Une rencontre entre gens de confiance

Vu la forme que prend ma cape en couvrant l’individu, et la voix masculine qui s’élève en un juron, nul doute n’est permis quant à l’identité de ma “victime”.
J’observe donc Desmond se battre avec mon habit, en sécurité sur une branche, le visage impassible. Lorsqu’il parvient à libérer une partie de son corps, je vois la femme, ligotée sur son épaule. Nous avons donc vaincu ces deux brigands ainsi que je l’avais prédit. En revanche, mon camarade à un couteau comme celui que j’ai dévié de planté dans l’épaule.

A sa demande, je descends et le rejoins ramassant ma cape au passage. Elle ne sent vraiment pas bon et je n’ose pas vraiment imaginer ma propre odeur. Lorsque l’on vit seul, dans les bois et les marais avec pour seuls voisins des brigands et des fangeux, le bain et la lessive sont loin d’être des priorités.
Je me saisis de la flasque qu’il me tend en pointant le couteau du doigt.

Ça doit gratter non?

Je bois une gorgée de liqueur, appréciant le goût. Cela fait bien longtemps que l’ivresse ne m'atteint plus vraiment. A vrai dire, si un riche noble essaye de me saouler pour obtenir des informations, il finira mendiant avant que la tête me tourne.

Ça se boit bien, merci!

J’observe, avec lui, nos deux brigands qui se réveillent. Ils auront tous deux du mal à camoufler leurs bleus et l’homme va mettre un moment à retrouver pleinement l’usage de son épaule.
Je souris à la remarque sonore de Desmond.

Il y a mieux comme demande d’amitié que d’essayer de me tuer. Et en général, je n’en cherche pas.

Il semblait avoir fait une plaisanterie mais c’est quelque chose que j’ai souvent du mal à comprendre. Alors je ne relève pas.
J’observe la fratrie, du moins les deux tiers restants et entend les propositions de mon acolyte.

Ils ne valent pas un sou, ce ne sont pas de véritables brigands. Aucune stratégie, ils se sont séparés provoquant l’échec de leur embuscade. L’endroit est pourtant idéal mais leur positionnement et leur synchronisation est juste idiote. Inutile de s'encombrer de leurs têtes.

Je plonge mon regard dur dans celui de la femme.

Quant-à elle, je refuse d’y toucher. Une femme, même battue, reste une femme et donc un être humain, nous ne devons pas abuser d’elle. Je pense que le mieux à faire est de les accrocher en hauteur dans un arbre. Dans un jour tout au plus, une patrouille passera et s’en chargera.

Visiblement, je ne suis pas le seul à considérer que le programme de Desmond n’est pas fantastique.

Je ne tue jamais sauf je n’ai pas d'autre choix. Autant laisser ce problème à la milice.

J’avais complètement oublié le couteau dans mon épaule et il faut la remarque de mon comparse pour que je me rappelle sa présence. Je l’enlève donc d’un geste négligeant et je le mets à ma ceinture machinalement, je sens que ma blessure a pratiquement fini de couler.

Il ne semble pas avoir compris ma blague, alors que pourtant, c’est une des meilleurs que j’ai faits, comme quoi, certains n’ont aucun sens de l’humour. À la place, il brosse un portrait peu flatteur de nos agresseurs sur lequel je suis d’accord, nous avons devant nous une belle brochette d’idiot, mais l’ignorance n’est pas une excuse pour moi.

À ma grande surprise, alors que je pensais avoir devant moi un assassin patenté, il m’indique qu’il ne tue pas par plaisir, et qu’en plus il faut respecter les êtres humains. C’est dommage, moi qui avais prévu une sacrée tranche de rigolade, je ne vais pas pouvoir mettre mon plan à exécution, alors je me penche vers nos deux prisonniers et je leur indique :

C’est votre jour de chance, enfin pas pour Robert, bien sûr.

Je les vois, qui me fusille du regard, mais ils ne disent rien, sachant que leurs vies ne tient qu’à un fils. J’opère donc un demi-tour pour aller chercher mon cheval afin de les hisser à un arbre quand je me rends compte que j’ai toujours le couteau à ma ceinture et je me retourne, indiquant à la jeune femme, toujours allongé sur le sol :

Tiens, je ne suis pas un voleur, je te le rends.

Je lui lance la lame, et alors que je ne suis qu’à deux mètres et que j’avais visé l’épaule, pour me venger, je vois l’arme s’enfoncer dans le sol à quelques centimètres de son crâne, je ne sais vraiment pas viser ! En passant devant l’ancien milicien, je lui dis :

On va suivre ton plan.

Je récupère ma monture, accroche la corde à la selle et hisse les deux malandrins sans aucune douceur en haut d’un arbre, une fois ceci fait, j’indique à mon comparse :

Je pense que l’épreuve d’admission peut être considéré comme accomplis, si tu cherches un boulot, je suis prêt à t’embaucher pour des missions ponctuelles, payées en nature ou en argent, c’est toi qui vois, qu’en dis-tu ?

Je lui présente ma main, afin de conclure notre accord, il ne lui reste plus qu’à la serrer et devenir un membre occasionnel des Boucliers de Marbrume.

J’observe mon acolyte retirer le couteau comme s’il s’agissait d’une simple épine, sans le moindre signe de douleur. Certes, il porte un heaume, mais je veux dire par là qu’il n’a même pas tressaillit. Il est donc d’une bonne résistance à la douleur.
Cela ne m'émeut pas.

En revanche, lorsque je lui ai indiqué mon désaccord avec son programme, j’étais persuadé qu’il me répondrait quelque chose du genre “Grand bien t’en fasse!” et qu’il s'attelle, à minima, à consommer la demoiselle. Mes paroles font souvent cet effet. Il est, et il était, plus que fréquent que mes dires soient tout bonnement ignorés. Aussi, mon égo acceptait avec plaisir le fait que Desmond donne cachet à mes mots.

Jour de chance, oui. Ne devenez pas bandits, vous y perdriez la vie avant d’obtenir le moindre morceau de pain.

Ils ne bronchent pas, c’est plus sage. Puis le guerrier lance le couteau en direction de la jeune-femme et le plante dans le sol. Sans doute pour intimider comme j’ai pu le faire avec mon tire un peu plus tôt. Il argue qu’il n’est pas un voleur et qu’il lui rend donc son bien.
Il me confirme ensuite que mon plan va être suivi et il va récupérer son cheval. Je l’aide à hisser les deux brigands, suffisamment haut pour ne pas être à portée d’un fangeux et, ceci fait, je ramasse le couteau planté au sol. C’est un couteau vraiment basique n’ayant aucune valeur marchande que je plante dans l’arbre.

Si l’on considère que lorsque tu étais sous ma cape, j’aurais pu te tomber dessus et te renverser, qu’aveugle et encombré par la donzelle, te défendre aurait été plus compliqué, oui je pense que l’on peut dire que l’épreuve est accomplie.

Je tends la main vers la sienne mais ne la saisit pas.

Je peux accepter des missions, mais pas d’assassinat. De la traque, de la recherche, de la capture ou du secours, mais pas de mise à mort sur commande. Si cela te convient, alors on peut se serrer la main.

Mon acolyte m’indique qu’il a en effet passé mon épreuve, car il a réussi à m’aveugler quelques secondes avec sa cape et je hoche la tête, s’il m’avait vraiment attaqué, j’aurais passé un mauvais quart d’heure ! Au lieu de me serrer la main, il indique ses conditions que je comprends tout à fait et je lui dis en souriant :

J’ai bien compris que tu n’es pas un assassin et que tu peux faire plein de choses, mais aujourd’hui, la seule chose dont j’ai besoin c’est d’une personne pour escorter les convois.

Je lui saisis donc la main, que je serre avec précaution pour ne pas la broyer avec mon gantelet et je lui indique :

Passons maintenant au détail pratique; je me rends à mon Quartier Général, situé dans les faubourgs de la cité, si tu souhaites m’accompagner, tu seras le bienvenu, je te présenterai aux autres membres de la Guilde, tu auras un repas chaud, un lieu où dormir et surtout tu pourras prendre un bain.

D’après l’odeur qui se dégage de mon interlocuteur, ce ne sera pas du luxe, le puits n’est pas loin et il pourra faire chauffer l’eau dans une grande bassine, bien sûr, ce ne sera jamais comme les fameux thermes du Temple, mais ce sera toujours mieux que rien, je continue ensuite mes explications :

Je te ferais ensuite une lettre de marque, indiquant que tu travailles à titre occasionnel pour la guilde des Boucliers de Marbrume, ce qui devrait te permettre d’accéder sans problème aux différents villages et t’assurer une certaine bienveillance de la milice.

Après tout, nous aidons les habitants et prenant des coups à la place des forces royales. Je réfléchis quelques secondes, pour être certain de ne rien avoir oublié et je conclus :

Il y a régulièrement des convois qui partent, tu en choisiras un. Tu seras payé directement par le chef de convois à son arrivé, ce sera ensuite à toi de voir si tu attends un autre convoi pour l’escorter ou si tu souhaites rentrer directement à la capitale. Je réfléchis à l’idée d’un insigne pour bien nous identifier, mais je n’ai pas encore d’idée bien précise, alors ne perds pas le document.

C’est en effet la seule preuve que ce n’est plus un vagabond que j’ai en face de moi, mais un mercenaire aguerri.

Mes conditions, il les accepte avec un sourire. Cela me convient. Vous remarquerez que je n’ai même pas posé la question de connaître les avantages, financiers ou autres, à travailler pour lui. Pour moi, le plus important dans tout cela, c’est de retrouver un semblant de vie sociale. L’errance à du bon, mais à errer sans but réel, on finit par se perdre soi-même.
Je lui sers donc la main, enfin, plutôt le gantelet sans afficher la moindre grimace. J’ai subi bien assez de sévices physiques pour qu’une poignée de main un peu trop franche ne me fasse grincer des dents.

A ce compte-là, ça me convient!

Je l’écoute ensuite m’annoncer les détails pratiques, à savoir qu’il se rend à la cité. De toutes les informations, c’est celle que je retiens le plus. Ça, pour le coup, cela me fait frissonner. Moi qui fuit les murailles depuis des mois, devoir en approcher, cela va être compliqué. Mais je n’ai qu’une et unique parole. D’autant plus qu’il m’explique qu’il me fera une lettre de marque, prouvant mon affiliation à sa troupe. Je ne sais pas ce que cela vaudra pour la milice, mais avec un peu de chance ils me laisseront tranquille. Du moins, tant que je ne tombe pas sur mon ancien coutillier

Alors direction Marbrume! J’ai l’habitude de faire demi-tour… Et pour un bain, ma foi je pourrais bien faire demi-tour encore une fois!

Nous prenons donc la direction adéquate tandis qu’il m’expose le fonctionnement des escortes.

Ces escortes, elles se font parfois en partenariat avec la milice extérieure non? Je me souviens que cela se faisait parfois, lorsqu’il y avait manque d’effectifs à la milice de leur incorporer quelques mercenaires.

Je réfléchis quelques instants.

Je me dois de relativiser...Cela va faire un an que j’ai déserté, peut-être sont-ils passés à autre chose depuis...

Je vois mon interlocuteur frissonner à mes paroles, mais il accepte de me serrer la main et m’indique qu’il me suivra jusqu’à la capitale, ce qui est une bonne chose et qu’il prendra un bain, ce qui est une très bonne chose. Je reste à côté de mon cheval, pendant que nous avançons sur la route, afin d’être à sa hauteur.

Comme d’habitude, je fais attention à mon environnement, craignant toujours une attaque de Fangeux, toutefois le fait d’être à côté d’un vétéran est plutôt rassurant et je suis moins stressé que d’habitude. Je réponds donc à ses questions assez détendus :

Tu as raison, certaines escortes se font bien avec du personnel de la Milice, c’est souvent le cas lors de convoi important et que les autorités n’ont pas assez d’hommes. Mais il existe certains marchands ou voyageurs qui sont pressés et ne veulent pas attendre le prochain convoi, sans compter ceux qui savent très bien que leurs produits ne seront jamais être admis, car non essentiel pour la cité.

C’est le cas du luxe, comme du parfum ou de l’alcool, des biens que s’arrache les gens de l’Esplanade et qui ont prêt à débourser de fortes sommes. C’est en grandes parties grâce à eux que mon entreprise se développe aussi vite, il y a vraiment une grosse demande et ce n’est pas près de s’arrêter. Pour rassurer le déserteur, je lui indique :

Ce sera à toi de choisir tes missions, plus tu en feras, plus tu seras payé. De plus tout mercenaire a accès à une maison de passe situé dans le quartier de la Hanse, bien tenu. La guilde en paye une partie et le reste est directement pris sur la paye.

Je réfléchis pour savoir si j’ai oublié quelque chose et je conclu :

Le secret fait partie de mon métier et mes hommes sont habitués à réaliser toutes sortes de contrat avec toute la discrétion nécessaire. Nous avons bien sûr quelques limites, comme quoi tout ce que nous faisons ne doit pas mettre en danger les habitants de Marbrume, ni les miliciens.

Il me confirme que parfois nous travaillons avec la milice. Aussi, j’espère vraiment que l’on m’a oublié ou, qu’à défaut, le document que Desmond me fournira suffira à m’éviter des ennuis. Je risquerais d’avoir du mal à m’en sortir sur ce coup…
Écoutant ses explications, je hoche la tête, montrant que j’ai bien compris.

Du moment qu’il n’y a pas d’être humain comme marchandise, je me fiche de savoir ce que j’escorte. Je conçois cependant que certains marchands, dont la clientèle aisée n’est point prompte à la patience, cherchent à ne pas attendre systématiquement les convois officiels.

Je souris en imaginant un noble faire la queue devant une échoppe pour un litron de vin bon marché, son commerçant habituel attendant que son convois parte du Labret avec la milice…
Cela ferait mauvais genre pour l’esplanade.
Il m’explique alors que j’ai le loisir de choisir mes missions et mon rythme, ce qui me convient parfaitement. Pour ce qui est de la maison de passe, c’est sans doute un plus même si je doute d’en profiter. Je ne me sens pas à ma place dans le monde “normal”, alors fréquenter ces lieux...A voir, mais je doute.

Cela me semble bien, choisir mon rythme me convient, n’ayant pas de lieu de vie, je n’ai que peu de frais, pour ne pas dire aucun...La forêt est encore gratuite, financièrement parlant tout du moins.

Il termine en parlant du secret professionnel qui entoure son travail et celui de ses hommes. J’adhère alors immédiatement.

Comme je te l’ai déjà dit, du moment qu’il n’y a pas d’humains comme marchandise, je ne m’occuperais pas de ce que je convois. Cela ne me concerne pas et moins j’en sais, mieux je me porte. L'escorte de prisonniers en complément de la milice n'entre évidemment pas en ligne de compte. Quant aux limites, nous sommes en accord. Nos actions ne doivent pas porter atteinte aux habitants, aux miliciens ou à la cité. Sinon, à quoi bon se démener....

La route était encore longue d’ici à Marbrume et un bivouac serait sans-doute nécessaire. Pour être franc, j'appréhende tout de même mon arrivée, quand bien même nous nous cantonnons dans les faubourgs.

Encore une autre chose qu’il ne souhaite pas faire, du trafic d’esclaves et j’avoue que je suis d’accord avec lui. Autant tuer, capturer, mutiler des gens ne me dérangent pas, autant, les mettre en esclavage est une limite que je ne souhaite pas franchir, car la liberté est une chose trop précieuse pour que l’on en prive une personne durant toute sa vie, en plus les Dieux réprouvent cette pratique.

Il change ensuite de sujet et je lui indique comment je vois notre collaboration :

Vu ton expérience, je te considère comme un agent occasionnel, comparé aux mercenaires permanents qui font de la protection de convoi toute l’année. C’est pour cela que je ne t’impose pas d’emploi de temps bien défini, afin que tu puisses garder ta liberté.

Le comte Victor de Rougelac en a fait de même avec moi et j’avoue grandement apprécier cette manière de faire, car cela laisse le temps pour bâtir autre chose à côté, même si je ne dormirai jamais volontairement en pleine forêt ! Les bêtes, la crasse, les maladies, les épines, la boue, les marécages et les fangeux, tout cela m’incite à profiter au maximum du confort de la civilisation. Je compte d’ailleurs, une fois que ma Guilde me rapportera assez, arrêter de partir ainsi à l’aventure et de profiter de la vie, comme avant l’arrivée de la Fange.

Il m’informe qu’il ne posera pas de question et qu’il gardera le secret sur la nature des marchandises qu’il protégera, ce qui est une bonne chose. Je me rends compte qu’à pieds, nous allons mettre plus de temps qu’à l’accoutumé, en plus l’altercation avec les deux idiots m’a fais perdre une heure, il est donc impossible d’arriver à Marbrume avant la nuit et il est trop dangereux de se déplacer dans l’obscurité, à cause des goules, j’indique donc à mon interlocuteur :

Je te propose de continuer jusqu’à une bâtisse abandonnée que j’ai repérée sur la route, elle possède un sous-sol encore en bon état qui devrait nous permettre d’être à l’abri des fangeux.

J’attends sa réponse, prêt à lui montrer ma cache que nous devrions atteindre en fin de journée.

Je sais que parfois, je peux donner l’impression d’être totalement ingrat, mais son explication, qui certes me convient très bien, n’appelle pas beaucoup de réaction de ma part. J’essaye tout de même d’être poli.

Merci! Cela dit, tu m'aurais imposé un emploi du temps, j’aurais décliné.

Pour être parfaitement honnête, je pense qu’il va me falloir du temps pour vraiment prendre la mesure des perspectives qui s’ouvrent, peut-être, enfin, à moi.
Après vingt-six, peut-être même vingt-sept maintenant, années de misères, il est difficile de se dire que les galères vont se tarir, que la possibilité d’avoir des jours meilleurs se profile.

Cependant, avant toutes ces considérations que je ne me fais pas encore, il se trouve qu’il s’est posé la même question que moi, à savoir où passer la nuit. Il lui est apparu, comme à moi, l’évidence que nous ne serions pas à la cité avant la nuit.
Il me parle alors d’une ruine avec un sous-sol encore dans un état correct.

L’ancienne auberge qui se trouve face à un très gros chêne à environ deux heures d’ici? Oui, c’est un bon plan. La trappe est solide et le plancher costaud.

Quoi? Vous êtes surpris qu’un type qui vagabonde depuis presqu’un an connaisse plein d’endroits où s’abriter?

Quand Eric me parle de mon refuge en le décrivant précisément, je ne suis guère surpris, un homme tel que lui doit connaître parfaitement les lieux protégés et je lui dis donc en souriant :

C’est exactement cela, tu es un fin connaisseur de la région.

Comme prévu au bout de deux heures, nous arrivons ainsi à l’ancienne auberge, qui est encore plus délabrée que dans mes souvenirs, comme quoi, la nature sauvage reprend très rapidement ses droits. Je soupire en voyant le résultat et j’indique à mon interlocuteur :

On est quand même que peu de chose, heureusement que les Dieux nous protègent.

Je fais le signe des Trois, car je suis un fervent croyant et je dégaine mon arme avant d’entrée dans la bâtisse. Des rats s’égayent partout, mais je n’y fais même plus attention, ces derniers grouillent littéralement dans les moindres recoins et je suis sûr que ces animaux domineront la terre si les tous les hommes disparaissent un jour, en grignotant les fangeux petit à petit.

La trappe a l’air d’être en bon état et je retourne à mon cheval, sortant quelques fruits et de la viande séchée, proposant à l’homme qui m’accompagne :

Tu peux te servir, on devrait arriver dans les Faubourgs de la capitale demain.

Il n’y a donc aucune raison de se rétreindre ou d’économiser de la nourriture. Je mange silencieusement comme à mon habitude puis je demande à mon vis-à-vis, sans prendre de gants, comme à mon habitude :

Je ne comprends pas pourquoi tu as déserté la Milice, tu sembles savoir te battre et tu n’es pas un lâche.

C’est, en effet, curieux et j’aimerais bien connaître la raison. Bien sûr, s’il ne veut rien me dire, je n’insiste pas et je pars me coucher, mais s’il veut parler, je resterai bien un peu, n’ayant pas encore sommeil.

Disons qu’à force de tourner dans la région, j’ai repéré différents endroits sûr. D’une façon générale, je pourrais parfaitement partir de Najac et aller à Marbrume en passant par Sombrebois, j’aurais une planque toutes les demi-journées de marche.

A notre arrivée, je constate que l’auberge s’est encore un peu plus égrainée. Plus le temps passe et plus ce lieux deviendra dangereux, non pas à cause des fangeux ou des brigands, mais on risquerait de se prendre un caillou sur le crâne. Aussi, me notais-je pour plus tard de commencer à chercher un nouvel abri dans le secteur.
Par les Trois, tu as raison…La façon dont la nature reprend possession des lieux nous rappels que, quoi que nous fassions de notre existence, nous n’en sommes pas moins éphémères.

Il se signe avant de dégainer et de disparaitre dans la bâtisse. Je lorgne d’un œil mauvais sur la charpente plus que mise à nue, craignant qu’une rafale de vent ne fasse revivre à mon compagnon l’expérience de la cabane, un peu plus tôt. Je dégaine mon arc et encoche une flèche, tournant le dos à la porte et couvrant la forêt. Autant éviter d’être bêtement surpris à observer un faitage allant de guingois…
De retour, il semble satisfait et récupère de la nourriture dans une sacoche de selle, m’invitant à me servir.
Je vérifie rapidement mes propres réserves et, estimant que cinq jours de nourriture est suffisant, je me permets de prendre quelques lamelles de viande parmi celles que me propose mon acolyte. J’extrais une gourde de vin de ma besace, récupérée sur un convoi détruit, et la lui tends.

Merci à toi. Autant mettre ton cheval dans l’auberge, il y sera en sécurité et ce n'est pas le patron qui va râler.

Nous nous installons pour grignoter et alors il me pose une question. LA question, à vrai dire, que je suscite chez presque tous ceux que je rencontre. Il est vrai, à ma connaissance en tous cas, qu’il existe très peu de déserteurs.
J’accroche mon arc et on carquois à une poutre, cape au-dessus puis me défait de mon ceinturon. Je pose au sol mes deux sacoches et, une fois à l’aise, je m’installe sur un tas de planches. S’il veut connaitre le pourquoi du comment, autant être confortablement assis.

Pour faire assez court sans cependant omettre de détails importants, ce qui pourrait fausser ton jugement, je vais commencer par le début. Je suis né pour ainsi dire sans parents, de père inconnu et de mère disparue à peine quelques jours après. Je te fais grace des descriptions inutiles, mais jusqu’à l’âge de dix-neuf ans, j’ai été exploité, battu, violenté, on m’a forcé à participer à des combats à mort au point que je ne saurais dire combien d’hommes sont morts par ma main…Mais tout cela, je n’en garde pas souvenir puisqu’on m’a maintenu ivre toutes ces années.

J’avale une lamelle de viande.

A dix-neuf ans donc, des hommes de l’armée royale me trouvent et je suis libéré. N’ayant aucune possession, aucune famille, rien, on me propose de rejoindre les rangs comme archer, nous sommes en 1159. J’ai donc passé cinq années dans l’armée royale avant d’être incorporé, par nécessité, dans la Milice en juillet 1164. Après les assauts de la fange, quand la situation c’est un peu calmée, j’ai dû encadrer les bannissements massif, condamnant des centaines de personnes à une mort certaine. Heureusement, ces actions on cessées.

Je le toise, d’un regard neutre, dans une splendide expression de vide. Ce regard qui parfois effraye tant, ce regard que l’on m’a dit dénué d’âme, dénué de vie. Ce moment où je renvoie l’image d’un homme vide, creux, celle d’un homme mort.
Un homme mort, mais bien vivant, c’est surement ce contraste qui me donne cet air qui inquiète lorsqu’on ne me connait pas et qui dérange aussi.

Cela a cessé jusqu’à l’année dernière ! Mai 1166, reprise des bannissements, plus limités certes, mais tout de même. Pour moi qui avait prêté serment de protéger la population, qui avait trouvé un semblant de voie, d’objectif, je me retrouvais de nouveau à jeter hors de murs des civils innocents. Jusqu’au jour de trop, jusqu’au bannissement de trop. Ce jour-là, nous sommes le 4 mai 1166 et on m’ordonne d’exécuter un civil qui, mordu, refuse d’être chassé et d’abandonner sa famille. Je refuse…

Je déglutis, ce souvenir étant toujours très douloureux même près d’un an après. Je lève la main droite, à plat devant moi et l’observe. Pas la moindre vibration, pas le moindre tremblement.

Qu’à cela ne tienne, non seulement l’ordre était illégitime, mais voilà que l’homme qui m’a donné cet ordre infâme s’empare de cette main avec laquelle nous avons conclu notre accord. Il place un couteau entre mes doigts et, avec l’aide de quelques autres miliciens, me penche sur le pauvre père de famille. Ils mettront plus d’une minute à égorger ce pauvre bougre avec ma propre main. Les derniers instants de cet individu n’auront été qu’une souffrance atroce, inutile et illégitime tant physique que mentale…Imagine que dans la mort, la dernière image qu’il a emporté était celle de son fils hurlant contre sa mère.

Parfois, en observant cette main, j’ai l’impression d’y voir encore des traces de sang.

Le soir même, je désertais, refusant d’être associé plus longtemps que cela à ce que j’estimais comme être le total contraire de ce que nous avions juré. En devenant milicien, et soldat avant, j’ai promis de défendre la cité et ses habitants, pas de les transformer en gibier pour fangeux ou de les assassiner.

J’observe ma main, cette paume assassine, ces doigts étrangleurs. Lentement, je porte mon autre paluche à même hauteur, mimant une balance.

Etre soldat ou milicien pour protéger les gens, oui, cela peut impliquer de tuer, mais ce n'est pas pareil, c'est un combat, pas un meurtre. Je ne suis pas un assassin Desmond, au plus profond de mon être je ne suis pas un tueur, pourtant…Qu’est-ce que j’ai tué !

L’ancien vagabond me confirme bien qu’il connaît le pays comme sa poche, puis il me couvre pendant mon inspection de l’intérieur de la bâtisse. C’est quand même bien agréable de travaille avec des vétérans qui n’attendent pas de recevoir des ordres pour agir, comme la plupart des membres de la Milice.

Lors de notre repas, il me propose son outre de vin, mais rien qu’à l’odeur, je devine qu’il ne s’agit pas d’un grand cru ayant bénéficié de bonne condition de stockage et je refuse poliment son présent, préférant me contenter de ma flasque contenant l’alcool de cerise. Il commence alors à répondre à ma question et j’ai droit à quelque chose auquel je ne m’attendais pas du tout, un véritable torrent de parole !

C’est bien simple, il ne s’arrête plus, je l’écoute poliment, car j’ai été bien élevé, mais c’est la dernière fois que je pose une question à mon interlocuteur, cela me servira de leçon. J’ai ainsi appris toute sa vie, qui est remplis de bien des malheurs comme la plupart des gens du bas peuple. Leurs vies à tous sont vraiment déprimantes et l’arrivé de la Fange n’a rien arrangé, bien au contraire.

Il termine enfin, en mimant l’activité de soupeser quelques choses, même si je ne sais pas exactement quoi, car j’ai toujours été nul au jeu des mimes. Ne voulant surtout pas relancer le sujet, je lui réponds simplement :

Tu as déserté car tu n’étais pas d’accord avec la neutralisation des mordus.

Voilà, ça, c’est simple, clair et précis, les fameux SCP. Je fais bien attention à ne pas laisser prise à une suite éventuelle et je lui indique simplement :

Je vais aller me coucher.

Comme la trappe est sécurisée, je pense qu’il est inutile de faire des rondes et je vais me coucher l’esprit en paix. Au petit matin, je tire un peu d’eau du puits à proximité et fais ma toilette matinale avant de demander à mon acolyte :

Tu es prêt pour notre dernier trajet ?

Que les Dieux fassent que sa réponse soit courte !

La réponse de mon interlocuteur à mes explications est, sinon tout à fait exacte, au moins la preuve qu’il m’a écouté. Nous dirons qu’il a capté le fond de mon problème.
C’est lorsque, dans la foulée, il m’indique qu’il va aller dormir que je comprends que je me suis peut-être un peu étalé sur mon histoire. Certes, en y réfléchissant, j’avais sans doute moyen de faire plus court.

Bonne nuit alors!

Ce seront mes dernières paroles du jour.
Il part donc se coucher dans un coin tandis que je profite des dernières lueurs du jour pour réparer l’empennage de certaines flèches et aiguiser toutes les pointes. Ceci fait, j'ai pris le temps de nettoyer mon épée avant d’enfin aller dormir.

Le matin, je sors de la cave avec quelques morceaux de viande séchée, ma gourde d’eau et mon arc pour aller manger en hauteur dans un arbre. La forêt est calme, nappée d’une légère brume mais le ciel clair présage une journée douce et rapidement plus chaude.
Je fais signe à mon compagnon lorsque celui-ci vient se débarbouiller au puits et en profite pour aller récupérer toutes mes affaires.
Aussi, ma réponse à sa question est simple.

Oui!

Nous serons à Marbrume bien avant que le soleil soit au zénith. Même si je sais que l’on ne rentrera pas dans la ville à proprement parler et qu’il va me faire des papiers officiels, j'appréhendais…
Je n’y ai pas remis les pieds depuis presque un an.

Ce fameux déserteur est encore juché sur un arbre, il se prend pour un chat ou quoi ? C’est quand même bizarre cette manie de regarder les gens en hauteur. Enfin, le principal, c’est qu’il ne me balance pas à nouveau sa cape qui sent la mort sur la tête. Il répond simplement à ma question, ce qui est une bonne chose et je prends rapidement mon petit-déjeuner, impatient de retrouver la civilisation.

Nous partons ainsi le cœur léger, j’ai pensé à refermer la trappe de l’auberge pour éviter de mauvaises surprises à ma prochaine visite, les Fangeux semblant apprécier les coins sombres, mais je ne sais pas si le bâtiment ne va pas s’écrouler dans quelques jours. Le trajet se passe sans trop de problèmes, je mets quelquefois la main sur le pommeau de mon épée, mais à chaque fois, il s’agit d’une fausse alerte, comme un sanglier de belle taille qui traverse la route juste devant nous, suivit de près par ses marcassins.

Nous arrivons ainsi dans les Faubourgs, le Quartier Général des Boucliers de Marbrume est une ancienne auberge située à quelques centaines de mètres des murailles. De solides fenêtres et une porte renforcée sécurisent les lieux.

Un des mercenaires Jacques Lepetit est sur place et garde l’endroit, il semble être en forme et me salut de manière négligée par un simple :

Salut boss.

Je lui fais un simple signe de tête, car je sais qu’il est inutile de lui inculquer de bonnes manières, il est incapable de les comprendre et je fais entrer mon visiteur dans le bâtiment principal ; nous pouvons voir une grande pièce à vivre, une arrière-salle qui sert d'infirmerie et un escalier menant à l’étage avec deux dortoirs, un bureau, une chambre et une salle de réunion. Une porte à droite permet d’entrer dans une petite écurie accoudée.

J’indique alors à Eric :

Je vais aller dans mon bureau écrire le document, j’ai besoin de ton nom de famille, puis tu pourras aller prendre un bain, Jacques t’indiquera où se situe les différentes affaires.

J’attends sa réponse, puis je vais à mon bureau, il va me falloir une bonne heure, avec mes pauvres compétences en écriture pour écrire la lettre de marque, indiquant que le chauve fait maintenant partie des effectifs des Boucliers de Marbrume.

Le trajet se déroule sans véritable accrocs, tout juste quelques animaux sauvages qui croisent notre route.
Nous arrivons en vue des remparts en seconde moitié de matinée et j’ai un léger frisson. Je n’ai pas revu ces derniers depuis mon départ, l’impression est étrange. Ils semblent en moins bon état, plus de lierre, plus de pierres manquantes, la zone de dégagement à été un peu délaissée. Ce que j’appels la zone de dégagement, c’est l’espace, généralement laissé vide entre les murs et la forêt. Une zone déboisée permettant aux soldats en faction de voir au-delà de la portée des archers et de prévenir toute attaque.
Après, cela n’est peut-être qu’une impression.

Nous arrivons devant une ancienne auberge gardée par un homme qui salue Desmond et nous entrons.
Nous débouchons dans ce qui était l’ancien cœur du bâtiment, une immense pièce à vivre avec tables et chaises ainsi qu’un espace aisément reconnaissable comme étant une infirmerie. Un escalier prend place à une extrémité.

Je me tourne vers mon employeur pour écouter attentivement ce qu’il a à me dire avant de lui répondre.

Eric Laporte, c’est ainsi que je me nomme.

Il disparaît ensuite à l’étage et c’est accompagné par Jacques que je vais dans une pièce chauffée par un grand feu disposant d’un grand bac d’eau et d’un plus petit pour la lessive. A ma demande, Jacques m’indique une étagère contenant des vêtements basiques de lin blanc.
J’accroche donc mes deux besaces à un crochet, dépose mon arc et mon carquois ainsi que mon épée et mon ceinturon sur une table. Je retire mes bottes que je glisse sous la table et ma cape finit dans le bac à lessive. Mon vieux plastron de cuir atterrit avec mes armes et je me déshabille pour tout jeter dans le bac. Je récure ensuite tous mes habits, nu comme un vers, avant de les suspendre à proximité de la cheminée. Je passe un coup rapide sur mes bottes que je trempe également avant de les poser à l’envers devant l’âtre.

Alors, je me glisse dans le bain chaud pour subir le même sort que mes affaires. Couteau en main, je me rase le corps et la tête comme d’habitude avant de me prélasser un peu.