[Terminé] Confluence - Alaric

-Des gens, avait-il rétorqué lorsque Ryn lui demanda ce qui l'avait poussé à s'ouvrir au monde.

La réponse du capitaine, même si elle ne surprit en rien la rouquine, la déçue quelque peu. Les "gens" représentaient tout ce que Aeryn souhaitait éviter, tout du moins, en partie. En réalité, la mercenaire ne voulait pas avoir à dépendre des autres, choses que certains lui reprochaient sans vergogne. La jeune femme voulait trouver ses propres raisons par elle-même sans avoir besoin ou envie de dépendre de quiconque. Pour elle, la liberté se trouvait dans cette indépendance encore mal définie et dont elle fut si longtemps privée.

Néanmoins, pour Alaric, les choses n'allaient pas ainsi. Il ne voyait pas les "gens" comme des chaînes le retenant prisonnier d'un lieu ou d'une situation désagréable. Peut-être ne se rendait-il pas compte que certains, en lui tendant ces fameuses cordes, l'avaient pourtant contraint à rester ici, auprès de personnes qu'il semblait apprécier, mais qu'il ne pouvait pourtant quitter à sa guise. Des cordes pleines de conditions et de responsabilités en somme… Des cordes que Ryn ne semblait pas décidée à saisir pour cette raison précise : la crainte de l'enfermement.

La peur et le doute la retenaient prisonnière pourtant. Et ce, depuis toujours. Et même si Aeryn commençait doucement à s'en rendre compte, elle craignait pourtant de s'élancer vers cet inconnu.

- Parce que vivre au fond du trou… Ça sert à rien., conclu-t-il en haussant les épaules.

-N'as-tu pas eu l'impression de simplement changer de trou ? lui demanda-t-elle en soupirant. C'est plus ou moins ce que je ressens, en réalité. Les choses changent, sans cesse. Et à chaque fois que l'idée m'a pris de saisir une opportunité, que j'ai fait un pas vers l'extérieur...Je suis de nouveau tombée, quelque part… quelque soit le trou, je finis toujours par en toucher le fond.

Voir la lumière, profiter de cette sensation de chaleur que certains auraient pu apparenter au bonheur avant de retrouver les ténèbres et le froid. Et tout cela se passait toujours rapidement, comme si son destin n'était finalement que d'effleurer cette sensation avant de s'en voir brusquement privé. Évidemment, cette notion-là de destin déplaisait fortement à la mercenaire qui s'efforçait tant bien que mal de la rejeter. Hors de question pour elle d'accepter de subir cela pour le restant de ses jours. Autant crever immédiatement. Néanmoins, il lui fallait encore comprendre comment les choses fonctionnaient… Ce qui semblait de plus en plus compliqué… d'autant plus après avoir ingurgité plusieurs bière en ayant le ventre vide.


-Faut pas que t'essaies de t'amuser, Aeryn...J'veux dire... Faut pas te forcer. Ça doit s'faire tout seul.


-Facile à dire ! râla-t-elle en affichant une mine faussement sévère. C'est pas quelque chose de naturel pour moi. Je ne sais même pas ce que ça veut dire !

Triste réalité, mais une vérité tout de même. Aeryn ne savait rien des jeux d'enfants, son père l'en ayant privé pour la forcer à grandir plus vite. Après cela, partager son temps entre batailles, entraînement et sommeil, ne l'avait guère aidé à faire cet apprentissage de la vie. Tout ce qu'elle savait de tout ceci, tenait de ses observations. Ivaad aimait boire, jouer et se perdre dans les bras des femmes… C'était d'ailleurs le cas pour la grande majorité des hommes qu'elle avait côtoyés jusqu'ici. Tous n'étaient pas nécessairement attirés par les prostituées, mais ils aimaient séduire les demoiselles qu'ils croisaient.

Mais la leçon s'arrêta là, interrompue par une sorte de piaf énorme portant le nom de T'es rond. Lorsque Alaric lui demanda si elle connaissait quelque chose aux oiseaux, Aeryn secoua simplement la tête : à l'évidence, elle n'y connaissait rien.

Ainsi lui capitaine lui expliqua la provenance du volatile et les raisons qui le poussaient à se trouver là.

-Quoi, ils étaient en pénurie de pigeon à Marbrume ? railla-t-elle en réalisant que sa belle devait être sacrément riche pour pouvoir s'offrir ce genre d'animal.

La mercenaire ne s'intéressait nullement à ce genre de bestiole, mais elle savait que les rapaces étaient carnivores. Les nourrir, en particulier en ces temps-ci, devaient coûter extrêmement cher, même s'il était suffisamment libre pour chasser sa nourriture… Mais pouvait-on réellement apprivoiser un tel animal sans le "tenir" par la nourriture ? La réponse était pourtant évidente : non.

-Je comprends, répondit-elle sincèrement. L'amour engendre une sorte de dépendance extrêmement forte. Tu as tellement envie de la voir que cela se ressent comme un besoin.

Cette conclusion de sa part lui arracha un nouveau soupir. Encore une chose qu'elle ne tenait pas à ressentir. D'autant plus lorsque le capitaine, lui-même, reconnaissait le côté stupide de la chose. Il craignait pour la sécurité de sa belle, mais ne ferait rien pour l'empêcher de se mettre en danger en se rendant à Sombrebois… Tout cela simplement pour jouir de sa compagnie. Et elle ne se serait pas gêné pour lui donner son avis s'il n'avait pas décidé d'éluder celui-ci en lui demandant d'oublier… À croire qu'il savait déjà ce que la mercenaire allait lui répondre. Comme il devait également avoir conscience de ne pas apprécier sa réponse toujours trop sincère.


- T'disais que tu voulais t'amuser, non ?
- C'est pas vraiment ce que j'ai dit... rétorqua-t-elle en encaissant le coup de coude du capitaine. Du tir ? Quoi, c'est ce genre de chose qui t'amuse, toi ?

Affichant une mine perplexe, Aeryn releva un sourcil. Comment pouvait-il trouver cela amusant ? Pour Ryn, le tir lui avait été imposé par son père… Pourtant, même après des années d'entraînement, la mercenaire ne s'était jamais distinguée dans cette discipline. Une corvée, en somme.

-Voyons si l'alcool saurait rendre cela amusant, dit-elle en suivant le capitaine en direction de ce qui semblait être le campement dédié à la milice… Je ne te garantis rien du tout...

— Non, affirma Alaric.

Ses yeux ne quittaient pas le visage de la mercenaire.

— J'ai déjà été plus au fond du trou que maintenant.

Il pensa à toutes les intrigues et à tous les problèmes dans lesquels il s'était fourré ces derniers temps, volontairement ou non. Il n'avait pas choisi d'être au centre des complots dans un bourg qu'il désespérait de protéger, mais il avait pris le risque de continuer de voir la comtesse de Clairmont, une délicieuse source d'ennuis potentiels. Désormais, il se sentait prêt à affronter tous ces mystères, aussi étranges que dangereux, chose qu'il aurait été incapable de faire, si, comme le suggérait Aeryn, le soldat se trouvait toujours au fond du trou.

— J'dis pas que je ne tomberai plus jamais, mais...

Vu tous les obstacles qui jonchaient encore sa route, il aurait été bien prétentieux de croire qu'il pouvait les survoler. Mais pour l'heure, il ne les craignait plus. Alaric prenait conscience qu'il avait grandi : il avait traversé tant d'épreuves, il reconnaissait ses erreurs, il pourrait désormais les éviter. Aeryn pouvait bien penser ce qu'elle voulait, mais les différentes personnes qu'il avait croisées tout au long de sa vie l'avaient confronté à différents points de vue et lui avaient permis de trouver sa propre voie. D'une certaine manière, il avait la sensation qu'il était arrivé là où il voulait – devait – être.

— Toutes ces épreuves nous changent. Même si je devais encore tomber, ce ne serait plus pour les mêmes raisons.

Alaric ressentait une réelle envie de vivre, comme il ne l'avait encore jamais éprouvée. Il s'était parée d'une volonté nouvelle face à l'adversité ; il ne vivait plus dans le passé, mais en tirait les enseignements nécessaires. D'une certaine manière, auparavant, il avait sauté de lui-même dans le premier trou qui s'était ouvert sous ses pieds et il s'y était enlisé encore et encore, jusqu'à ce qu'enfin, il comprenne qu'il étouffait toujours un peu plus.

— En fait, j'crois... Que je n'ai plus peur de tomber, réalisa-t-il avant de sourire à la rouquine.

Parce que je ne suis plus seul, parce que je sais que ce que je fais est juste. Désormais, s'il venait à tomber, ce ne serait pas de son fait. C'est parce qu'il se battrait pour ses convictions et ses envies, avec toutes ses tripes, avec tout son coeur. Il ne déserterait plus la bataille, non, il y prendrait part pleinement et ferait tout ce qui serait en son pouvoir pour défendre la voie qu'il avait choisie. Il n'y avait plus de marche arrière possible.

Alaric reporta son regard sur Theron ; son sourire s'élargit un peu plus face à la remarque de son amie. Il avait compris l'ironie de ses mots, ainsi que leur question informulée – oui, son destinataire avait les moyens de lui envoyer un rapace plutôt qu'un pigeon. Il ne répondit rien ; elle avait compris le message qu'il avait désiré lui faire passer et c'était là l'essentiel.

L'amour engendre une sorte de dépendance extrêmement forte. Tu as tellement envie de la voir que cela se ressent comme un besoin. Le capitaine de Sombrebois dévisagea la mercenaire, interdit. Quelques secondes s'écoulèrent, avant qu'il n'éclatât d'un rire franc, provoqué plus par la véracité de ses propos que par l'alcool ingurgité.

— Pour quelqu'un qui dit ne rien comprendre aux relations humaines, dit-il en reprenant son souffle, c'est une jolie observation, la complimenta-t-il, sans se départir de son sourire.

La vérité énoncée à haute voix aurait pu lui soutirer une grimace, mais il n'en fut rien. Eve était certainement sa plus grande faiblesse, comme Aeryn l'avait affirmé, mais le soldat était persuadé qu'elle était également sa plus grande force. Un paradoxe, peut-être, un équilibre précaire avec lequel il devait désormais composer.

— J'pense que ce sera drôle, persista-t-il, de te voir rater tes cibles.

Il lui fit un clin d'oeil, la mine joueuse, un sourire en coin sur les lèvres plus charmant que provocant. Alaric la mena vers le camp des miliciens en quelques enjambées maladroites, adressa deux ou trois saluts protocolaires, puis évita soigneusement la tente de commandement, même s'il aurait aimé proposer à Eïlyn de prendre part à cette compétition improvisée. Dans la zone d'entraînement, quelques soldats tiraient des flèches sur des mannequins de paille qui avaient connu des jours meilleurs. L'une de ces cibles factices les attendait patiemment ; Alaric se dirigea vers cette dernière, ouvrit le coffre posé en face de la cible et en sortit un arc.

— Chacun a trois flèches, expliqua-t-il. Celui qui réussit le meilleur jet remporte la partie, d'accord ?

Certain qu'Aeryn ne préférerait pas commencer, le soldat se mit en position. Concentré, il banda son arc, sa main droite portée à sa joue, touchant du bout des doigts l'encoche garnies de ternes plumes. Malgré l'immobilité du mannequin, ce dernier se balançait de droite à gauche ou bien n'était-ce que le sol qui tanguait sous ses pieds. Alaric tâcha de calquer son corps sur le rythme du roulis alcoolisé, prit une profonde inspiration puis lâcha la flèche. Dans un sifflement, celle-ci décrivit une jolie courbe avant de se ficher dans l'épaule du mannequin. Pas un point vital, mais au moins l'avait-il touché. Tel un enfant, il adressa un sourire triomphant à son amie. Galvanisé par cette première victoire, il encocha le second trait qui, cette fois, se planta dans une côte de paille. Le capitaine de Sombrebois aurait voulu poursuivre sur cette lancée. Malheureusement, pour son ultime tentative, il fit l'erreur de fermer les yeux pour se concentrer. Derrière ses paupières, la représentation qu'il se faisait de la cible se mit à danser violemment, sa tête lui tournait et le rendait nauséeux. Il tira en grimaçant et sut dans la seconde qu'il avait loupé son objectif. De peu, cependant : la flèche arracha quelques brins de paille, avant de se ficher dans la palissade derrière le mannequin. Au moins n'avait-il blessé personne...

— Deux sur trois, conclut-il en passant l'arme à Aeryn.

Pour être honnête, au départ, il n'avait pas été certain de faire aussi bien. Certes, Eïlyn était toujours plus douée que lui pour combattre en étant ivre, mais il fallait avouer que son quartier-maître avait de la bouteille. Littéralement.

— Tu peux faire mieux ? demanda-t-il, alors qu'il cherchait du regard un endroit où il pourrait s'asseoir.

-Toutes ces épreuves nous changent, répéta-t-elle en soupirant.

La rouquine ne put s'empêcher d'imaginer un rocher placé au milieu d'une rivière. La pierre pouvait bien être solide, l'eau, à force de glisser contre la roche, finissait pourtant par l'éroder. Il en allait de même pour une lame abandonnée aux intempéries, l'acier s'oxydait lui aussi, perdant doucement de sa solidité jusqu'à se transformer en poussière de rouille… Aeryn se visualisait ainsi. Elle qui, autrefois était si forte et courageuse, n'était plus rien d'autre qu'une lame émoussée et rouillée. Aujourd'hui, tout ou presque lui faisait peur et c'était précisément ce qui la dérangeait le plus dans cette histoire. Oh, bien-sûr, il ne s'agissait-là que de sa propre vision des choses, point de la réalité. Mais il était probablement encore trop tôt pour que la jeune femme puisse enfin ouvrir les yeux pour se permettre d'avancer.

Les propos d'Alaric n'en restaient pas moins réconfortants. La mercenaire était réellement heureuse de le voir ainsi, si joyeux malgré ses propres inquiétudes, si pressé de revoir sa belle, si plein de rêves et d'espoirs pour l'avenir. Il vivait… Il vivait vraiment sans se contenter de survivre. La rouquine l'enviait grandement pour cela sans pour autant souhaiter vivre la même chose… Non, certainement pas.

Et puis, sans crier gare, le capitaine se mit à éclater de rire, venant ainsi surprendre la mercenaire qui ne put s'empêcher de sursauter.

-Ce n'est pas qu'une simple observation, je l'ai plus ou moins vécu… Une fois… Et j'ai détesté cela au point de me mépriser pour tous ces sentiments à la noix. J'ai bien conscience que pour permettre à l'humanité de perdurer, ces derniers sont nécessaires, mais j'aime mieux laisser cela aux autres, déclara-t-elle en haussant les épaules. Je ne dois pas être faite pour ça…

Point de regrets dans sa voix, Aeryn croyait sincèrement à ses propos. Pour elle, l'amour ou tout sentiments équivalents n'existaient que pour une raison pure et simple : mener à la reproduction. Et il suffisait de poser les yeux sur la mercenaire pour comprendre que la jeune femme n'était certainement pas destinée à procréer. L'idée même de devenir mère lui donnait la nausée… Porter une vie grandissante dans son ventre, l'expulser pour lui donner vie, en prendre soin, l'élever… Elle qui n'était déjà pas douée pour s'occuper d'elle-même… Non, certainement pas.

Chassant toutes ces idées grotesques, la rouquine suivit son acolyte jusqu'au camp sans comprendre ce qu'Alaric trouvait d'amusant dans le fait de tirer sur une cible. Théophile apprécierait sans doute… Ou peut-être pas. Lui aussi, elle le chassa rapidement de sa tête pour se concentrer sur les explications du capitaine : trois flèches chacun, celui qui réussit le meilleur jet remporte la partie.

-Et on gagne quoi au juste ? lui demanda-t-elle tout en observant la posture du jeune homme s'apprêtant à user de son premier tir… La flèche atterrit dans l'épaule de l'homme de paille. La deuxième se planta dans les côtes, la dernière se perdit tout simplement.

-M'étonne même pas, tu ne te bats pas pour tuer, affirma-t-elle très sérieusement tout en se saisissant de l'arc qu'il lui tendit.

La mercenaire prit alors place à son tour, bataillant contre son équilibre précaire et sa vue rendue floue par les relents d'alcool. Comment pourrait-elle tirer dans de telles conditions, les dieux seuls le savaient, mais au moins essaierait-elle en faisant de son mieux. Alors, à son tour elle visa, tentant de se souvenir des conseils d'Elwin, son frère archer qui lui avait tout enseigné. Elle ferma les yeux un instant, l'imaginant poser ses mains sur ses hanches pour la pousser à se placer correctement. De la même manière, elle le vit relever ses bras pour adopter la bonne position… et, dans sa tête, elle pu même l'entendre dire "tire"... La flèche partit aussitôt et alla se planter dans le cœur du mannequin.

-Je suis vraiment faite pour ça, finalement, dit-elle, le regret venant sincèrement teinter ses propos.

Dégoûtée, Aeryn se concentra néanmoins, se lançant un défi à elle-même pour se prouver qu'elle avait tort. Doucement, elle chassa le souvenir de son aîné pour ne laisser parler que son propre instinct… Ou plutôt ce qu'elle imagina être son instinct. Après tout, elle était ivre et déprimée, rien de bon en somme pour se montrer particulièrement réaliste.

Alors de nouveau, elle visa avec la véritable intention de "tuer" l'individu en face d'elle. La deuxième flèche partit un peu trop vite et alla de planter à côté du projectile perdu du capitaine.

-Quoique... pouffa-t-elle en souriant avant de s'emparer de la troisième et dernière flèche.

Cette fois, elle pensa à ses soirées d'entraînement avec son père et aux insultes dont il usait pour la motiver. "Idiot, tiens-toi droit !" "T'es stupide mon pauv' garçon, même une grand-mère aveugle et manchot pourrait faire mieux en tirant avec ses pieds". La colère d'Aeryn s'éveilla lentement en même temps que la haine viscérale que la jeune femme vouait à son paternel. Ses muscles se bandèrent en même temps que la corde qui se relâcha avant que la rouquine pu viser… La flèche partit rapidement, mais beaucoup trop sur la droite et alla se planter dans le séant d'un pauvre milicien venu récupérer les flèches de ses collègues. Le jeune homme se mit à hurler… Ryn en lâcha aussitôt son arc pour se précipiter auprès du gamin…

-Merde ! Est-ce que ça va ?
- Bordel, t'es qui toi ? gronda un autre milicien, visiblement plus âgé.
-Euh… Je suis… désolée, bredouilla la jeune fille sincèrement gênée par sa bourde monumentale.
-Ça va, lança un troisième, occupé à ausculter le derrière de la victime, seule l'extrémité de la pointe a pénétré la chair. Plus de peur que de mal…
-Ouais bah, ça fait quand même mal !
-Tu y as échappé belle, remercie les Trois au lieu de râler.
-Oh, capitaine, cette femme est avec vous ? Vous ne pouviez pas l'emmener ailleurs qu'ici ?

Alaric rit doucement.

— Tu t'trompes, la sermonna-t-il gentiment. Pas besoin de sentiment pour faire perdurer l'humanité.

Il lui sourit.

— Pour vivre, par contre... J'pense qu'ils sont nécessaires...

Le ton de sa voix s'était éteinte sur les derniers mots, effilochée dans la brise printanière. Le soldat ne voulait pas contredire d'autant plus la rouquine ; il avait compris qu'elle avait des idées bien arrêtées sur le sujet. D'une certaine manière, il la comprenait : après la disparition de Sydonnie, il s'était détesté pour sa faiblesse, pour avoir ressenti des sentiments aussi forts pour une personne qui n'avait jamais éprouvé des sentiments similaires à son égard. Il s'était insulté de tous les noms, s'était promis qu'il ne referait plus jamais la même erreur. Il avait dédaigné les avances d'Eve, de la même manière qu'Aeryn évitait tout rapprochement possible. Parce qu'il pensait qu'il ne voulait plus être aussi faible, mais ce n'était une excuse bidon : il avait simplement peur de souffrir à nouveau. Il avait transporté un poids, lourd et pénible sur ses épaules et sa poitrine, une charge étouffante qui s'était envolée lorsqu'il avait embrassé Eve à La Mouette chantante. Des détails que la rousse n'avait certainement pas envie de savoir et qu'Alaric préférait garder pour lui. De toute façon, la mercenaire ne le croirait guère, ou arguerait encore qu'elle était trop différente pour que cette situation se réalisât. Néanmoins, Alaric demeurait persuadé que lorsqu'elle s'y attendrait le moins, Aeryn trouverait aussi quelqu'un qui l'aiderait à supporter ses craintes ; une personne qui lui permettrait de respirer. D'ici là, tout ce qu'il pouvait faire, c'était lui faire entrevoir le monde qu'elle n'apercevait qu'entre les barreaux afin de lui donner envie de passer sa tête dehors.

— On n'gagne que le goût de la victoire, lui rétorqua-t-il, tout sourire, avant d'effectuer ses trois lancers.

M'étonne même pas, tu ne te bats pas pour tuer. Même s'il commençait à s'habituer au caractère de la mercenaire et de son franc-parler, Alaric grommela quelques paroles inaudibles pour sa comparse. Elle avait raison, évidemment : Alaric n'avait que très rarement dégainé son arme pour ôter la vie. Du moins, pour tuer un être-humain. Des considérations qui, il le savait, ne bloquaient pas autant la mercenaire. Pour preuve, malgré son état d'ébriété, son premier trait se ficha dans le cœur factice de la cible. Un sifflement admiratif s'échappa des lèvres du capitaine de Sombrebois, avant qu'il ne boudât à nouveau, ses bras croisés sur son torse. Sans doute la rouquine avait-elle raison : elle était faite pour ça, elle avait toujours été entraînée pour ça... Mais pas lui. Alaric la dévisagea : un dégoût éloquent étirait sa bouche. Heureusement, sa seconde tentative allégea l'atmosphère ; il se demanda si elle avait raté le mannequin volontairement, ou, du moins, si elle ne l'avait pas souhaité tellement fort qu'elle l'avait loupé. Comment pouvaient-ils être si différents tout en étant passés par des émotions identiques ? Le cri du milicien le sortit de sa rêverie ; en manquant de se trébucher dans ses pieds, Alaric accourut vers le garçon, la mercenaire à ses côtés. Si tôt qu'il eut constaté la légèreté de la blessure, il se permit de respirer, puis de rire en aidant le pauvre soldat.

— Non, j'pouvais pas, lui répondit-il, sérieux. Mais t'as raison, c'est de ma faute.

Après tout, c'était lui qui avait bu avec la mercenaire avant de l'entraîner vers le camp d'entraînement. N'importe qui aurait jugé son comportement inapproprié et dangereux ; les Trois le lui avaient rappelé avec ce tir hasardeux. Pourtant, il ne regrettait pas. D'un geste amical, il passa un bras autour des épaules du blessé et ajouta :

— Cette femme, comme tu dis, est une combattante hors-pair !

Alaric avait discerné un mépris certain dans sa voix.

— Mais dis-moi, Charles, tu n'oublierais pas que ta supérieure est une femme également ?

— Euh, non bredouilla le concerné, ses joues rougissant à vue d’œil.

Tous les soldats savaient pertinemment que leur coutilière et le capitaine de Sombrebois entretenaient d'excellentes relations. Un mot de travers, un geste déplacé, une mauvaise patrouille avec l'un, et l'autre ne tarderait guère à être au courant.

— Ce n'était pas...

— C'que tu voulais, dire ?

Charles hocha la tête, ses yeux évitant le regard du capitaine. Par hasard, ils se portèrent sur la rouquine. Son allure, son armure, tout démontrait en elle la mercenaire qu'elle était, ses talents d'arme et sa robustesse. Le gamin — quel âge avait-il ? dix-huit ans tout au plus – abaissa la tête en signe d'excuse, malgré la gêne évidente plaquée sur le visage de la rouquine.

— J'informerai la coutilière Chantebrume que tu t'es blessé en t'entraînant. T'en fais pas, se radoucit Alaric, avant de le libérer. Mais, en échange... Lui dis pas que mon amie a blessé l'un de ses soldats, hein !

Il lui tendit une main que Charles s'empressa de saisir. Il avait récupéré quelques couleurs, et, même s'il se tenait encore l'arrière-train, il était évident qu'il ne souffrait pas le martyr. Après un dernier signe de tête, il s'en alla, accompagné de l'un de ses camarades. Il commençait à faire tard ; les soldats ne tarderaient pas à prendre leur repas ou à échanger leurs postes.

— Tu l'as pas loupé ! s'exclama Alaric sans se départir de son sourire.

Il se tourna vers le mannequin de paille.

— Bon... C'est toi qu'a fait le meilleur lancer. T'as gagné.

Il effectua une courbette ridicule pour saluer sa victoire toute relative. Lorsqu'il releva la tête, ses yeux pétillaient encore d'une joie non feinte, sincèrement amusé par la situation. Et si l'alcool aidait, il n'était en rien l'unique responsable de sa bonne humeur.

" Pas besoin de sentiment pour faire perdurer l'humanité."

-Que tu crois… Enfin, dans certains cas, ils ne servent à rien, une bourse bien remplie peut faire l'affaire. souffla-t-elle en souriant, songeant aux hommes remplissant, chaque soir, les grandes salles des bordels. Mais dans d'autres cas, ils sont indispensables, du moins… Pour la majorité des femmes et ce en dehors des obligations liées au mariage...

Ryn, en évoluant au milieu d'hommes de toutes sortes, avait largement eu la possibilité de les observer. Si les sentiments étaient réellement inutiles, pourquoi s'échinerait-il à séduire les femmes ? Pourquoi s'embêter à leur susurrer des mots doux à l'oreille si ce n'était point dans le but de faire naître des sentiments afin de les conduire au lit ? L'homme n'avait, effectivement, nul besoin de ressentir quoique ce soit en dehors du désir pour la demoiselle. Mais pourquoi tant de femmes allaient à l'encontre des préceptes du temple en donnant naissance à des bâtards si ce n'était pour ces foutus sentiments ?

Ryn n'ajouta rien sur le sujet, craignant qu'Alaric prenne cela pour des insultes. Malgré tout, comme sur beaucoup d'autres sujets, la mercenaire avait des idées bien arrêtées, toutes façonnées par ses propres observations et interprétations plus ou moins bancales, mais qui faisaient pourtant office d'expérience. Pour elle, la séduction n'était qu'une technique de manipulation comme une autre, plus particulièrement en constatant que, parfois, celle-ci s'avérait totalement inutile car les choses savaient se faire naturellement. Sans doute était-ce le cas pour Alaric et sa belle. Il avait beau être un homme, Aeryn peinait à l'imaginer user de manœuvre sournoise pour attirer sa belle.

L'épreuve du tir à l'arc fut un réel fiasco, plus particulièrement dans sa finalité. Si le sentiment de culpabilité d'Aeryn se lisait aisément sur son visage, celle-ci dû pourtant se contenir… Plus la discussion entre les miliciens et le capitaine avançait, plus il devenait difficile de retenir le sourire qui étirait doucement la commissure de ses lèvres. Oh, évidemment, Aeryn était loin de se réjouir pour la blessure du gamin, malgré le côté burlesque. Mais au moins pouvait-elle se sentir rassurée face à sa superficialité. Nul doute que je jeune homme peinerait à s'asseoir durant quelques jours, et il était même plutôt aisé de deviner les railleries qu'il recevrait… Un tel accident ne passait jamais inaperçu…

-Je suis sincèrement désolée, lui dit-elle en baissant humblement la tête tout en veillant à ne pas tenir compte de leurs injures déguisées.

Après tout, elle ne pouvait leur en vouloir pour cela. Leur réaction étant plutôt légitime. Elle laissa donc Alaric gérer ses hommes essayant de ne point paraître gênée par ce qui ressemblait beaucoup à des compliments. Les trio finit par déserter les lieux, laissant le capitaine et la mercenaire seuls sur le terrain d'entraînement.

"Tu l'as pas loupé ! " s'était-il exclamé en souriant avant de la déclarer vainqueur de ce duel catastrophique.

-Ouais bah, la prochaine fois, restons-en au corps-à-corps, si tu veux bien. Je préfère encore avoir le nez cassé que de blesser maladroitement un pauvre gamin... affirma-t-elle tout en serrant les lèvres comme pour se retenir… Et puis, jugeant qu'elle avait bien le droit d'en plaisanter, la rouquine laissa échapper : Par contre, faudrait lui apprendre à surveiller ses arrières à celui-là !

N'y tenant plus, la jeune femme éclata de rire, se laissant aller à son hilarité durant quelques secondes. Lorsqu'elle se calma enfin, la rouquine put essuyer quelques larmes avant de déclarer.

-Je pense qu'il est temps pour moi de retourner à l'auberge. Une longue route m'attend… Encore. Merci encore de m'avoir écoutée et supportée. Ça fait du bien, je suppose…

La mercenaire avait peut-être présenté de sincères excuses à Charles, le capitaine n'avait pas manqué le début de sourire qui, discret et timide, avait étiré les lèvres de son amie. Il l'imaginait sur un fil, en équilibre précaire, ne sachant pas si elle devait s'en vouloir ou, au contraire, se moquer de la situation. Aeryn se décida une fois que les miliciens s'éloignèrent : un joli rire s'échappa de sa gorge, alors qu'elle se plaisait même à plaisanter. Malgré la simplicité de sa blague, son rire fut communicatif. Gagné par sa bonne humeur, Alaric rit à son tour. Il nota avec joie les quelques larmes qui perlèrent aux coins des yeux de la rouquine, fut rassuré par l'honnêteté de ses sentiments. Sans trop savoir se l'expliquer, le soldat se gonfla d'une fierté agréable, d'une confiance qu'il avait rarement eu l'occasion de ressentir en compagnie d'un autre être humain – sauf avec Eve, évidemment. Alaric était rarement doué avec les gens, mais il était parvenu à accomplir la mission qu'il s'était assignée : s'amuser quelques instants avec son amie, la faire rire. Avec un peu de chance, lui faire comprendre que la vie valait bien la peine d'être vécue, grâces à ces petits instants d'un bonheur simple, mais terriblement nécessaires.

Alaric opina et d'un geste du bras, invita Aeryn à quitter le camp de la milice. Sur la route, il lui donna un coup de coude amical. Il y instilla un peu trop d'élan, et manqua de trébucher.

— C'est à ça que servent les amis, Aeryn ! s'exclama-t-il, tâchant de masquer comme il le pouvait son rattrapage in extremis.

Il rit à nouveau avant de lever ses yeux bleus vers le ciel.

— T'as eu l'air de trouver ça amusant, lui dit-il sans se départir de son sourire. Essaie de ne pas l'oublier.

Il se détourna de la voûte céleste et ancra ses prunelles dans les siennes. L'alcool l'empêchait de prendre un air grave, une gaieté non feinte illuminait ses traits juvéniles, mais pourtant, son regard demeurait sérieux ; un contraste drôle, mais qui soulignait l'importance et la sincérité de ses propos.

— On sait pas de quoi est fait demain. Alors quand t'as l'occasion... Oublie pas de vivre. Il sera toujours temps plus tard de survivre, ajouta-t-il, en se remémorant les prédictions d'Odalie ainsi que les visions étranges de l'entité nommée Marbrume.

Oui, plus que jamais, Alaric avait conscience qu'il devait vivre aussi intensément qu'il le pouvait. Avant que la nuit hurle, qu'une tempête étrange ne vienne ébranler ses convictions. Il lui était devenu évident que l'un ne pouvait pas aller sans l'autre : il avait déjà beaucoup souffert, et, en comparaison, sans doute ne s'était-il pas assez amusé. Il ne pouvait pas choisir les difficultés qu'il rencontrerait, mais au moins pouvait-il choisir ces moments de légèreté, ceux-là précisément qui lui fourniraient suffisamment de courage et de détermination pour affronter ce que les Trois avaient prévu pour lui.

— Repose-toi bien et sois prudente, lui dit-il, une fois devant l'auberge.

Alaric lui adressa un signe de main.

— À la prochaine.

Car, il en était étonnamment certain, tous les deux se reverraient.