Des apparences trompeuses [PV Sélène]

Tu devrais peut-être attendre qu’un groupe de milicien passe... Oui, mais combien de temps? Deux jours? Une semaine? Avec de Terresang sur le carreau et Marcus à moitié fonctionnel, le déplacement de Mathilde a deux objectifs : prévenir rapidement les proches d'Alexandre restés à la résidence de Marbrume de l'état piteux dans lequel il se trouve tenter de recruter rapidement du renfort pour la ferme. Assise sur son lit, son arc et son carquois négligemment posé à côté d'elle, elle se masse les tempes sans même porter attention à Sélène qui l'observe pourtant. Il lui suffirait de lever les yeux pour voir la noiraude légèrement attristée par la fermière qui se perd un moment dans ses tourments. Que doit-elle faire?

- Je ne suis pas aventureuse, loin de là, mais je n'ai pas le temps d'attendre. Mathilde soupire, perdue entre la nécessité d'aller chercher un renfort plus que nécessaire pour la fin de la saison et sa peur viscérale de reprendre la route de Marbrume, où elle n'a pas remis les pieds depuis un temps qui n'a même pas été suffisamment long que pour lui faire oublier ses mésaventures.

Elle s'étire comme un chat, les bras levés vers le ciel et les laisse retomber mollement sur la paillasse avant d'enfin poser le regard sur Sélène. C'est pas que je veux pas faire la route avec toi, tu sais. C'est juste que... La phrase reste en suspend. Mathilde retient des mots qui pourraient blesser la femme qui lui fait face et garde le silence un moment, alors que, pour garder une certaine contenance, elle défait sa coiffure en prenant soin de regrouper les épingles pour ne pas les égarer au petit matin. Sélène, elle, se tortille sous la couverture sous laquelle elle s'est cachée, sans doute pour se dévêtir avec une pudeur dont elle ne soupçonnait pas l'existence. Pourtant il lui est facile de deviner les mouvements, la jupe déboutonnée, le haut dont l'épaule recousue à la hâte et encore taché de sang qui rejoint le dessus des couvertures. Pas de trace de la dague, qui doit rester tout contre sa propriétaire au cas où un intrus enterait cette nuit pour dérober... dérober quoi? Elles n'ont rien d'autre que quelques sous. Mathilde repousse son arc un peu plus loin et se laisse tomber dos contre la paillasse. Les yeux rivés au plafond, elle entend Sélène annoncer une nouvelle énigme et sourit.

- Le lit. Si inconfortable puisse-t-il être, il finit toujours par nous emporter au pays du sommeil. Si au moins il était peuplé de beaux rêves... Elle fait une petite moue et ôte ses bottes en jouant des pieds jusqu'à les entendre tomber dans un bruit sourd sur le plancher. Remuant des orteils enfin libérés de leur prison de cuir, elle revient sur ce qu'elle n'a pas terminé, plus tôt. J'ai une certaine appréhension sur le segment de route qui nous attend demain. Parce que y a des bannis, des voleurs et des fangeux. Tu vas me dire que ça change pas vraiment par rapport à aujourd'hui mais la dernière fois, j'ai fait une très mauvaise rencontre et je n'ai pas envie de croiser à nouveau ces gens sans avoir au moins cinq hommes armés jusqu'aux dents et entraînés depuis des années avec moi.

Mathilde se redresse, le temps de ramasser ses cheveux en une tresse grossière qui lui évitera bien du travail de démêlage le lendemain, et de se débarrasser de la ceinture et de la jupe de monte qui lui seront d'un inconfort total pour dormir.

- J'ai pas les moyens de m'offrir tes services tu sais. Amusée, Mathilde sourit alors que le petit rire de Sélène s'élève dans la chambre. Comme si dépenser son argent dans les plaisirs de la chair était quelque chose de concevable pour elle. D'abord parce qu'elle est une femme et que les femmes ne font pas ce genre de chose, ensuite parce que le moindre sou qu'elle gagne est réinvesti sur la ferme afin de la faire grandir et d'en améliorer le rendement. Il n'y a pas de place pour le superflu dans sa vie, et les catins, que l'on soit un homme ou une femme souhaitant s'offrir leurs services, font partie du superflu.

- Je serais plus tranquille si tu étais l'un de ces mercenaires qui reste de marbre quand une attaque survient, mais qui tue avec l'efficacité d'un serpent. Ou bien une milicienne qui a choisi de déserter plutôt que de rester au service d'un homme qui envoie le restant de l'humanité à l'abattoir face à la Fange. Tu manies bien le couteau, mais tu ferais le poids contre trois ou quatre gaillards qui n'ont plus rien à perdre? Elle replie soigneusement la jupe pour la déposer sur le bout du lit, d'où elle tombera peut-être durant la nuit.

Contrairement à sa compagne de route, Mathilde s'allonge sur les couvertures et reste habillée. Prête à toute éventualité, elle pourrait fuir une situation dangereuse en empoignant son arc d'une main et ses bottes de l'autre. Tant que je vis, je dévore. Dès que je bois, c'est la mort. Qui suis-je?

Mathilde contemple le plafond de planches embouvetées en souriant. Une petite dernière pour la route, et si Sélène n'est plus là lorsqu'elle rouvre les yeux, la noiraude aura ravi la victoire à ce petit jeu d'esprit pour le moins amusant. Quelques minutes plus tard, alors que sa compagne de route a répondu à ses questions, la fermière ferme les yeux pour de bon et sombre dans un sommeil agité, comme à son habitude, dont les rêves peuplés de bêtes monstrueuses et d'hommes effrayants n'ont finalement rien de reposant. Dans un état de semi-conscience, elle cherche à prendre le dessus, s'oblige à se tourner vers de belles images apaisantes mais celles-ci finissent toujours par être gâchées par un fangeux les déchirant de ses longues griffes. Lorsqu'elle rouvre les yeux, elle est assise sur son lit, le front en sueur, le souffle court, les yeux écarquillés dans la pénombre. Le soleil amorce à peine sa montée dans le ciel. Mathilde se laisse retomber en douceur sur sa paillasse et soupire. Encore ces rêves, les mêmes, toujours les mêmes. Reprenant pied avec la réalité, elle tourne la tête vers le lit voisin.

-« … juste que je ressemble pas à une troupe aguerrie, et que t’es pas certaine de pouvoir me faire confiance. » finis-je par dire pour finir sa phrase sans le moins du monde m’offusquer de la réalité de sa situation. Je me ferais pas forcément confiance non plus si je me croisais. Même si je pense sincèrement être plus fiable que beaucoup des faux croyants.

Je la regarde s’étirer en écoutant ses paroles. Elle a trouvé trop vite c’est pas amusant ! Pourtant je pensais vraiment qu’elle était plus dure celle-là !
On peut clairement entendre dans sa voix les teintes de craintes et de regrets concernant son dernier passage. Si je suis seule, je vais peut-être couper à travers champs. Je connais bien mieux les sentiers des bois que la route royale. Et j’ai moins de chance d’y croiser une menace que je ne connais pas. Bien sûr il y a la fange, mais aujourd’hui elle est partout, je sais que je risque ma vie chaque fois que je met un orteil dehors, au moins dans les bois, j’ai une chance de semer un fangeux à pieds. Sur un terrain dégager je suis morte. Mais j’aimerais bien faire encore un peu de route avec la fermière. Elle m’aide, inconsciemment, à prendre mes marques, et en plus elle est sympathique.

-« On fait pas payer les copines, ce serait pas moral ! » Dis-je d’une voix faussement outrée, pas vraiment surprise qu’elle refuse l’invitation si vite. Elle est libre de ses pensées, mais prisonnière de ses habitudes. Et peut-être même amoureuse vu ses dernières déclarations. Je ne sais pas vraiment si elle serait capable de franchir tout ces obstacles, ces règles établies, et le faire uniquement pour un plaisir passager, fugace. Ça me semble être une raison trop légère pour la femme sérieuse qu’elle est.
Bref, je vais dormir seule ! La vie est pas toujours des plus divertissantes.
Je hausse les épaules pour continuer la conversation malgré les regrets.

-« Trois ou quatre, peut-être pas. Un ou deux, ça se tente. On en est tous au point de ne plus rien avoir à perdre aujourd’hui. Avec ton arc en plus on a nos chances non ? Et puis tu as ton cochon de guerre là, tu pourras t’enfuir bien vite cette fois. »

Je me retins de lui dire que sans lui, on aurait pu prendre des chemins plus courts mais moins praticable. Sauf pour les rares brigands et téméraires, quitter le sentier est aussi improbable que de faire la route sur les mains. En dehors des routes, le monde est redevenu un endroit sauvage. C’est peut-être pour ça que je me sens aussi à l’aise là-bas. Je finis par sortir de sous ma couverture et m’allonger sur le lit. C’est confortable dans les premiers instants, mais en fait j’ai bien trop chaud dans une pièce aussi fermée et protégée du froid extérieur.

-« Le feu, mais j’ai aucun crédit pour celle-là, un marchand me l’a raconté une fois quand j’étais petite. » Allongée sur le côté j’observe une fois de plus Mathilde. Elle est jolie sans ses cheveux attachés. Plus jolie je veux dire. Elle fait moins stricte, plus libre. Le même genre de différence qu’entre le pelage d’un loup et d’un chien vous voyez ce que je veux dire ?
Visiblement fatiguée, elle a fermé les yeux et s’endort prestement. Son visage semble contrarier par des rêves pas franchement agréables. Je me demande si ce sont des souvenirs ou des peurs qui l’assaillent. C’est souvent les deux vous me direz. Mais il y en a toujours un devant l’autre. A savoir si Mathie a plus de regret que de peur ?
Je ne la connaitrais surement jamais assez pour cela. Je me glisse sur le dos et ferme les yeux. Comme à mon habitude mon propre sommeil est calme et se réduit à des tâches de couleur et un sourire. Je crois que c’est là le seul rêve que je fais en dehors de la nuit ou Etiol m’a rendu visite. Et comme à l’accoutumé, mon repos consiste en une poignée d’heure voler. On apprend vite à se reposer efficacement quand on vit dans les marécages. La nuit est encore très présente quand j’ouvre les yeux. Même si on peut voir une pâleur dans le lointain quand je regarde par la fenêtre.
J’enfile discrètement mes vêtements en écoutant le souffle régulier de ma compagne de voyage. Ou peut-être ex-compagne. Pieds nue je m’approche de son lit. Toujours ces grimaces qui viennent de temps à autres déformer ses jolis traits. Je me penche et effleure son front de mes lèvres et me dirige vers la porte. Mes bottes sous les bras. Mais je m’arrête. Un sourire sur mes lèvres je reviens vers Mathilde.

Quand j’arrive en bas, le tavernier est déjà debout, ce qui n’est pas franchement surprenant. Il prépare un gruau un peu trop liquide à mon gout. J’ai encore le repas de la veille dans l’estomac alors c’est plus facile de l’ignorer. Après une hésitation je finis par diviser mon maigre butin autant que je le peux, et je paie pour mon lit. La fermière non plus ne roule pas sur l’or. Et elle a déjà était très généreuse. Je quitte le bâtiment sans me donner la peine de dire aurevoir au tenancier, c’est un sale con de toute façon. Il fait de même.

Je gagne tranquillement les portes encore fermées du village et m’étire doucement sous les yeux de deux miliciens désabusés en attendant que le soleil soit assez haut pour qu’on ouvre les portes. Je jette quand même des coups d’œil par-dessus mon épaule, voir si par chance j’aurais finalement de la compagnie. Je glisse la main dans la poche de ma robe et caresse le petit bout de tissu encore chaud avant de glousser. Au moins elle se souviendra bien de notre séparation !
Doucement les portes s’ouvrent.

... Le lit est vide. A moitié réveillée d'une nuit fort peu réparatrice, Mathilde comprend en une fraction de seconde que sa compagne de route a été la première à déserter. Machinalement, elle jette un oeil à sa besace, encore fermée, et comprend que la noiraude ne l'a pas fouillée pour y prélever les quelques pièces qu'elle traîne avec elle. Honnête, la catin. La fermière sourit, légèrement amusée par cette magnifique contradiction qui lui traverse l'esprit.

Mathilde fait une petite moue en se passant les mains dans le visage. Que doit-elle faire? Courir aux écuries pour tenter de rattraper Sélène, ou attendre sagement un convoi pour reprendre la route? La nuit ne lui a pas apporté le conseil tant attendu, et la réponse à cette question qui la taraude depuis la veille est toujours aussi brumeuse. Prendre le risque de retrouver sa compagne de route peut clairement la conduire à une situation totalement désastreuse qui lui ferait regretter amèrement, une fois encore, d'avoir pris cette décision. Mais attendre un convoi, même si ceux-ci sont plus fréquents vu la saison des récoltes, lui parait complètement vain tant elle a l'impression que s'y coller reviendrait à devenir un appât à problèmes.

La fermière se lève et s'étire pour réveiller son corps encore comateux. Un coup d'oeil par la fenêtre lui permet de confirmer que le soleil se lève, et qu'elle doit se hâter à prendre une décision. Si elle veut avoir une chance de faire la route d'une traite, elle ne peut pas se permettre de traînasser. Légèrement contrariée, Mathilde remet sa jupe, sa ceinture, récupère armes et besace et, une fois parée, descend dans la salle principale où elle troque le gruau peu ragoûtant pour deux rations de galettes de grains sans doute fades qu'elle grignotera en chemin. L'aubergiste lui apprend que Sélène a payé son lit sans prendre de petit déjeuner, et qu'elle n'a que quelques minutes d'avance sur sa compagne de route. Il ne se souvient pas l'avoir vue auparavant. Évidemment, Mathilde a posé la question, histoire de vérifier si c'est réellement une fille qui sort pour la première fois depuis longtemps du Labret, ou si elle la mène en bateau depuis le début. Vu son allure, j'm'en souviendrais lui avait-il dit. Il n'avait pas tort. Je vous livre dans une quinzaine, et on s'assoit pour parler cuisine. Ça manquait d'herbes hier, vous pourriez gagner un peu plus avec une pincée de thym vous savez?

Laissant l'aubergiste marmonner que plus personne n'a les moyens de payer plus, et qu'il ne va pas se fouler pour des gens qui le payent la plupart du temps en promesses, la fermière quitte l'établissement pour se diriger vers les écuries où elle récupère Sa Majesté, qui semble plutôt en forme. Son allure vient confirmer sa première idée : partir immédiatement en direction de Conques, et si un problème se présente, elle talonnera sa monture pour foncer à bride abattue et distancer les emmerdes. La plupart des bandits sont de toute façon à pieds, et si c'est un fangeux qu'elle croise, une Sélène à ses côtés ne fera pas la différence. Enfin si, elle pourra servir d'appât pendant qu'elle s'enfuit, mais y songer n'est pas très moral. Par contre, la rattraper pourrait avoir une utilité certaine : la catin s'est servie, pas dans sa besace mais directement sur elle.

Tirant sur la bride de sa monture, Mathilde l'emmène à travers les rues et ne s'arrête qu'une seule fois, au puits, pour y remplir sa gourde. Ce matin manque cruellement d'un bon lait fraîchement tiré et d'un gruau aux noix agrémenté de quelques morceaux de pommes. Si certains pèchent par la luxure, Mathilde, elle, pèche par gourmandise. Ce n'est que lorsque les portes de la bourgades sont en vue qu'elle reconnait la silhouette qui s'engouffre dans l'ouverture. Hey. Tu pars comme une voleuse. Mathilde fait un signe aux miliciens pour indiquer que c'est une boutade, bien que ce ne soit pas tout à fait vrai, et presse le pas pour passer à son tour les portes et rejoindre Sélène, quelques enjambées plus loin. Sans dire au revoir, et en emportant un souvenir dont l'absence risque cruellement de se faire sentir quand je déciderai de lancer Sa Majesté au galop. Je sais que j'ai pas une poitrine opulente mais quand même, le bandeau que tu as pris sur moi apporte un certain confort que j'apprécie, alors si tu pouvais me le rendre... je t'en bricolerai un à Conques si tu veux.

Pris sur moi. Le pire c'est qu'elle n'a rien senti du tissu de sa chemise qui se soulève, ni du bandeau qui se desserre autour de sa poitrine, ni des frôlements des doigts qui s'appliquent à se faire discrets pour que le larcin passe inaperçu. La catin est une habile voleuse, pas si honnête que ça finalement, et pas si innocente non plus. Tu comptais partir dans les marais pour éviter mon courroux? Tu mériterais que je te hisse sur ce cheval. La fermière le lance sur le ton de l'humour. Elle n'a aucune preuve que Sélène est l'auteur du vol, mais il n'y avait qu'elles dans la chambre et si quelqu'un était entré, elle aurait entendu la porte grincer comme elle l'a entendue dans son demi-sommeil alors que la noiraude s'éclipsait discrètement. Or, elle n'a rien entendu d'autre que la catin qui file à l'anglaise. Sélène, si tu es complètement sous mon charme évident, suffit de le dire. Avoue que tu crèves d'envie de poursuivre la route avec la gueuse la plus propre que tu aies jamais croisée, au lieu de prélever un souvenir qui ne te sera pas vraiment utile. Non parce qu'entre nous, qui aime se retrouver devant une énième barrière de tissu quand il ne pense qu'à trousser une femme, hein? Le client n'aimera pas ça.

Mathilde se moque clairement de la situation et rit de bon coeur. Elle plonge la main dans sa besace et en tire une galette qu'elle tend à Sélène. Prends des forces. Si on croise un fangeux et que tu veux pas grimper sur ce canasson, va falloir que tu sois en mesure de courir très vite. On fait un bout de chemin ensemble?