Espoir d'échappatoire (PV Flore Maisonfort)

Exprimer avec des mots ce que je ressens en cet instant précis est absolument impossible. Il n’y a plus de notion de temps, il n’y a plus de chaumière, plus de table ni de paillasse. Il n’y a que lui. Il semble, en cet instant de grâce, nimbé d’une douce auréole dorée qui fit ressortir le saisissant éclat de son regard posé sur moi. Ses paroles, d’une douceur et d’une bonté sans pareille, font écho en mon cœur qui a été si douloureusement piétiné, pendant si longtemps. Il vient, par des paroles justes, par des gestes simples, de combler cette fêlure qui me vrille l’âme et le corps depuis des mois. Je sens mes épaules se détendre, mon estomac s’alléger d’un poids immense. Il vient…Il vient de me libérer. Ressentir un tel bonheur est un moment rare. Sa main enveloppant la mienne est un rappel de ce qu’il vient de promettre tout autant que de son propre pardon.

- Nous pouvons nous reconstruire à présent…tous les deux.

Quand il se saisit de ma taille pour m’approcher de lui, je frémis littéralement de la tête aux pieds. Ce contact m’avait manqué, tout cet échange feutré et doux m’avait manqué. Ses lèvres si proches des miennes achevèrent de me troubler. Sans répondre quoi que ce soit, je me glissai du petit tabouret sur lequel j’étais assise jusqu’à ses genoux sur lesquels je pris place, me blottissant contre lui comme j’avais l’habitude de le faire, tout en nouant mes bras autour de sa taille, avec un sourire paisible. La tête sur son épaule, les yeux fermés, je laissai mes mains ressentir ce corps chéri sous leurs doigts avant de venir déposer un tendre baiser sur sa gorge et de murmurer à son oreille :

- Je t’aime.

Des mots précieux que je n’ai prononcé que pour lui, lui qui a été le premier à les recevoir, à les entendre, lors de cette nuit d’hiver où il a pris mon cœur, mon âme et ma vertu. Des mots que j’avais rêvé si fort de lui dire à nouveau, même si ce serait la dernière fois que je les lui dirais. J’avais besoin de le dire, je me sentais à présent parfaitement en paix avec moi-même, ce qui me fit sourire. Cela sonnait presque comme un adieu alors que je fermais les yeux et que je le serrai aussi fort que mes petits bras pouvaient le faire. Il peut partir maintenant. Il peut s’en aller rejoindre les Trois, le monde des rêves, où je viendrai le rejoindre quand le moment sera venu. Posant une main tiède sur sa joue, je l’oblige à me regarder, tandis que les contours tant de fois rêvés s’estompent petit à petit pour reprendre les traits du Comte qui est totalement sous emprise. Une larme vient rouler sur ma joue, puis une deuxième, qui viennent mourir sur le col de ma chemise de nuit. Je n’ai pas le courage de brusquer ce pauvre comte qui a lui aussi parlé avec son cœur, qui a dit tout son amour pour cette dame dont j’ignore tout. Il l’aimait. Il l’aime encore et le travail qu’il devra faire pour arriver à ce que je viens de vivre sera long et sans doute douloureux.

- Je vous aiderai à avancer, autant que je pourrai le faire. Je vous le promets.

Emue au-delà de toute expression, je lui donne un baiser d’une délicate douceur avant de dire, cherchant doucement à me défaire de cette enivrante emprise que je regrettais, encore sous le charme tout autant que des effets apaisants de ma potion :

- Le potage est presque prêt, désirez-vous que je vous en serve un bol, Monseigneur ?

Reprendre contact en douceur, l’extirper peu à peu de ce monde de rêves où il a pu enfin parler et laisser couler les sentiments forts qui l’ont traversés de part en part. Lui permettre de reprendre contact avec la réalité. Lui laisser aussi l’opportunité de pleurer, de gronder, voire même de se fâcher, afin qu’il puisse exprimer tous les sentiments que j’ai ressenti contre lui. Je lui laisse toute ces opportunités là afin qu’il puisse se soulager du poids des remords et du retour à la vie sans son épouse. Il a de la chance que je sois une obscure herboriste et que je n’ai qu’une parole. Ce que je viens d’entendre serait des armes redoutables contre lui, pour qui chercherait à lui nuire.

- Nous pouvons nous reconstruire à présent…tous les deux.
....
- Je t’aime.

Des mots qu'il avait tant désiré, espéré entendre de la bouche d'Adélaïde... Enfin, Victor les entendait ! Accompagnés de cette douce chaleur qui irradiait son corps au contact de sa bien aimée, le mondain aurait tout donné pour que cet instant se fige à jamais, pour que tout ceci soit réel mais... hélas tout ceci n'était que songe. Son âme soeur le fuyait alors... non... non... que se passe-t-il soudainement ?

Son crâne était alors à deux doigts d'exploser, sa vision se brouilla lentement mais sûrement. Que lui arrivait-il ? Adelaïde !!! Où es-tu ? Revient! Non... Elle s'était finalement défaite de son étreinte, le gratifiant d'un ultime baisé avant que lentement les effets de l'infusion ne se dissipent. Le potage ? Quel potage ? Reprenant doucement contact avec la réalité, il se surprit à sentir une larme rouler sur sa joue. Sans répondre à... à l'herboriste dont les traits commençaient à se former à sa vision retrouvée, il serra la mâchoire, bandant ses muscles avant de serrer le poing pour contenir sa colère et sa déception.

Interdit de tout mots, il remettait alors de l'ordre dans son esprit, se rappelant de l'objet de sa présence avant que ses muscles ne se détendent. Apres tout, ne venait il pas de vivre une expérience douce et apaisante malgré un douloureux retour à la réalité? Prenant une longue inspiration, il se retourna finalement vers Flore.

- Je veux bien... merci.

Clignant des yeux, il essuya alors du revers d'un doigt la larme qui venait choir sur son menton.

- Quelle... expérience.

Lâcha t il avant d'adresser un sourire entendu à la jeune femme.

- Je... je ne devrais pas m'attarder après ce potable... vous comprendrez aisément. Mais gage que nous nous reverrons bien assez tôt lorsque les obligations me le permettrons. Les effets de vos herbes sont prodigieuses. C'est ce qu'il me faut.

Certainement une aubaine pour l'herboriste qui pouvait alors voir une rentrée d'argent non négligeable en plus de tisser un étrange lien avec ce mondain qui semblait partager des maux similaires aux siens.

Je la vois, cette larme, rouler sur sa joue et ressens immédiatement une peine intense pour le Comte. Je le vois également me regarder, comprenant que le rêve venait de prendre fin et qu’il appréhendait désormais avec une certaine déception que sa défunte épouse venait de s’envoler pour laisser place à une créature insignifiante : moi. Je sentis, par ailleurs, tous les muscles du Comte se tendre et vis ses poings se serrer. Il ne m’en fallu pas davantage pour que je m’extirpe de ma situation, préférant prendre de suite des distances sécuritaires. Qui sait comment il allait réagir…Fort heureusement, il sembla se calmer et reprendre ses esprits, assez pour me parler posément de cette expérience qui ne lui a pas déplu.
Je reviens près de la table, épuisée moralement moi aussi, pour déposer deux petits bols remplis de potage. Un petit remontant comme un autre, un potage bien chaud et parfumé, utile pour mettre un peu de baume au cœur après une rude épreuve. Je tendis une cuillère en bois au Comte avant de prendre place sur mon tabouret, un peu gênée.

- C’était une étrange expérience, j’en conviens.

Le contact avec le liquide chaud me rassure un peu et j’ose alors regarder le Comte qui me sourit un peu.

- Si c’est ce qu’il vous faut, je peux vous en fournir dès aujourd’hui et en suffisance pour deux ou trois jours. Il faut que je renouvelle mes réserves et que j’aille quérir en forêt ce dont j’ai besoin.

Une nouvelle gorgée.

- Pour la suite…soit vous envoyez quelqu’un ici soit je vous apporte en personne ce dont vous avez besoin.

J’imaginais bien que le Comte de Rougelac ne remettrait pas les pieds ici de sitôt. Il est évident qu’un homme tel que lui a bien d’autres priorités nettement plus importantes et qu’un serviteur fera parfaitement l’affaire. Cela étant, je préfèrerai lui apporter les plantes moi-même afin de lui rappeler les règles de prudence d’usage tout autant que les dosages. Je me rappelle d’ailleurs que je dois lui parler d’une chose importante.

- Vous avez pu constater la puissance de cette potion. C’est un équilibre délicat à respecter. Quand vous buvez cette décoction, vous entrez dans un monde qui n’appartient qu’à vous. Je pense, Monsieur le Comte, que vous devriez être seul quand vous désirez…voyager. Il n’est pas sage de laisser n’importe qui entendre vos secrets les plus intimes.

Je prends une cuillerée de potage et le regarde franchement, sans aucune malice. Il peut être tranquille, je ne raconterai jamais à personne ce que je venais de vivre. Personne.

- Pour le paiement, je ne demande pas grand-chose. Juste de quoi manger en suffisance, peut-être quelques nouveaux récipients pour mes préparations, du tissu pour les soins. C’est tout. Je ne veux pas d’argent.

Je hoche la tête en regardant le Comte avec espoir.

- Avons-nous un accord, Monseigneur ?

Le potage venait à point nommé. Après une telle expérience, la saveur des légumes ainsi que la température du bouillon permettait indéniablement au Comte à recouvrer plus encore ses esprits. Ce fut presque instinctivement que les deux individus décidèrent de garder à présent leur distance, conscient tout deux qu'ils s'étaient adonnés à des échanges que seul leur subconscient avait consenti à provoquer, une proximité, des attentions qui dans le monde réel ne se seraient jamais produit. Ainsi, silencieux, Victor écouta religieusement Flore qui consentait à le fournir en produit pour plusieurs jours. Une maigre consolation, mais cela lui suffirait, surtout que d'ici deux jours, il allait entreprendre un long et périlleux voyage en compagnie de son beau-frère le Vicomte de Terresang. Cette escapade serait sans doute également un remède à ses maux, mais il préféra garder pour lui cette information.

Il était évidemment hors de question de passer par un intermédiaire pour obtenir les herbes car cela comportait certains risques et mieux valait se montrer discret en éliminant certains risques.

- Il est préférable que vous me remettiez les produits en main propre et de préférence directement au Manoir. Je me chargerais d'organiser cela en fonction de vos disponibilité.

Dégustant ce doux remontant, Victor de Rougelac croisa une énième fois le regard de l'herboriste dont il semblait croire en sa total discrétion dans cette affaire.

- Nous avons donc un accord ma chère.

Finissant le potage, il déposa sa cuillère dans son bol avant d'attendre avec courtoisie que sa comparse ai fini elle aussi avant de se relever. Il ne fallait pas trop traîner dans les Faubourgs après tout et que son absence ne soit trop remarqué au Manoir.

- Vous m'excuserez, mais je craint devoir prendre congé. Je réunirais le nécessaire dont vous avez besoin pour tout solde et vous le ferez transporter à votre domicile sous trois jours.

Il ne savait trop comment quitter la demeure de l'herboriste. Une poignée de main ? Une bise, un hochement de tête ? Il semblait hésitant tant il avait vécu une expérience troublante et voyait d'un regard indescriptible la jeune femme qui apaisait ses maux.

- Je... vous remercie du fond du cœur mademoiselle Maisonfort.

- Mes disponibilités seront les vôtres, Monsieur le Comte. Mon emploi du temps est très certainement moins chargé que le vôtre. Toutefois, si je puis me permettre, je pense qu'il est préférable que vous chargiez un de vos gens de m'accompagner. Je doute de pouvoir rejoindre votre demeure sans escorte ou...quoique ce soit qui prouverait que je me rends chez vous à votre demande.

Je me souvenais fort bien de la désagréable impression que j'avais ressentie lorsque je me suis rendue sur l'Esplanade la première fois et j'imagine que c'est précisément là-bas que vit le Comte. Grâce à Jehan, j'ai pu entrer sans problème mais je me rappelle très bien des regards des gardes qui détaillaient ma tenue pauvre, ma cape vieillie, bref toute mon apparence qui dénote tellement à cet endroit. J'en avais ressenti une telle honte que je n'ai pas osé lever la tête tout le temps qu'a duré notre chemin jusqu'à la demeure de la Comtesse. Je n'ai plus Jehan pour m'aider à franchir les gardes, il me faut donc quelqu'un qui se portera garant de moi afin que je puisse rejoindre le Manoir.

Gardant une distance respectable, je bois mon potage en silence, pensive. C'était réellement une expérience merveilleuse, à la fois terrifiante et douce. Je comprends pourquoi Mère l'utilisait si peu. Et pourquoi aussi elle a fait pousser autant de plantes dans notre petit jardin. Quoiqu'il en soit, je suis heureuse que ce mélange redoutable soit à la convenance du Comte. Il a fort bien réagi et n'a vraisemblablement pas besoin que j'augmente le dosage, à moins que la demande ne vienne de lui. Si cela devait être le cas, il est évident que je devrai à nouveau être à ses côtés. Je pense d'ailleur me pencher très sérieusement sur un contre poison qui permettrait d'aténuer les effets en cas de trop grande ingestion. On verra bien…

Il se lève, après avoir terminé son petit bol de potage et promet un paiement sous trois jours. C'est un réel soulagement. Je ne doute pas de sa parole et j'ai enfin un sourire content.

- Je vous en prie, Monseigneur, ne tardez pas. Les Faubourgs ne sont pas sûrs, il vaut mieux que vous partiez tant que le soleil est haut dans le ciel.

Je me lève à mon tour et me dirige vers mes étagères pour préparer ce que je lui ai promis. Après quelques instants, je reviens vers lui, un peu intimidée, et prends sa main pour y déposer six minuscules ballots de tissu fermés par de la corde toute fine. Je ferme ses doigts sur les petits sacs et lève le visage vers lui en murmurant, un peu troublée:

- Un petit sac dans l'équivalent de trois tasses d'eau chaude mais qui n'a pas bouilli. Vous l'y laissez trois à quatre minutes, pas plus. Un au réveil, un avant d'aller vous coucher. Je vous en supplie, ne dépassez pas la dose, vous risqueriez d'être très malade...J'espère que cela vous aidera à revoir votre Adélaïde et à aller mieux.

J'ouvre alors la porte en douceur. A mon grand étonnement, il semble troublé, hésitant, tout en me regardant. Je croise mes mains sur le devant de ma chemise à mon tour, les joues toutes rouges, me rappelant parfaitement ce que nous avons vécu, fait et surtout ce que je lui ai dit.

- C'est moi qui vous remercie, Monsieur le Comte. Prenez soin de vous.

Je terminai l'entrevue par une maladroite esquisse de révérence, moi qui n'en ai jamais fait. Lorsqu'il sera parti, je prendrai quelques instants pour me remettre de ce que je viens de vivre, et pour me réjouir de la perspective heureuse qui s'ouvre grâce à cet accord aussi insolite que soudain.



[FIN]