Quand le chat n'est pas là, la souris va le chercher

Mathilde a raison : ils parlent rarement de piraterie ensemble. Pas aussi sérieusement, du moins. Quand il revient à la ferme, Darius reste souvent vague sur ce qui s’est passé pendant son absence. Il raconte les grandes lignes ou de simples anecdotes. Il parle de la vie à bord et de ses gars, de Marbrume et de ses habitants, sans toutefois mentionner de noms ou de situations problématiques. Il préserve le plus possible l’ignorance de Mathilde pour qu’elle n’ait pas à mentir pour lui – pour qu’elle n’ait pas à mentir plus pour lui. Il profite aussi du refuge et de cette vie qu’ils ont commencé à bâtir à deux au Labret. Entre les voyages, il s’occupe des terres et de la chaumière qui sont devenues les siennes, il y laisse toujours un peu plus de lui pour que Mathilde pense à lui même lorsqu’il est loin et pour que quiconque passe la barrière sache que la belle fermière n’est pas un cœur à prendre.

Cette fois-ci, c’est différent. Darius a donné le véritable état des lieux à Mathilde, car les prochaines semaines, à l’image des dernières, ne seront pas réjouissantes. Le pirate regarde son épouse alors qu’elle lui partage son avis. Elle pense qu’il doit s’entourer et lui propose une nouvelle fois de lui venir en aide. Et à la minute où ça devient dangereux pour moi, je pars, pour ne pas devenir ta faiblesse. Il sourit légèrement en coin. Devenir sa faiblesse. Comme si elle ne l’était pas déjà devenue dès la seconde où il a posé les yeux sur elle.

Darius réfléchit longuement. Mathilde ne sera pas en sécurité à Marbrume, mais le fait est qu’elle n’est plus réellement en sécurité nulle part depuis qu’elle l’a épousé. N’importe quel pirate s’attardant un temps au Labret pourrait facilement faire le lien entre eux. L’information est cependant inintéressante pour la majorité de ses compères. En général, les ennemis sont du côté des forces de l’ordre, et les querelles entre pirates se règlent soit en mer, soit sur l’île, soit à Marbrume. Les épouses et les enfants restent en dehors de ces histoires qui ne les concernent pas, sauf lorsqu’un conflit devient personnel. Pour Darius, les actions posées par ses ennemis appellent à une vengeance qui a tout de personnel, et il y a de forts risques que personne ne sera épargné. La fin justifie les moyens, dit-on.

Le pirate est si profondément perdu dans ses pensées qu’il sursaute en sentant les doigts de Mathilde le chatouiller. Il pouffe un peu, encore plus lorsqu’elle recommence. Au troisième assaut, il lui attrape le poignet avec un air malicieux.

« C’était ça ton plan depuis le début? se moque-t-il. Me forcer à réfléchir à tout un tas d’options déchirantes pour m’étourdir et mieux m’attaquer? C’est mal, très mal. Je me demande bien comment une gentille et honnête fermière comme toi a pu en venir à élaborer de tels plans. De mauvaises influences, sûrement... »

Joueur, il tend relève le bras gauche et le tend vers Mathilde pour la chatouiller à son tour... avant de réaliser qu’il ne peut pas. Il reçoit l’évidence comme un coup de poing. Il suspend son mouvement, déstabilisé. Son regard trahit sa surprise et sa détresse. Doucement, il repousse Mathilde et se redresse pour s’asseoir sur le bord du lit. Dans la pénombre, il fixe le vide.

« J’ai besoin de réfléchir encore à ce que je vais faire, dit-il à voix basse. Je dois parler avec Isak et établir un plan avec lui. J’ai encore à faire ici, mais tôt ou tard, je vais devoir retourner au Labret. Mon navire est là-bas. »

Il tourne légèrement la tête vers Mathilde :

« Si tu restes, je veux pas que tu t’en mêles, que tu poses des questions. Je veux pas que tu fasses quoi que ce soit qui puisse te faire courir un risque, quel qu’il soit. C’est trop facile de faire disparaître quelqu’un, ici. »

Darius pose une main sur celle de Mathilde et garde le silence quelques secondes.

« J’ai encore l’impression qu’elle est là, lâche-t-il finalement. [color=#ffcc33]Je la sens encore, comme si elle était encore attachée à mon bras. »[color]

Il baisse les yeux vers son bras, dont le moignon est encore dissimulé par sa chemise.

« Parfois, je sens que je serre le poing. Mes doigts dans ma paume. D’autres fois, elle me fait même mal. Pas comme si elle était blessée, plutôt comme si... Je sais pas. »

Un court rire jaune s’échappe de ses lèvres. Il secoue vaguement la tête et revient à Mathilde.

« C’est con ces histoires que je m’invente, hein? »

- « Ah non c’est de la triche, t’as plus de poigne que moi! » s’exclame-t-elle en riant au moment où il attrape son poignet pour contrecarrer son attaque. Un réflexe qui lui ressemble bien, avec une force contrôlée pour ne pas la blesser, mais juste assez bien doser pour pouvoir relancer les hostilités. Ce à quoi il… ne s’applique pas. La main gauche n’est plus là, et le visage amusé de Darius change du tout au tout lorsqu’il le réalise. Doucement, il la relâche, la repousse et s’assoit sur le bord du lit, tandis que Mathilde reste allongée, complètement mortifiée. Quelle conne. Quelle conne, mais quelle conne! La fermière s’en veut horriblement et se mord la lèvre pour ne pas fondre en larmes.

Darius murmure quelques mots qu’elle entend à peine, mais qui sonnent comme un plan qu’il semble vouloir suivre. Le navire est au Labret. Il y retournera. S’il survit jusque-là. Enfin son regard revient sur elle, elle qui n’a pas bougé, elle qui ne dit rien, elle qui ne bouge pas de peur de commettre la bêtise de trop. Elle l’écoute lui dire qu’elle ne doit pas se mêler de l’affaire, qu’elle ne cherchera pas à savoir ou à faire quoi que ce soit pour récolter des informations. Si elle reste, c’est uniquement parce qu’elle n’est en sécurité nulle part, mais qu’ici, ils ont peut-être une chance de veiller sur elle, même de loin.

Elle entremêle ses doigts à ceux de Darius, osant à peine le regarder. Le silence est pesant, mais pas autant que l’aveu qu’il lui fait : elle n’est plus là, mais il la sent encore. Elle se promet de parler lentement et de ne pas le chatouiller, avant de se redresser pour s’asseoir derrière lui.

- « Le vieux de Terresang oubliait souvent qu’il avait perdu une main. Je sais pas combien de fois je l’ai surpris sans sa prothèse. Un jour il m’a avoué qu’elle était toujours là, dans son esprit, et qu’il pouvait sentir sa présence, au point de vouloir se curer les ongles ou d’oublier de fixer le truc articulé qui la remplaçait. Ça le faisait rire. Enfin sauf quand il avait réellement besoin de saisir quelque chose et qu’il n’attrapait rien que le vent. Là, il jurait comme un vieux charretier. » Elle sourit, un peu nostalgique. Le langage fleuri de son vieil et improbable ami lui manquait.

Mathilde s’apprête à reprendre la parole mais aucun son ne sort de sa bouche : dans le couloir, le bruit d’une porte qui s’ouvre est suivi par celui du pas pesant d’un client matinal qui s’éloigne pour descendre les escaliers. Elle l’écoute s’éloigner, non sans avoir jeté un regard vers l’épée laissée un peu plus loin, et la dague qui traine, hors de portée. Elle ne fera pas deux fois cette erreur.

- « Je te demande pardon, Dar » finit-elle par reprendre, à voix basse. « Pour tantôt… je… je voulais pas… je pensais pas que… Je suis désolée » finit-elle par laisser tomber, pour arrêter de bégayer des mots qui ne sortent pas. Elle pensait qu’il allait répondre en la chatouillant, plutôt que de la bloquer et de se rendre compte qu’il était lui aussi pris au piège. Elle avait eu le dessus à un jeu où il gagnait toujours. Les choses les plus innocentes pouvaient désormais prendre une tournure dramatique. Elle glisse une main sous son bras et, toujours dans son dos, l’enlace doucement et dépose la tête sur l’épaule de son amoureux.

- « C’est pas con. Et c’est pas inventé. Tu n’es pas le premier à avoir cette impression, et je suis certaine que tu ne seras pas le dernier. Je pense que tu vas t’y faire, au fur et à mesure que tes gestes vont se modifier. C’est une question de temps et d’adaptation, j’imagine…», pour lui comme pour elle. Mathilde réalise que les prochaines semaines ne seront pas tout à fait rose, même dans leur refuge, mais des deux, c’est elle qui débordera d’espoir en priant pour des jours meilleurs. « Tu connais pas quelqu’un qui a perdu un membre par accident ? Pour en parler, voir ce qui est normal et ce qui pourrait être inquiétant. » Elle avise le cou de Darius, s’assure que ce n’est pas le côté porteur d’une nouvelle cicatrice et y dépose un baiser. Elle l’aime. Elle sait qu’il ne changera pas, qu’il doit vivre cette épreuve comme il a vécu toutes les autres. A elle d’être patiente, à elle de trouver sa place là-dedans pour ne pas le brusquer.

- « Isak arrive généralement un peu après le lever du soleil. Qu’est-ce que tu dirais de te reposer un peu en l’attendant? J’irai discuter avec Tom pendant que vous parlerez de vos affaires de pirates, et je reviendrai avec la plus garnie des assiettes-déjeuner qu’une femme enceinte puisse réclamer. L’auberge est plutôt tranquille au petit matin, il n’y a que six chambres occupées pour le moment, il y a peu de chance qu’on vous dérange. »

Parler avec Tom, c’était, pour Mathilde, le prétexte pour laisser les cousins en paix tout en offrant son aide comme cuisinière, pour quelques jours au moins, pour quelques mois au pire.

Nouveau bruit de pas lourds, montant les escaliers cette fois. Mathilde se détache du dos de Darius pour s’allonger et tendre une main vers sa dague. On n’est désormais jamais trop prudent…

Mathilde parle de son ami qui, comme lui, avait perdu sa main. Darius l’écoute en silence. Les histoires qu’il s’invente ne sont pas si uniques. Le vieux Terresang a eu les mêmes réflexes que lui. Il a juré et maudit le monde entier, mais il est aussi parvenu à rire de sa situation. Le pirate espère être capable d’en faire de même un jour. Pour l’instant, il est simplement en colère, car tout lui semble un peu plus inaccessible maintenant, y compris les moments de complicité et d’intimité avec Mathilde.

Darius secoue la tête lentement lorsque son épouse s’excuse. Elle n’a rien à se reprocher. Elle n’a pas changé. Jusqu’à présent, elle n’agit pas différemment avec lui non plus.

« C’est pas ta faute, tente-t-il de la rassurer. Je t’en veux pas. C’est pas toi qui as fait ça. »

Mathilde continue. Elle se fait optimiste. Il va s’adapter, ce n’est qu’une question de temps. Et peut-être pourrait-il parler à quelqu’un qui a vécu la même chose que lui. Il fronce le nez et les sourcils à cette idée, lançant un Hors de question silencieux en guise de réponse. Elle peut deviner qu’il n’y a strictement aucune chance qu’il parle de sa situation avec quelqu’un d’autre. Il ne va certainement pas s’étaler sur sa nouvelle faiblesse, et encore moins parler de ses inquiétudes et ses sentiments par rapport à celle-ci. Il ne les mentionne qu’à Mathilde à demi-mots parce qu’elle est sa femme. Plutôt crever que d’aller dans un groupe de soutien des endeuillés de la main. Le sujet est clos.

Darius acquiesce à la proposition de Mathilde. Il est déjà très tard – ou très tôt - et Isak rejoint habituellement la fermière peu après le lever du jour. Darius ne doute pas qu’il en profite pour s’assurer que Mathilde mange correctement avant de l’accompagner dans les rues de Marbrume. Isak est un pirate, mais il a étrangement bon cœur malgré tout. Il prend soin de Mathilde non pas parce qu’il craint de se faire assassiner par son cousin s’il ne le fait pas, mais bien parce qu’il l’apprécie et considère qu’elle fait partie de la famille maintenant. Darius le sait et il lui en est reconnaissant.

« C’est une bonne idée, convient-il. Un peu de sommeil ne me fera pas de tort, et tu dois te reposer aussi. J’ai perturbé ta nuit et ta pause lait chaud. »

Il sourit en coin et, comme Mathilde, tend l’oreille. Le plancher craque dans l’escalier, puis dans le couloir. Le pirate se lève et écoute. Les pas passent devant la porte et s’éloignent. Une porte s’ouvre et se referme. La voix étouffée d’un homme se fait entendre, suivie de celle d’une femme. Le dialogue ne leur parvient que par bribes, mais le couple se dispute visiblement. Darius n’a pas besoin d’en entendre plus, car il connaît le scénario par cœur : l’homme qui traîne trop tard dans les tavernes ou dans les bordels, la femme qui le voit rentrer et sent l’alcool ou le parfum d’une autre. Un classique.

« Je pense que tu peux lâcher ta dague. Le pire qui risque d’arriver, c’est que ce pauvre type vienne frapper désespérément à notre porte pour se sauver des projectiles lancés par sa femme. »

Darius s’assure que la porte est bien verrouillée, puis revient vers Mathilde. Il retire son pantalon et, dos à elle, enlève finalement sa chemise. Consciemment ou inconsciemment, ou un mélange des deux, il évite de présenter son profil gauche à Mathilde. Le moignon disparaît aussi vite qu’il est apparu aux yeux de la fermière dans la pénombre, car Darius se glisse sous les couvertures et dissimule le membre amputé.

De son bras droit, le pirate enlace son épouse et la ramène contre lui. Il dépose un baiser contre ses cheveux. En temps normal, il serait depuis longtemps en train de la séduire, de l’embrasser, de la caresser, de lui faire l’amour quitte à perdre de précieuses heures de sommeil. Cette nuit-là, même si ce n’est au fond pas l’envie qui manque, il bloque. Il n’a même pas les bons réflexes pour la chatouiller et la réalisation l’a paralysé. Quelle réaction stupide va-t-il avoir s’il essaie de poser les gestes instinctifs qu’il a toujours posés quand ils sont ensemble et qu’il se rend compte de son incapacité à les adapter? Il repousse la pense loin dans son esprit.

« Je t’aime, belle fermière, chuchote-t-il à son oreille. Même si j’aime pas que t’aies risqué la route d’Usson à Marbrume pour me retrouver, je suis content de t’avoir avec moi. Tu m’as manqué. Terriblement. »

Il la regarde, pose un dernier baiser contre ses lèvres, puis ferme les paupières. L’épuisement est tel qu’il s’endort instantanément.



Darius bouge à peine quand Mathilde sort du lit. Il marmonne quelques paroles inintelligibles et entrouvre les paupières, sans plus. Il voit Mathide. L’espace d’un instant, il se croit à la ferme et se rendort. Tout le reste n’a été qu’un vilain cauchemar. Il est à la ferme, au refuge. Il est bien. Sa respiration, parfois rapide durant la nuit, se calme. Son corps, pris de spasmes à plusieurs reprises, se détend. Il dort.



Isak sait dès qu’il pose les yeux sur Mathilde. Il soupire de soulagement et s’approche de la fermière dans la salle commune de l’auberge, encore déserte à cette heure matinale. Comme tous les matins, seul le propriétaire s’active dans les cuisines. Ils sont tranquilles.

« Enfin, lâche-t-il à voix basse. Je commençais à croire que ton plan floral était aussi foireux que mes recherches. »

Il avise l’air de Mathilde.

« Il est comment? demande-t-il. Je dois m’attendre à quoi? »

Avant de se taire, il ajoute :

« T’as dormi? Il me semble que t’es pâle un peu, ce matin. T’as besoin que je passe chez l’herboriste te chercher un truc? »

Les disputes des voisins. S’il y bien une chose qui avait été difficile à gérer, au moment de l’invasion du Labret par la Fange, c’était la vie en groupe… et les disputes des couples. Mathilde avait subi cette cohabitation forcée comme une épreuve au moins aussi grande que la Fange elle-même, et s’en était enfuie dès la première occasion, dès la reprise d’Usson. Depuis, elle savoure comme personne le fait d’avoir sa propre demeure, éloignée des autres, ce qui, à Marbrume, est bien plus compliqué. Vivre à l’auberge impliquera du bruit. Beaucoup de bruit. Elle le supportera.

Darius se couche sans cérémonie, se faufilant comme un voleur entre les draps. Mathilde comprend qu’il agit par pudeur et se glisse à son tour sous la couverture pour se blottir contre lui. Elle sourit alors qu’il chuchote des mots d’amour à son oreille et l’embrasse tendrement. Il est là. Il est enfin là. Sa peau est un peu fraîche, son odeur a légèrement changé. Son regard manque un peu d’éclat, et ses joues se sont creusées, mais c’est bien son époux qui s’endort contre elle. « T’inquiète, c’était juste une petite promenade de santé. Je t’aime, mon bel amant. »

A-t-il entendu sa réponse? Peut-être pas. Les yeux fermés, Darius respire profondément. Mathilde le regarde pendant de longues minutes, remerciant les Trois de l’avoir protégé des dangers pour le lui ramener en vie. Il faudra qu’elle aille au Temple.


Mathilde ne s’est pas rendormie dans les bras de Darius, de peur de se réveiller et de réaliser que tout n’était qu’un rêve. Dès les premières lueurs du jour, elle se faufile hors du lit, non sans lui murmurer « Tu peux encore dormir, je reviens. T’as pas intérêt à disparaître » et déposer un baiser dans le cou de son époux. Elle s’habille rapidement, ramasse ses cheveux dans un chignon soigné et quitte la chambre. C'est à peine si le pirate a bougé.

La fermière peine à ne pas sautiller de joie dans la salle commune lorsqu’Isak fait son entrée. Dos au petit feu fraîchement rallumé, elle défroisse son tablier avec une certaine impatience.

- « Au concours du plus gros poisson, c’est moi qui gagne » lui répond-elle avec un sourire triomphant. Elle est émue, elle sait à quel point Darius est important pour Isak et vice versa. La famille est réunie. « Il est amoché et épuisé. Il a perdu une main. Il ne veut pas d’aide, naturellement, et il ne veut pas non plus qu’on le voit dans un moment où il se sent diminué. Et il nage dans les emmerdes, évidemment. Attends-moi. »

Mathilde installe Isak à une table et revient avec un solide déjeuner qui ressemble à une double ration et qui sera peut-être le seul repas de la journée. « Mange pas tout, y en a un qui a besoin d’être remplumé ». Elle s’assoit face à lui et, à voix basse, lui résume tout ce que Darius lui a partagé : la raison de son enlèvement, sa fuite couverte par la bienveillance des Trois, sa chasse aux informations, son désir de revanche, ses inquiétudes quant à la sécurité de sa famille.

- « Il ne sait pas s’il veut nous renvoyer au Labret ou s’il nous garde ici. Mais à Usson ou ici, je ne suis pas à l’abri, il le sait. La seule différence c’est qu’en étant ici, j’ai plus de chances d’être prévenue à temps et de disparaître. » La voici qui parle comme un pirate... Non, comme une femme de pirate, plutôt.

Comment fait-il pour paraître si calme, alors qu’il doit crever d’impatience de revoir son cousin, son frère? Mathilde admire une fois encore le tempérament posé d’Isak, parfaitement opposé à la tempête que représente Darius.

- « Vous avez des choses à vous dire, des choses que vous ne voudrez pas que j’entende. Partagez le repas, je vais discuter avec Tom, faire deux-trois bricoles en bas et puis je vous rejoins. » Isak et Darius ont toujours été francs avec Mathilde, et ont toujours gardé les mêmes limites avec elle, pour la préserver et pour se protéger eux-mêmes, limites qu'elle respecte malgré une curiosité parfois dévorante. Se retirer pour laisser les cousins discuter de leurs affaires est donc tout à fait normal pour la fermière.


Deux grattements à la porte, et Isak entre dans la chambre dont les rideaux ne suffisent plus à arrêter la lumière du soleil. Pas étonnant que Mathie soit si matinale, songe-t-il, en déposant l’assiette de pain surmonté d’une omelette aux légumes sur la chaise.

- « Content de te voir mon frère. Ta femme nous laisse quelques minutes en tête à tête. Elle dit que t’as intérêt à manger et à ne pas disparaître sans lui dire au revoir et vu la tête de mule que t’as épousé, à ta place je l’écouterais. »

Isak laisse à Darius le temps d’émerger de son sommeil et de s’habiller avant d’entrer dans le vif du sujet. Il sait que Mathilde lui a déjà partagé ce qu’elle sait de l’état du bateau et de l’équipage. Il pourra entrer dans les détails qu’elle n’a pas.

- « Alors, c’est quoi le plan? »


En bas, dans la cuisine, Mathilde s’arme de ses meilleurs atouts –sa capacité à trouver mille bonnes raisons pour obtenir ce qu’elle veut- pour s’entretenir avec Tom, qui profite lui aussi d’une petite omelette cuisinée par la fermière.

- « La portion de ton cousin était un peu grosse, tu sais. »
- « Désolée… j’ai l’habitude de cuisiner pour sept ou huit personnes à la ferme, mais je vais m’adapter! » Hors de question de dire à Tom qu’un homme dort actuellement dans son lit et qu’elle compte le faire manger. Darius ne doit pas être vu.
- « J’espère parce que sinon je vais faire faillite » bougonne-t-il avec un demi-sourire.
- « Mais non… Tu sais que je pourrais surement faire pousser deux-trois petites choses dans ta cour arrière? Fais livrer du fumier, trouve-moi une fourche et je m’occupe du reste. Alleeeeeez Tom s’il-te-plaiiiiit! » Mathilde achève sa phrase avec le regard d’une gamine suppliant son père de lui ramener un cadeau de la ville. Irrésistible. Ou presque.
- « Depuis que je te connais, tu me dis que tu détestes la ville. A chaque fois que tu viens ici, tu ne rêves que de repartir chez toi. Pourquoi tu resterais? » demande Tom avec tout le sérieux du monde.
- « Pour ça, Tom » répond-elle en posant une main sur son ventre. « La vérité c’est que je crève de trouille de mettre cet enfant au monde et de mourir dans la foulée. Les soigneurs sont loin, ma ferme est plutôt isolée et si mon mari est en mer, y a personne pour aller chercher de l’aide… » Mathilde ne ment pas, même si elle ne dit pas toute la vérité. Elle ne serait pas la première femme à venir terminer sa grossesse à Marbrume, non loin du Temple et des soigneurs qui s’y trouvent... et la délivrance est un moment qu'elle anticipe avec une certaine angoisse.
- « Je vais y penser. En attendant, mange » ajoute-t-il en désignant la portion à peine entamée par la fermière.
- « Merci, Tom! » Elle sait que ce n'est pas gagné, mais le fait qu'il y réfléchisse est en soit déjà très positif.


Deux grattements à la porte, et Mathilde entre dans la chambre avec un bol de lait… et referme la porte soigneusement derrière elle.

- « Alors, c’est quoi le plan? »

Isak pouffe de rire. Il a posé exactement la même question à Darius quelques minutes plus tôt.

Quand la porte s’ouvre, Darius ouvre un œil. Dans l’embrasure se tient non pas Mathilde, mais Isak, une assiette à la main. Le pirate grommelle tandis qu’il s’assoit dans le lit. Mathilde est-elle réveillée depuis longtemps? Combien de temps l’a-t-elle laissé dormir? Qu’a-t-elle raconté à son cousin? Il passe une main sur son visage. Il n’avait pas dormi aussi profondément depuis longtemps.

Darius laisse tomber sa main contre le matelas en écoutant son cousin. Il bâille, puis sourit finalement en coin. Un examen visuel rapide lui permet de voir qu’Isak s’en est mieux sorti que lui lors de leur bataille en mer. S’il a été amoché, il ne porte plus de blessures visibles de son combat. Même s’il n’en montre rien, Darius est soulagé. Il remercie silencieusement Rikni d’avoir été aux côtés de son cousin et Anür de lui avoir permis de naviguer jusqu’à bon port malgré un navire endommagé et une tempête violente.

Darius s’étire et attrape son pantalon pour l’enfiler, ce qu’il fait d’un geste encore un peu maladroit, mais plus rapide que quelques semaines auparavant. Même si son cousin ne lui a toujours rien répondu, Isak ne le presse pas. Il se contente de voler un coin d’omelette dans l’assiette. Après une poignée de minutes, il voit finalement Darius mettre sa chemise et s’approcher de lui du coin de l’œil.

« Alors, c’est quoi le plan?

« Le plan? répète Darius. Tu le connais déjà, le plan, Isak. »

Détruire. Voilà le plan. Rien de plus, rien de moins. Isak étudie le visage de Darius. C’est une affaire que son cousin ne va pas lâcher - et qu’il ne devrait pas lâcher non plus. Isak acquiesce lentement. Malgré son calme, lui aussi est en colère. Lui aussi veut détruire.

« Je vais te donner des détails, mais arrête de bouffer mon omelette, petit con », lâche finalement Darius en donnant une accolade à Isak.



L’assiette est vide depuis longtemps quand Mathilde rejoint la chambre. Darius a tout englouti en écoutant Isak lui raconter les dernières semaines. S’il a relaté grossièrement ses propres aventures, le capitaine s’est surtout intéressé aux informations de son cousin. L’état du navire ne le préoccupe pas autant que leur capacité à avoir les matériaux nécessaires pour le réparer, même si Isak lui a assuré avoir déjà mis en branle des négociations et envoyé leur meilleur gars sur le coup en son absence. Ses hommes ont la bougeotte et veulent repartir en mer. Si certains s’emploient déjà à rafistoler le navire comme ils peuvent, d’autres s’occupent avec quelques contrats obtenus au port d’Usson en attendant. Rien d’aussi payant que la piraterie, mais il faut bien continuer à vivre en attendant. Personne n’a encore abandonné l’équipage, et ce consensus a un dénominateur commun : le désir d’une vengeance en bonne et due forme.

« Pour commencer, il va falloir que tu trouves de quoi laver ton mari et lui refaire une beauté parce qu’il sent pas la rose et il pourrait passer pour un Fangeux, lance Isak. Je veux bien croire qu’il veut pas être reconnu, mais il y a de sacrées limites, quand même. T’es courageuse de l’avoir accepté dans ton lit comme ça. L’amour rend aveugle et fait perdre l’odorat, visiblement.

- J’étais sûr de sentir la lavande », ironise Darius.

- Ensuite, si on veut pas qu’il soit surnommé Capitaine Moignon, on va trouver quelque chose pour ça. »

Isak désigne le bras amputé de Darius d’un mouvement de menton. Darius ne prend pas bien le commentaire et se lève brusquement du lit où il est assis en jurant contre son cousin. Isak lève les mains en signe de paix, mais Mathilde peut remarquer qu’il a une joue étrangement rougie, signe que Darius l’a probablement déjà tapé avant qu’elle arrive pour une remarque similaire.

« Et quand je dis “on”, je veux dire “toi”, Mathilde, parce que si je trouve et propose un truc, il va me faire rejoindre les autres qu’il a envoyés faire un tour au fond de la mer. Pas que je veux pas les voir, mais bon.

- Ferme ta putain de gueule, Isak. »

- Bref. Pour ma part, pendant que vous réglez ce que vous avez à régler ici, je vais rentrer à Usson pour me mettre sur les réparations du navire et voir comment ça avance. Je vais pouvoir passer de temps en temps à la ferme aussi pendant que je suis là. Le reste, je vous laisse voir ça entre vous. »

Isak regarde Mathilde, puis Darius.

« Je vais voir si je peux pas trouver un morceau de pain qui traîne. Faut croire que ça creuse l’appétit chercher son cousin fantôme pendant des semaines. »

Sur ces bonnes paroles, Isak tire sa révérence et laisse les époux ensemble. Darius continue là où son cousin s’est arrêté, même si les premières parties du plan ne sont pas tout à fait à son goût.

« Je vais te garder à Marbrume avec moi, dit-il. Si t’es capable de convaincre Tom de te laisser travailler ici, ça serait bien. Elle est tranquille, cette auberge. Elle est pas particulièrement fréquentée par des types comme moi. C’est une bonne chose. Tu vas être à peu près en sécurité si on est prudents. »

Darius pose sa main contre la joue de Mathilde et la caresse de son pouce.

« J’ai encore à faire à Marbrume, mais j’y resterai pas des mois. Je vais retrouver mon navire et repartir en mer. Et si tout va comme prévu, je vais rentrer à la ferme, et les choses vont revenir à la normale. »

Il marque une pause, replace une mèche derrière l’oreille de Mathilde.

« Quand je vais avoir terminé ici, on va rentrer à Usson. Ensemble. Je te laisserai pas ici toute seule. Et si c’est mettre notre enfant au monde seule à la ferme qui t’inquiète, on te trouvera quelque chose plus près du temple pour que les soigneurs soient pas trop loin. Je vais t’arranger un truc, promis. Tu me fais confiance? »

Laver son mari et le rendre présentable, c’est dans ses cordes. Mathilde sourit en déposant le bol de lait sur la petite chaise. Comme elle, la veille, Isak n’y va pas avec le dos de la cuillère et ne ménage pas Darius. Elle est persuadée cependant que malgré son ton bourru, le pirate ne manque pas de compassion pour son cousin. Les quelques jours passés ensemble, à Usson puis à Marbrume, lui ont permis de saisir toute la portée du lien qui les unis. Il le connait mieux que personne, et sait que s’apitoyer sur son sort est la dernière chose à faire, même si, intérieurement, il doit bouillonner : on a osé toucher à son frère. On a tenté de le diminuer. On l’a quasiment privé de ce qui lui reste de sa famille. Adossée à la porte, Mathilde écoute la suite sans broncher.

Trouver une solution pour remplacer la main perdue, elle y a pensé… Elle n’aurait rien proposé de son propre chef, mais si Isak lui donne sa bénédiction, elle partagera ses idées à Darius, non sans lui rappeler que c’est sur ordre de l’aîné de la famille. La suite du plan n’a pas l’air de particulièrement plaire au blessé, mais il sait qu’il n’aura pas le choix : Isak quittera seul Marbrume pour retourner sur Usson et veiller aux réparations du bateau. Il propose également de passer à la ferme, où il est connu, pour voir si tout se passe bien.

- « Tu diras à Philippe que je vais bien et que je travaille à rétablir quelques contrats avec Marbrume, pour rentabiliser les récoltes que l’Ordre ne nous prendra plus. Je m’arrangerai pour envoyer des nouvelles avec les convois, et je récupérerai les commandes qu’il aura préparées pour les distribuer ici. Merci Isak. Pour tout. »

Mathilde se décolle de la porte, étreint Isak dans ses bras avec un soulagement bien palpable et se décale finalement pour le laisser sortir, apparemment affamé. Son regard se pose sur l’assiette vide, assiette prévue pour deux mangeurs, puis sur Darius qui poursuit avec la suite du plan. Ce goinfre aurait-il gardé toute la nourriture pour lui seul, sans partager avec son cousin? Et son benêt de cousin n’aurait pas mentionné que la fermière avait cuisiné pour deux, pour permettre à Darius de se remplumer comme il se doit.

La brunette écoute attentivement la suite du plan de Darius : rester à Marbrume, être prudente, travailler à l’auberge qui offre un semblant de sécurité en attendant que le pirate règle ses comptes. Elle hoche de la tête, approuvant chacune des étapes, incluant le retour à Usson, le retour à la normale.

- « Quand il s’agit de prendre soin de moi, je te fais confiance. » Pour prendre soin de lui, par contre… Elle lui sourit, heureuse de rester à ses côtés, même s’ils ne vivront pas ensemble et qu’il risque de disparaître aussi souvent que d’habitude.

Elle le regarde un instant, comme elle le fait à chaque fois qu’elle le retrouve, pour graver les traits de son visage dans sa mémoire, et conclut sa réflexion silencieuse par un « La barbe longue te va pas si mal, faudrait juste rafraîchir un peu pour que ça soit plus soigné. Et changer de vêtements. Ils cherchent un pouilleux mal en point, pas le plus beau des pirates. » Mathilde se hisse sur la pointe des pieds et, glissant une main dans la nuque de Darius, l’attire contre elle et l’embrasse tendrement. Lorsque leurs lèvres se quittent, elle murmure « Bonjour, monsieur mon époux. Bien dormi? Bien mangé, de toute évidence… »


Une heure plus tard, Darius sent bon. Installée sur ses genoux -parce qu'elle est bien décidée à le séduire, encore et toujours, et que cela implique des regards, des murmures et des épidermes à la fois si proches l'un de l'autre et jamais assez-, Mathilde apporte la dernière touche à la taille de la barbe, entre deux baisers semés sur le visage de son époux. Auparavant, il s’est lavé avec les moyens du bord –un pichet d’eau tiède, un morceau de savon et un petite bassine vidée ensuite par la fenêtre- et a enfilé une chemise propre.

- « Tom a dit oui. Je vais cuisiner des bons petits plats et je pourrai facilement mettre des petites choses de côté pour toi. Je m’arrangerai pour trouver de quoi prendre soin de ta cuirasse aussi. Elle a souffert! »

Mathilde semble infiniment plus sereine que la veille. La chape de plomb qui s’était abattue sur ses épaules a disparu à la seconde où Darius est entré dans la chambre. Une fois l’émotion des retrouvailles passée, il ne reste plus en elle que la joie de partager un moment avec celui qu’elle aime.

- « Pour ton bras », parce qu’il faut tout de même bien aborder le sujet, même s’il a jusqu’ici pris soin de cacher son amputation de la vue de la fermière, « je pensais à un crochet avec lequel tu me feras le plaisir de fouiller les entrailles de ceux qui t’ont fait ça. » Sereine, certes, mais elle n’oublie pas ce qui s’est passé et souhaite elle aussi obtenir une vengeance en bonne et due forme. La douceur de sa voix tranche avec la cruauté de la demande, et elle s’empresse d’ajouter : « Plus sérieusement, on pourrait protéger ta peau avec un tissu, et installer un manchon en cuir par-dessus, attaché avec des sangles. Et si tu optes pour le garnir d’un crochet, tu prendras l’habitude de le retirer en ma présence pour éviter les accidents, d’accord? » Elle lui sert un sourire irrésistible pour ponctuer sa phrase, suivi d’un baiser dans son cou. Elle trouvera sans doute le matériel à l’autre bout de la ville et se fera passer pour une amputée, afin de ne pas éveiller les soupçons.

Mathilde s’étire pour déposer par terre les ciseaux et le linge plein de poils de barbe et de cheveux et contemple finalement son œuvre. Darius est propre, reposé, rassasié, et sans doute rassuré sur bien des choses. Isak et elle ont réussi leur première mission : le retrouver pour le remettre sur pieds. Le chemin sera peut-être encore long, mais elle sent qu’il est sur la bonne voie… du moins, elle veut y croire.

- « Isak gère l’affaire familiale, tu gères la concurrence et je prends soin de toi » résume-t-elle, en ajoutant, l’air satisfait : « D’ailleurs, je veux pas me vanter mais je pense que je fais du très bon travail jusqu’ici. T’es plutôt mignon, tu sais? » Elle rit doucement, savourant ce moment qu’ils partagent. « Est-ce que c’est maintenant que tu m’annonces que tu vas une fois encore me faire embarquer sur ton bateau pour nous ramener à Usson? » Elle ne peut s’empêcher de froncer légèrement le nez à l’idée de remettre le pied sur le bateau. Elle n’a définitivement pas le pied marin…

Le plan n’est pas idéal, mais il semble au moins convenir à Mathilde. Darius acquiesce lentement, plongé dans ses réflexions. Prend-il la bonne décision en gardant son épouse avec lui à Marbrume? Il n’en a franchement aucune idée. Dans un monde idéal, Mathilde serait rentrée au Labret à bord du navire le plus sécuritaire du royaume et se serait cordialement invitée chez son noble ami Aymeric pour une durée indéterminée. Un excellent plan à première vue – pour une autre femme que Mathilde. Parce que Mathilde, sa Mathilde, est capable de traverser le Morguestanc alors qu’elle porte un enfant pour aller le trouver, et ce, même si quelqu’un est déjà sur le cas. Sa Mathilde ne restera pas tranquille à Usson après avoir passé quelques jours à Marbrume, après l’avoir vu quelques heures seulement. Sa Mathilde est une professionnelle des emmerdes et s’arrange pour les chercher à sa façon quand la vie est trop tranquille et qu’elle a, par exemple, un mari en train de mener une guerre contre des pirates. Sa Mathilde ne reste jamais les bras croisés, et il préfère encore l’avoir avec lui que l’imaginer en train d’essayer de l’aider - peu importe la manière - dans sa vengeance depuis la ferme. Et égoïstement, il ne souhaite pas se séparer d’elle tout de suite. Il a besoin de la voir, de la sentir, de la toucher. À un moment, il a vraiment cru ne jamais la revoir.

La voix de Mathilde le tire de ses pensées. Il jette un regard à ses vêtements et passe une main dans sa barbe. Peut-être a-t-il réellement plus l’air d’un pouilleux qu’il le pense. Il sourit en coin et répond au baiser tendre de son épouse.

« Ça manquait un peu de panais, mais j’accepte pour cette fois », murmure-t-il entre deux baisers.



Une heure plus tard, Darius se sent lui-même pour la première fois depuis plusieurs semaines. Après s’être lavé et avoir enfilé une chemise propre, il s’est installé et a laissé Mathilde lui tailler la barbe, profitant aussi de l’occasion pour lui demander de lui couper les cheveux, trop longs à son goût. Il n’a pas posé de questions sur la provenance de la chemise ou des ciseaux. Il a simplement donné à Mathilde carte blanche, sachant qu’elle ferait un travail de qualité, et il a savouré l’instant, refusant toutefois pour le principe d’admettre qu’Isak avait eu une bonne idée.

Lorsque Mathilde apporte les touches finales à sa barbe, Darius est beaucoup plus détendu. Chaque baiser, chaque caresse, chaque blague complice a aidé - et continue d’aider. Et continuera d’aider, car il est écrit d’avance qu’il va se glisser dans cette chambre plus de nuits qu’il le devrait au cours des jours à venir.

Pendant qu’elle travaille, Mathilde annonce que Tom a accepté de lui donner du travail à l’auberge. Darius sourit sans masquer son amusement. Comme si le pauvre homme avait eu la possibilité de dire non face à une belle fermière convaincue et convaincante.

« Ma cuirasse est habituée de souffrir, répond-il à son autre commentaire. Elle est increvable, mais elle dira pas non à quelques bons soins. »

Son regard glisse vers ladite cuirasse, qui a effectivement vu de bien meilleurs jours, puis revient à Mathilde. Celle-ci aborde le sujet dont Darius a le moins envie de parler : son bras. Elle propose un crochet. Il plisse le nez. Oh, l’idée de fouiller les entrailles de ses ennemis avec ne lui déplaît pas, loin de là. Néanmoins, il n’a aucun souhait d’attirer l’attention sur son membre amputé s’il peut l’éviter, surtout au quotidien.

« Je suis trop habile pour causer des accidents, se vante-t-il avant de reprendre son sérieux. Mais si tu es capable de faire quelque chose avec un gant en cuir, je préférerais pour la vie de tous les jours. Je pense. Je sais pas. »

Il hausse les épaules. Manchon, gant, crochet, rien de tout cela ne lui rendra sa main. Il ne peut que donner l’illusion qu’elle est là ou qu’il a tourné sa perte en arme redoutable. Ou quelque chose du genre.

« Tu trouveras bien et, de toute façon, c’est votre plan foireux, à toi et à Isak. C’est tellement votre plan que je te parie qu’il va attendre que j’aie le dos tourné pour te filer de quoi payer ton matériel de bricolage, et qu’il va partager ses idées dès que vous allez être seuls. »

Il sourit moqueusement, puis lève la main devant lui, se dégageant de toute responsabilité. Mathilde se lance dans une aventure périlleuse, car il ne se sent pas particulièrement coopératif. Pas pour ce plan. Pas pour le moment.

« Je sais pas si ça serait mon bateau, mais ça sera un bateau, répond-il à la question de son épouse. Ça va dépendre des avancées d’Isak et du temps que je passe ici. Mais je suis mignon maintenant, ça devrait pas être trop difficile de te convaincre de monter avec moi, non? »

Il ricane un peu, quelques images d’une Mathilde détrempée et terrorisée par la tempête lui revenant en tête.

« Le bon air salin de la mer, ça va te faire du bien, et notre pirate va adorer, poursuit-il. Et surtout, c’est moins risqué que de rentrer par les routes. Si on repart avant que le navire soit réparé, je trouverai quelqu’un pour nous embarquer. Je connais les bateaux, je connais les gars. T’en fais pas. »

Darius regarde longuement Mathilde, puis vient cueillir un baiser contre ses lèvres.

« S’il fait pas trop froid, je pourrai peut-être même t’inviter à regarder les étoiles avec moi et te charmer avec toutes mes connaissances. J’ai entendu dire que c’était ton point faible. »

Il sourit légèrement, ses yeux clairs brillant enfin de leur habituelle étincelle moqueuse. Il effleure les lèvres de Mathilde d’un nouveau baiser, puis d’un autre alors qu’il la ramène contre lui pour l’enlacer et l’embrasser langoureusement.

« Est-ce qu’il y a des types que je dois cogner en rentrant?, murmure-t-il entre deux baisers. Des gars qui t’ont importunée, qui ont tenté de te séduire en mon absence? Il y en a au moins un qui t’a dit que t’étais belle, c’est sûr. Le nouveau boulanger... Robert? Rupert? Je sais plus. Admets qu’il est venu, j’ai vu comment il te regardait. »

HRP:

Dans l’esprit de Mathilde, une main de bois recouverte d’un gant de cuir se dessine. Comment la fixer à un moignon? Elle n’en a aucune idée, mais s’il y a un prothésiste à Marbrume, elle le trouvera. En étant proche du port fréquenté par des hommes blessés au combat ou sur la mer, il lui sera facile d’aborder le sujet et de débusquer la personne qui fabrique des jambes de bois confortables et des bras articulés remplaçant un membre perdu. Cette personne acceptera-t-elle de troquer une création contre de la nourriture? Elle verra ça plus tard.

- « Il va falloir qu’on trouve quelqu’un qui prenne soin d’Isak… j’ai peur qu’il soit un peu perdu entre un cousin aventurier, un bébé pirate et une fermière pas trop sage. » Elle rit doucement. Elle s’était considérée comme privilégiée de pouvoir lui apporter son aide, lorsqu’il était arrivé blessé à la ferme. Mais depuis, il la couvait doublement pour palier à l’absence de Darius, allant jusqu’à oublier de se nourrir correctement, laissant alors la porte grande ouverte aux remontrances de la fermière.

- « Tu es mignon tout le temps » murmure-t-elle alors qu’il ricane. Il sait qu’il peut la gagner avec un sourire, il sait qu’elle ne peut pas lui résister même avec toute la volonté du monde. Les Trois savent ô combien pourtant elle a essayé, en vain. Désapprouvant totalement les bienfaits de l’air marin et surtout de la houle qui viendra nécessairement avec le fait d’être sur un bateau, Mathilde fronce légèrement le nez… puis sourit. S’il fait froid, elle n’aura qu’à se lover contre lui pour profiter de sa chaleur, pendant qu’il lui racontera des histoires plus ou moins vraies au sujet des constellations. A ça aussi, il lui est difficile de résister.

Il lui sert l’un de ses célèbres regards malicieux et l’embrasse longuement. L’espace d’un instant, elle a l’impression de l’avoir totalement retrouvé, malgré les tourments et les épreuves qu’il a traversées. Les moments paisibles sont d’autant plus précieux qu’ils sont rares, particulièrement lorsqu’on épouse un Darius passé maître dans la discipline de naviguer dans les emmerdes… et d’aller en chercher là où il n’y en a pas, par exemple en imaginant des prétendants cherchant à détourner Mathilde du droit chemin. Elle sourit.

- « Si tu pouvais éviter d’amocher ta petite gueule d’amour en arrivant à Usson ça serait bien. J’aime bien l’idée de te voir sans coquard, sans bosses, sans lèvre fendue… » Chose plutôt rare dans la vie mouvementée qu'il mène. Appuyant son front contre celui de Darius, elle rit doucement et passe une main dans ses cheveux. « Il y a du passage à la ferme, mais moins en hiver. Quelques miliciens qui continuent de faire le détour pour s’assurer que tout va bien et récolter au passage l’un ou l’autre truc à se mettre sous la dent, des mercenaires à la recherche de contrats, deux ou trois voyageurs, la routine. » Elle taira le passage répété d’un énergumène du village, persuadé que Darius était mort et qu’il était temps pour elle de l’admettre et de porter le deuil. Mathilde avait fini par le renvoyer sans ménagement, avec l’appui plutôt persuasif d’un Philippe présent ce jour-là. La ferme tournait bien, malgré tout, et attirait les convoitises. « Quant au boulanger, il s’appelle Roland. Il est très aimable et fort galant » ajoute-t-elle entre deux baisers légers. Amusée, elle laisse quelques secondes s’écouler avant de reprendre. « Il n’a pas mis les pieds à la ferme. Et aucun homme ne trouve grâce à mes yeux. Ils ne sont pas toi, et tu le sais. »

Profiter de ses absences pour avoir des aventures ne lui a même pas effleuré l’esprit. Qui pourrait réussir à détourner ses pensées de l’homme qu’elle aime et dont elle porte maintenant l’enfant? Personne. Darius a semé des petites choses à la ferme pour qu’elle pense à lui chaque jour, et Serus s’est arrangé pour bénir leur union et faire en sorte que Mathilde soit complètement rassurée sur son choix pourtant risqué d’épouser un pirate.

- « Mais j’y pense », susurre-t-elle avec le même regard malicieux, jouant à son tour la carte de la fausse jalousie, « n’y a-t-il pas une ou deux sirènes à Marbrume qui mériterait de croiser madame Vortigern ? » et elle termine sa phrase en éclatant de rire. Elle ne veut pas savoir. Elle sait qu’elles existent, les belles de nuit qui l’accueillent dans leurs bras le temps d’une nuit, mais elle sait aussi que c’est dans ses bras à elle que le véritable Darius revient toujours. Sans mensonges, sans faux nom.

Elle s’écarte doucement de son mari et s’assoit sur le lit, depuis lequel elle tend le bras pour attraper ce qui reste du bol de lait, désormais froid, et y prendre quelques petites gorgées. Une façon pour elle de mettre un peu de distance entre elle et le désir qui s’éveille à chaque fois que le regard perçant de Darius se pose sur elle. De la patience. De la patience. Adossée à la tête du lit, elle étire ses jambes et dépose le bol, non sans essuyer du revers de la main une éventuelle moustache de lait.

- « Je ne le dirai qu’une seule fois dans ma vie, mais je suis contente de rester en ville. J’avais pas vraiment envie de repartir à Usson sans toi, tu sais? » Intérieurement, elle craint déjà le moment où, de retour à la ferme, il lui annoncera partir pour une autre traversée avec son équipage. Sera-t-elle morte d’inquiétude à chacune de ses absences, ou réussira-t-elle à mettre de côté cette mésaventure pour vivre presque sereinement ses départs? « J'avais vraiment envie de te retrouver. Et tu es là. »

Darius lâche un Mh pour manifester son accord avec les propos de Mathilde concernant son cousin. Il trouve aussi qu’Isak devrait trouver une femme qui pourrait prendre soin de lui. Une femme qui pourrait être une épouse, mais pas nécessairement; juste quelqu’un pour lui donner un peu d’affection et lui changer les idées lorsqu’ils ne sont pas en mer. Darius a bien essayé de le pousser vers quelques demoiselles, sans grand succès. Isak ne se laisse tenter par les prostituées que lorsqu’il est particulièrement ivre et il n’ose en général pas regarder les femmes qui croisent sa route. Il pense encore à son épouse, qui lui a été arrachée par la Fange. Il n’est pas prêt à faire une croix sur leur amour pour donner son cœur à une autre. Pas encore. Pas aux dernières nouvelles, en tout cas. Darius se dit qu’il devrait lui poser la question avant de reporter son entière attention sur Mathilde.

Après un long baiser, Mathilde appuie son front contre celui de Darius. Le pirate sourit malicieusement en l’écoutant. Il est vrai qu’il débarque souvent à la ferme avec un ou deux bobos en plus, mais rien de grave. Rien de comparable à ce qu’elle a découvert en venant le chercher ici, à Marbrume. En général, il n’affiche que les marques d’une rencontre qui a mal tourné ou d’une bataille sans grosse conséquence. Pas de quoi s’inquiéter.

La ferme est plutôt calme l’hiver et rares sont ceux à s’y aventurer sans raison. Les miliciens la gardent dans leur ronde et les gars passent voir Mathilde, mais sinon, les visiteurs se font discrets. Le dénommé Roland, boulanger aimable et fort galant, ne s’est pas pointé le bout du nez pour faire une demande en mariage à la belle fermière esseulée. Et c’est tant mieux. Pour la forme, Darius grommelle quand même, histoire de lancer dans l’univers à cet homme qu’il doit être moins aimable et fort galant… mais pas méchant non plus. Sinon, il va se faire casser le nez par un pirate.

[color=#ffcc33] « Je sais, mais j’aime quand même pas quand on te regarde trop, dit-il entre deux baisers furtifs. T’es la plus belle fermière au monde, mais t’es ma belle fermière, et je vais buter quiconque pense pouvoir prouver le contraire. »/color]

Il arrache un baiser à Mathilde, qui l’interrompt alors d’une question à laquelle elle ne veut certainement pas la vraie réponse. Il n’est pas le genre à prêcher par l’exemple et il n’est pas étranger aux soirées passées en compagnie des belles de nuit de Marbrume. Mathilde le sait. Il ne lui a jamais caché. Il n’irait cependant pas jusqu’à pousser le vice au point de lui indiquer les bordels où il s’est rendu et les filles avec qui il a couché. Sa femme est dangereuse avec une fourche.

« Mais non, j’ai été sage », murmure-t-il en déposant un baiser contre le cou de Mathilde.

Récemment, aurait-il pu ajouter, mais Mathilde le comprendra d’elle-même. Darius dit la vérité. Depuis son arrivée à Marbrume, depuis son départ de la ferme, même, il n’a vu personne d’autre qu’elle. Un choix forcé, peut-être, mais le résultat est pareil. Il est resté fidèle.

Alors que Darius lui donne un autre baiser dans le cou, Mathilde s’écarte pour s’asseoir sur le lit et attraper le bol de lait. Le pirate la suit des yeux, déçu et amer de la voir se détacher ainsi. En temps normal, elle ne se serait pas éloignée. Elle aurait tendu le cou pour mieux lui donner accès, puis aurait perdu patience et se serait emparée de ses lèvres. Le bol de lait aurait été abandonné, peut-être renversé dans la passion.

Darius écoute Mathilde d’une oreille. Malgré lui, il retombe dans cette spirale infernale qui l’emporte si facilement maintenant. La colère. La honte. Le dégoût. Le rejet s’ajoute à la liste. Son regard clair est un instant illisible. Trop de pensées y tourbillonnent.

Le silence s'étire. Darius réalise à peine qu’il est resté muet un moment lorsqu’il reprend la parole :

« Je suis là. T’auras pas fait le voyage pour rien, au moins. »

Darius marque une pause, puis se lève et fait quelques pas pour attraper sa cuirasse. Il commence ensuite à enfiler celle-ci de façon méthodique en regardant Mathilde. Autant, quelques minutes plus tôt, il semblait avoir toute l’intention du monde de rester un peu, autant, maintenant, il songe visiblement à partir sous peu.

« Je sais que vous avez votre plan, toi et Isak, et que c’est toi qui vas le mener parce que lui va repartir dès la première occasion qui se présente, mais t’épuise pas avec ça, dit-il en attachant lentement les sangles. Tu vas travailler pour Tom, ça va te prendre du temps et de l’énergie, et il faut que tu prennes du temps pour te reposer. C’est plus important. »

Du menton, il désigne le ventre à peine arrondi de Mathilde.

« Tant qu’à être à Marbrume, ça serait pas mal que tu passes au Temple, continue-t-il. Les prêtresses pourraient regarder si tout semble normal et on pourrait faire une offrande à Serus. Peut-être que quelques tours dans les thermes te feraient du bien aussi. »

Une sangle, puis une autre. Lentement, mais sûrement.

« Tu connais les coins où pas traîner à Marbrume? J’avoue que je sais pas trop ce que tu connais de la ville, en réalité. Le Goulot, le Labourg... Traîne pas là. Évite le port aussi. C’est pas toujours dangereux, mais je sais quels types se baladent par là et vont dans les tavernes. Et je voudrais éviter que tu tombes sur ceux contre qui j’en ai. On sait jamais. »

Darius jure tout bas. Une sangle lui résiste. Une fois, puis deux, puis trois. Son geste devient moins calme.

« Il te manque quelque chose, ici? Je peux demander à Is... »

La sangle se défait complètement. Darius la relâche dans un grand mouvement de frustration et dans un juron tout aussi impressionnant. Il inspire profondément. Il bout.

« Je peux demander à Isak de te l’apporter », complète-t-il une fois qu’il a à peu près retrouvé son sang-froid et qu’il a recommencé à boucler ses sangles. Et après, je pourrai te l’apporter. On a des planques avec de quoi survivre ici. On est des pirates, mais on est des pirates prévoyants. »

Lorsque Mathilde réalise que le visage de Darius s’est fermé et que leur refuge s’est évanoui, il est déjà trop tard. Le ton de sa voix s’est refroidi, et, rêve-t-elle? Elle a l’impression de n’être qu’un membre de son équipage qui reçoit des ordres. L’atmosphère rassurante de la chambre, leur chambre, leur refuge, leur cocon de légèreté et d’innocence, cette atmosphère qui a pris tellement de temps à s’installer s’est maintenant envolée. Qu’a-t-elle dit? Qu’a-t-elle fait? Qu’est-ce qui se passe? L’estomac noué, elle le regarde enfiler sa cuirasse, signe indiscutable qu’il s’en va, sans pourtant l’avoir annoncé.

Se reposer, elle l’a déjà fait… et sent une bouffée d’exaspération s’emparer d’elle alors que tout ne tourne qu’autour de ce qui pousse dans son ventre. Elle est seulement enceinte, et bien qu’il s’agisse là d’un petit miracle, si elle n’avait pas quitté Usson, elle serait en train de travailler aux champs sans trop s’inquiéter de si elle en fait trop ou non. Les femmes ne triment-elles pas jusqu’à la délivrance, même si elles lèvent le pied de temps en temps, quand leur ventre est si gros qu’elles en ont le souffle coupé?

S’arrêter au Temple pour profiter des thermes et du savoir des prêtres… C’est déjà prévu. L’offrande a été déposée dès son arrivée, avant de faire la tournée des tavernes pour retrouver Isak. Un instant de calme, dans un endroit infiniment apaisant, avant d’affronter la tempête que représente la ville. Elle a même profité de son passage au grand Temple pour rencontrer l’une des prêtresses chargées des jardins où poussent les plantes médicinales. Toutes deux ont convenu qu’elle y retournerait pour prodiguer quelques conseils, si elles en ont besoin, pour l’une ou l’autre culture… un beau prétexte pour la fermière qui apprécie pouvoir se recueillir et respirer sans craindre d’être heurtée par un passant, ou de se faire arroser par un pot de chambre vidé par une fenêtre. Mathilde songe qu’elle n’a pas revu le prêtre muet, et ce n’est peut-être pas plus mal : le comprendre lui avait demandé de déployer des trésors de patience.

Darius reste résolument pragmatique, et en rajoute une couche en lui indiquant quels coins ne pas fréquenter en ville. Elle retient un sourire en songeant qu’elle a déjà fait le tour du quartier seule, puis avec Isak qui a sans doute pris soin de ne pas la traîner dans les endroits moins recommandables. Elle sait ce qu’elle doit éviter, et pour se faire discrète, elle mènera la vie banale d’une femme banale qui travaille, prie et se repose en attendant l’arrivée de son enfant.

La fermière ne comprend pas ce qui se passe dans la tête de son pirate. C’est si rare que ç’en est troublant. D’habitude, un regard suffit, mais elle ne parvient pas à l’accrocher. Quelle mouche le pique soudainement? Pourquoi, tout à coup, semble-t-il impatient de partir? Qu’est-ce que tu fuis, Dar, on était bien, non? La fuite. Elle le regarde s’impatienter sur la lanière qui refuse d’obtempérer à ses gestes encore un peu maladroits. Il jure, et essaie de reprendre le dessus sur ses émotions.


Ne pas trop s’inquiéter pour sa main, ne pas trop en faire… Il ne veut pas passer pour l’éclopé de service, incapable de faire quoi que ce soit. Elle l'a bien compris et elle hésite à l’aider.

- « Dar… »

Mathilde quitte sa position pourtant confortable et se lève pour s’approcher de son époux, si distant, trop distant à son goût. Avec douceur, elle pose une main sur la sienne, occupée à se débattre avec la sangle, pour l’obliger à s’interrompre.

- « Dar, regarde-moi. »

Sa voix est aussi douce que son geste. Elle ne veut pas le brusquer, mais l’idée qu’il s’en aille avec cette attitude glaciale suffit à l’effrayer. Reviendrait-il? Quand? Elle refuse de le perdre une fois encore.

- « Dar… qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que j’ai dit? »

Les mains chaudes de la fermière saisissent doucement le visage du pirate, alors qu’elle cherche à accrocher ce regard clair qui s’est assombri dans les dernières minutes. Elle crève d’envie de le prendre dans ses bras pour que tout s’arrange, en une étreinte, mais il faudra sans doute un peu plus que ça.

- « Dar, il va falloir que tu m’aides là-dessus, parce que je suis un peu perdue. Je sais qu’Isak t’a secoué, et tu le lui as bien rendu vu la trace qui orne sa joue. Je sais que j’ai pas été plus tendre cette nuit, et je suis vraiment désolée… j’ai pas su totalement contrôler mes émotions et y a surement des choses qui sont sorties de travers. Mais là… on n’était pas bien tous les deux? Qu’est-ce qui se passe? Pourquoi tu te lèves d'un coup pour partir? Pourquoi tu t'en vas en me donnant plein de consignes, comme si j'étais ton second? Parle-moi...»

Elle n’ose même pas essayer de l’embrasser de peur de l’agacer, pas plus qu’elle n’ose guider ses bras autour de sa taille pour qu’ils l’enserrent.

- « Pars pas. Pas comme ça. S’il te plait. »

Elle lui a promis, alors qu’ils se connaissaient à peine, de ne pas le retenir lorsqu’il aurait à partir, pour ne pas interférer dans ses affaires, pour ne pas lui demander de choisir entre elle et l’océan. Mais là, c’est différent. Il ne prend pas la mer, et il risque de partir fâché. Hors de question de le lâcher avant que les choses ne soient arrangées, quitte à lui barrer le passage.

Dar... Mathilde l’interpelle, mais Darius ne lève pas le regard. Il continue de s’en prendre à la sangle qui lui résiste, jusqu’à ce que son épouse vienne le rejoindre et l’empêche de poursuivre en posant sa main contre la sienne. Il soupire avec frustration. Dar, regarde-moi. Il obéit et la fixe dans les yeux. Il voit dans son regard l’incompréhension avant même qu’elle lui pose ses questions. Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que j’ai dit?

« T’as rien dit », marmonne-t-il, non pas pour se débarrasser d’elle, mais parce que c’est la vérité, tout simplement.

Cette réponse n’est cependant pas suffisante pour la fermière, qui se saisit doucement de son visage et cherche à lire son regard. Elle veut comprendre ce qui se passe, pourquoi il part, pourquoi il lui donne des ordres comme il le ferait avec un membre de son équipage. Elle lui demande de lui parler et, surtout, de rester. Elle ne lui demande pourtant jamais de rester. Pas de cette façon.

Darius regarde longuement Mathilde. Elle semble sincèrement perdue. La réalité est qu’il l’est tout autant qu’elle. Elle veut comprendre, mais il ne sait pas comment lui expliquer. Quoi lui expliquer. Il n’a pas l’habitude de devoir parler de ce qui lui traverse l’esprit avec elle. Elle le comprend depuis le début. Les regards ont toujours suffi entre eux. Mais les signaux silencieux qu’ils s’envoient normalement avec tant de facilité et de fluidité sont désormais brouillés.

« Je te donne pas des consignes comme à mon second, j’essaie de te protéger, finit-il par dire. Je veux juste que tu fasses attention et que tu t’épuises pas. Je sais comment tu peux être quand t’as une idée en tête. Et je sais comment les emmerdes te courent après, alors j’ai pas spécialement l’esprit tranquille. Je veux pas qu’il t’arrive quelque chose pendant que je suis pas là et je connais plus la ville que toi. C’est tout. »

Darius se tait. Une première explication sans doute peu satisfaisante pour la fermière, mais honnête. L’essentiel pour lui n’est pas d’avoir de quoi masquer son handicap. L’essentiel pour lui est que Mathilde soit en sécurité même s’il a choisi de la garder avec lui à Marbrume. Et cette préoccupation s’accompagne de consignes données avec le ton d’un homme habitué à crier des ordres dans les situations critiques.

« Je sais pas quoi te dire, Mathilde, poursuit-il après un moment. J’ai juste des choses à faire et t’avais l’air de vouloir te reposer. »

Darius se détache et fait deux ou trois pas pour s’éloigner de Mathilde. Il repose son attention sur les sangles, uniquement pour arrêter son geste et relever la tête vers son épouse quelques secondes plus tard.

« C’est pour ça que je voulais pas revenir maintenant, te revoir maintenant, lâche-t-il. Je savais que ça serait pas pareil. Je suis trop... Je suis pas assez moi-même. Pas tout le temps. Et à cause de ça, t’es différente avec moi, et ça crée des moments comme ça. Mais c’est pas ta faute. Je sais que c’est pas ta faute. Pas vraiment. »

Il prend une pause pour réfléchir. Il se passe une main sur le visage, hésitant entre continuer ou attraper son épée et traverser la porte pour mettre fin à la discussion.

« Ça m’emmerde de sentir que tu marches sur des œufs avec moi ou de voir que t’agis pas comme d’habitude, reprend-il. C’est pas parce que moi, je suis différent, que toi, tu dois l’être. Je t’ai rien demandé. Je vous ai rien demandé. Mais vous, vous m’avez demandé d’être le type que j’ai toujours été, mais vous m’aidez pas quand vous faites des trucs bizarres. »

D’un geste, il désigne un Isak invisible qui a dû se trouver là quelques heures plus tôt.

« Depuis quand il me demande si j’ai besoin d’un coup de main pour aiguiser mon épée? Un “coup de main”, faut le faire, en plus. »

Trop tôt pour les blagues de ce genre, même les blagues involontaires...

« Et depuis quand tu te dérobes à moi comme ça? ajoute-t-il cette fois en désignant le lit. T’as jamais fait ça, pas après autant de temps sans me voir. Pas en disant rien. »

Darius s’assoit sur la chaise et commence à enfiler ses bottes. Après quelques secondes, il interrompt son geste et relève la tête pour regarder Mathilde.

« Je comprends pas ce que tu veux. »

Je comprends pas ce que tu veux. C’est la première fois que ce genre de phrase assassine tombe. C’est la première fois qu’ils ne se comprennent pas. C’est la première fois, aussi, qu’elle a cru à sa mort, et qu’elle le retrouve avec une blessure aussi grave. Aussi définitive.

- « Ce que je veux? »

Lui, il veut sa sécurité. Il a compris que peu importe où elle serait, il la mettait en danger. Il sait qu’à Marbrume, elle se fondra plus facilement dans la masse. A Usson, la fermière est connue, mais en ville… elle n’est plus qu’une quidam parmi tant d’autres, cherchant à mener une petite vie aussi calme que possible. Elle en a pleinement conscience et elle en tirera parti pour passer inaperçue. Moins elle fera de vagues, plus il pourra se concentrer sur son projet. C’est ainsi qu’ils formeront la meilleure équipe qui soit.

Ce que Darius veut, c’est aussi et surtout qu’elle ne soit pas différente. Qu’elle ne le ménage pas, qu’elle ne porte pas une attention particulière à cette main tranchée, qu’elle ne le soigne pas plus que d’habitude… même si de son côté elle aura à s’habituer à ces sauts d’humeur imprévus, à quelques mots devenus tabous –Isak en a fait les frais- et à une patience qui s’évapore en un instant à cause d’une sangle récalcitrante.

- « Je veux te prendre dans mes bras suffise à guérir toutes tes blessures. Toutes. Savoir que tu souffres, ça me rend malade Darius. C’est pas ta faute, je t’aime et c’est comme ça. Quand Isak est arrivé à la ferme, j’ai souhaité devenir l’homme le plus fort du monde pour aller casser la gueule de ceux qui t’avaient peut-être tué, avant de les attacher à leur bateau et de le couler. »

C’est lui le blessé, c’est lui qui a perdu une main dans l’affaire, mais elle aussi a été blessée, d’une autre façon. Elle l’a cru mort, elle a vécu dans le déni, elle a prié les dieux pour qu’Isak ne retrouve pas de corps, elle a espéré jusqu’à ce que la nouvelle lui parvienne. Elle a cru que sa vie s’était arrêtée. Elle aussi, elle doit guérir.

- « Ce que je veux, c’est que tu continues à me parler, même si c’est juste un regard, parce que c’est la première fois que tu me reviens comme ça, et que je sais pas ce je peux faire pour t’aider, ou juste pour être avec toi… même si là je commence à comprendre. Je crois. »

Faire comme d’habitude, même si l’habitude est perturbée par un événement plus que préoccupant et que la blessure n’est pas qu’une petite couture qui s’effacera avec le temps pour se transformer en une simple ligne, souvenir ténu d’une énième histoire de combat épique. Même si la blessure a atteint le corps et la tête… et que d’après Isak, la dernière fois où il a eu à affronter une tragédie, ça a été compliqué pour ceux qui l’accompagnaient.

- « Ce que je veux, Darius, c’est mon mari. Blessé ou pas blessé, agacé ou de bonne humeur, tendre ou en pleine rébellion, vulnérable ou maître du monde. Je te veux toi, tout toi, tel que tu es, là maintenant. Je m’en fous pas, de ta main, parce que c’est grave, parce que ça t’atteint, parce que c’est pas réglé et que ça ne le sera pas plus demain, donc il va falloir qu’on en parle même si ça ne te fait pas plaisir, mais j’en ferai pas une obsession non plus, parce que tu ne te résumes pas à ça. Et arrête de te rhabiller s’il te plait, parce que c’est toi qui te dérobes. »

Mathilde le regarde, à trois pas de lui. Qu’est-ce qu’il est chiant quand il fait sa tête de mule. Mais qu’est-ce qu’elle l’aime.

- « Ce que je veux Darius, c’est ta peau toute chaude contre ma peau toute nue. C’est te sentir me serrer fort contre toi comme si j’étais sur le point de t’échapper. C’est faire l’amour et étouffer nos cris dans les oreillers, sentir ton cœur répondre au mien contre ma poitrine et regarder tes petits yeux brillants à moitié endormis juste après qu’on ait presque touché les étoiles. Merde tu vois même pas que je fais un effort surhumain pour ne pas te sauter dessus. J’en tremble Darius! » ajoute-t-elle en tendant une main fébrile devant ses yeux pour le lui prouver. « Je marche sur des œufs parce que je ne pense qu’à t’aimer alors que t’as tellement de choses en tête, et que ma présence ici est une source d’inquiétude supplémentaire même si je te promets d’être la plus banale des femmes vivant ici. Je me dérobe pas, Darius, j’essaie juste de trouver ma place pour te permettre de mener à bien tes projets. » Elle écrase une larme du revers de la main, larme qui trahit le sentiment d’impuissance qui l’habite. La seule chose sur laquelle elle a un certain contrôle, c’est cette histoire de prothèse qu’elle va trouver, quelque part en ville.

- « Moi non plus je veux pas marcher sur des œufs, Dar, mais je veux pas être un poids, ni être celle qui va échapper une expression parfaitement banale qui va te faire partir en vrille, ni être une responsabilité supplémentaire pour toi. Je veux juste que tu me parles, que tu me dises ce que je peux faire pour toi, que tu guérisses à ton rythme et qu’à un moment donné, quand tu seras prêt à ce que je te vois sans chemise, on fasse voler les vêtements et les bols de lait. Et je vais être patiente. »

Les joues cramoisies, elle réalise que c'est la première fois qu'elle lui avoue le désir qu'elle éprouve pour lui. Et puisqu'il lui a laissé la place pour le faire, elle s'adosse contre la porte pour s'assurer qu'il ne partira pas avant d'avoir terminé la conversation une bonne fois pour toute. Mathilde est gênée par ses aveux, fâchée qu'il pense qu'elle le repousse, en colère parce qu'elle se sent impuissante, et désespérée par toutes ces émotions qui se bousculent en elle. Fébrile, elle croise les bras devant elle sans quitter le regard de Darius, regard qu'elle essaie de décoder. Encore.

Mathilde veut effacer sa souffrance d’une étreinte et abattre sa vengeance contre ceux qui lui ont fait du mal. Elle veut l’aider à traverser cette épreuve et continuer à le comprendre d’un regard. Elle le veut lui, tout entier, avec ses blessures, ses émotions, ses humeurs. Elle le veut et l’accepte tel qu’il est, comme elle l’a toujours fait. Elle ne lui a jamais demandé de changer pour quoi que ce soit, mais s’il doit changer, elle reste prête à l’accueillir sans jugement. Elle ne va pas ignorer sa blessure, car elle fait maintenant partie de lui. Mais il est bien plus que cette blessure.

Darius écoute Mathilde et se redresse finalement sur la chaise quand elle lui demande d’arrêter de se rhabiller. Il la regarde, la, à trois pas de lui, tremblante, les larmes aux yeux, en train de se vider le cœur. Il déteste la voir ainsi, et il déteste encore plus être la cause de sa détresse. Elle veut tout mettre en œuvre pour lui venir en aide et ne pas être un poids supplémentaire sur ses épaules. Elle souhaite seulement comprendre. Et elle ne demande qu’à l’aimer, corps et âme.

Bien décidée à ne pas le laisser partir, Mathilde s’adosse à la porte et croise les bras. Darius la regarde longuement et repense au moment où ils se sont rencontrés. Il la revoit dans la cale de ce navire, sa dague pointée vers lui, prête à se défendre coûte que coûte. Il replonge dans le feu de son regard et réentend sa voix affirmée malgré la terreur. Même vulnérable, elle reste forte. Toujours.

Darius se lève. Il n’a pas lacé sa dernière botte, mais il ne s’en occupe plus depuis que Mathilde l’a imploré de cesser de se rhabiller. Le pas lent, il s’approche de son épouse et s’arrête devant elle. Il la fixe dans les yeux et porte une main contre sa joue, achevant d’essuyer d’un pouce la larme qu’elle n’a su retenir.

« J’espère que tu vas jamais arrêter de rougir comme ça », murmure-t-il en appuyant son front contre le sien.

L’ombre de sourire se dessine au coin de ses lèvres. Il continue de la regarder et glisse ses doigts contre sa nuque. Pendant un moment, il ne dit rien. Il cherche des mots qui lui échappent trop souvent et qui vont sans doute continuer de fuir, loin, dans ses pensées. Les mots sont flous et leur sens se perd dans une foule d’émotions encore troubles.

[color=#ffcc33]« T’es la seule personne à qui je voudrais parler, Mathilde, chuchote-t-il. La seule. J’essaie, je veux essayer. Tu sais que je veux. »

Avec elle, Darius s’est ouvert. Peu après leur rencontre, il lui a parlé un peu de Catharina et de ses enfants, de ce qui leur était arrivé, un sujet tabou même avec Isak. Depuis, petit à petit, il continue de se révéler. Elle a accès à qui il est, mais aussi à qui il a été. Un miracle en soi.

« Mais souvent... souvent, je pourrai pas te parler parce que je saurai pas expliquer ce qui se passe. Je sais pas pourquoi je réagis à certains trucs, je sais pas... Il y a des moments où je comprends juste pas ce qui m’arrive. Ou c’est comme si ça m’arrivait pas à moi. Et tout est soudain et amplifié. »

Du bout des doigts, Darius caresse la nuque de Mathilde. Après un bref silence, il dépose un baiser contre ses lèvres.

[b« Je sais pas ce qui va me faire partir en vrille ou non. Je sais pas si t’es à l’abri ou non. Probablement pas. Mais ça sera pas ta faute si ça arrive, et tu pourras me balancer ce que tu veux dans la tronche si ça arrive. Je veux juste que tu sois toi-même avec moi. T’es pas un poids. T’es jamais un poids. T’es ce que j’ai de plus précieux, Mathilde. T’es mon plus grand trésor et je vais te protéger farouchement. Peu importe ce que je fais ou ce que je dis, je vais toujours revenir vers toi. Et ne doute jamais de ce que je suis prêt à faire pour toi. »

Cette fois, il prolonge leur baiser. Il rapproche son corps de celui de Mathilde, non sans maudire cette foutue cuirasse, puis laisse courir sa main dans son dos.

« J’ai envie de toi depuis que je t’ai vue, Mathilde, souffle-t-il. Qu’est-ce que tu penses? C’est juste... Mon corps est différent, mes gestes sont différents, et je les ai pas apprivoisés. Et toi non plus. Alors... »

Alors il craint de la repousser. Il craint de réagir étrangement ou d’être maladroit, lui qui a toujours été si assuré. Il ne le dira cependant pas à voix haute. De toute façon, il a déjà perdu le fil de ses pensées.

Passionnel et parfaitement déraisonnable. L’amour qu’elle ressent pour lui se résume en quelques mots. Des je t’aime qu’elle lui répète sans fin, mais qui ne peuvent jamais traduire à quel point elle l’aime. Darius a interrompu sa séance de rhabillage et s’est levé pour s’approcher d’elle, elle qui tremble, elle qui tente de reprendre le dessus sur les émotions qui la déchirent en respirant profondément. Mais ni la raison ni son souffle ne réussissent à la ramener au calme, seule la caresse sur sa joue, légère, bienveillante, et le regard tout à coup calme de Darius y parviennent en une seconde à peine.

Elle esquisse un sourire lorsqu’il souhaite qu’elle continue de rougir face à lui. Il n’a pas idée des tempêtes qu’il éveille en elle. Calme et posée, elle perd tout contrôle en sa présence… pour le meilleur et pour le pire. Elle ferme les yeux, alors que leurs fronts se touchent. Elle écoute ses murmures, sent ses bras se relâcher alors qu’il lui dit à quel point il essaie de parler et ne résiste pas à les glisser autour de lui. Bien sûr qu’il essaie, même si les mots ne sortent pas souvent. Même s’il se montre souvent avare. Même si elle le pousse à parler, toujours avec douceur, jusqu’à ce qu’il change de conversation. Mais cette fois, c’est différent. Lui-même ne sait pas comment expliquer ce qui lui arrive. Leurs nez se frôlent dans un geste tendre. Elle sent son souffle caresser son visage. La tempête s’apaise. Il l’embrasse, et elle a la certitude qu’ils survivront à ça. A ça et à tout le reste.

Elle les imagine se disputer pour un mot ou un geste maladroit. Elle voit les assiettes voler entre deux cris d’incompréhension, avant que l’un d’eux, épuisé, rende les armes ou quitte la pièce en claquant la porte. Mais il reviendra, toujours, parce qu’une fois l’orage terminé, le soleil revient. Elle l’étreint un peu plus alors qu’il lui dit qu’elle est ce qu’il a de plus précieux. Il est tout pour elle. Il le sait.

- « …Alors on va devoir les apprivoiser ensemble. Quelle tristesse » laisse-t-elle tomber, un sourire au coin des lèvres. Elle rouvre enfin les yeux, le regarde une seconde et attire ses lèvres vers elle.

C’est toujours comme ça, elle devrait le savoir à la longue : ils s’engueulent, se disputent, se prennent le bec, se boudent ensuite pendant quelques secondes et finissent par se réconcilier, dès que leurs peaux se frôlent. Deux êtres que tout oppose, incapables de se tourner le dos.