoique cela puisse changer dans son choix de m’épouser, elle ne pouvait que comprendre qu’il était inenvisageable que j’abandonne un enfant de mon sang.

La légitimité... Si Gudrun en avait une à ses yeux avant le mariage, alors pourquoi avait-il agi ainsi ? Elle ne parvenait pas à comprendre, et le pardon en serait d'autant plus compliqué.

Cependant, c'est bien la réponse à sa dernière question qui la fit s'effondrer. Elle avait eu toutes les raisons du monde pour s'y attendre, mais l'entendre dire lui fit l'impression de recevoir un seau d'eau glacée sur la tête. Elle se serait contentée d'un mensonge honnête, comme Théophile, lorsqu'il prétendait prendre ses précautions pour que ses batifolages n'entraînent aucune conséquence. Malheureusement pour elle, ce n'était “pas le genre de la maison” de mentir pour la rassurer.

- Je n'en doute pas, finit-elle par souffler.

Atterrée, elle resta un long moment les yeux rivés sur lui, silencieuse et immobile. Ses pensées pourtant n'étaient pas en reste, se heurtant les unes aux autres, pensant tantôt à sa certitude de suivre la volonté des dieux par ce mariage, tantôt à son envie d'un foyer et à la vision de Rikni qu'elle avait eu. Elle repensait aussi à l'enfant de Richard, condamné à vivre dans la misère, et qui ne connaîtrait jamais son père qui avait trop hésité à le chercher. Rien ne semblait pouvoir lui indiquer une direction claire, alors qu'elle avait été si sûre d'elle la nuit dernière. Une sensation de gâchis immense lui serrait la poitrine.

- Il semble qu'encore une fois, notre union se trouve entre les mains des dieux. Je ne sais si je dois prier Serus d'accorder un enfant à cette femme ou au contraire lui demander de lui refuser cette bénédiction.

L'énormité de ce qu'elle disait la frappa au moment où elle le prononça. A vrai dire, elle savait quel était son devoir. Quel genre de personne serait-elle, à souhaiter le malheur à quelqu'un ? Elle avait simplement cru s'affranchir un peu des contraintes qu'elle avait suivies à la lettre depuis son enfance. Une simple petite impression de sortir des ornières que la vie avait tracées pour elle, un petit goût de liberté qui lui avait paru si doux... Mais voilà : la vie ne permettait que rarement de sortir du droit chemin.

Une grande lassitude l'avait envahie. Elle se sentait vide. Elle laissa son dos se reposer contre le dossier en bois, les yeux perdus dans le vague et le visage empreint de tristesse.

Il apparaissait clairement que ma réponse n’enchantait pas du tout la prêtresse. Une pensée me frôla l’esprit, me suggérant, avec retard, de nier cette possibilité de paternité. Certes, cela aurait peut-être épargné Gudrun sur l’instant, mais je suis certain qu’au fond d’elle, elle n’aurait pas écarté cette possibilité.
Pire, s’il s’avérait que Cléa donnait effectivement naissance à un enfant dont j’étais le père, l’annonce ultérieure n’aurait-elle pas été plus violente encore ?

J’étais certain d’avoir fait le bon choix en avouant mon écart de conduite et le risque que cela engendrait. Au moins ainsi, avait-elle toutes les informations qui lui permettraient de faire ses choix. Je n’étais pas un homme qui mentait par facilité ou pour m’épargner un sermon. Ce que l’on fait de notre vivant découle de nos propres choix en réponse aux différentes situations dans lesquelles nous sommes placés. Dès lors, inutile de mentir ou de se cacher derrière les Dieux en leur reprochant les épreuves qu’ils nous infligent.

Ma fiancée semblait cependant accuser le coup et je pouvais voir ses épaules s'affaisser, son regard fixé dans le miens, me renvoyant une douleur que je ne pouvais imaginer. J’avais causé une blessure profonde et elle m’était entièrement imputable. Ce qu’elle dit ensuite me laissa songeur un instant.
Finalement, je m’approchais pour m’agenouiller devant elle.

Ce ne serait pas une bénédiction pour elle, pas dans les conditions dans lesquelles elle est. Si un jour le vieil homme la laisse aller librement, alors oui, je lui souhaiterais de connaître la maternité. En l’état, je serais surpris qu’on lui laisse son enfant. Malheureusement, cela, je ne l’ai su que bien après lorsque l’homme à la pipe m’a expliqué qui elle était.

Je pris alors sa main avec douceur, ne quittant pas son regard.

J’ai mal agi et je t’ai offensé, je sais que ton pardon sera long à obtenir, s’il est possible que tu me pardonnes. En tout état de cause, je ne compte pas rompre le serment que je t’ai fait. Nul autre écart ne sera fait, je t’en fais la promesse. Je te souhaite pour épouse Gudrun, je souhaite prier Serus avec toi pour qu’une famille nous soit permise.

Gudrun laissa doucement l'air s'échapper de sa poitrine et tourna son regard vers l'homme qui lui tenait la main.

- Serus, oui. Peut-être... Peut-être qu'il me faut simplement voir tout cela comme une occasion de confirmer les signes.

Elle se redressa sur le banc, le fixant de son regard clair.

- Dans une lune, tu prendras des nouvelles de cette femme. Je ne comprends pas ce que tu appelles aller librement, mais qu'elle soit prisonnière ou non n'y change rien : par respect pour elle et les dieux, il faut savoir. Et seulement alors, si cette... aventure... n'a pas eu de conséquence, alors nous pourrons nous marier. Il me semble que c'est la seule décision raisonnable dans l'état actuel des choses.

Elle attrapa son bâton posé à côté d'elle et entreprit de se relever.

- En attendant... Je ne sais que penser de Harlock. Mais j'ai des raisons de croire qu'il faut s'en méfier. Ce n'est pas le premier maître-espion que je croise, et ce que j'en sais, c'est qu'on arrive pas à cette fonction sans une bonne dose de cynisme et de manipulation.

Cette façon qu'il avait eue de se présenter, qui l'avait mise en confiance rapidement, ce double-jeu entre elle qui lui rendait service tandis qu'il en demandait également un à Éric... Il y avait dans tout cela quelque chose d'étrange.

- Du travail m'attend, encore. Je crois savoir que des convois arrivent aujourd'hui pour aider à la reconstruction. Le travail ne va pas manquer dans les semaines à venir... Peut-être que ce n'est pas si mal après tout.

Dans une lune, je ferais tout pour trouver le vieillard et lui demander des nouvelles de Cléa. Je t’en ferais part immédiatement après, sois en assurée.

Nous avions échangé un regard étrange, tant gêné que perturbé. Je nous avais mis dans une situation compliquée et je n’avais pas de solution particulière. Je comprenais pourquoi, dans cette situation, la majorité des hommes taisaient leurs infidélités. Avouer, c’était aller au-devant de complications et de difficultés…
A l’inverse, ne pas déclarer ce que l’on a fait, c’est bâtir une relation sur le mensonge. Lorsque l’on a déjà trahi la chaire, mentir reviens à trahir l’âme en plus.
Vous savez bien que, moi, j’aurais été incapable de garder ce secret. Tout au plus j’aurais tenu quelques jours mais j’aurais fini par tout raconter à Gudrun. Alors autant le faire d’entrée de jeu.

Cléa est une prisonnière dorée. L’homme à la pipe la retient sur cette ile sans qu’elle n’a de possibilité d’en partir. Ses conditions de vie sont, en revanche, excellentes, mais cela n’en demeure pas moins une prison. Lors du trajet retour, il m’a expliqué qu’elle était le résultat d’un « transfert alchimique » ou je ne sais quoi. Une ancienne noble, décédée, qui aurait tenté de transférer son esprit dans le corps d’une servante, ou quelque chose dans ce goût. Alors elle est retenue pour servir d’objet d’étude. C’est à peu prêt tout ce que je sais.

Je laissais la prêtresse se relever, l’écoutant parler d’Harlock. Cela me confirmait donc bien qu’elle le connaissait et, de fait, que je pouvais le nommer. Je ne vous cache pas que l’appeler « l’Homme à la pipe » devenait fastidieux. Je hochais la tête doucement.

Harlock est un homme de parole mais pas un homme de confiance. Il faut toujours chercher un double sens à ses dires, mais jusqu’à preuve du contraire il tient parole.

Elle évoqua alors le travail qu’il y avait à faire dans le Bourg et elle semblait se réjouir de cette activité qui, vraisemblablement, lui permettrait de me chasser de son esprit vexé et de son cœur blessé. Je ne pouvais lui donner tort, évidemment.
Cependant, je lui saisissais doucement l’épaule, un sourcil froncé, parlant d'une voix calme.

Tu viens de nommer le Maître espion. Tu le connais donc ! Comment et pourquoi l’as-tu rencontré ? Que te voulait-il ? Car il ne sort pas de l’ombre sans une idée éclairée !

Je commençais à sentir les mailles de l'espion, comme si elles se refermaient sur nous.
Pas mariés mes déjà, des fils nous liaient.