Lame rouillée en toute amitié [PV Erwan]

Touché ! Au tour du jeune forgeron d'avoir les joues rosies. Ce qui le rendait d'autant plus adorable. De nouveau, leurs regards s'accrochèrent et cette fois, Erwan ne fut pas pressé de rompre ce contact visuel, alors qu'il lui décochait un nouveau sourire taquin.

Je ne me serais pas montré distrait, tu te serais vexée!

Il but une gorgée de vin et ajouta :

Je vais retourner remuer les lentilles, avant d'être accusé de voyeurisme.

Fuis donc ! rétorqua Clervie en s'accoudant légèrement à la table.

L'odeur de la nourriture s'intensifiait et elle entendait le bruit de petites bulles qui éclataient. Son estomac gronda. Le repas ne tarderait plus à être prêt. D'ailleurs, son hôte, après une nouvelle plaisanterie, ne se contenta pas de remuer la pitance, mais commença également à sortir de la vaisselle pour la déposer sur la table, ainsi qu'une demie miche de pain. Clervie se redressa brièvement pour glisser l'un des bols de son côté. Leurs mains se heurtèrent légèrement tandis qu'ils s'activaient, provoquant un nouveau contact furtif. Ce toucher lui arracha un frisson. Elle se dépêcha de retourner s'asseoir, tandis que le feu montait de nouveau à ses joues. Par les Trois, que lui arrivait-il, décidément ? Erwan semblait avoir atteint une partie d'elle qu'elle croyait morte à jamais. Et elle réalisa que malgré les problèmes auxquels cela n'allait pas manquer de l'exposer, elle était heureuse de l'avoir rencontré. Il lui montrait que même si Marbrume était une ville pourrie jusqu'à la moelle, avec ses égoûts peuplés de maudites créatures, ses nobles comploteurs, ses miliciens corrompus et violents, sa pègre très active, il restait encore quelque part de l'espoir. Et des gens qu'il valait la peine de protéger. Des gens qu'il valait la peine de connaître et d'aimer. Et de nouveau, une certaine tristesse lui noua la gorge. Ses relations, jusqu'à l'accomplissement de sa vengeance, risquaient d'être teintées de la brume du secret. Rien que ses amitiés seraient difficiles à garder. Mais le risque en valait peut-être la peine, ne serait-ce que pour avoir d'autres soirées comme celle-ci, à rire, à partager un repas, à se taquiner... La tristesse qu'elle avait lue dans les yeux d'Erwan dans les premiers instants de leur rencontre avait fait écho en elle, et même après les deux jours durant lesquels elle s'acquitterait de sa dette envers lui, elle comprit qu'elle ne se résoudrait pas à le laisser complètement tomber. Alors qu'il était de nouveau tourné vers elle, elle esquissa un doux sourire. Elle espèra qu'il comprendrait que s'il avait accepté ses ténèbres, elle pouvait aussi accepter les siennes et qu'il pouvait lui en parler s'il le souhaitait.

Après que la jeune-femme m’enjoignis de fuir, je me réfugiais auprès de ma marmite. La cuisson se terminant, je sortais alors deux écuelles et une miche de pain. Claire se saisie d'une des assiettes et nos mains se fleurèrent doucement. Alors qu'elle fuyait à son tour, retournant sur son banc, j'aperçue ses joues roses. Cela me fit sourire tandis que je posais sur la table un plateau avec quelques lamelles de viande séchée.

Je préfère garder un oeil sur toi, je suis sûr que sinon, tu en profiterais pour me faire une farce.

J'étais content, définitivement ravis, que Claire soit restée pour ce soir. Le courant passait bien entre nous, vraiment bien. Nos problèmes mis à part, nous avions la même façon de nous chamailler comme de simple enfants. Cela faisait bien longtemps qu'il n'y avait pas eu une telle vie sous mon toit. J'espérais que l'éventuel reste de malaise qui c'était dressé entre nous après sa crise s'était évaporé.
Il est important, surtout par les temps actuels, de pouvoir rire, de ne pas se retrouver que dans nos malheurs.

Et je dois bien avouer que tant qu'à avoir de la compagnie, que ce soit Claire, avec son doux visage et sa langue bien farouche, n'était que pur plaisir.
Avoir une charmante jeune-femme chez soit est toujours plaisant.
Hum!
Je remplis les deux écuelles et m’assoies en face d'elle.

Bon appétit Claire. Tâche de ne pas t'étrangler!

Je lui lance un sourire lumineux et parfaitement taquin.

Enfin, Erwan déposa sur la table des tranches de viande séchée, que Clervie, qui adorait la viande, ne put empêcher de dévorer des yeux durant quelques secondes, arrachant un nouveau rire à son hôte qui plaisanta en disant qu'il allait garder l'oeil sur elle de crainte qu'elle lui fît une face.

Meuh non, jamais de la vie, répondit-elle en prenant un air faussement innocent qui ne lui allait pas du tout et ne dupa guère Erwan.

La mine réjouie, ce dernier remplissait à présent les écuelles de lentilles fumantes et d'un joli brun-vert, bien plus appétissantes que la tambouille noire des miliciens. Une douce odeur de coriandre s'en échappait, évocatrice de saveurs entières et brutes.

Bon appétit Claire. Tâche de ne pas t'étrangler!
Toi de même ! répliqua-t-elle sur le même ton.

Son compagnon saisit sa cuillère et elle l'imita. Elle prit le temps de savourer la première bouchée, qui lui brûlota agéablement la langue. La carotte et la coriandre ajoutaient un caractère doux et légèrement piquant à la saveur salée des lentilles. Un plat simple, mais goûteux, pour la première fois depuis quelques mois. Tout en mangeant, ils se remirent à bavarder et à se chicaner gentiment. On aurait dit qu'ils avaient fait ça durant des années, manger leurs lentilles ensemble tout en se racontant leur quotidien. Clervie lui relata quelques anecdotes plus légères sur la caserne, lui parla de sa coutillerie, d'Elisabeth, sévère en apparence, mais toujours prête à l'aider et à l'épauler ainsi que du joyeux drille Julius, qui chantait comme une marmite, disait parfois des grosses blagues qu'on devrait lui enseigner à ne pas dire aux dames, mais avait un coeur encore plus gros que ses biceps. Elle évita comme toujours le sujet de son passé, n'évoqua même pas son frère, de crainte de repenser à sa crise d'angoisse.
Affamée, Clervie n'avait cependant pas mis longtemps à retrouver ses bonnes manières d'antan. Toute facétieuse qu'elle était, elle avait naturellement pris une posture très droite sur le banc, et rompait son pain en petits morceaux qu'elle trempait dans son écuelle de manière grâcieuse. Pareil pour les tranches de viande qu'elle grignota par petits bouts, tout en conversant allègrement. Sans oublier qu'elle s'essuyait régulièrement les mains avant de saisir son gobelet. Les paysannes et même les bourgeoises ne faisaient pas tant de manières, mais c'était là détail que Clervie ignorait. Elle prêta grande attention à son hôte, qui lui raconta quelques petites anecdotes sur les gens qu'il croisait dans son voisinage, avant de retourner sur son sujet favori, le travail du métal. Il lui relata avec une certaine poésie comment le métal pouvait se colorer du rouge au bleu en refroidissant lorsqu'il était chauffé à certaines températures, et Clervie en fut fascinée, rien que de l'imaginer.

Tu auras l'occasion de me montrer tout cela après-demain, commenta-t-elle. Je crois que j'ai vraiment hâte, j'ai dans l'idée que ce remboursement de dettes ne m'apparaîtra point du tout comme une horrible corvée.

Elle avait prononcé cette dernière phrase avec un sourire enthousiaste. Elle se rendit soudain compte qu'il avait fini de manger et la regardait, particulièrement... heureux, les yeux brillants.

Mouai, on verra bien si je ne risque pas une farce dès que j'aurais baissé la garde.

Je lui fis un clin d'oeil.
Alors que nous mangions, la jeune-femme me raconta quelques petites anecdotes sur sa vie actuelle. En effet, je le remarquais bien, tout ce qu'elle me racontait remontait au plus tard à quelques mois. Même si j'étais curieux d'en savoir plus, j'étais bien placé pour savoir que pour bon nombre d'entre nous, le passé n'était que l'évocation de malheurs.

Elle me donna envie de rencontrer cette Elisabeth, de même que le prénommé Julius qui, selon les dires de Claire, chantait comme un pied. A ce titre, il me fallait retenir de ne pas en faire la remarque à l'intéressé si je ne voulais pas tâter de son bras puissant.

De mon côté, je lui racontais essentiellement le passionnant travail du métal. Les différentes façon de le marteler, de le chauffer et de le refroidir pour en tirer la meilleur souplesse et la plus efficace résistance. J'évoquais également quelques ragots de voisinage. La femme du boulanger qui fricotait avec le boucher et qui s'évertuaient à le faire en cachette dans des endroits peu agréables pendant que leurs conjoints se retrouvaient confortablement chez l'un ou l'autre, se riant bien d'eux.
De tout cela, c'est bien ma passion pour le métal qui semblait l'intéresser le plus, à tel point qu'elle sauta sur la prochaine occasion de passer quelques temps avec moi pour en découvrir le plus possible. Elle arguât même que ce paiement pour mes services lui sembleraient sans aucuns doute loin d'être une contrainte. J'en était content, et impatient, tout comme elle.

Durant cet échange, nous avions mangé. Ayant terminé avant elle, je m'étais appuyé sur la table pour l'observer manger. Je souriais tendrement en la regardant tandis qu'une page de son passé se déroulait devant moi. Lorsqu'elle reposa sa cuillère à son tour. Je bus une nouvelle gorgée d'hypocras avant de lever les yeux sur elle, chaleureusement.

Je te montrerais avec plaisir. Je suis également impatient d'être à après-demain, même si cette soirée est déjà fort agréable.

Je débarrassais les écuelles pour les placer dans un seau, je ferais la vaisselle le lendemain. Je plaçais une petite marmite sur la crémaillère pour faire chauffer de l'eau. Je jetais dedans une belle poignée d'un mélange de bergamote et de fleurs d'aubépine. J'avais entendu dire que cela favorisait la résistance à la maladie, en tout cas, je trouvais le goût agréable.
Je me tournais vers elle et m'approchais, affichant un sourire tendre.

Si tu désire te dépoussiérer et prendre un bain, ne t'en prive pas. J'ai un peu de rangement à faire dans l'atelier. Nous pourrons continuer à bavarder après avec grand plaisir.

J'étais joyeux, tout me semblait aller bien et ce, malgré ces petits détails dans sa façon de se comporter à table. Comme je l'ai déjà dit, de nos jours, le passé n'est plus le reflet de ce que nous sommes aujourd'hui. Chacun à ses secrets.

Je te montrerais avec plaisir. Je suis également impatient d'être à après-demain, même si cette soirée est déjà fort agréable.

Clervie n'aurait pas dit mieux. Ils échangèrent un nouveau sourire et la pensée furtive que la table entre eux était étrangement de trop l'effleura. Mais déjà, le forgeron se levait, allant mettre les écuelles dans un seau, avant de préparer une infusion de bergamotte et d'aubépines, dont l'odeur réconforta Clervie. Il se tourna vers elle et s'approcha, le regard doux.

Si tu désire te dépoussiérer et prendre un bain, ne t'en prive pas. J'ai un peu de rangement à faire dans l'atelier. Nous pourrons continuer à bavarder après avec grand plaisir.

Leur proximité fit de nouveau monter un léger rouge à ses joues, mais cette fois, elle ne ressentit aucune gêne. Juste le bonheur du partage.

Merci beaucoup, répondit-elle, reconnaissante avant de s'éloigner pour grimper à l'étage, non sans le gratifier d'un dernier sourire.

Elle retourna dans la chambre où elle avait posé ses affaires afin d'y attraper le petit peigne qu'elle utilisait pour démêler rapidement ses cheveux avant de les natter. Elle le portait toujours sur elle, car il n'était pas rare, après une course-poursuite ou les exercices d'escrime, qu'elle doive refaire son chignon ou sa tresse. Puis elle redescendit l'escalier pour rejoindre la grange et le bac d'eau, à la température douce.
Même au château de Sombrelune, on n'avait pas un système aussi efficace pour chauffer l'eau. Les serviteurs montaient des seaux chauffés à la cuisine et en hiver, les bains refroidissaient vite, on ne pouvait guère si attarder. Le système d'Erwan maintenait en permanence l'eau chaude, tant que le fourneau opérait. Un point pour les forgerons, se dit-elle avec humour.
C'est ainsi qu'après avoir fermé la porte, elle se dévêtit et plongea avec délice dans le bac. Il n'y avait plus de savon, mais néanmoins, elle put se relaxer et surtout en profiter pour démêler et nettoyer la poussière qui avait envahi sa chevelure. De plus, la chaleur de l'eau soulagea les quelques hématomes qu'elle portait encore. Le gros Joseph tapait comme un sourd et elle songea avec hargne au jour où cet abruti se retrouvait à terre à son tour. Ca ne traînerait plus, maintenant qu'Elisabeth l'aidait à ses entraînements !
Enfin, elle se sécha et se rhabilla. Cette fois, elle laissa ses cheveux lâchés après les avoir essorés, car ils n'étaient pas tout à fait secs et espéra achever le séchage près du feu. Elle suspendit le drap de bain, nettoya rapidement les gouttes d'eau qu'elle avait répandu et retourna dans la cuisine. Elle s'assit près du foyer, mais en lui tournant résolument le dos pour ne pas voir les flammes. Erwan était encore dans l'atelier, elle l'attendit en lissant sa longue chevelure corbeau du doigt, laissant s'évaporer l'humidité qui restait. A la lumière du feu et après un bon démêlage, ils laissaient enfin voir les superbes reflets bleutées dont elle avait été si fière dans le passé. Cette couleur presque surnaturelle était la marque des membres de la famille Sombrelune. Une aïeule avait presque eu une réputation de sorcière, tant ces éclats bleutés étaient visibles au moindre rayon de soleil. On aurait dit que des saphirs bruts avaient été incrustés dans les mèches noires.

Je laissais donc là mon invitée, prenant la direction de l’atelier pour attaquer le rangement. L’entendant monter, je me souviens soudain que je n’avais plus de savon, détail qui m’avait échappé. Bah ! Elle ferait sans, se contentant de faire trempette.
Je regroupais des morceaux de ferraille lorsqu’elle descendit et rejoignit la grange, fermant la porte. Quelques instants après, le bruit caractéristique de quelqu’un qui se plonge dans l’eau me parvient et m’arracha un sourire. Mon esprit divagua quelques secondes, s’envolant à des images… Non, c’est indigne de moi que de penser à cela !

Je me repris et, sifflotant, je rangeais les barres de fer dans un tonneau, enfilais les outils dans les différents râteliers, jouais du tison sur le feu de la forge pour assoupir le feu, que les braises tiennent jusqu’au lendemain. Je passais un coup de balai sur le sol, regroupant les différentes poussières dans un seau avant d’essuyer les enclumes. Je terminais en plaçant les articles en cours de réalisation sur les étagères adéquates, proprement emballées dans des linceuls de lin.

Ceci fait, je me frottais brièvement pour enlever la poussière qui s’était reposée sur moi avant de rejoindre la cuisine. J’y trouvais Claire, assise sur le banc proche du feu, tournant le dos à ce dernier et lissant ses cheveux de ses doigts.
Sans le vouloir, à cette vue, je marquais un temps d’arrêt sur le pas de la porte. La lueur des flammes dans son dos, ses longs cheveux détachés à présent, luisant de reflets bleutés, ondulant sous ses doigts et encadrant tendrement son visage à l’air ravis lui donnait une présence douce et délicate. Mon cœur loupa un battement et ma gorge s’assécha brusquement.
Je lui fis un sourire admiratif et finis par enfin passer la porte.

Tu devrais laisser tes cheveux détachés plus souvent, cela te va vraiment bien.

J’attrapais deux tasses que je posais sur la table et me dirigeais vers la petite marmite. Cela fumait terriblement, tant j’avais trainé dans l’atelier, l’infusion était devenue plus que brûlante. Je me plaçais juste à côté d’elle pour attraper le récipient et le poser vivement sur la table.

Ouach ! C’est chaud !

Je m’assis alors sur le banc, à côté de Claire, laissant de l’espace entre nous pour pouvoir manier le récipient à mon aise. Je l’observais, souriant, trouvant définitivement que son visage était magnifiquement mit en valeur lorsque ses cheveux étaient libres. Les reflets précieux de sa crinière soulignaient son regard sombre d’où s’échappait une lueur de bien-être. L’humidité de ses cheveux imbibait le haut de la chemise qui, par la force des choses, lui collait aux épaules. Mon esprit me joua de nouveau un tour, faisant travailler mon imagination. A ce rythme, si mon esprit ne se calmait pas, cela finirait par se voir dans mes yeux, bon sang !

Ces reflets dans tes cheveux sont vraiment originaux, c’est très joli. Tu es belle comme cela.

Allons bon ! Mais qu’est-ce qu’il me prend de balancer cela comme ça. Je voudrais créer une ambiguïté que je ne m’y prendrais pas mieux.
Je me redressais, quittant son regard des yeux, pour me saisir de l’infusion. J’en versais dans deux tasses en baragouinant.

Enfin, moi je trouve que cela te va bien, ‘fin, oui, tu es jolie…Mais même avec un chignon hein ! Mais…

J’arrêtais tous mouvements, posais la marmite, me laissais lourdement tomber sur le banc et tournais vers elle un regard mêlant gêne, amusement et embarras. Malgré tout, je repris vite contenance et lui souris, finalement plus amusé par mes propos maladroits qu’autre chose.

Dire que je voulais te faire croire que j’étais habile pour parler à la gente féminine.

Je laissais échapper un rire détendu, espérant surtout ne pas l’avoir mise mal à l’aise.

Clervie avait fermé brièvement les yeux, laissant la chaleur caresser son dos. Les flammes ne semblaient guère menaçantes quand elle ne les voyait pas et le moment était paisible. Un bruit de pas la ramena à la réalité et lorsqu'elle tourna la tête vers la porte, son coeur fit une violente embardée.
Erwan la regardait, ses grands yeux sombres étrangement brillants. Il s'avança finalement et laissa tomber une phrase sans réfléchir.

Tu devrais laisser tes cheveux détachés plus souvent, cela te va vraiment bien.

Il lui faisait une... avance, là, non ? Tout le monde savait qu'à Marbrume, une femme évitait de porter les cheveux lâchés, qui étaient plutôt un signe distinctif des courtisanes en public. Puis elle réalisa que les lâcher devant un homme en particulier pouvait pareillement signifier qu'elle, était entrain de lui faire une proposition. Elle rougit violemment, et se dépêcha de relier rapidement le bas de sa chevelure avec son cordon, de manière à les laisser suffisament lâches pour finir de les sécher, mais en respectant le critère de décence, alors qu'Erwan retirait l'infusion du feu. Lorsqu'il s'assit à côté d'elle, elle ressentit comme un courant électrique alors qu'il ajoutait :

Ces reflets dans tes cheveux sont vraiment originaux, c’est très joli. Tu es belle comme cela.

Elle en suspendit son geste, tandis qu'Erwan rougissait, réalisant la portée que pouvait avoir ses paroles.

Oh, je voulais simplement les sécher... articula-t-elle en rougissant. Ne va pas croire que... (Elle s'interrompit, brutalement très gênée). Bref, je les rattache.

Et le cordon fut noué, non sans laisser une grande partie de ses mèches encadrer ses épaules. Erwan versait maladroitement l'infusion dans deux tasses, avec l'air de vouloir disparaître sous terre. Il tenta de se rattraper en disant qu'elle était jolie même avec un chignon, bégaya d'autres mots incompréhensibles, puis renonça avant de la regarder tout penaud. Clervie pouffa légèrement de rire. Un grand maladroit, cet Erwan. Mais tellement touchant...

Dire que je voulais te faire croire que j’étais habile pour parler à la gente féminine.

Il rit de lui-même et Clervie réalisa l'étendue de sa confusion. Elle émit un léger rire, avant de saisir sa tasse.
Elle goûta l'infusion qu'il avait préparé et en huma l'odeur douce. La bergamotte, elle connaissait bien, cela lui remémora quelques souvenirs d'enfance.

Ma mère nous en donnait à mon frère et moi, pour nous endormir, de la bergamotte. Et elle nous chantait des chansons.

C'était la première fois depuis le début de la soirée qu'elle évoquait le passé. Mais ce souvenir-ci était suffisament lointain pour ne pas réveiller de cauchemars, simplement de la mélancolie. Il alluma une douce lueur de bonheur dans son regard, alors qu'elle se rappelait les premières chansons qu'Alaric et elle avaient apprises de leur mère.

Comment dire…

Il arrive parfois que tout se déroule complètement à l’inverse de ce que vous imaginiez à l’origine. Vos propos sont mal interprétés, la suite par dans le désordre, vous perdez pieds et l’objectif final est non seulement non atteint mais en plus on s’en retrouve très loin. Claire rougit brusquement à ma première phrase. Après un court instant, elle s’activa à attacher ses longs cheveux tandis que j’approchais en en remettant une couche, bafouillant comme un enfant.

Vouloir me corriger ne fit qu’enfoncer le clou et après qu’elle eut marqué un temps d’arrêt, surprise, elle justifiait qu’elle ne voulait que les sécher et non me faire croire à une porte ouverte. La situation devenait incontrôlable, au point que je renversais de l’infusion sur la table. De son côté, elle dut s’y reprendre à deux fois pour attacher ses cheveux, en laissant une bonne moitié aller au vent.

Les faire sécher…Oui, je me doute bien que…Ce n’était pas…

Je pris une grande respiration avant de m’assoir pour finalement rire de moi. Nous restâmes assis, silencieux quelques instants, goûtant notre infusion. C’est elle qui rompit le silence, prenant un virage total quant au sujet de discussion. Elle m’informa que ce genre d’infusion la ramenait à son enfance. Je souriais, sentant mes joues encore rouges du cafouillage précédent. En parlant ainsi de son passé, elle me renvoyait doucement au miens.

A partir de huit ans, le soir, parfois, mon père nous donnait un fond d’hydromel à ma sœur et moi. Surtout en hivers. En revanche, il ne nous chantait pas de chansons. C’était un homme bon, mais triste.

Pourquoi j’avais dit cela ? Bon sang, la discussion allait repartir à de douloureux souvenirs. Je voulais changer de sujet avant qu’elle ne me questionne sur ma mère que je n’avais pas connue. Sans réfléchir, je lui sortis alors la première chose qui me vient en tête.
Vous savez quoi ? Je m’en mort déjà les doigts.

Euh ! Tu peux laisser tes cheveux libres, on est entre nous, je sais que ce n’est pas pour moi. Les manières de l’esplanade je m’en fiche.

Si je voulais jeter un froid, je ne pouvais mieux m’y prendre.

Il est dans la vie des moments où vous avez juste envie de disparaître sous terre. Où que vous vous dîtes que vous devriez clairement apprendre à tenir votre langue. Ou encore, des moments où vous êtes attristé, car vous avez le sentiment d'avoir brusqué quelqu'un alors que ce n'était guère votre intention. Alors qu'ils savouraient leurs infusion, Erwan commença à évoquer son père. Clervie l'écouta attentivement sans l'interrompre. Elle se doutait bien que le père d'Erwan avait dû être quelqu'un de bien, vu les valeurs qu'il avait inculqué à son fils. Pas beaucoup de gens étaient capables de compassion et de générosité comme le jeune forgeron.
Mais visiblement, il redoutait d'en avoir trop dit et Clervie comprit que lui aussi répugnait à partager certaines parties de son passé. Quelque chose dans son ton lui fit aussi comprendre que son père n'était sans doute pas mort de vieillesse, mais peut-être d'un accident ou d'une maladie. En effet, une vague de douleur passa brièvement dans ses yeux. Elle esquissa un geste pour lui caresser l'épaule.
Geste qu'elle suspendit quand il énonça soudain :

Euh ! Tu peux laisser tes cheveux libres, on est entre nous, je sais que ce n’est pas pour moi. Les manières de l’esplanade je m’en fiche.

Coup de massue. Déjà, le ton bourru en début de phrase, comme s'il pensait lui déplaire. Elle aurait voulu le détromper... Mais la dernière phrase la renvoya à une brutale réalité, crevant l'ambiance douce et complice comme une vulgaire bulle dans un bac d'eau savonneuse.
Les manières de l'esplanade...
Avait-il deviné son ancienne condition sociale ? Peut-être bien... Mais ce n'était pas là le pire.
Ces mots la renvoyèrent à qui elle était. Claire, la jeune milicienne, n'était-ce pas après tout qu'une facade ? Elle demeurerait toujours Clervie de Sombrelune, dernière dame vivante de Sombrelune, ultime survivante de leur lignée. Probablement traquée par l'ordure qui avait voulu se débarrasser de la famille. Clervie de Sombrelune, que tout le monde croyait décédée, lapidée par la foule en colère lors de l'autodafé.
Clervie de Sombrelune, qui ne pouvait ni aimer, ni se lier à qui que ce soit tant que les coupables du crime envers sa famille ne seraient pas morts ou condamnés. Autant, à la milice, c'était encore possible, car ils risquaient tous leurs vies en permanence, mais pouvait-elle vraiment prendre le risque d'entraîner Erwan dans ses problèmes ?
Avec ces mots, Erwan avait refermé la porte entrouverte entre eux. Cette fois, la tristesse étreignit le coeur de Clervie pour de bon. Elle tiendrait évidemment parole de l'aider dans son travail durant les prochains jours. Après cela, elle devrait sans doute éviter de le revoir...
Y tenait-il encore, de son côté, de toute façon ? Si elle en jugeait par l'expression de son visage, brusquement fermé, elle l'avait offensé, d'une manière ou d'une autre.
Elle vida sa dernière gorgée et reposa sa tasse. Le silence était tendu.

Il vaudrait mieux que j'aille dormir, s'excusa-t-elle rapidement. Je suis un peu fatiguée. Passe une bonne nuit, Erwan.

Elle se leva avant qu'il n'eut le temps de prononcer un seul autre mot et se dirigea lentement mais sûrement vers l'escalier. C'était peut-être un peu lâche comme attitude. Mais elle ne savait plus vraiment comment elle était censée se comporter.

Alors qu’elle allait poser sa main sur mon épaule, elle stoppa net son geste à ma phrase.

Je venais de briser définitivement quelque chose et je n’eu pas longtemps à réfléchir pour savoir ce qui en était la cause. Sa réaction, lente, silencieuse et mesurée, semblait me confirmé ce que j’avais cru comprendre. Je l’observais se lever, croisant son regard rempli de tristesse, le miens n’étant sans doute pas mieux.
Elle m’annonçait qu’elle était fatiguée et qu’elle allait se coucher, me souhaitant une bonne nuit.

Je l’observais sans bouger tandis qu’elle quittait la cuisine, cogitant à ce que j’avais crus comprendre, à ce que j’avais dit. Je me levais alors à mon tour et m’élançais hors de la pièce. Une fois sortis de la cuisine, je la vis à deux pas de moi, me tournant le dos, la tête basse, se dirigeant vers les escaliers.
Je lui saisis doucement l’épaule pour l’arrêter avant de murmurer.

Attends !

Je pris une grande inspiration et la contournais pour lui faire face, affichant un léger sourire embarrassé mais criant de sincérité.

Je te pris de m’excuser si je t’ai blessé ou que j’ai réveillé une douleur par mes mots. Ce n’était aucunement mon souhait. J’apprécie vraiment énormément ta compagnie et je ne désire pas perdre ce bonheur nouveau.

Je posais alors ma seconde main sur son autre épaule.

Claire, nous sommes en train d’apprendre à nous connaitre, nous avons tous les deux un passé que nous ne souhaitons pas forcément évoquer. Les temps actuels ont complètement bouleversés nos vies. Qu’importe, je t’ai invité ici toi, Claire, ou quelque soit ton prénom ou ton rang. J’ai invité la personne que tu es face à moi depuis tout à l’heure. Ton passé t’es propre et ne me concerne que si tu veux le partager, en aucun cas il ne te résume, en aucun cas mon attention vis-à-vis de toi ne changera, je ne suis pas juge. C’est la personne telle que tu es devant moi qu’il m’intéresse de connaître, avec tes gestes élégants et tes récits de milicienne. Ce clair-obscur qu’il y a entre tes mots et ta condition actuelle est ce qui fait la personne que tu es aujourd’hui, c’est ce qui te fait être, tout simplement. Taire ton passé ne change pas ta façon d’être, c’est ton droit le plus intime.

Je lâchais ses épaules, ne voulant pas risquer d’être trop étouffant et espérant qu’il n’était pas trop tard.

Depuis la fin de l’après-midi, tu te tiens face à moi de façon naturelle, personnelle. C’est ta personnalité qui ressort depuis, ta personnalité profonde. Pas une personne masquée. Ta crise, c’était toi avec tes démons, j’ai cherché à t’apaiser mais je ne t’ais pas questionné. Il s’agit de toi, de même que c’est toi qui à ris avec moi plus tôt à table. De même que c’est toi qui m’a pris la main pour te relever. Et encore toi qui as dit avoir hâte de revenir. Tout cela, c’est toi, pas ton toi passé ou ton toi futur, pas un masque. Toi.

J’avais le regard brillant, c’est mon cœur qui s’exprimait, mes tripes, mon âme.

C’est toi ainsi que j’ai trouvé belle avec les cheveux détachés, car encore une fois ce geste était naturel. C’est ce dont tu avais envie à cet instant, sans contrainte de règlement ou de savoir vivre. Je sais parfaitement que tu ne l’as pas fait dans un quelconque but de séduction, pas plus que moi en te disant belle. Tout cela, c’est ce qui te fait être toi.
Cette personne-là, je désire la connaitre. Et je saurais me contenter de ce qu’elle me donnera car je sais que ce sera sincère, que ça viendra du cœur. Car tout ce que tu as dit ou fait depuis le début vient de ton cœur, surtout ça…

Je lui fis soudainement une douce pichenette sur le nez, comme elle me l’avait fait un peu plus tôt.

…Non ?

Attends !

Le mot claqua dans son esprit perturbé, une décharge se propagea dans le creux de son ventre. Pourtant, ce n'était qu'un doux murmure, en même temps qu'une main tendre se posait sur son épaule. Elle se retourna, le coeur battant. Nul jugement en effet, dans les yeux d'Erwan. Nul jugement, nul colère. Juste de la tendresse et de la douceur. Il la lâcha rapidement, mais ne s'éloigna pas. Alors qu'il parlait, Clervie l'écouta, plongeant ses beaux yeux dans les siens tout aussi noirs. Sa voix était vibrante d'émotions alors qu'il lui disait que peu lui importait la part de son passé qu'elle cachait, peu importait son rang ou son nom. Erwan passait outre toutes ces barrières. Ce qu'il lui proposait était bien autre chose que ce qu'elle avait connu, elle en prenait conscience. Il avait su retrouver en elle la femme qu'une part d'elle même n'avait pas cessé d'être, la femme espiègle et tendre, celle qui aimait s'occuper des bêtes avec son frère, qui aimait le grand air et les choses simples, à côté des occupations raffinées comme la musique. Gwendal l'avait-il un jour autant comprise au bout des six mois qu'avait duré leur idylle ? Non, le damoiseau avait admiré l'aptitude de Clervie à s'occuper d'un faucon, la grâce avec laquelle elle dansait et surtout son aptitude à tenir son rang comme la Dame de Sombrelune et la future comtesse de Beaumont. Il l'avait sûrement aimée sincèrement, mais les convenances avaient bridé une grande partie de leur amour. La preuve en était le fait qu'elle n'avait guère osé le détromper concernant sa survie dans le goulot, partant du principe qu'il serait plus facile pour lui de la croire morte, que de savoir que l'on l'avait violée et qu'elle avait dû se réfugier à la milice. Si elle avait pensé qu'il pût agir de la même façon qu'Erwan dans cette situation, n'aurait-elle pas tenté de le recontacter ?
Par les Trois, la réponse était évidente.
Erwan avait déjà compris à mi-mot qu'elle avait probablement été violentée, et il l'avait déjà accepté. Il avait compris qu'il y avait un énorme mystère autour de la mort de ses parents, quelque chose de laid, et il l'avait déjà accepté. Gwendal n'aurait sûrement pas été capable d'en faire autant. C'était un peu douloureux de le savoir, mais c'était la pure vérité. Inutile finalement, d'envier la nouvelle Comtesse de Beaumont. Quant aux titres, la vie confortable qu'elle aurait pu avoir à l'esplanade... Avec l'arrivée de la Fange sur le domaine de Sombrelune, Clervie avait compris une importante leçon, bien qu'elle n'eût jusqu'à présent jamais osé le formuler : devant les malheurs, on est tous égaux, et la mort n'épargne jamais personne.
Des humains faibles et miséreux, voilà ce que nous sommes tous.
Elle avait été dépossédée de tout, mais elle constatait qu'elle avait remporté quelque chose de bien plus précieux. La milice, c'était très dur, mais elle était entourée de l'affection grandissante d'Elisabeth et de Julius, dans sa coutillerie. Et maintenant, elle avait gagné celle d'Erwan.
Elle demeura coîte encore quelques instants, essayant de trouver quoi répondre, et surtout, à calmer la chamade de son coeur. La demoiselle ne savait en effet pas encore que celui-ci danserait la gigue chaque fois que le forgeron serait désormais dans les parages. Elle repoussait encore de toutes ses forces l'idée de s'attacher à une personne en dehors de la milice. Mais dès ce moment, qu'elle voulût l'admettre ou non, elle aima Erwan. Et, ce qu'elle ignorait encore davantage, pas à la manière de la pucelle se pâmant devant un jeune chevalier lui chantant des chansons. C'était quelque chose de bien plus pur et de bien plus sincère qui était entrain de naître entre eux. Un lien ténu, encore fragile, mais présent.
Leurs visages étaient à présent tout proches, alors qu'il poursuivait :

C’est toi ainsi que j’ai trouvé belle avec les cheveux détachés, car encore une fois ce geste était naturel. C’est ce dont tu avais envie à cet instant, sans contrainte de règlement ou de savoir vivre. Je sais parfaitement que tu ne l’as pas fait dans un quelconque but de séduction, pas plus que moi en te disant belle. Tout cela, c’est ce qui te fait être toi.
Cette personne-là, je désire la connaitre. Et je saurais me contenter de ce qu’elle me donnera car je sais que ce sera sincère, que ça viendra du cœur. Car tout ce que tu as dit ou fait depuis le début vient de ton cœur, surtout ça…

Il lui fit à son tour une petite pichenette taquine sur le nez, rompant brièvement le contact visuel.

…Non ?

De nouveau, Clervie ressentit une merveilleuse envie de rire. Et ce fut ce qu'elle fit. Un petit rire tout doux, tandis qu'elle le regardait tendrement dans les yeux.
Emportée par un élan de courage qu'Anür avait dû peut-être lui souffler, elle se rapprocha encore un peu de lui pour murmurer à son oreille :

Erwan... Je te remercie pour cette soirée. C'est l'une des plus belles que j'ai connues dans ma vie. Je suis heureuse de te connaître, moi aussi...

Heureusement que la pièce était plongée dans la pénombre car elle se sentit rougir tandis qu'elle articulait ces paroles. Elle ajouta soudain, dans un dernier relent d'audace :

Et je suis ravie que ce forgeron à l'air bougon me trouve belle.

Puis avec une grande douceur, une délicatesse comme elle n'en avait pas fait preuve depuis longtemps, elle déposa ses lèvres sur la joue rugueuse. Une petite éternité s'écoula, puis elle s'écarta.

Passe une bonne nuit, Erwan... Puissent les Trois veiller sur tes songes et les rendre beaux...

Elle disparut dans l'escalier.

Je lui souriais tendrement après lui avoir tapoté le nez, attendant qu'il se passe quelque chose. Il s'écoula quelques instant où, plongés dans la pénombre du couloir, ce ne fut que silence. Nous étions relativement proche mais la faible lumière m'empêchait de voir son visage qui, à l'instar du miens, rougissait. Je percevais en revanche très bien son souffle saccadé et rapide qui semblait être en concours avec le miens.

Après un court instant, elle laissa échapper une petit rire. Il fut un peu timide mais, encore une fois, je le perçu vrai et profondément sincère. Mon sourire s'élargis alors encore tandis que je la sentais approcher de moi. Le chant de sa voix, murmurant à mon oreille, fit valser mon coeur. Elle n'en dit pas trop, se contentant de confirmer ce que j'espérais, ce que j'avais eu peur d'avoir brisé. J'avais maintenant la certitude qu'elle ne voulait pas disparaître de mon existence.

Son visage, proche du miens, ses paroles, douces et pleines de vie. Sa joie, triste mais belle. Elle était heureuse de me connaître, heureuse que je la trouve belle. Ses lèvres se posèrent un instant, bien trop court, sur ma joue ferme, elle me souhaita une bonne nuit et disparue à l'étage sans me laisser l'opportunité de répliquer autrement qu'en souriant.

Je restais là, l'observant s'élever, pensant:
"Oui, tu es belle. Ton coeur est beau lui aussi. Il à capturé le miens..."

Je demeurais là jusqu'à entendre la porte de sa chambre se fermer et moi de murmurer.

Dors en paix, je veille sur toi. Repose ton âme et ton cœur, ils sont ici chez eux.

Je pris une grande inspiration puis retournais à la cuisine.
Je me versais un nouveau godet d'hypocras et entrepris de débarrasser le reste du dîner et de l'infusion. Je m'assis face au feu, plongeant le regard dans les flammes, pensif.
Je faisais tournoyer ma boisson, buvant quelques lampée.

Est-il raisonnable que je cède à mon cœur? Est-ce une bonne idée que de tenter de le laisser aller à la rencontre de celui de mon invitée? Est-ce une bonne idée d'aimer cette jeune-femme pour ce qu'elle est et de la chérir plus que tout?
Non, sans doute que non.

Cela en vaut-il la peine?
Oui, assurément!

Arrivé à cette conclusion, je montais me coucher en silence. Le sommeil vient difficilement et, lorsqu'il arriva, laissa place à des songes beaux. Beaux certes, mais je les tairais car ils n'ont pas leur place ici.

Je me levais bien avant l'aube et, tandis que la maison était silencieuse, je descendis en cuisine. J'avais simplement revêtu mon pantalon, comme à l'habitude, ma chemise en main. Je posais une marmite d'eau ainsi que celle de lentilles sur le feu après avoir placé une nouvelle bûche dans l'âtre. Je disposais sur la table le reste de pain et un croûton de fromage. Je passais ensuite dans la forge pour relancer le feu souffler les braise. J'allais alors dans la grange, laissant la porte grande ouverte, et jetais du bois dans le fourneau. j'accrochais ma chemise à un clou et plongeais la tête dans le bac d'eau.

Je me redressais, me frottais le visage, attrapais un bout de tissus que je trempais et avec lequel je m'aspergeais vigoureusement. J'aimais ce moment du matin, ces ablutions matinales à l'eau tiède. Je plongeais de nouveau la tête avant de la relever, sentant l'eau me couler dans le dos, sur le torse et les bras. J'avais les cheveux collés au visage, complètements dispersés, indisciplinés.

Une fois fermée la porte de la chambre, Clervie ne put s'empêcher de pousser un long soupir.

A quoi tu penses, mais à quoi tu penses, non mais franchement, tu es folle...

Tu reviens ici après-demain, tu l'aides du mieux que tu peux, tu paies ta dette et tu lui dis au revoir.
Tu reviens ici après-demain, tu l'aides du mieux que tu peux, tu paies ta dette et tu lui dis au-rev...

Bien entendu, le coeur a le don de vous faire entendre une énorme protestation lorsque votre cerveau commence à vous rappeler ce que vous devriez faire si vous avez un instinct de survie. Surtout quand vous vous appelez Clervie de Sombrelune, et que pour rappel, des infâmes nobles, peut-être même en relation avec des purificateurs, ont envoyé votre père et votre frère au bûcher, et vous y auraient doute mise aussi, si le Duc n'avait pas eu pitié de votre jeunesse, et si la foule n'avait pas manqué de vous écharper, vous faisant passer pour morte.

Elle se déshabilla et se coucha, une tempête de pensées bouillonnant sous son crâne. Elle se tourna et se retourna. Mais par les Trois, il y avait une bonne dizaine de forges dans ce quartier et il a fallu que je m'arrête dans celle-là ! Mais bon sang, dans quel pétrin je viens de me fourrer... Et pourquoi faut-il que je me sentes aussi bien près de lui...?

Je suis folle à lier. Ou j'ai vraiment un penchant pour le risque. Ou les deux...?

Erwan m'a fait comprendre qu'il ne posera pas de questions...
Mais si un jour, imaginons que mes ennemis apprennent que je suis toujours vivante et envoient un ou deux assassins chez lui pour me chercher, il sera en droit d'en poser des questions, non ???

Elle crut entendre la voix d'Alaric dans sa tête :

On ne fait pas d'avenir avec des si, Clervie.

Mine de rien, c'était exactement ce qu'il aurait dit, dans la situation présente. Mais il lui aurait aussi interdit de les chercher à les venger, sans aucun doute. Et cela lui était impossible.

Dès que j'ai rempli mes obligations, je disparais de sa vie.

Bien entendu, ce que Clervie n'avait pas encore compris, c'est que plus sévèrement est formulé ce genre de résolution, moins vous parvenez à la tenir...


Elle s'endormit difficilement, se réveilla une bonne dizaine de fois, se rendormit par petits sursauts. Lorsqu'elle s'éveilla, une légère lueur bleutée apparaissant dans la lucarne de la chambre, et qu'elle entendit le bruit d'Erwan ouvrant les portes, la jeune fille réalisa qu'il allait falloir se lever.
Un bon plongeon de la tête dans l'eau fraîche pour se remettre les idées en place, ça ne ferait vraiment pas de mal.
Elle sortit donc du lit, passa son pantalon et sa chemise, cheveux longs encore en bataille et volant derrière elle. Elle descendit les escaliers pour se diriger vers la grange...


Qu... Oh non, par les Trois !!!

Clervie manqua de faire un bond à l'arrière et se gifla de ne pas avoir d'abord vérifié que son hôte n'était pas dans sa chambre ou dans la cuisine, avant d'avoir cette fameuse idée. Car le destin est par moment un sacré farceur, et en l'occurence, il avait de nouveau décidé de se jouer d'elle.
Erwan était face à elle, entrain d'essuyer l'eau qui lui gouttait sur le torse. Et bien sûr, qu'elle le voulût ou non, ses yeux ne ratèrent pas une seconde du joli spectacle d'un corps bronze et bien musclé, à la ligne du dos joliment cambré par le travail de la forge, des larges épaules et des biceps hâlés par le soleil, mais auxquels elle n'avait jusqu'ici pas fait vraiment attention...
Il lui fallut quelques secondes pour réagir, tant elle était perturbée.

Oh, désolée ! J... j'attendrai mon tour, f...finis tranquillement !

Les damoiselles ne courent pas dans les maisons et Clervie n'oublia pas cette règle. Mais cependant, elle disparut dans la cuisine avec une certaine rapidité, qui aurait pu laisser croire à son hôte qu'elle cherchait à échapper à un fangeux.

Oh, par les Trois ! Mais par les Trois, j'enchaîne les bêtises !

Elle émit un gémissement d'embarras. En plus, sa chemise était entrain de glisser de ses épaules.

Je venais de plonger une nouvelle fois la tête dans l'eau et m'essuyais tranquillement lorsque je vis Claire se planter nette sur le pas de la porte. Je la distinguais d'un œil, une mèche de cheveux étant plaquée devant l'autre. Je n'eus même pas le temps de la saluer, qu'elle bredouilla une excuse, qu'elle attendrait, que je pouvais terminer. Elle disparue alors comme si un fangeux était brusquement apparu derrière son dos.

Je demeurais comme suspendu pendant un court instant, ne comprenant pas ce qui lui arrivait. Je terminais rapidement de me sécher, ramenant mes cheveux en arrière et allait la rejoindre dans la cuisine.
Je perçu un léger gémissement à mon arrivée, trouvant la jeune-femme de dos. Il semblait, à l'inverse de la veille, qu'elle n'ait pas lacé les cordons de la chemise, cette dernière dévoilant ses épaules. Je me fis violence pour ne pas laisser mon regard s'égarer. Je parlais alors, d'une voix douce et tranquille pour ne pas l'affoler.

Je jugeais qu'il n'était pas de bon ton de m'approcher pour faire les nœuds à ses épaules. Elle semblait à cran. Mal dormis sans aucun doute.

Claire! J'ai terminé, c'est bon. Mais il n'y a pas de mal, ne t'en fais pas.

Oups! Je la vis sursauter légèrement malgré toutes mes précautions.
Je ne comprenais pas ce qui l'avait mise dans cet état. Le fait que je sois torse-nu? Non, impossible, la veille je ne portais qu'un simple gilet sans manche et qui laissait voir une bonne partie de mon torse. De plus, il n'était pas rare que je travail sans vêtement sur les épaules du fait de la chaleur. Bon nombre de clients, et de clientes, m'avaient déjà vu ainsi.
Je dois bien le dire, j'étais un peu perdu.

Claire ! J'ai terminé, c'est bon. Mais il n'y a pas de mal, ne t'en fais pas.

Elle sursauta légèrement en entendant sa voix. Il paraissait assez surpris par sa réaction. Certes, elle l'avait déjà vu torse nu à la forge et même après, mais on va dire que jusqu'à présent, elle avait évité d'attarder ses yeux à cet endroit. Maintenant les choses étaient un peu différentes...

Un peu différentes...?

J'ai craint de te déranger, se contenta-t-elle de répondre avec un rire gêné. Je ne voulais pas que tu te sentes obligé de finir plus vite à cause de moi.

Après tout, c'était en partie vrai. Elle risqua un regard en biais vers lui. Il était toujours torse nu. Bon, on se calme, on respire et on évite de regarder un peu trop là où on ne devrait pas.
Plus facile à dire qu'à faire, surtout en se rappelant que la veille, elle s'était pelotonnée contre lui et qu'elle ne se ferait pas prier pour recommencer...
Claque mentale, vite.
Après un court instant, elle parvint à lui sourire franchement. Mais se fit la réflexion qu'il avait un air adorable avec les cheveux ainsi en bataille. Clervie, ça suffit, on a dit.
Lui aussi paraissait gêné et elle se rendit compte que sa chemise manquait toujours d'en révéler un peu trop. Forcément, elle voulait se laver un peu avant de passer sa tunique et son gilet de cuir. Histoire de balayer une bonne fois pour toute cette situation, elle dit soudain avec un rire :

Hum... je crois que je vais me dépêcher de me laver à mon tour et de vêtir quelque chose de plus convenable. Sinon, tu vas encore m'accuser de te distraire...

Ainsi fait, elle lui donna une légère pichenette sur le bout du nez (c'était entrain de devenir un véritable petit jeu entre eux), et alla dans la grange. Elle plongea à son tour sa tête dans le bac, se lava le haut du corps et se sécha rapidement avant d'enfiler tunique et gilet de cuir. Elle reprit son cordon et refit rapidement son chignon. Et là, nouvelle surprise.
Le cordon, qui commençait à être usé, claqua alors qu'elle le nouait.
Par les Trois, décidément.

Elle reparut alors penaude dans la cuisine, sa longue chevelure ondoyant sur ses épaules. Et lui posa tout naturellement la question suivante :

Euh, Erwan ? Tu aurais une chute de cuir ou du fil ? Le cordon que j'utilisais pour faire mon chignon ne tient plus.

Le forgeron lui décocha un sourire amusé. Et en même temps, elle vit que décidément, il n'était pas insensible aux éclats bleutées de sa chevelure.