Quand le chat n'est pas là, la souris va le chercher

Finalement à bout de souffle, Darius pose sa tête près de celle de Mathilde sur l’oreiller. Son bras amputé est replié derrière lui, loin de la vue de son épouse. Les doigts de sa main encore intacte traînent le long du bras et de la taille de Mathilde.

« T’as d’excellents arguments pour inciter un homme à rester, belle fermière, dit-il d’un ton badin. Et à revenir.

Darius vient cueillir un léger baiser sur les lèvres de Mathilde avant d’ajouter :

« Possible que tu entendes le verrou être forcé plus souvent que prévu la nuit... »

Elle affiche un sourire triomphal lorsqu’il admet son talent pour le retenir, et ne peut s’empêcher de murmurer sur un ton très pédagogique : « C’est important quand on est femme de pirate. La mer, les sirènes, le bateau, l’aventure, ça fait beaucoup de rivaux à surpasser… ça prend des arguments. Beaucoup d’arguments. » Elle rit doucement. Elle n’a pas besoin d’arguments, leur lien suffit amplement… et peut-être est-ce encore plus vrai maintenant que Darius commence à saisir qu’elle se fout du meilleur et du pire, tant qu’il est auprès d’elle. S’il devait encore lui arriver malheur, peut-être qu’il gagnerait la ferme au lieu de se terrer dans ses planques où personne ne prend soin de lui. « Tu pourrais aussi économiser tes outils et prendre la clé. Je ne verrouille que si je suis là. De l’intérieur. » Il n’y a rien à voler dans cette chambre, à part éventuellement une robe, une paire de bottes et des effets personnels sans valeur. Si elle a quelque chose à cacher, ça sera ailleurs que dans sa chambre, le premier lieu qui sera visité.

Elle sourit, ravie, en l’entendant annoncer des visites nocturnes plus souvent que prévu. « Ah bon? » répond-elle avec un sourire moqueur, « moi qui pensais que j’allais enfin pouvoir me reposer, loin du travail éreintant de la ferme et de tous ces prétendants qui me courent derrière! » Elle l’embrasse du bout des lèvres avant d’éclater de rire. « Reviens-moi autant de fois que tu le peux et que tu le veux, Dar. Je serai là. » Je serai toujours là. Peu importe les emmerdes. Pour le meilleur et pour le pire.

- « Du blanc pour dire que je suis là, du noir pour dire de ne pas venir, si je vois un type louche rôder en bas ou que j’entends des trucs. Et s’il n’y a rien à la fenêtre, c’est que je travaille ou que je suis sortie. Ça te va? Si je sors, Tom connaitra toujours ma destination, comme ça tu sauras où me trouver. » Et si elle disparaît –ce qui n’arrivera pas, mais elle va sans doute pécher par excès de prudence dans les prochaines semaines-, Darius saura où commencer ses recherches.

Mathilde se redresse légèrement, juste assez pour déposer quelques baisers dans le cou de Darius et laisser ses cheveux chatouiller son épaule. Le bruit de pas dans le couloir l’arrache à son occupation : ils ont oublié Isak. « Merde… y en a un qui attend! »

Il n’attend plus, à en juger par le pas qui s’arrête devant la porte, et le toc toc toc qui suit.
- « Mathie? Je peux pas attendre. »
- « Une seconde. Deux. Enfin plutôt trois » rectifie-t-elle en sautant sur ses pieds pour se jeter sur la robe qu’elle enfile avec la rapidité d’une fermière qui s’aperçoit qu’un orage de grêle s’apprête à détruire ses récoltes, à moins qu’elle ne réussisse à protéger les légumes à temps. Le pantalon de Darius vole jusque sur ses pieds, et Mathilde, morte de rire, les cheveux en pagaille dans son dos, la robe presque correctement nouée et le visage rouge de honte, déverrouille la porte et l’entrouvre.
- « Pardon… on était très occupés. »

Isak ne veut pas savoir, et en vient presque à regretter que ces deux-là soient à nouveau réunis. Les supporter séparément, c’est jouable, surtout la fermière qui est butée mais relativement docile lorsqu’il donne un ordre, mais ensemble, ils sont absolument hors de contrôle. Épuisants.

- « J’embarque dans la demi-heure » dit-il alors que Mathilde le laisse entrer. « Ça, c’est pour tes affaires… » annonce-t-il en déposant une petite bourse de pièces dans la main de la jeune femme. Elle comprend que ses affaires ne sont rien d’autre que la prothèse de Darius, qu’elle achètera dans les prochains jours avec l’argent qu’il lui laisse. D’où vient-il? Sans doute de leur petite cagnotte récoltée grâce à leurs trafics… et donc partiellement grâce à ses panais. « Et ça » ajoute-t-il en lançant un paquet à son cousin, « c’est pour tes affaires. Tu choisiras bien une planque où garder ça. Faites gaffe tous les deux, je veux pas avoir à revenir vous sauver les miches. » Le ton bourru est sans appel, et Mathilde hoche docilement de la tête. «Et toi, fais attention à toi, d’accord? »


Isak regarde Darius pendant quelques secondes, ouvre la bouche pour ajouter quelque chose, se ravise et grommèle. Ils ont eu le temps de parler, trop peu à son goût sans doute, et sait déjà qu’il n’aura de répit que quand le bateau sera prêt à reprendre la mer avec son cousin, son frère, à sa tête.
- « A bientôt. »

Sans plus de cérémonie, Isak sort et referme la porte derrière lui, laissant Mathilde un peu étonnée par cette absence de sentiments. Elle s’attendait à une franche accolade, quelques trémolos dans la voix et mille recommandations, mais il n’en est rien. Fidèle à lui-même, Isak a fait ce qu’il devait faire et s’en va pour la suite du plan.
- « Ton cousin a besoin d’une femme. Ça presse. »

Des arguments, Mathilde n’en manque pas. Pas pour Darius. En fait, elle est l’argument. Ses yeux sombres, sa belle chevelure, sa peau douce, son parfum de terre et de lavande, son humour et sa répartie, sa tendresse, sa volonté de fer. Ensemble, ils ont créé un refuge invisible vers lequel il a trop tardé à revenir; si bien que le refuge est venu à lui. Un refuge qui lui est toujours accessible, peu importe les épreuves, peu importe s’il rapporte le meilleur ou le pire. Comme cette chambre, d’ailleurs, maintenant que Mathilde propose de lui remettre la clé plutôt que de le voir forcer le verrou tous les soirs.

« Et moi qui pensais m’amuser et t’impressionner avec mes talents », déplore-t-il d’un air faussement embêté.

Il rit en entendant la suite et offre un sourire de voyou à Mathilde. Les nuits où il se présentera risquent de ne pas être de tout repos, mais elles seront belles. Leurs éteintes, qu’elles soient tendres ou passionnelles, le sont toujours.

« Il faut bien que je te donne des raisons de continuer à fuir tes milliers de prétendants, dit-il en volant un baiser à Mathilde. J’ai beaucoup d’arguments à te présenter encore. »

Darius acquiesce au code que lui communique son épouse : un tissu blanc à la fenêtre signifie que la voie est libre, un tissu noir veut dire qu’il doit rester à l’écart, et une fenêtre nue sert à indiquer qu’elle travaille ou est sortie. C’est simple.

« T’inquiète pas si je viens pas pendant quelques jours, complète-t-il. Je vais faire profil bas si jamais j’ai un doute. Après une semaine de silence, commence à te poser des questions, mais panique pas. Je suis pas facile à tuer, tu le sais bien. »

Il sourit en coin et accueille les baisers de Mathilde contre son cou en fermant les yeux d’aise... puis réalise en même temps qu’elle qu’Isak était sans doute venu les voir pour une bonne raison. S’il entend son cousin frapper à la porte, il est beaucoup moins réactif que Mathilde et se contente de se redresser paresseusement. Plutôt que de se dépêcher à se rhabiller, il observe son épouse en train d’enfiler ses vêtements en quatrième vitesse. Il ricane devant la scène, mettant seulement son pantalon quand elle le jette à ses pieds. La porte est déjà entrouverte lorsqu’il se saisit finalement de sa chemise.

Isak entre et annonce qu’il part dans la demi-heure. Darius acquiesce, satisfait que son cousin ait réussi à trouver rapidement un convoi pour repartir vers le Labret. Il ne demande même pas s’il va faire le voyage en mer ou par la route. Isak connaît des masses de marins et un passage au port lui a sûrement suffi pour trouver un convoi maritime. Le passage contre les bras d’un homme expérimenté pour naviguer, c’est une offre que peu se permettent de refuser en des temps comme ceux-là.

Darius attrape le paquet que lui lance Isak et arque un sourcil. Il ne lui a rien demandé d’apporter et il n’a aucune idée de ce que le paquet peut contenir. Sou cousin ne donne cependant aucune explication supplémentaire et fait ses recommandations avant de tourner les talons.

« T’investigueras sur de potentielles prétendantes quand tu seras de retour à Usson, lance-t-il à Mathilde en se levant. Elle doit aimer un sens du devoir aiguisé, les longues balades en mer et, accessoirement, les hauts et les bas de la vie de pirate. »

Darius se dirige vers la porte et l’ouvre, apostrophant son cousin avant qu’il descende. La main sur la rambarde d’escalier, Isak pivote. Darius ouvre alors le paquet, qui contient un pendentif, un bracelet et des boucles d’oreille d’une certaine valeur. Il fronce les sourcils.

« C’est quoi, ça? demande-t-il à voix basse. C’est pas un truc qu’on a planqué.

- Non, effectivement, répond Isak. J’ai fait autre chose à part te chercher pendant que j’étais ici.

- Parce que ça t’occupait pas assez de courir partout à Marbrume, dit Darius avec une pointe de sarcasme.

- Faut croire. Et sans navire, j’ai décidé de diversifier un peu mes activités pour passer le temps. »

Darius considère son cousin en silence, puis laisse échapper un rire franc.

« Dis-toi que c’est une contribution de ma part pour t’aider à faire ce que t’as à faire. T’es pas le seul à vouloir les voir tomber. »

Darius hoche la tête. Isak est en colère. Ils n’en sont pas à leurs premiers combats ou à leurs premières blessures, mais cette fois-ci, il veut se venger. Son cousin est comme il est, mais personne ne peut l’atteindre ainsi sans en payer le prix fort.

« Je veux l’histoire complète, réclame Darius. Je sens qu’elle est intéressante.

- Quand tu vas être de retour à Ussonou que je vais redébarquer ici. Essaie de pas te faire kidnapper et tu vas savoir plus vite. »

Darius plisse les yeux, puis fait une brève accolade à son cousin, qu’il laisse ensuite filer. Le convoi ne l’attendra pas s’il arrive en retard.

Le pirate revient dans la chambre et ferme la porte derrière lui, verrouillant par mesure de prudence. Son regard se pose sur Mathilde. Si Isak ne les avait pas interrompus, il aurait pu passer la journée dans ce petit lit avec son épouse. La journée et la nuit. L’éternité, en fait. Le moment est passé trop vite.

Darius dépose le paquet sur le lit et s’approche de Mathilde. De sa main, il replace vaguement les cheveux en pagaille de la fermière, puis cueille son visage pour le ramener vers le sien et embrasser ses lèvres.

« C’est quoi ton plan pour les prochains jours? demande-t-il. ]Tu sais où tu vas aller ou t’as besoin de pistes? Je connais la ville comme le fond de ma poche. Et pas juste les coins louches. »

Il sourit, moqueur, puis ajoute, une question lui venant en tête :

« Pendant que t’étais avec Isak... Vous avez vu ou entendu des trucs utiles? Je sais qu’il t’a traînée un peu partout en te faisant passer pour sa femme. Quel mignon petit couple. Il salue ton don pour la comédie, d’ailleurs. »

Un sens du devoir aiguisé, des balades en mer et les aléas d’une vie de pirate. Mathilde ricane. Tout à fait elle. Ou pas. Elle se décale pour laisser Darius sortir et se rallonge sur le lit. En contemplant le plafond de la chambre, elle songe à pseudo-code de pirates qui veut qu’on laisse les familles en dehors des histoires de vengeance… Pas sure que tout le monde le respecte. Pas sure du tout. Elle aimerait pouvoir en parler avec une épouse, mais elle n’en connait pas. Qui serait assez folle que pour chanter sur tous les toits que son mari s’est embarqué dans la piraterie? Personne, à part une rare candidate au veuvage.

- « T’es pas obligé de suivre les traces de ton père, d’accord? » murmure-t-elle en caressant son ventre. Le statut de mère de pirate doit être pire. Voir l’amour de sa vie affronter les dangers est une chose, mais savoir que la chair de sa chair risque la corde pour une vie d’aventure… Elle grimace. Non. Cet enfant sera aussi honnête que le grand-père qu’il ne connaîtra pas. Quant à Isak, elle lui trouvera l’air de rien une petite femme solide et honnête, mais pas trop regardante sur les activités des cousins, ou suffisamment innocente que pour ne pas soupçonner que les marins ne font pas que du transport de marchandise.

La porte de la chambre se ferme derrière un Darius qui, par précaution, la verrouille. C’est une bonne habitude à prendre, songe-t-elle en se redressant sur le lit. Elle lui sourit, amoureuse de cet homme à la fois si proche et si opposé à elle. Il faut avoir le cœur bien accroché pour être madame Vortigern. Elle étire le cou pour cueillir un baiser, et l’invite à s’asseoir à côté d’elle. Lorsqu’il semble relativement bien installé, elle étire ses jambes par-dessus celles du pirate.

- « Je vais commencer par prendre possession de la cuisine de cette auberge, faire hurler Tom face à mon manque d’expérience et le convaincre que je suis malgré tout une bonne cuisinière, et que le nouveau menu fera accourir les foules. » Elle ricane. Entre faire la popote pour quelques gars à la ferme et nourrir toute une salle dans une auberge, il y a un monde de différence. Elle sait que la tâche ne sera pas facile à assurer, mais si ça lui permet de vivre à Marbrume le temps que Darius arrange les choses, elle le fera. « J’ai quelques visites en vue au Temple. Je crois que je ne t’ai jamais dit qu’il m’arrivait de donner des conseils dans les jardins, pour la culture de leurs plantes médicinales, hein? Et puis je vais voir avec les prêtres soigneurs s’ils peuvent m’orienter vers un prothésiste. Je connais un peu la ville, j’y suis venue quelques fois… et comme Isak m’a montré plein d’endroits peu recommandables, je sais où ne pas aller » conclut-elle avec un sourire moqueur. Si Tom met à profit ses talents de négociatrice, elle n’aura pas le choix d’aller au port pour approvisionner l’auberge en poisson, mais elle évitera le coin dans la mesure du possible.

Mathilde fait une petite moue en pensant au commentaire de Darius sur le petit couple qu’elle avait formé avec Isak. Lui en voulait-elle d’avoir fait mine d’être l’épouse de son cousin?

- « J’ai pas eu grand-chose à faire. Lui prendre le bras une fois ou deux, verser une larmichette pour inspirer la pitié et dire ô combien ça serait compliqué à la ferme si son frère ne venait pas nous aider. Et ouvrir grand les oreilles évidemment. » Elle réfléchit. Isak l’avait intentionnellement mise de côté lors de certaines conversations qu’il préférait tenir en tête à tête avec des types incarnant parfaitement le stéréotype du pirate. Elle s’était alors faite discrète, essayant de capter çà et là quelques mots qu’Isak ne lui partagerait de toute façon pas. « Pour ce qui est des trucs utiles, c’est difficile à dire. Vous me protégez tous les deux en me mettant à l’écart, et y a certainement des choses que j’ai entendues qui seraient utiles mais qui ne me paraissent pas claires. » Au ton de sa voix, ce n’est clairement pas un reproche, seulement un constat. Dans le milieu de la piraterie, Mathilde est sans repères et ne comprend pas les codes. Elle fait une petite moue, trahissant une intense réflexion… et desserre finalement les lèvres.

- « Isak a parlé hier avec grand gaillard, cheveux blonds, à peu près notre âge, grosse balafre sur la joue droite. J’ai pas tout entendu, mais ça parlait d’un bateau dans une crique pas loin, en train d’être réparé. Y avait une histoire de clous manquant, et ça les faisait bien rire. Ils se sont offusqués pendant un moment de la mauvaise fréquentation d’un bordel. Fleur de gnagnagna, le nom. » Elle a d’ailleurs trouvé ça extrêmement drôle qu’un pirate soit offusqué qu’une maison close soit mal fréquentée. C’est vraiment le comble. Mathilde ricane en y songeant, et enlace Darius, adoptant une position absolument inconfortable.

- « Évite la Rose écarlate pendant quelques temps. Y a une serveuse un peu bavarde. Elle dit qu’elle aime pas parler, qu’elle voit beaucoup de clients, mais une larmichette a suffi à lui délier la langue. » Elle fronce le nez. Cette femme est une nuisance à la sécurité de Darius. Elle devrait peut-être aller la voir et la remercier pour son aide, en lui disant que les deux frères sont partis pour… Sombrebois? Ça serait une belle fausse piste.

- « Prends pas de risques inutiles pour moi, d’accord? Je sais que t’es dans les parages, et t’as clairement meilleure mine qu’hier. Ça me suffit. Je vais m’arranger pour qu’il y ait toujours un truc à grignoter quand tu passes, t’auras juste à passer par la cuisine avant de monter. » Mathilde caresse la joue son pirate. La discussion semble annoncer un départ imminent. Elle ne le retiendra pas cette fois, même si elle préfère le garder avec elle, bien consciente que Darius a des affaires à régler… et que plus vite elles le seront, plus vite elle aura l’esprit libéré de cette menace de ne pas le revoir. « Est-ce que j’ose te demander tes plans à toi, ou bien est-ce que dans un élan sage et protecteur, tu vas me dire avec raison que moins j’en sais, mieux c’est? » Elle sourit, ayant déjà une petite idée de la réponse. « J’espère que tes planques ont quand même un minimum de confort! » Elle n’en a vu qu’une, et se souvient que l’endroit était relativement habitable pour quelques jours.

Darius reprend place sur le lit et laisse Mathilde étendre ses jambes sur les siennes. Il écoute son épouse en caressant d’une main ses jambes encore nues. Il sourit en coin en imaginant Tom devenir fou à cause d’une fermière motivée, mais sans véritable expérience dans les cuisines d’une auberge. Il n’est pour sa part pas inquiet. Mathilde a plus d’un tour dans son sac et elle trouve toujours le moyen de se débrouiller. Elle a bien réussi à organiser l’ensemble des plats pour un mariage de nobles, après tout. Préparer des mets pour les personnes de passage à la Rose blanche ne devrait pas être une grande épreuve pour elle, d’autant plus que les fins palais ne traînent pas vraiment dans le coin. Son défi sera surtout les habitués de l’endroit. Ceux-ci ont tendance à avoir des envies précises et à ne pas aimer être bousculés. Darius se dit qu’il n’y a rien comme la cuisine de sa belle fermière pour faire changer d’avis les plus récalcitrants.

Mathilde parle ensuite d’aller visiter le Temple, entre autres pour prodiguer des conseils sur la culture d’herbes médicinales et pour être orientée vers un prothésiste. Il acquiesce lentement. Elle connaît les coins à éviter, d’une part parce qu’elle n’est pas totalement étrangère la ville, d’autre part parce qu’Isak lui a fait voir des quartiers peu recommandables.

« Si jamais t’as un doute et que je suis pas là, j’imagine que tu peux demander à Tom, dit-il. Peut-être qu’il accepterait même de t’accompagner. Je suis pas inquiet que tu trouveras une bonne excuse à lui donner pour expliquer ton soudain intérêt dans le domaine des prothèses. »

Darius sourit devant la petite moue de Mathilde, qui a dû se faire passer pour l’épouse d’Isak. Il ne lui en veut pas. Elle a joué le rôle à merveille, et c’est ce qu’il faut pour éviter de se faire pincer. De piètres talents d’acteur peuvent avoir de graves conséquences sur le déroulement d’une situation. Il en sait quelque chose, ayant vu de mauvais menteurs se mettre dans de beaux draps et gâcher des plans autrement glorieux.

Le pirate écoute attentivement les informations que Mathilde lui rapporte. Isak lui a parlé du blond, Mikel. Il le connaît bien et ils ont le même ennemi en commun maintenant. Mais peut-il lui faire confiance au point de lui révéler ses plans? Il n’en est pas certain. Dans tous les cas, les informations sur le navire en train d’être réparé dans la crique sont à creuser.

« Oui, Isak m’a mentionné ça aussi, indique-t-il à Mathilde. Il va falloir que j’aille voir là-bas. »

Ça ne sera pas sans risque, mais il doit évaluer la situation de ses propres yeux pour formuler la suite du plan... et probablement saboter l’avancée des travaux si les pirates qui sont là sont ceux qu’il recherche.

« Ah, ils devaient parler du Fleur de jade, dit-il au sujet du bordel. M’ouais, c’est pas sérieux, cet endroit. Il paraît que les filles filent des cochonneries. Il y a juste les désespérés qui vont là-bas. »

Il n’ajoute rien, mais Mathilde peut comprendre qu’elle n’a pas besoin d’aller arracher les yeux d’aucune catin là-bas.

Lorsque son épouse l’enlace, Darius se déplace pour lui éviter l’inconfort. Il referme son bras contre elle et pose un baiser contre ses cheveux.

« Je compte pas retourner à la Rose écarlate, t’en fais pas. Mais je peux pas te promettre de pas prendre de risques inutiles pour toi. C’est ma sorte de risques préférée. »

Darius sourit moqueusement et vole un baiser à Mathilde. Il va être prudent, mais rien ne pourra l’empêcher de prendre des risques si son épouse est en danger. S’il arrive quelque chose à Mathilde, il deviendra complètement déraisonnable - plus qu’à son habitude.

« Fais en sorte que j’aie pas besoin de prendre de risques inutiles et ça ira, belle fermière », murmure-t-il en lui offrant un autre baiser.

La dernière question de son épouse le fait sourire légèrement. Elle essaie toujours de lui tirer des réponses, même si elle a parfaitement conscience qu’elle n’en obtiendra sans doute pas. Elle n’insiste cependant jamais. Pas pour ce qui concerne la piraterie. Pour le reste, elle peut se montrer doucement insistante. C’est une bonne chose. C’est ainsi qu’elle a réellement pu apprendre à le connaître.

« Ça dépend des planques, commence-t-il. Elles sont en général assez rudimentaires, mais j’ai de quoi pas mourir de froid. Rien d’insurmontable quand on connaît la vie en mer. »

Darius réfléchit brièvement en caressant d’un geste absent le bras de Mathilde.

« Je vais commencer par investiguer cette histoire de bateau, comme je t’ai dit, poursuit-il finalement. Et il y a des gens avec qui je dois discuter à Marbrume, avec qui je dois négocier. La vengeance, ça commence pas toujours par un combat. Pas la mienne en tout cas. Je suis déjà en train de les saigner et ils le savent probablement même pas encore. »

Darius marque une pause. Il n’a pas tout à fait terminé, mais la suite le fait visiblement hésiter. Pendant quelques secondes, il renonce à continuer. Mais lorsque son regard croise celui de Mathilde, il décide finalement de se relancer :

« Si tu passes au Temple, tu penses que... tu pourrais demander s’il y a quelque chose pour aider? La douleur. Mon type de douleur. »

Darius n’a pas essayé grand-chose jusqu’ici. Son remède contre la douleur est généralement la bouteille, et celle-ci n’est pas toujours idéale pour garder les idées claires, tout aussi résistant est-il à l’alcool.

« T’embête pas avec ça si t’as mieux à faire, par contre, ajoute-t-il presqu’aussitôt. C’est pas tout le temps. Et c’est gérable, au final. »

C’est pas tout le temps, mais c’est souvent. Et c’est gérable, au final, parce que je suis pas mort, mais la douleur est extrême, de celles que j’ai jamais connues.

- « Je vais me tenir loin, très loin de tout ce qui pourrait être une source d’emmerdes. » C’est tout ce qu’elle répond quand Darius évoque la possibilité de demander à Tom de l’accompagner, si elle a à se rendre dans des endroits peu recommandables. Depuis l’auberge, Mathilde sait qu’elle peut envoyer des coursiers remplir quelques petites missions pour elle. Pour peu que la clientèle soit nombreuse, il sera facile de ne pas attirer l’attention sur sa petite personne.

Elle est soulagée qu’Isak ait eu le temps de partager le fruit de son enquête à son cousin avant de partir. Elle n’en sait guère plus, du moins c’est ce qu’elle pense. Mais qui sait, parfois une information anodine pour les uns est capitale pour les autres. L’intention de Darius est de pousser une pointe à la fameuse crique, un plan qui ne rassure pas Mathilde, bien que le plan général –détruire ceux qui ont cherché à lui nuire- ne le soit pas plus. Voilà pourquoi, quand on est une honnête fermière, on se contente d’épouser un honnête fermier pour mener une vie paisible. Les pirates, eux, épousent… Elle soupire. Ils épousent des femmes assez folles que pour vivre dans l’incertitude et l’inquiétude permanentes. Bravo Mathie, si ton père te voyait… Marius Dumas ferait les gros yeux, c’est certain.

Elle esquisse un sourire lorsque Darius évoque la Fleur de jade et ses catins malades. Voilà un endroit qu’elle n’aura pas à fouiller, s’il vient à disparaitre, et où aucune fille ne finira dépourvue de ses globes oculaires à cause d’une épouse armée d’une fourche dévorée par la jalousie. Elle ricane un instant… et se reprend.

- « T’as pas besoin de mon aide pour prendre des risques, beau pirate. Tu fais ça tout seul comme un grand. » Elle lui tire la langue, refusant d’être le prétexte à des actes aussi inconscients que désespérés, et accueille un autre baiser en riant doucement. Elle sait qu’elle ne vaut pas mieux. C’est une chance qu’ils ne vivent pas ensemble et que la mer vient les séparer de temps en temps… ensemble, ils seraient des catastrophes ambulantes.

Les planques de Darius lui permettent généralement de vivre décemment et de résister aux nuits froides. C’est tant mieux. Si elle ne rechignera à partager sa couche lorsqu’il viendra, elle ne se fera pas trop de souci les soirs où elle dormira seule. Il sera au chaud, et dans une relative sécurité, quelque part à Marbrume. Elle ne saura jamais où exactement, et c’est tant mieux.

Ce qui l’inquiète un peu plus, c’est qu’il rencontre des gens. Des gens qui pourront l’identifier et, parce qu’il n’est pas à l’abri d’une trahison, le donner en pâture à ceux qui le cherchent. La prothèse est réellement une priorité, ne serait-ce que pour qu’il ne soit plus tout à fait un « homme ayant perdu récemment la main gauche ».

Mathilde hoche de la tête à la requête de Darius, qui admet souffrir, même s’il dit que c’est gérable. Elle ne le croit pas, et son cœur se serre à l’idée qu’il puisse encore endurer les conséquences de sa dernière bataille. Il les endurera toute sa vie. S’il lui demande de trouver un remède, c’est qu’il souffre réellement et que son rhum de pirate ne suffit pas à calmer la douleur. Et les Trois savent à quel point ce rhum est fort. Elle y a goûté.

- « J’ai rien de mieux à faire que de m’occuper de toi » dit-elle en déposant un léger baiser sur ses lèvres, « de lui » ajoute-t-elle en pointant son ventre du doigt, « et de moi. Prendre soin de nous et ne pas tomber dans des emmerdes. Facile. » Elle ricane, incapable de croire à ce qu’elle dit. « J’ai le temps d’aller au Temple avant de commencer mon service à la cuisine. J’en ai pour deux heures maximum, si tu veux attendre ici. Sinon… non », se ravise-t-elle, « je peux pas te laisser un truc quelque part sans t’expliquer comment l’utiliser. Je vais l’avoir sur moi, on peut se donner rendez-vous quelque part ou tu reviens chercher ça ce soir. Ou quand tu peux » ajoute-t-elle, bien consciente qu’elle ne doit pas espérer le voir chaque soir. Chaque journée comporte son lot d’imprévus, et il suffit d’une mauvaise rencontre au hasard d’une rue pour que le danger l’oblige finalement à se terrer pendant plusieurs semaines.

Elle le regarde et lui sourit. Elle aime bien recevoir ces missions, qui ont le mérite d’éloigner le sentiment d’impuissance qu’elle éprouve. Elle sait comment l’aider, comment améliorer un peu son confort, le temps que les choses se tassent. Le plus dur sera de mentir à des prêtres. Quelle histoire pourra-t-elle inventer, pas trop éloignée de la réalité pour que le mensonge soit facile à tenir, mais pas trop proche non plus afin d’éviter qu’une indiscrétion ne conduise directement l’ennemi à elle? Ou à Darius? Elle y pensera sur le chemin et doublera sans doute les offrandes aux Trois pour qu’ils la pardonnent de ne pas être totalement transparente.

Mathilde embrasse longuement Darius, et profite de quelques minutes de silence pour replacer ses cheveux fraîchement coupés et sa barbe, plus longue qu’à l’accoutumée. Elle lui murmure quelques mots d’amour à l’oreille, avant de finalement se résoudre à se détacher de lui pour se lever.

- « Je passerais volontiers la journée, la nuit qui suit et les trois prochaines semaines enfermée avec toi dans cette chambre, mais si je ne m’éclipse pas maintenant, j’aurai pas le temps d’aller au Temple. Tu peux te reposer ici encore un peu, si tu veux » ajoute-t-elle en coiffant grossièrement ses cheveux avec ses doigts, avant de les ramasser en un chignon remarquablement impeccable, fixé par trois épingles ramassées sur le sol. « Et arrête de me dire de pas m’embêter avec tes affaires. Je suis là pour toi. Parce que j’ai envie d’être là, et parce que je suis bien, ici, pas trop loin de tes beaux yeux. Et comme je ne peux pas moi-même coller ma fourche dans le ventre de tes ennemis, tu es ma priorité, pendant que tu t’occupes d’eux. » Elle lui sourit, et enfile sa sur-robe, qui lui permettra d’affronter le matin frais d’avril. « En avril, ne te découvre pas d’un fil » lance-t-elle en riant. « Sauf si tu travailles en cuisine! »

Mathilde achève de se préparer en chantonnant une ritournelle de son enfance, parlant d’une claire fontaine et d’un rossignol. Si Darius décide de quitter les lieux, elle l’aidera à attacher sa cuirasse, non sans lui rappeler que ce n’est pas pour l’aider mais bien parce que c’est devenu une tradition pour elle, et une façon sereine de lui dire au revoir. Moralisatrice? Jamais.

Darius sourit un peu en coin en écoutant Mathilde. Évidemment, sa demande n’est pas tombée dans l’oreille d’une sourde, et son épouse compte s’occuper de lui trouver de quoi soulager sa douleur plus tôt que tard. Elle lui dit qu’elle en a pour deux heures et qu’il peut l’attendre s’il le souhaite, ou récupérer le remède quelque part, ou passer plus tard le chercher, ou...

« Tu peux garder ce que tu vas rapporter ici et je vais le récupérer la prochaine fois que je viens, dit-il. Tu pourras prendre le temps de m’expliquer quoi faire. Mais pas besoin de te mettre à courir partout à Marbrume avant ton service. C’est pas un jour de plus ou de moins qui va changer grand-chose. C’est pas urgent. »

S’il a enduré la douleur jusqu’ici, il peut bien continuer quelques jours, d’autant plus qu’il se doute que tout soulagement ne sera que temporaire. Combien de temps devra-t-il subir ces étranges maux? Ceux-ci vont-ils finir par s’atténuer ou va-t-il devoir à apprendre à vivre avec jusqu’à la fin de ses jours? D’un long baiser, Mathilde fait taire toutes les questions qui lui traversent l’esprit. Les mots d’amour qu’elle lui murmure lui font brièvement oublier ses tourments. Il aurait envie de prolonger le moment, mais elle le ramène à la réalité en se détachant pour se coiffer vite fait, bien fait. Malgré le nombre de fois où il a pu la voir refaire son chignon après un instant d’intimité, il reste impressionné par la rapidité et le doigté avec lesquels elle parvient à dompter sa crinière. Il la regarde remettre sa robe avant de se lever lui-même.

« Et sauf quand ton époux vient te visiter, répond-il à son expression. Là, tu peux te découvrir de tous tes fils. »

Darius se dirige vers sa cuirasse, signalant ainsi à Mathilde qu’il n’attendra pas son retour du Temple. Cette fois, après une première protestation, il la laisse l’aider à rattacher les sangles de sa cuirasse. Il reprend ensuite son épée et la cape noire qui lui permet de mieux dissimuler son identité dans les lieux passants.

« En avril, ne te découvre pas d’un fil », dit-il moqueusement après avoir attaché le vêtement.

Le pirate s’approche de son épouse et pose sa main contre sa joue. Il la regarde dans les yeux, puis vient cueillir un baiser tendre sur ses lèvres.

« Prends soin de vous deux, belle fermière », murmure-t-il en effleurant ensuite de sa main le ventre de Mathilde.

Il sourit en coin, ramasse le paquet lancé par Isak un peu plus tôt et quitte la chambre aussi discrètement qu’il y est entré au cours de la nuit.





Lorsque la porte de la chambre s’ouvre en fin de soirée, un murmure s’élève depuis l’intérieur de la pièce :

« C’est moi. »

Darius se lève de la chaise et attend que la porte soit refermée pour s’approcher de Mathilde. Il ne lui laisse même pas le temps de répondre avant de se saisir de son visage d’une main pour l’embrasser longuement. C’est ainsi qu’il aurait dû la retrouver la première fois, et c’est ainsi qu’il compte la retrouver toutes celles qui vont suivre.

Lorsqu’il se détache, Darius se rend compte qu’il a taché de boue la joue de son aimée. Il ricane tout bas en tentant de l’essuyer de son pouce et en ne faisant qu’empirer les choses. Bien qu’il ait visiblement pris la peine de se nettoyer un minimum, il aurait lui-même besoin d’un bon bain dans les règles de l’art.

« Je viens d’arriver, dit-il. Je suis passé par derrière pour monter en catimini. »

Il arrache un nouveau baiser à Mathilde, puis effleure son petit ventre rebondi du dos de sa main, salutation silencieuse à leur enfant à naître.

« T’as travaillé tard, poursuit-il. Et t’as l’air exténuée. Tom te surmène? »

Darius arque un sourcil inquisiteur. La seule personne qui a le droit de surmener Mathilde Vortigern est Mathilde Vortigern elle-même - et encore. Les autres courent le grave danger d’une conversation d’homme à homme avec un pirate qui a tendance à finir la discussion avec ses poings. Enfin, son poing maintenant. Au moins, c’est son bon poing.

Darius laisse Mathilde s’avancer dans la chambre. Elle semble un peu échevelée malgré son chignon et son tablier est particulièrement sale. Le temps pluvieux a sûrement entraîné une fréquentation à la hausse de l’auberge pour le souper. À moins que ce soit toujours ainsi? Le pirate n’en sait trop rien. Il n’a jamais beaucoup traîné à la Rose blanche, préférant généralement les tavernes du port, les bordels ou les auberges où, par le plus pur des hasards, se retrouvent quelques jolies catins.

Darius tend la main pour que Mathilde lui donne son tablier, qu’il compte déposer sur la chaise. Sa cuirasse trône déjà sur le dossier du meuble et son épée par terre, tout juste à côté. Il va passer la nuit avec Mathilde et non pas dans l’une de ses planques. Cette simple perspective pourrait expliquer sa bonne humeur, mais la fermière, qui commence à connaître son homme, doit se douter qu’il y a plus. Lorsque le pirate débarque particulièrement guilleret, c’est normalement parce que ses affaires vont bien.

« Je sais, je suis sale, mais je suis pas mort en allant voir ce qui se passe dans cette crique, minaude-t-il en l’attirant de nouveau à lui une fois qu’elle n’a plus son tablier. C’est déjà pas mal, ça, non? »

Il chatouille le cou de Mathilde de quelques baisers légers, s’imprégnant de ce parfum de terre et de lavande auquel il pense constamment lorsqu’elle est loin de lui. Jamais rassasié.

Les journées passent, bien remplies. A l’auberge, Mathilde fait de son mieux pour s’adapter à son nouvel emploi sans brûler les fonds de casseroles et en minimisant tant bien que mal le gaspillage pourtant inévitable, tant la clientèle est imprévisible. Son temps libre, elle le consacre à développer des connaissances en matière d’amputation, de prothèse et de soins à porter aux nouveaux nés, parce qu’elle n’oublie pas qu’en plus d’être épouse d’un pirate et fermière supposément inquiète pour un employé fraichement blessé, elle est aussi une future mère qui n’a pas eu affaire à un bébé depuis des années. Depuis sa plus jeune sœur, en fait.

Les nuits, elles, sont courtes mais reposantes. Chaque soir, Mathilde s’applique à vérifier que le tissu accroché au volet soit de la bonne couleur, indiquant si tout va bien ou s’il faut se méfier. Une seule fois, à contrecœur, elle a eu à indiquer par le noir qu’il valait mieux ne pas trainer à l’auberge. Cette nuit-là, elle a peu dormi, tendant l’oreille pour tenter de saisir des bribes d’une conversation finalement inintéressante. Les hommes cherchaient un homme qui n’était pas Darius. Excès de prudence.


C’est moi. Le murmure qui s’élève de la silhouette assise ne manque pas de la faire sursauter, et son cœur en panique se calme à la seconde où la faible lumière passant par la fenêtre vient caresser le visage du pirate qui se lève. Bon sang ! Elle ne s’attendait pas à le voir apparaître alors que personne encore n’est réellement couché. Comment s’est-il faufilé jusqu’ici? Elle n’en a aucune idée, et la question s’évapore à la seconde où la porte se renferme dans son dos, et que d’une main habile elle ferme le verrou. Elle a à peine le temps de se retourner que déjà, des lèvres se posent sur les siennes. Darius. Elle l’enlace et lui rend son baiser. Voilà. C’est exactement comme ça qu’ils doivent se retrouver. Toujours.

- « Tu m’as fait peur », murmure-t-elle en souriant, « et tu es tout sale! Par les dieux où as-tu tr… » Nouveau baiser, qui l’interrompt. Une stratégie qu’il ne connait que trop bien et qui a le mérite de la faire glousser de rire. Tout deux ont ce même réflexe de scruter l’autre, de la tête aux pieds, pour s’assurer de son état. Il est sale, elle est fatiguée, mais ni l’un ni l’autre n’est blessé, par la grâce d’Anür.

Mathilde avance dans la chambre et ôte son tablier. Avisant un coin relativement épargné par les traces de sa journée aux fourneaux, elle l’utilise pour nettoyer sommairement sa joue tachée avant de le tendre à Darius qui ne porte ni sa cuirasse ni son épée. S’il vient d’arriver, il ne compte pas s’évaporer dans les prochaines minutes, et son air étrangement ravi semble le confirmer. Elle l’enlace lorsqu’il lui revient, après avoir déposé son tablier sur la chaise.

- « Dans la crique? Tu es allé te rouler dans le sable humide pour t’assurer de garder ton odeur si enivrante de sel et d’algues? » Mathilde rit. Elle le comprend, il est allé constater par lui-même ce qu’Isak avait entendu dire, et ce qu’il a vu semble le ravir. Le bateau ennemi est-il plus endommagé que prévu? Les problèmes d’approvisionnement en matériaux pour le réparer sont-ils bien réels, au point de provoquer la démobilisation de l’équipage? On peut rêver…

- « Tout comme je ne suis pas morte d’épuisement en cuisinant pour beaucoup trop de visiteurs ces derniers jours… » minaude-t-elle à son tour, imitant parfaitement ou presque la petite œillade taquine qu’il lui lance. « On s’en sort très bien dis-moi ! » ajoute-t-elle dans un murmure, avant de lui arracher un tendre baiser « Pas de bobo? » lui murmure-t-elle alors que leurs lèvres se détachent à peine, pour continuer à s’effleurer.


Elle a mille choses à lui dire, et ne sait même pas par où commencer. C’est toujours comme ça : ils ont du temps à rattraper, une absence trop longue à combler, et un moment bien trop court devant eux, même si l’éternité toute entière serait encore trop courte.

- « Il y avait un mariage aujourd’hui. Deux familles du quartier qui ont décidé de festoyer à l’auberge. C’était éreintant mais particulièrement agréable… Tom est ravi, évidemment, et il n’a pas manqué de s’assurer que je ne m’épuise pas à la tâche. Pas la peine de lui faire subir ton courroux mon amour. » Elle saisit doucement son visage dans ses mains et cueille un autre baiser. Les dieux ont entendu ses prières, son mari lui est revenu en vie. En vie, le regard aussi alerte que lorsqu’elle l’a rencontré. S’il est encore tourmenté par sa blessure ou par les souvenirs de son dernier affrontement, il cache bien son jeu.

Dans la chambre, un petit coffre de bois a fait son apparition, ainsi qu’une table où sont déposés une bassine et un broc d’eau pour la toilette quotidienne, signes indéniables qu’elle s’installe pour quelques semaines au moins. Elle s’est procurée de quoi prendre soin de la cuirasse de son époux, tâche à laquelle elle s’affairera lorsqu’il dormira.

- « Tu as l’air bien. Tu as eu de bonnes nouvelles? » La question reste volontairement vague, afin de lui permettre de le rester autant qu’il le faudra pour les protéger tous les deux. Secrètement, elle espère qu’il lui explique comment il a réussi à faire brûler la coquille de bois, réduisant ainsi en cendres tout espoir pour leur ennemi de prendre la mer.

Elle ne s’est pas détachée de lui, et glisse une main aventurière sous sa chemise pour la remonter dans son dos. Sa peau. Sa peau lui manque toujours. A moins qu’il n’en fasse la demande dans l’instant, elle lui parlera plus tard de ses rencontres au Grand Temple et de ce qu’elle a appris des soigneurs. C’est un sujet sensible qui peut le faire changer de visage en une fraction de seconde, elle l’a bien compris.

- « Tu as faim? Tu veux que j’aille piller la cuisine pour toi? » Elle ponctue sa question d’un Y’arrr murmuré à son oreille, et éclate de rire. Mathilde la pirate dépose quelques baisers dans le cou de son époux et presse ses mains dans son dos. « C’est bon de te voir Dar. Tu restes pour la nuit hein? »

« Tu sais que je ne recule devant rien pour te plaire, belle fermière, se moque le pirate en déposant des baisers dans le cou de Mathilde. Me parfumer en me roulant dans l’eau et les algues, c’est le minimum après autant de temps sans être allé en mer. »

Mathilde vient rechercher ses lèvres et s’enquiert de son état. Pas de bobo? Darius secoue légèrement la tête. Pas de bobo cette fois-ci. Juste un peu de fatigue et de saleté. Rien d’inquiétant pour la fermière, qui ne manque jamais de l’étudier sous toutes ses coutures chaque fois qu’il lui revient.

À la mention d’un mariage, Darius sourit en coin. Mathilde a trimé dur et ne s’est pas ennuyée, mais l’événement a été agréable et Tom lui a rappelé de ne pas se surmener. Le pirate acquiesce, satisfait. L’aubergiste semble juste assez attentionné envers Mathilde, lui donnant des tâches sans oublier son état.

« Il est en sécurité pour ce soir, mais je le garde à l’œil », murmure Darius en volant un autre baiser à son épouse.

Il enlace Mathilde d’un bras et laisse traîner sa main dans le creux de son dos. La fermière note sa bonne humeur et le questionne. Il répond à ses interrogations d’un Mh évasif, préférant profiter encore de leur proximité et leur complicité. Elle lui propose de piller la cuisine pour lui, mais il songe plutôt à piller des baisers et des caresses. D’ailleurs, sa main a déjà quitté le dos de son épouse pour retrouver ses fesses.

« Je reste, confirme-t-il. Et j’ai faim, mais je veux pas manger tout de suite. »

Il l’embrasse de nouveau et ne s’arrête qu’après de longues secondes. Il la regarde un instant, puis chuchote :

« J’ai eu de bonnes nouvelles. J’ai vu de bonnes nouvelles, en quelque sorte. »

Il se détache de Mathilde et s’éloigne vers le broc. Il attrape ensuite le linge à proximité pour le plonger dans l’eau et s’essuyer un peu mieux les mains et le visage.

« Les types qui sont là-bas sont bien ceux que je cherche, continue-t-il. Ils sont effectivement en train de réparer leur bateau ou, en tout cas, de tenter de le réparer. Il leur manque du matériel et ils ont du mal à s’approvisionner. Et ils sont aussi malades comme des chiens. Ils passent leur temps à vomir et ils se traînent de peine et de misère. Sauf leur capitaine. »

À la mention de l’ennemi, la lèvre de Darius se retrousse, ses sourcils se froncent.

« Lui, il est pas là-bas, dit-il sombrement. Et ça, ça veut dire qu’il est probablement quelque part ici à chercher des solutions à ses problèmes. »

Le poing de Darius de referme sur le linge. Si le hasard veut que les deux pirates se retrouvent face à face dans les rues de Marbrume, il ne fait aucun doute que Darius tentera d’égorger son ennemi sans attendre. Tant pis pour la vengeance en mer.

« En attendant, il reste que son équipage est complètement inutile. Les gars ont dû boire ou manger un truc pas frais. »

Darius dépose le linge et n’ajoute rien. Le malaise de l’équipage est-il un coup de chance, ou le pirate s’est-il assuré de se créer lui-même les bonnes nouvelles qu’il rapporte? Devant le vague sourire en coin et le regard mystérieux de son époux, il serait légitime pour la fermière de se poser sérieusement la question...

« T’as mis le tissu noir à la fenêtre l’autre jour, poursuit Darius. C’était quoi la raison? T’as vu un type louche? »

Avant de la laisser répondre, le capitaine ajoute :

« Il a les cheveux noirs, une barbe fournie. Les yeux bleus. Légèrement plus petit que moi. Et trois bagues sur la main droite qu’il enlève jamais, dont une surmontée d’une pierre noire. Le capitaine. »

La description est sommaire, mais devrait permettre à Mathilde d’identifier le fameux capitaine ennemi si, par malheur, celui-ci réussit à faire le lien entre eux et à savoir qu’ils se retrouvent à cette auberge. Lui donner un nom ne servirait à rien. L’homme ne se présente jamais sous son véritable nom et, auprès des autres pirates, il est connu comme étant Le Corbeau. Rien d’utile pour Mathilde, et rien que Darius souhaite qu’elle sache réellement.

« Ça devait pas être lui. Mais si tu le vois, t’essaies même pas d’écouter les conversations qu’il peut avoir avec qui que ce soit ici. Tu prétextes un malaise auprès de Tom et tu deviens invisible. »

Darius revient vers Mathilde et se saisit de sa main pour la presser en la regardant sérieusement. Il n’y a aucun risque à prendre avec Le Corbeau. L’ennemi a déjà fait beaucoup de ravages et les Trois savent que cette histoire est loin d’être terminée.

« Si tu juges que tu dois partir et te cacher ailleurs, tu y vas. On finira par se retrouver d’une manière ou d’une autre. Je connais tes habitudes. Je vais suivre les panais. »

Darius sourit en coin pour rassurer Mathilde. Il n’y a pour l’heure pas de menace imminente, mais ne dit-on pas qu’une fermière avertie en vaut deux?