[Terminé]Convergences [Ft. Aeryn Monclar]

Aeryn avait raison : les routiers avaient donné une mauvaise réputation à tous les mercenaires et l’unité de la rouquine souffraient de cette comparaison. Même s’ils avaient rejoint les Lames pour gagner leur vie, et qu’ils semblaient un peu bizarre, ils avaient bon fond, en témoignait l’issue de la bataille et le sort d’Isaac. Les mercenaires étaient-ils si différents des miliciens, cependant ? Elle détestait ces derniers et ne s’en était jamais cachée, les accusant de profiter de leurs grades et autorité et d’en abuser auprès des plus faibles. Alaric ne pouvait nier cet état de fait, mais il lui semblait que la situation était identique avec les mercenaires. Il y avait des idiots et des salopards partout, quel que soit l’uniforme que l’on portait. Le soldat ne lui fit pas part de ses pensées, se contenta de hocher la tête à ses explications. Il comprenait mieux pourquoi elle s’était mise en colère ; il lui avait reproché de ne pas agir, alors que la rouquine n’attendait que ça ! Finalement, il ne s’était pas trompé sur elle : c’était une bonne personne. En revanche, il ne savait pas s’il était effectivement déjà trop tard lorsque son unité s’était lancée dans la bataille. Certes, les bannis étaient bien décidés à tous les anéantir et il aurait été délicat de combattre des ennemis sans les tuer en retour. Pourtant, seules les flèches d’Alaric n’avaient été mortelles ; miliciens et mercenaires n’avaient pas été bercés par la même conscience, des états d’âme similaires.

Aeryn n’avait pas bronché lorsqu’Isaac l’avait accusée d’avoir assassiné son frère. Que ce soit vrai ou non, la roussette avait pourtant mis fin à la vie d’autres bannis, des frères et sœurs, des enfants ou parents de quelqu’un. Alaric se demanda si elle avait hésité, mais il supposa que non. Le soldat avait beau dansé avec la mort à de nombreuses reprises, s’il avait un être humain en face de lui, sa main n’était jamais prompte à porter le dernier coup. Qui était-il pour décider ainsi du sort d’un autre mortel ? C’était un pouvoir qu’il ne voulait pas avoir, lié à des regrets qu’il ne voulait pas ressentir.

Alaric chassa ces pensées de son esprit et sourit à la rouquine. Il se sentait plus léger, maintenant qu’il lui avait parlé et qu’elle s’était excusée à son tour.

- J’avais remarqué, dit-il d’un ton plus joyeux.

Il se rappelait très bien de l’état dans lequel il l’avait trouvée, ivre et hargneuse. Il pouvait s’estimer heureux qu’elle se soit contentée de lui lancer un regard noir et quelques paroles acerbes ! Peut-être parce qu’elle aussi l’appréciait vraiment ? D’un geste amical, il lui frappa l’épaule.

- Allons voir Isaac, proposa-t-il.

Dans la tente, le garçon ne dormait plus. Allongé sur sa couchette, sa jambe blessée était bandée et était légèrement relevée grâce à une caisse en bois. Certainement pas la position la plus confortable, mais il ne semblait pas souffrir. Pas physiquement, en tout cas : lorsqu’il tourna sa tête vers le duo, le soldat nota ses yeux rougis. Il ne pleurait plus et ses joues n’étaient plus humides, mais Alaric devinait qu’elles s’étaient taries depuis peu. Comment aurait-il réagi, à son âge ? Soigné dans un camp ennemi, entouré des assassins de sa seule famille, plongé dans les effluves des buchers. Le cœur du soldat se serra, mais il fit un pas de plus dans sa direction, tâchant de ne pas dévoiler le trouble qui l’habitait.

- Comment te sens-tu, Isaac ? Demanda-t-il d’une voix douce.
- Ça va.

Le gamin aussi les épaules comme si ce n’était rien. Ses cheveux bruns en bataille étaient sales, aussi ternes que ses yeux marrons. Combien de temps faudrait-il pour que ses prunelles s’éclairent à nouveau ? Moi, il m’a fallu si longtemps... Alaric ouvrit sa besace et en sortit quelques lamelles de viande séchée, le genre de nourriture facile à transporter lorsqu’il partait dans les marais pour plusieurs jours ; certainement pas un met de choix, mais il avait le mérite de remplir l’estomac.

- Tu as faim ?

Isaac secoua la tête alors que son ventre criait le contraire.

- Tu es sûr ?

Le garde de Sombrebois lui sourit et lui tendit sa pitance. Isaac l’accepta en ruminant, mâchant petites bouchées par petites bouchées.

- Aeryn et moi, nous allons bientôt quitter le camp. Elle va rentrer à Marbrume, moi je vais à Sombrebois. Veux-tu accompagner l’un de nous ?

Le mieux n’était-il pas que le concerné décide ? Alaric lui exposa l’idée qu’il avait eue, celle de le ramener dans le bourg où il aurait pu le confier à un couple venu s’installer récemment. Il pourrait les aider dans leurs tâches quotidiennes et se dégoter un petit boulot : le bourg était en effervescence et le travail ne manquait pas. Le garde ne sut si Isaac préférait commencer un nouveau départ loin de Marbrume qui l’avait rejeté, ou s’il gardait une certaine rancœur envers Aeryn, mais il opta pour le suivre de l’autre côté des marais. Il ne sut dire pourquoi, mais sa décision l’emplit de joie.

Tout sourire, Alaric hocha la tête.

– Je vais m'occuper du départ, l’informa-t-il, repose-toi encore un peu.

Puis, une fois sortis de la tente, il ajouta à la rouquine :

– Je veillerai sur lui. Tu pourrais venir nous voir, à Sombrebois si tu reviens dans les marais.

Au loin, le sergent de Balazuc les toisait, l’œil mauvais. Le soldat l’ignora et offrit une moue désolée à la mercenaire.

– Il vaut mieux que je ne passe plus par ici avant un moment, dit-il en désignant l’officier d’un bref geste du menton. Bon, je vais te laisser te préparer toi aussi, je suppose que Pat voudra partir tôt. On se retrouve à la sortie ?

Tout semblait s'être arrangé entre eux, comme si, finalement, Aeryn pouvait être une personne que l'on apprécie, ce qui lui parut pourtant dérangeant, quelque part. La mercenaire ne tenait pas à tisser le moindre lien faisant généralement tout pour éloigner les personnes autour d'elle quitte à paraître plus dure, plus distante et surtout plus désagréable qu'elle ne l'était réellement. Mais c'est en voyant Alaric réagir ainsi, allant même jusqu'à lui donner une frappe amicale, que la rouquine réalisa qu'à aucun moment elle n'avait cherché à le repousser. Au contraire , elle l'appréciait, suffisamment du moins pour se sentir contrariée lorsque celui-ci l'avait mal jugé. Tout cela, Aeryn ne s'en était point aperçu avant cet instant bien précis marquant ses toutes premières réconciliations avec un homme qu'elle pourrait probablement qualifier d'ami.

C'est donc en lui offrant un sourire particulièrement sincère, qu'Aeryn le suivit jusque dans la tente du jeune garçon. Néanmoins, elle avait beau s'inquiéter pour l'avenir de ce gamin, pour sa santé et son moral, la mercenaire ne put pourtant pas articuler le moindre mot. Tout du long, elle resta donc plantée là, dans l'entrée, observant Alaric prendre de ses nouvelles avant de lui faire une proposition qu'il aurait été bien bête de refuser. Il était plutôt simple de comprendre le mutisme de la rouquine, il suffisait d'observer son regard terni par les remords d'avoir participé à la naissance d'un nouvel orphelin. Qu'elle ait tué son frère ou non ne changeait rien. Isaac se retrouvait seul dans ce monde devenu trop hostile pour espérer survivre seul. Aussi, elle se sentit rassurée et réellement soulagée de savoir qu'Isaac resterait avec Alaric. Elle ne savait toujours rien de Sombrebois ou de ses gens, mais elle pouvait faire confiance au soldat pour s'assurer que tout aille bien pour lui.

La conversation terminée, Aeryn salua le jeune garçon d'un simple mouvement de tête. Peut-être réussirait-elle à lui parler un jour, peut-être pas. La mercenaire risquait de s'en vouloir longtemps pour cette bien sombre histoire et se promit de ne jamais l'oublier, elle lui devait bien cela, après tout.

À l'extérieur, l'agitation avait repris. Les ouvriers travaillaient d'arrache pied pour redonner à ce village en ruine sa grandeur d'antan, les remparts en plus. Les miliciens veillaient sur eux, certains les aidaient en leur passant des outils ou en les soulageant d'un poids trop bien trop lourd pour leur dos prématurément voûté. Les mercenaires s'affairaient dans leur coin en rassemblant leurs affaires. Leur départ ne tarderait pas.

-Je prends bonne note de ton invitation, rétorqua-t-elle en souriant. Je risque d'être occupée pendant un bon moment, mais je suis tout de même curieuse de voir à quoi peut bien ressembler Sombrebois… En revanche, je doute fort que le gamin veuille me voir… ce qui en soi, me paraît bien légitime.

Point de soupir cette fois, seulement un nouveau regard adressé à la tente du jeune Isaac. Alaric attira néanmoins son attention, déclarant préférer éviter le chantier pendant un moment tout en désignant le sergent.

-Bof, si tu veux mon avis, cet imbécile ne fera pas long feu. Il est peut-être bon pour la paperasse, mais pour le reste, il ne vaut pas un clou...

Comme pour confirmer les propos du soldat, la grande-lame appela au rassemblement, signe que leur départ était imminent.

-J'y vais… Je crois que le chef a très envie de mettre les voiles, histoire de faire son rapport aux maîtres-lames… Lui non plus n'aime pas beaucoup cet officier de pacotille. À plus tard alors, lui lança-t-elle tout en s'éloignant prestement.

Une dernière fois, ils revirent la carte et choisirent même le trajet conseillé par Alaric. Ils ne seraient que tous les quatre pour le retour, et rien ne les obligeait à suivre la route habituelle. Ceci fait, tous attrapèrent leur barda pour rejoindre les portes du camp. Braan soupira en voyant Isaac sur le cheval d'Alaric qu'il avisa avec envie avant de lancer un "j'aurais dû me prendre une flèche dans la jambe moi aussi. Comme ça, je n'aurais pas à marcher." Pour le faire avancer, Corin alla même jusqu'à flatter l'arrière du crâne de l'archer en y mettant bien plus de fermeté que d'habitude. Lili bâilla bruyamment avant de s'étirer comme l'aurait fait un chat. Quant à Aeryn, elle était fin prête à reprendre la route, pressée de pouvoir se plonger dans l'un des baquets de la guilde afin de se débarrasser de toute cette crasse.

Arrivée à la hauteur du cheval, Aeryn lui offrit une douce caresse sur le chanfrein. Elle avait toujours aimé ces créatures même si, quelque part, elles l'effrayaient par leur impressionnante carrure et leur incroyable force.

-Je vous souhaite bonne route… à tous les trois, dit-elle en osant un regard dans la direction du gamin. Que les Dieux veillent sur vous.

Un dernier salut et ils se séparèrent de nouveau.

– Laisse-lui un peu du temps, dit-il. Je suis sûr qu’il comprendra.

Alaric ne lui avait pas répondu pour la rassurer. Les paroles d’Isaac l’avaient finalement plus bouleversée que ce qu’il avait cru et, même si Aeryn n’avait pas hésité à tuer ses adversaires, elle éprouvait des regrets. Cependant, le soldat était certain de ses dires : le gamin savait qu’il aurait agi exactement de la même manière que la mercenaire s’il avait été à sa place. Pour l’heure, la peine, la rancœur peut-être aussi, prenait le dessus, mais le temps l’effacerait petit à petit. Et s’il était capable d’établir un environnement sain et plaisant au jeune banni, alors son humeur et ses souvenirs s’apaiseraient d’autant plus rapidement. Il était d’ailleurs temps de se préparer : il adressa un signe de tête à la rousse, puis rejoignit Bravoce. Il vérifia que toutes ses affaires étaient soigneusement fixées et le sella avant de le mener par la bribe près de la tente d’Isaac.

Aidé du garde de Sombrebois, le garçon parvint à se mettre debout, bien qu’il évitât que sa jambe blessée ne touche le sol. Avec force, il se cramponna au bras du soldat et, soutenu par ce dernier, il parvint au-dehors du campement de fortune. Un milicien les aida afin de hisser Isaac sur le dos du hongre, dans une position suffisamment confortable pour sa jambe. Alaric ne pourrait pas monter à ses côtés ; le trajet jusqu’au bourg serait plus long qu’il ne l’avait prévu. Tant pis. Si les choses tournaient mal, il aurait encore le temps d’enfourcher Bravoce et de le pousser au galop. S'il pouvait éviter de faire trop souffrir l’enfant pendant le voyage, il préférait cependant.

Comme convenu, il échangea une dernière parole avec la mercenaire. Alaric adressa un geste poli à ses camarades, en espérant que ces derniers ne lui en voulaient pas trop. Il devinait que ce n’était pas leurs genres : ils avaient d’autres chats à fouetter que de se préoccuper de quelques regards noirs mal interprétés. Ils avaient plutôt l’air de s’ennuyer ferme avant le départ, sans se préoccuper d’éventuels dangers sur lesquels ils pourraient tomber. Il espérait que tout se passerait au mieux jusqu’à la cité fortifiée.

Isaac adressa un regard à la mercenaire, mais ne lui répondit rien. Ses yeux bruns fixèrent un instant ceux de la rouquine ; Alaric ne brisa pas le bref silence qui s’était installé entre eux. Enfin, le garçon hocha imperceptiblement la tête avant de la détourner et de fixer un point invisible à l’horizon.

– Toi aussi, Aeryn. Sois prudente.

Alaric lui sourit, puis s'enfonça dans le cœur des marais.