Un poisson rouge parmi les requins [PV Espérance]

La question du prénom ne semble pas perturber la brune tant que cela, sans doute car la conversation s'était improvisée. Le rire de son interlocuteur la fit également sourire, presque rire si seulement elle n'avait pas tête qui tournait. Espérance avait chaud, elle avait bu trop vite de l'alcool fort ; le côté positif de cette ivresse éclair était qu'elle n'allait pas avoir besoin de claquer encore une tournée afin de trouver du plaisir à s'absenter mentalement, le côté négatif est qu'elle avait désormais bien peu d'allure.

La milicienne souffle du nez face au côté rassurant que se donnait le marin ; elle avait confiance dans le fait qu'elle ne risquait rien en plein quartier portuaire, si ce n'était de finir sa soirée à danser avec de parfaits inconnus, et elle n'était pas assez bourrée pour s'y risquer.

- Je ne sais pas, je ne suis pas rassurée le soir malgré tout, dit-elle en haussant les sourcils.

Une excuse toute faite afin de préparer le terrain pour son futur caprice de femme. Elle ne développe pas immédiatement, se contentant de suivre la conversation afin de laisser mijoter cette idée chez le brun. Espérance se retourne afin de faire désormais dos au comptoir, appuyée des coudes sur celui-ci. La brune regarde en direction de la porte, mais également en direction des marins qui venaient de brailler une nouvelle fois dans sa direction.

- Tant que c'est là ou tu jettes l'ancre j'imagine que c'est le bon port, répond t-elle avant d'immédiatement changer le sujet. La milicienne n'avait nullement compris de quoi ils parlaient. C'est quoi être graisseuse ? demanda t-elle sans détour.

Son visage redescend, ses pupilles se baissent sur ses hanches, était-elle trop grosse ? Impossible que cela soit la définition, elle faisait suffisamment de sport pour ne pas être disgracieuse. Espérance fronce le regard l'espace d'une seconde avant de le poser sur le visage du marin dans l'attente d'une réponse qui se faisait visiblement désirer.

Comme si elle mimait le comportement du brun, elle secoue la tête également, mais une unique fois afin de rejeter une partie de sa proposition. La milicienne ne se fait pas prier afin d'apporter des précisions, et enclencher ainsi la seconde partie de son grand plan destiné à faire passer son caprice.

- Je ne sais pas, peut-être me ferais-je détrousser en route ? Je n'ai rien pour me défendre, dit-elle d'une voix faussement préoccupée, pourquoi ne me raccompagnerais-tu pas jusqu'à la caserne ?

Difficile de dire ce qu'elle a derrière la tête en cet instant, si ce n'est qu'elle n'a à minima pas envie de faire le trajet seule pour d'obscures raisons. Dans un numéro bien exécuté, Espérance remet une mèche de cheveux rebelle derrière son oreille, regardant dans une direction complètement opposée au marin afin de simuler une certaine gêne dans cette demande, ou peut-être un semblant de désintérêt concernant une requête pourtant assumée.

Au fond d'elle, la brune espérait que si ses collègues la voyaient se faire ramener de la sorte à la caserne, elle ne se ferait plus embêter quant au fait qu'elle n'ait jamais été vue en compagnie d'un garçon. La fainéante vieille fille pourra se faire mousser un tout petit peu sans risquer quoi que ce soit en retour ; un plan machiavélique et parfaitement enfantin comme seule Espérance savait les faire.

« Graisseuse, c'est le synonyme de gracieuse dans la bouche d'un marin qui sait plus faire la différence entre les deux. »

Darius sourit, taquin, et suit le regard de son interlocutrice. Sa silhouette est agréable et, pourtant, elle semble en douter, soit par naïveté, soit par manque de confiance en elle. Il penche pour la première option, songeant qu'elle doit recevoir des compliments sur sa beauté assez régulièrement. Certains probablement transmis de façon plus grossière que d'autres, mais tout de même.

Sans défense ainsi désarmée, l'inconnue craint de faire de mauvaises rencontres en chemin vers la caserne. Elle semble gênée lorsqu'elle lui demande s'il peut la raccompagner jusqu'à bon port. De son côté, il hausse les épaules. Il lui lui-même proposé de marcher un peu avec elle, alors pourquoi cette timidité?

« Jusqu'au quartier de la milice, au moins, dit-il en se levant tranquillement. Tu devrais être en territoire connu une fois là-bas. »

Darius se passe une main dans les cheveux pour les ordonner un tant soit peu, puis crie à ses hommes qu'il revient. Ceux-ci se mettent bien sûr à siffler en voyant qu'il s'éloigne en compagnie de la demoiselle, sûrs et certains que leur capitaine va passer un bon moment.

Lorsqu'il sort avec la jeune femme, Darius ajoute, pour compléter sa première intervention :

« On verra. Il est déjà tard et j'ai des trucs à préparer. On prend la mer tôt, demain, et même les marins doivent dormir. Juste un peu. Très, très peu. »

Gentiment moqueur, Darius sourit en coin et se met en route. À vrai dire, même si la demoiselle a de beaux yeux, il n'a pas l'intention de l'emmener jusqu'à la caserne. En bon pirate qu'il est, il a tendance à éviter au maximum d'être entouré de miliciens. Une simple question de prudence.

« Pourquoi tu prends le risque de te balader sans armes alors que tu fais partie des seules personnes qui ont le droit d'en porter dans cette ville? demande-t-il en arquant légèrement un sourcil. C'est pas très avisé de ta part, ma belle. »

Les ruelles du port son étrangement animées en cette heure tardive, les marins présents profitant de leurs heures de repos pour boire, festoyer et draguer. Au côté de la jeune femme, Darius avance avec nonchalance en observant tantôt les alentours, tantôt celle qu'il accompagnait pour s'assurer qu'elle tenait encore debout. Elle semblait s'en sortir plutôt bien.

« Tu vis pas assez de sensations fortes dans la milice? », ajoute-t-il, amusé, vaguement charmeur.

Espérance haussa les sourcils face à cette explication qui paraissait être rationnelle auprès des hommes au pied marin. Comment pouvait-on transformer un compliment en une quasi-insulte pour la majorité des gens ? La brune gloussa en mettant le dos de sa main contre sa bouche, sans pour autant relever ; elle avait été tellement prise par surprise qu'elle ne trouva quoi dire. Le seul geste qu'elle effectua fut un salut de la tête aux marins afin de les remercier pour le compliment, certes maladroit, mais ne partant pas d'une mauvaise intention.

- Faites attention sur les mers ! leur lança t-elle alors en s'éloignant finalement du bar afin de suivre son interlocuteur.

Espérance acquiesça finalement à la proposition du brun mais ne se priva pas de tirer une moue déçue. Peut-être que les ragots des voisins feront l'affaire, même si cela contrariait son grand plan afin de redorer son image de femme. Au vu des sifflements, lui aussi allait pouvoir se faire mousser un peu, c'était à ses yeux un juste retour des choses et elle n'en voudrait à personne que des rumeurs circulent, bien au contraire. Elle ne voit absolument le mal nulle part, même si elle devrait pourtant se douter que les rumeurs qui en découleront n'auront pas les effets escomptés.

- Ne le font-ils pas une fois sur la mer ? taquina t-elle sans relever pourtant le sourire en coin du brun, avez-vous besoin de vingt hommes afin de tourner la barre ? Peut-être serait-il temps d'arrêter le rhum et de venir vous entrainer aux quartiers.

Elle ne put s'empêcher de retenir un rire nasal malgré tous les efforts qu'elle venait de fournir. Elle détourna le visage le temps de reprendre son sérieux, puis effectua un geste de la main droite afin de signaler que tout allait bien.

- Désolée, lâcha la maladroite dans l'espoir de se justifier.

Désormais dans les ruelles du port, l'animation qui en émane ne put que surprendre Espérance, peu habituée à pareille activité dans les rues le soir. En même temps, ce n'était pas dans les quartiers plus modestes que l'on pouvait se permettre de faire autre chose que d'aller à la taverne. Voilà donc ou passaient certaines filles le soir, elles venaient offrir leurs services aux marins ou bien draguer ces dompteurs de vagues.

- Espérance, dit-elle en premier lieu en l'entendant utiliser un terme aussi familier. Cela venait de lui rappeler qu'elle ne s'était pas présenté de la soirée, l'invitant ainsi à faire de même. Trop lourd, c'est trop lourd de porter un bouclier et une épée afin d'aller boire un verre, je préfère les laisser chez moi. Et puis ce n'est pas comme si les quartiers portuaires étaient réputés comme dangereux, je préfère éviter d'alerter toute la ville qu'une milicienne traine ici.

Afin d'argumenter ses propos d'une image, elle étendit doucement sa main en direction de quelques couples flirtant sur les quais. Quelle idée cela donnerait si toute la ville voyait une femme en tenue venir boire un verre dans une taverne de marins ?

- Et puis je n'ai pas envie que tout le monde se comporte différemment ou me craigne. J'aime bien être juste une citoyenne parfois.

Être au plus proche de la population se fondre parmi les civils, c'était un petit peu du maintiens de l'ordre de proximité avant l'heure, bien qu'elle n'en faisait rien et profitait juste de sa petite vie hors des quartiers militaires. Espérance tient encore debout, bien que ce soit relatif. Elle se sentait légère et marchait maladroitement, mais n'était pas ivre au point de dire n'importe quoi ou de tomber au sol, bien que ce soit assez afin de faciliter la discussion.

- Sensations fortes ? demanda t-elle alors innocemment sans dénoter un quelconque sous-entendu, Je ne sais pas si on peut appeler cela comme ça. Une grimace de dégoût s'afficha sur son visage. Si tu venais à ramasser les morceaux des habitants, serais-tu encore suffisamment enclin à appeler cela une sensation forte ?

« Arrêter le rhum? Je suis même pas sûr que les Trois soient capables d'un tel miracle! »

Darius ricane, amusé, puis ajoute, pour répondre plus sérieusement à la question de son interlocutrice :

« On dort que d'un œil en mer. Un problème est si vite arrivé. »

Il se garde bien entendu de mentionner que, pour bien des marins, il fait partie des problèmes. Personne n'a envie d'avoir un pirate sur sa route, en particulier lorsque la cale du navire est bien remplie. Lui-même se méfie chaque fois qu'il reconnaît l'un des bateaux de ses semblables. Les amis deviennent rapidement des ennemis, dans son monde, et la rivalité est nettement plus présente que la camaraderie...

Espérance. Darius sourit en coin et acquiesce. Ils n'ont pas pris le temps de se présenter l'un à l'autre et, même si l'information est superflue, il répond :

« Édouard. »

Darius la laisse ensuite continuer, haussant un sourcil à son explication. Trop lourd. N'est-elle pas habituée à porter ses armes, à force d'être en service? Ne craint-elle pas de ne pas être en mesure de se défendre si on l'attaque, de voir sa vertu lui être arrachée, sa vie, enlevée, tout cela parce qu'elle trouvait son épée et son bouclier trop lourds?

« T'es une drôle de fille, Espérance, commente-t-il. Et certains coins du quartier portuaire sont pas particulièrement sûrs, alors je ferais gaffe si j'étais toi... En fait, il y a pas d'endroit sûr à Marbrume. Pas pour toi. »

Il la regarde d'un air entendu. Elle reste une femme dans une ville dominée par les hommes, et beaucoup d'entre eux n'hésiteraient pas à l'emmener dans un coin pour se servir. Nul besoin de se trouver dans les quartiers malfamés pour courir un risque. Les nobles de l'Esplanade ne sont pas plus à l'abri que les gueuses du Labourg.

Darius jette un coup d'œil aux couples désignés par Espérance, puis pivote de nouveau vers la jeune femme, qui lui peint un charmant portrait de ses activités de milicienne. Sur une note d'humour noir, il réplique, narquois :

« Ça dépend quels morceaux je ramasse. »

Il lève ensuite les mains devant lui en signe de paix pour indiquer qu'il blague avant de continuer :

« Je veux dire que tu te mets en danger inutilement en te baladant comme ça. Tu fais pas le poids contre pas mal des types qui voudraient s'en prendre à t... Attention. »

Darius attrape Espérance par le bras pour lui éviter de se prendre les pieds dans un filet de pêche à moitié brisé qui a été abandonné sur le sol. Lorsqu'elle est de nouveau stable, il relâche son bras et pose une main contre son dos pour l'inciter à continuer d'avancer tranquillement.

« Tu ferais quoi si j'étais un sale type et que j'essayais de t'emmener dans un coin pour assouvir mes envies, mh? Tu penses que tu réussirais à m'empêcher de prendre ce que je veux? Tu peines à rester droite quand tu marches, ma belle. »

Comme pour lui montrer qu'elle est sans défense dans ce début d'ivresse, il pose sa main sur son épaule et la pousse légèrement d'une main pour la déstabiliser.

« Alors, tu ferais quoi? »

La brune souffla du nez face à cette exclamation pour le moins emplie de vérité. A l'entente de son prénom, elle ne put que sourire en coin et elle ne manqua pas d'en faire connaître la raison.

- Je m'attendais à un prénom à rallonge qui fasse davantage matelot, par exemple Capitaine John "Le brun", dit-elle en affichant un sourire entier et non dissimulé, mais saches qu'au final sur terre ou sur mer, nous ne dormons pas davantage.

Qui l'eut cru ? Elle qui avait commencé sa soirée la tête emplie de préjugés se retrouvait désormais bien idiote ; que ce soit sur terre ou dans la mer, chacun luttait contre des avaries, bien qu'elles fussent différentes selon le terrain. En fin de compte, tous avaient les mêmes problématiques peu importe la manière dont ils vivaient, et ces dernières tournaient principalement autours de la fange. Quand cette dernière était absente, alors il fallait faire attention aux diverses malédictions, aux bourrasques ou aux incendies. N'y avait-il donc aucun endroit ou l'on pouvait dormir sur ses deux oreilles l'espace d'une nuit ?

- Peut-être as-tu raison oui, achève t-elle de dire pensive, mais est-ce bien une vie si nous devons nous méfier les uns des autres ? demanda t-elle avant d'enchainer, l'ennemi n'est-il pas hors des murs ?

Elle n'eut pas vraiment le temps de poursuivre sur une troisième question que la brune, tanguant de temps à autre, marcha en direction d'un lourd filet de pêche dont elle ne soupçonnait même pas qu'on puisse le ranger au milieu de la route. Peut-être n'était-elle pas assez sobre pour envisager le fait qu'il soit simplement cassé. Dès lors qu’Édouard la saisi par le bras, la milicienne s'y accrocha de son autre main afin d'éviter de se retrouver au sol des suites de ce soudain déséquilibre. Il lui fallut tout de même quelques secondes pour le relâcher, sans doute en même temps qu'il ne le fît, avant de retrouver un semblant de stabilité.

Espérance fronça les sourcils dès lors qu'il eut posé sa main dans son dos, et son discours moralisateur n'aida pas à défroncer ce minois qui était pourtant éclairé d'une certaine joie quelques secondes auparavant.

- Le monde est petit Édouard, dit-elle alors en croisant les bras sous sa poitrine. La brune s'arrête de marcher, se retournant afin de lui faire face. Je ne ferais rien de dangereux en l'état, mais il n'existe pas une centaine de ports sur lesquels tu pourrais ravitailler ton rafiot.

Lèvres serrés, elle hausse brièvement les sourcils avant de les refroncer, comme s'il s'agissait d'une évidence.

- Donc je crierai très fort afin d'avoir des témoins potentiels pour te faire châtier, et si les lâches ne daignent parler, il faudra me tuer un jour ou l'autre car je ne compte pas oublier, même si je ne suis qu'une "faible femme".

L'ennemi est-il hors des murs? À cette question, Darius sourit en coin, hausse les épaules. L'ennemi est partout, mais le pire d'entre tous, celui que l'on ne sait pas encore vaincre, rôde effectivement derrière les remparts de la ville. Les autres sont moins puissants, mais plus difficiles à repérer. Espérance a, sans le savoir, un ennemi sous les yeux, un pirate qui ne compte plus ses crimes et, elle parle avec lui de la pluie et du beau temps. Le sourire de Darius s'étire légèrement à cette pensée.
Darius n'a pas l'occasion de répondre aux interrogations de la jeune femme, évitant plutôt à celle-ci de se prendre les pieds dans un filet de pêche brisé sans doute abandonné en cours de route vers le port. Peu après, la brune s'arrête, n'appréciant visiblement pas ses propos. Le pirate s'immobilise à son tour et l'écoute, puis rit un peu en entendant son raisonnement digne d'une princesse de conte de fées. Elle sous-estime clairement l'égoïsme et la vilénie des hommes pour croire qu'un chevalier servant viendrait à tous coups la sauver. Malgré tout, il lève les mains devant lui en signe de paix.

« Je compterais pas sur les autres te venir en aide, Espérance, dit-il. Les gens sont pas tous prêts à sortir de leur routine et à chercher les emmerdes pour un joli minois. Mais tu fais ce que tu veux. Ce qui t'arrive, c'est ton problème, pas le mien. »

Il hausse les épaules, puis se remet en marche en lui faisant signe de le suivre.

« Et pas besoin d'insulter mon bateau, ajoute-t-il, moqueur. Il a rien à voir dans cette histoire! Un rafiot... Non mais. »

Il sourit, l'œil taquin, puis poursuit sa route avec la milicienne. En chemin, il échange avec elle quelques boutades, rien de bien sérieux ou de trop provoquant. C'est lorsqu'ils arrivent non loin du quartier de la milice qu'il s'arrête de nouveau pour la regarder.

« Tu devrais t'en sortir à partir d'ici, je crois, dit-il en désignant d'un coup de tête la caserne, dont les contours se dessinent faiblement sous la lueur de la lune. Essaie juste de regarder où tu marches. »

Darius ricane, puis commence à s'éloigner de quelques pas à reculons.

« La prochaine fois, tu chantes et tu danses, Espérance, lance-t-il. C'est la condition pour avoir le droit de boire dans les tavernes de marins! »

Sur ces mots, il lui fait un clin d'œil, puis la salue d'un geste de la main digne d'un marin qui répond à sa capitaine avant de s'éloigner.