[Event] - [Terminé] - Demain dès l'aube

Usson, le 03 Juin 1167

La garde de la nuit avait été assez calme pour Théophile. Depuis le rempart Nord-Ouest, il avait pu apercevoir le début des travaux qui avaient été effectués dès l’annonce du Sergent. Un à un, les grands et majestueux chênes furent abattus. Leur épaisseur prouvaient qu’ils veillaient sur le marais depuis de nombreuses années. Désormais, leur épais branchage ne protégeait plus les jeunes pousses.

Après avoir été grossièrement taillés, ils avaient permis d’entamer l’édification de la palissade qui devrait protéger les Marbrumiens. Combien d’entre eux oseraient s’aventurer ici ? Combien d’enfants pleureront auprès de leurs mères pour les convaincre de braver le marais et les bêtes ? A une autre époque, la question ne se serait pas posée. Les brigands étaient nombreux bien sûr, mais Théophile avait déjà participé à quelques convois. Et ils étaient loin d’être silencieux comme c’était le cas désormais. Les gens du duchés voyageaient bien plus facilement, surtout quand il était question d’amusement.

Mais encore une fois, il fut aisé de voir que tout avait changé. Alors qu’il avait terminé son travail de milicien, il était venu prêter main forte. Là où des rires et des cris auraient dû être facilement audibles sur le chantier, seul le silence et le choc des outils retentissait, bien que faiblement. Comme si eux aussi avaient peur de s’attirer la foudre des créatures qui rôdaient.

Avoir une hache dans la main, l'abattre sur l'essence d'un arbre, à plusieurs reprises, au même endroit, dans un geste automatique, c'était quelque chose que n'importe qui pouvait effectuer. Il suffisait simplement d'être endurant, ce qui n'était pas un problème pour l'archer. Chaque coup lui permettait d'évacuer de la frustration, celle de sa situation, mais aussi la colère, celle de ne pas savoir où il en était.

Ses muscles, tout autant que son cerveau étaient fatigués, las du manque de repos que le milicien s’auto-inflogeait. Chaque moment de repos était propice à se remémorer ce qu'il s'était passé quelques jours plus tôt. Plus il tentait d'y voir clair, plus son esprit s'embrouillait. Cycliquement, les mêmes questions revenaient, laissant l'incertitude comme seule et unique réponse sûre. Désormais qu'il supportait d'autant moins sa solitude, il avait besoin de se rassurer sur ce qu'il s'était passé avant ce jour maudit, et surtout ce qu'il s'était passé  au-delà des rumeurs à Sombrebois. Par les Dieux, il espérait tellement pouvoir revoir Ryn et des deux protégés saints et saufs ! 

La vue du frère d'Aeryn, Kaël, un peu plus, loin fut comme un signe des Trois. L'homme serait sans doutes celui qui pourrait le renseigner. Dans une sorte de cri murmuré, l’archer l’interpella.

« Monclar ! »

Bien entendu, le mercenaire était trop loin pour entendre quoi que ce soit de cette intensité sonore. Abandonnant son noueux et silencieux compagnon sylvestre, Théophile posa le manche de la hache sur son trapèze et se dirigea d’un pas vif vers le frère de son amie. Si tant est que leur relation puisse être ainsi nommée.

« Monclar ! »

Cette fois il était assez près pour être entendu, surtout que Kaël l’avait vu approcher. Sans même saluer l’homme, il l’interrogea sur ce qui le taraudait. Le borgne avait retenu sa main, celle qui avait voulu prendre le mercenaire par le poignet pour l'empêcher d'éventuellement fuir.

« Ryn ! Où est-elle ? Est-ce qu'elle est arrivée saine et sauve ? Avec Laura et Pierrick ? »

On pouvait clairement sentir l’empressement de Théophile à obtenir ses réponses. Ce qu’il avait pu occulter jusqu’à ce moment, devenait urgent. Il fallait qu'une bonne nouvelle arrive maintenant. Impossible d'imaginer que le pire ce soit produit, il n'était pas en état de supporter encore un échec, pas pour le moment.

-Bon sang, Ryn… Si seulement tu pouvais voir la tête que tu fais, pouffa Ivaad, une main devant sa bouche afin de dissimuler le rictus qui avait tout pour faire enrager sa cadette.

Mais Aeryn ne dit rien, se contentant de bouder en silence, tête baissée. Après tout, elle-même se sentait parfaitement ridicule dans cette tenue. Et puis, par les Trois, comment était-il seulement possible de se sentir aussi nue avec autant de tissus sur le dos ? La tunique de lin crème semblait peser une tonne sur ses fines épaules. Mais le pire était sans doute le voile que la vieille Berthe lui avait imposé.

"Il n'y a que les dévergondées pour porter la tête nue et les cheveux lâches, avait-elle affirmé en bougonnant avant d'ajouter, Et cette couleur… Quelle ignominie. Mieux vaut tout cacher, sans quoi, jamais tu ne trouveras de mari, ma p'tite."

Oh, bien-sûr, Ryn mourait d'envie de lui hurler qu'une telle chose ne l'intéressait pas… Comme elle crevait presque de ne point pouvoir faire taire cette vieille folle au visage grêlé… Néanmoins, elle avait promis à ses frères de faire des efforts et de se laisser faire. Et comme cette promesse lui coûtait à présent.

Ainsi vêtu à la mode campagnarde, l'ancienne mercenaire flanquée de son boiteux de frère, avançaient lentement jusqu'au chantier. Ils devaient y rejoindre Kaël, occupé à prêter main forte pour les préparatifs des jeux à venir, même si Ryn se voyait bien incapable de dire ce qu'il y faisait exactement. Néanmoins, le voir un marteau à la main s'avéra un bon indice.

-Monclar ! entendit-elle hurler. Mais ce n'était pas elle que la voix familière venait d'interpeller, mais bien son frère aîné qui se retourna au second appel.

-Ne serait-ce pas Castaing ? lui demanda Ivaad, tout en appuyant son avant bras puis son menton sur sa canne. Il ne s'était pas encore aperçu que sa petite sœur s'en était retournée, fermement décidée à regagner la ferme où ses frères avaient emménagé. Ryn ? Qu'est-ce que tu fout, vient revient ici. Ryn !

Le malin avait volontairement haussé le ton afin que tout le monde l'entendre… Et, d'après le sourire taquin que l'idiot affichait, il semblait évident que ce dernier cherchait à embêter sa cadette qui rougissait déjà de colère.

-Mais bon sang, vas-tu te taire ? grogna-t-elle entre ses dents.
- Certainement pas, la situation est beaucoup trop drôle.

-Ils sont tous sains et saufs, répondit l'aîné des Monclar au milicien avant de lever la main en direction de ses cadets. Mais je pense que tu peux lui demander toi-même.

Aeryn n'avait rien manqué du manège, même si, évidemment, les deux se trouvaient beaucoup trop loin pour entendre ne serait-ce qu'un traître mot de leur conversation. Mais Kaël leur faisait signe, ce qui ne pouvait point échapper à l'attention du milicien… Et si bien amusait le boiteux qu'il ne put résister à l'envie de la pousser dans leur direction. Évidemment, la jeune femme protesta, même si, pour respecter sa parole, elle resta silencieuse. Cette fichue promesse, la rouquine commençait à la regretter amèrement. Néanmoins, puisqu'elle n'avait pas vraiment d'autres solutions, elle alla rejoindre les deux guerriers.

Oh, elle n'était certainement pas prête à affronter leur railleries, aussi se sentit-elle obligée de préciser :

-Je couperai votre langue à la moindre remarque.

Kaël, visiblement d'humeur aussi taquine que son frère, se contenta de sourire en levant les mains en l'air.

-Ton ami voulait simplement savoir si les Lucet et toi allez bien.

-Oh… Et bien, nous sommes en vie, tous les trois… Même si, ce n'était pas couru d'avance, dirai-je, déclara-t-elle tout en ajustant le voile qui peinait à rester en place. Il était encore un peu trop tôt pour évoquer les évènements de Sombrebois. Autant poursuivre sur un sujet plus léger. Laura a même trouvé un travail de couturière auprès d'une noble… Comment s'appelle-t-elle déjà ?

Kaël haussa les épaules, lui non plus ne se souvenait pas du nom de la jeune femme.

-Qu'importe. Ils ont rapidement trouvé un travail et un logis. Nous n'avons plus qu'à leur souhaiter bonne chance. Peut-être les verrons-nous durant les jeux. Comment avancent les travaux ? demanda Ivaad en prenant appui sur sa canne.

À voir son regard, il était aisé de comprendre que ce dernier donnerait tout pour mettre la main à la pâte. Après tout, il était un Monclar et les Monclar supportaient bien mal l'inactivité.

-Que pouvons-nous faire pour aider, nous aussi ?

Aux mots de Kaël, Théophile se tourna pour vérifier de ses propres yeux qu’Aeryn était vivante. Sa pupille unique rencontra celles azur de la mercenaire. Le reste s’effaça un instant, ne laissant place qu’à une vague déferlante de soulagement. Ryn avait survécu. L’attaque à laquelle il avait réchappé de peu, elle n’y avait pas succombé. Plus incroyable encore, sa seconde mission, fardeau dont il était responsable, s’était aussi terminé sur une note positive. Kaël avait bien confirmé que les Lucet étaient en vie après tout. Malgré leurs déboires, au moins pouvaient-ils espérer avoir une nouvelle vie ici. Ces pensées mettaient du baume au cœur au milicien après les derniers jours difficiles qu’il venait de connaître.

Mais quelque chose clochait. Son instinct le martelait, lui intimait de se reprendre, d’être le soldat alerte qu’on lui avait appris à être. Et non pas cet espèce d’humain errant qu’il était depuis sa rencontre improbable avec le fantôme de sa femme.
Alice...Elle aussi avait eut l’air si réelle. Sa chaleur contre la sienne, son souffle venant s’écraser contre le siens, les baisers qu’ils avaient échangé. Ses iris vertes qu’il connaissait si bien, qu’il avait pu reconnaître à certains moments tout comme elles lui avaient semblé étrangères au moment où c’est l’Ambassadrice qui avait pris le pas.

Ils sont tous sains et saufs

trouvé un travail

les travaux ?

Alors pourquoi devait-il se fier à ces sens qui l’avaient déjà trompé ? Peut-être que si il avait été moins impliqué, moins à l’écoute de ses sentiments, il aurait peut-être vu avant que tout ça n’était que de la poudre aux yeux. Car après plusieurs jours, après l’avoir entendu à plusieurs reprises, Théophile commençait à croire lui aussi qu’il avait rêvé de tout ça.
Les yeux dans le vagues, pendant que Monclar discutaient et répondaient à ses questions, le borgne n’était pas tout à fait présent

« Castaing ! Arrêtes de bayer aux corneilles et va couper des arbres. Je me suis pas engagé dans cette galère avec toi pour faire tout le boulot. »

La main du Rouquin sur son épaule ramena l’ancien soldat à la réalité. Bart était sa nounou attitrée, surveillant pour Chef et surtout pour ses supérieurs qu’il ne dérape pas à nouveau, ou qu’on ne cherche pas à venir lui mettre des choses étranges en tête. Sortant de son marasme, Théophile observa enfin ce qu’il devait. Et même si les perles azur face à lui étaient celles qu’il connaissait, il ne reconnaissait rien d’autre de ce garçon manqué qu’était Ryn.

La tenue du Chaton, fière furie rousse, était devenue une robe de paysanne, comme il avait pu voir dans son village. Voile mis à part, sa Douce avait même pu porter quelque chose de semblable quand elle devait travailler la suif et la cire. Plus de pantalon, plus de chemise, plus d’épée, c’était une femme, tout ce qui avait de plus classique qui se tenait devant lui.

« Aeryn...est-ce que... »

L’assurance habituelle qu’il affichait, tout autant que sa nonchalance , s’étaient envolées sous l’impact de ses doutes.

« Est-ce que c’est vraiment toi ? »

Ou était-elle un autre fantôme imaginaire venu le plonger dans le malheur ? Avait-il encore été drogué ? Ou son esprit lui jouait-il des tours ? Pourquoi elle aussi aurait-elle ainsi changé du tout au tout ? Même si ce n’était que ses habits, le borgne savait qu’elle était bien trop indépendante, bien trop différente des autres femmes pour se conformer à la norme. Alors comment se faisait-il qu’elle puisse apparaître dans cet attirail sous ses yeux ?

« Théophile ! »

L’avertissement murmuré du Rouquin dans son oreille avait eu le mérite de le sortir de nouveau des question qui étaient venues l’assaillir. Et puis si lui était là et qu’il observait les mêmes choses, peut-être qcette fois-ci les choses étaient réelles.

« Je...oui.. »

La meilleure solution pour l’instant était d’utiliser la même technique que depuis son arrivée : s’occuper suffisamment pour ne pas y penser. Se tournant de l’autre côté de Ryn, il expliqua à la fratrie en quoi consistait leur travail.

« Allons-y. Pour l’instant il faut juste couper des arbres et les ramener là-bas. »

De sa main, il indiqua les vieux arbres qui étaient en train d’être découpés tout autour d’eux, puis le tas de rondins grossiers qui se formait près des portes actuelles. Assurant la prise sur sa hache, le borgne fit quelques pas vers un des chênes qui se dressait face à eux et qui n’avait pas encore encouru le courroux des humains bien déterminés à oublier la Fange pendant quelques temps. Comme si les festivités pouvaient faire tout oublier…Qui sait, peut-être que ça l’aiderait lui.

Alors qu’il abattait durement son outil avec toute la force dont il était capable, son camarade éclaircit quelques points auprès de la fratrie, sans quitter l’archer des yeux. Lui aussi avait laissé quelque peu tombé son habituelle insouciance.

« Désolé. Y’a pas qu’a Sombrebois qu’il s’est passé des choses. J'vais me remettre plus loin, faites moi signe au besoin. »

Le Rouquin planta les Monclar pour laisser de l’air à son ami, continuant à veiller sur lui de plus loin.

La réaction ou plutôt l'absence de réaction du borgne surprit grandement la mercenaire. Cela ne ressemblait pas au Théophile qu'elle connaissait. Pas de remarque, pas de sourire en coin, pas de regard taquin. Le milicien avait tout l'air d'une ombre totalement dépourvu d'émotion.

-Aeryn...est-ce que... Est-ce que c’est vraiment toi ? lui demanda-t-il d'un ton qui n'inspirait aucunement la plaisanterie.

S'il l'avait regardé autrement, s'il s'était exprimé d'une toute autre manière, la rouquine se serait probablement offusquée. Néanmoins,le sérieux de la question lui donnait plutôt l'impression que ce dernier cherchait à s'assurer que la jeune femme était bien la personne qu'elle prétendait être.

Et tandis qu'Ivaad se laissait aller à la moquerie, Aeryn ne répondit rien et se contenta de l'observer très attentivement. Son ami rouquin intervint à se moment-là. L'oeil de Théophile s'illumina légèrement, comme s'il venait de s'éveiller. La jeune femme plissa légèrement les yeux tandis qu'une bouffée de chaleur vint lui enserrer la gorge. La sensation n'avait rien de douloureux, mais elle était gênante. Tout comme l'étrange colère qui montait en elle de manière insidieuse.

Impuissante et toujours silencieuse, Aeryn serrait les poings sans pour autant détourner les yeux de celui qu'elle considérait comme un imposteur. Rien n'allait dans cette scène. Qu'il s'agisse de l'attitude du borgne ou de la réaction du rouquin qui l'accompagnait, rien de tout cela ne semblait naturel.
Et puis, pourquoi le rouquin donnait tant l'impression de surveiller Théophile ? À le voir faire, la mercenaire ne put s'empêcher de penser qu'il agissait comme un garde fou …

Le borgne finit par s'en retourner à ses arbres, sitôt imité par le rouquin qui ne les abandonna qu'après avoir soufflé un semblant d'explication… Non, cela n'expliquait rien du tout et Ryn mourrait d'envie d'hurler, de gronder voire même de cracher le dégoût qu'elle ressentait alors.

-Peux-tu m'expliquer pourquoi es-tu si en colère, petite sœur ? lui demanda Kaël d'un anormalement doux.

Mais les mots ne sortaient pas. Ils restaient coincés dans sa gorge tant son corps tremblait de colère. Les questions fusaient dans son crâne sans aucune logique. Sans début, sans fin. Le regard de la jeune femme se posa partout autour d'eux. Elle cherchait les autres membres de la coutilerie de Castaing, mais ne vit personne d'autre que le rouquin. Et s'ils étaient morts ? Cela pouvait aisément expliquer le comportement de Théophile… Après tout, il n'y avait plus rien d'étrange dans le mauvais déroulement d'une mission. La mort pouvait surgir à tout instant et tout emporter. Ryn savait parfaitement ce qu'elle la perte d'un être cher pouvait entraîner… Néanmoins, cela n'expliquait en rien l'attitude du rouquin. Même de loin, le milicien ne quittait pas des yeux son collègue à l'air perdu.

-Ryn ?

Ivaad vint alors poser une main ferme sur son épaule. Ses tremblements cessèrent aussitôt, tandis qu'elle relevait la tête pour mieux regarder son frère.

-Pourquoi ne pas aller lui poser la question directement ?

-Quelle question devrai-je poser ? demanda-t-elle en soupirant. Et à qui?

Ivaad sourit.

-Pour lequel es-tu inquiète ?

La question lui fit froncer les sourcils.

-Je ne suis pas inquiète, souffla-t-elle en repoussant la main de son aîné.
- Bien-sûr que si, railla-t-il avant de lui donner un coup de coude. Sinon, pourquoi réagirais-tu ainsi, hm ?

Sans trouver de réponse, la rouquine se contenta de hausser les épaules.

-Depuis quand es-tu devenu si sage, toi ?
- Depuis que j'ai réussi à faire la paix avec moi-même. Tu devrais essayer.

Ivaad et Kaël s'éloignèrent sans rien ajouter, laissant la jeune femme seule avec toutes ses interrogations. Le rouquin avait évoqué un événement sans rien préciser de plus. Elle était bien tentée d'aller le questionner, mais l'attitude de Théophile l'intriguait davantage. Aussi, Ryn décida de se concentrer sur le borgne.

C'est avec toute sa délicatesse habituelle que la mercenaire alla interpeller le borgne. Marchant à grands pas, la jeune femme vint saisir la hache du milicien avant qu'il ne l'a relève.

-Que s'est-il passé ? lui lança-t-elle sans détour. Et je t'interdis de me répondre "rien" ou d'esquiver la question. Tu n'es pas dans ton état normal et ça se voit ! Dans tous les cas, je ne te laisserai pas tranquille tant que tu ne m'auras pas expliqué ce qui ne va pas.

Théophile soupira. Son défouloir venait de s’envoler. Il aurait tout à fait pu tenter de reprendre son outil au Chaton. Mais, non seulement elle ne se laisserait probablement pas faire, malgré l’accoutrement étrange dont elle était affublée, mais en plus, il n’avait pas vraiment le coeur à se cacher. Pas devant elle. Après tout, si une personne pouvait comprendre ce qu’il ressentait en ce moment, c’était bien la rouquine. Quelques semaines plus tôt, elle aussi avait vu des choses étranges.

« Tu te souviens de la fois où on s’est vu tous les trois Log, toi et moi? Et bien disons que je sais maintenant ce que tu as pu ressentir... »

Qu’il avait été naïf de croire que parce qu’on nous croyait, les choses devenaient plus simple. Bien entendu, ses camarades de coutilerie le croyaient. Ils savaient bien que malgré sa nonchalance affichée, il ne les aurait jamais laissé sans nouvelles de lui toute une journée pour se mettre minable. Et Grincheux l’avait vu courir. Mais quoi qu’il en soit, même lui avait du mal à réaliser à ce qu’il lui était arrivé par la suite. Alors demander aux autres de faire de même…

Le borgne fini par s’asseoir sur l’une des rares souches présente. Elles seraient plus nombreuses bientôt. Une fois que les bûcherons provisoires auraient dégagés suffisamment de terrain pour créer des palissades suffisamment solides pour protéger les fêtards. Dont il ne ferait sans doute pas partis. Ses soucis étaient bien trop pesant pour qu’il rit aussi négligemment, même si à certains moment il avait l’impression de pouvoir y arriver.
Et pendant qu’il tergiversait, Aeryn attendait toujours des explications. Il savait bien que la mercenaire ne se contenterait pas d’une simple phrase aussi vague. Le problème était de savoir par où commencer. Peut-être par le début, c’était généralement un bon point de départ...

« Il y a quelques jours, je venais de finir ma garde et j’étais à la taverne avec Grincheux. Jusque là tout allait bien. Et puis, j’ai vu un carrosse richement décoré passer. Va savoir pourquoi, j’ai regardé. Et là ce que j’ai vu... »

Aujourd’hui encore il se demandait comment il avait une l’idée d’observer l’intérieur du carrosse à ce moment là. A se demander si il n’aurait mieux pas valut qu’il évite, malheureusement il était peut-être déjà sous l’effet de l’étrange substance qui semblait avoir circulé en lui.

« Je ne sais pas si c’est parce qu’une prêtresse m’a persuadé que je devais arrêter de me voiler la face et chercher la vérité sur son absence, ou si on m’a vraiment drogué... »

Parce qu’après tout, il n’était pas réellement persuadé non plus d’avoir rêvé de tout ça. C’était bien là tout le problème. C’était tellement réel….si tangible…
Le milicien passa une main agacée dans ses cheveux. Tout ceci n’avait toujours aucun putain de sens. Le relater à voix haute n’amenait aucune sorte d’explication à la situation, tout comme pour le moment il n’avait pas vraiment indiqué quel était le cœur du problème.

« Dans ce carrosse de noble, j’ai vu ma femme. Et elle m’a vu. Même si c’était bref, nos regards se sont croisés. Je n’aurais pas pu le confondre, j’en suis certain. »

Tout du moins c’est ce dont il était persuadé. Observant les travailleurs abattre leurs haches contre les fiers troncs sans la moindre hésitation pour la plupart, le borgne se dit qu’il aurait bien aimé lui aussi pouvoir faire de même, au lieu d’exposer une nouvelle fois les pires parties de lui-même à Ryn. Comme se faisait-il qu’elle arrive toujours à lui tirer aussi facilement les vers du nez ? Peut-être parce qu’elle ne le jugeait pas ? Peut-être que ce serait différent quand il aurait terminé son récit.

« J’ai couru comme un dératé pour rattraper le carrosse et j’ai réussi à le faire s’arrêter. Quand elle est finalement sortie de là, c’était bien elle. C’était bien Alice, mais elle était habillée de façon étrange et physiquement elle avait aussi changé. Elle qui avait du mal à paraître adulte avec son visage rond, elle était amincie et elle avait l’air plus grave. Mais c’était elle. Elle se souvenait sans problème de nous, de notre vie, de moi. »

Les détails qu’ils avaient partagés, personne d’autre n’aurait pu les connaître à part elle. Ou son propre esprit sous l’influence de ses désir et des drogues...Un instant, il tomba dans le piège de fermer les yeux et revoir le faciès de sa Douce. Inspirant profondément, il détailla de nouveaux, et pour peut-être la millième fois, cette nouvelle Alice. Par les Dieux, que ne donnerait-il pas pour pouvoir à nouveau poser sa main contre sa joue...

« On a à peine eut le temps de parler qu’on est arrivé chez un noble. Un Seigneur de guerre. Apparemment Alice était l’Ambassadrice d’une Enclave, où des survivants du peuple des routes se battait contre un mal puissant, encore plus dangereux que la Fange. Le Seigneur de Guerre et Alice ont parlé de plans, d’essais d’une nouvelle arme très efficace, de l’implication de la couronne dans tout ça. »

Le rythme de ses paroles s’était accéléré alors que les complots politiques lui revenaient en mémoire. Ces foutus discussions de lâches...ses poings se serrèrent de frustration de n’avoir été qu’un spectateur impuissant alors qu’il était question de faire des Marbrumiens des dommages collatéraux de toutes leurs intrigues. Sa pupille vive était de nouveau visible et dérivait sur la forêt, comme si cet environnement familier pouvait l'aider.

« Quand nous sommes sortis de là, j’ai tenté d’en savoir plus, sur l’Enclave, sur tous ces plans, comment éviter que leurs jeux de pouvoir ne blessent trop de gens. Et j’ai tenté de convaincre Alice de ne pas repartir. Tout ce que j’ai gagné, c’est d’être retrouvé par mes camarades en fin de journée, évanouis dans une ruelle. Pendant trois jours, j’ai été dans une sorte d’inconscience fiévreuse et le guérisseur de la caserne en a déduit que j’avais été drogué. »

Misérable, c’est ainsi qu’il se sentait en repensant à l’image qu’il avait donné. Là où son handicap ne l’avait jamais freiné, cette aventure lui avait flanqué un sacré coup. Que ce soit sa confiance en lui ou celle qu’on lui accordait, tout s’était effondré alors qu’il avait tellement travaillé pour en arriver là où il en était avant toute cette folle histoire.

« Le Sergent n’a pas cherché à savoir ce qu’il s’était passé. Dès que j’ai été sur pieds, il nous a collé au premier convoi qui partait pour le Labret et nous sommes en faction ici jusqu’à la fin des jeux, sans compter que je dois être constamment sous surveillance d’un de mes camarades, pour être sûr que je ne veuille pas retenter l’expérience. »

Théophile finit enfin par oser regarder Aeryn dans les yeux, sa pupille ambre attendant le jugement de cette femme tranchante. A ce moment-là, il put enfin entendre le bruit qui accompagnait le mouvement des haches. Jusqu’à cet instant il avait été tellement impliqué dans son récit qu’il s’était presque fermé aux sons extérieurs.

« Donc voilà où j’en suis : nulle part, avec plus de questions que de réponses, et ma hiérarchie qui croit que j’ai voulu faire une nouvelle expérience...Que demande le peuple ? »

Cette fois, il réussit à rire de sa situation. Même si il était la victime de son propre humour, il était heureux de voir que quelque part il était encore doté d'autodérision. C’est vrai que vu de l’extérieur, c’était ridicule. Son histoire, sa situation, rien n’avait de sens et il était risible qu’il y apporte autant d’importance alors qu'il s'agissait probablement d'une illusion.

-« Tu te souviens de la fois où on s’est vu tous les trois Log, toi et moi? Et bien disons que je sais maintenant ce que tu as pu ressentir... »

Si elle se souvenait… c'était le moment où, totalement ivre, alors avait parlé de sa rencontre étrange avec une entité effrayante se faisant appeler Marbrume. Cette dernière lui avait raconté bien des choses dont certaines s'étaient même produites à Sombrebois. Aussi, si Ryn s'était cru folle à lier, les derniers événements lui avaient fait prendre conscience de la véracité des paroles de cette vision cauchemardesque.

Néanmoins, ce n'était pas le moment de se laisser aller à ses pensées, Théophile avait besoin d'elle ou tout du moins besoin de parler. Un poids incroyablement lourd semblait peser sur les épaules du borgne. Il paraissait si fatigué… Tellement épuisée qu'il ressemblait à la faiblesse de la flamme d'une bougie prête à s'éteindre. La mercenaire resta donc silencieuse afin de lui permettre de vider son sac.

Il lui parla ainsi d'un carrosse qui transportait son épouse … Cette même femme portée disparue depuis si longtemps qu'on la présumait morte. C'était donc là une chance exceptionnelle qui était offerte au milicien ! Mais alors s'il l'avait enfin retrouvée… pourquoi était-il si abattu?

La suite parût bien plus étrange et inquiétante…

« On a à peine eu le temps de parler qu’on est arrivé chez un noble. Un Seigneur de guerre. Apparemment Alice était l'Ambassadrice d’une Enclave, où des survivants du peuple des routes se battaient contre un mal puissant, encore plus dangereux que la Fange. Le Seigneur de Guerre et Alice ont parlé de plans, d’essais d’une nouvelle arme très efficace, de l’implication de la couronne dans tout ça. »

-Attends... quoi ?

Le peuple des routes… un mal plus dangereux encore que la Fange… Bon sang, les questions se bousculaient dans la tête de la mercenaire, mais Théophile parlait encore et de plus en plus vite. Cette fois, il semblait être en colère, mais aussi perdu. S'il avait serré les poings, son regard semblait chercher une échappatoire.

-« Quand nous sommes sortis de là, j’ai tenté d’en savoir plus, sur l’Enclave, sur tous ces plans, comment éviter que leurs jeux de pouvoir ne blessent trop de gens. Et j’ai tenté de convaincre Alice de ne pas repartir. Tout ce que j’ai gagné, c’est d’être retrouvé par mes camarades en fin de journée, évanouis dans une ruelle. Pendant trois jours, j’ai été dans une sorte d’inconscience fiévreuse et le guérisseur de la caserne en a déduit que j’avais été drogué. »

Quelle histoire étrange et perturbante… Il était aisé de comprendre pourquoi Théophile semblait aussi perdu et peiné. Mais comment aurais-tu pu imaginer tout ceci ? Certes il existait quelques substances hallucinogènes pouvant générer des visions étranges,mais cette fois cela paraissait beaucoup trop gros pour être vrai. Comment aurait-il pu imaginer cette histoire là, précisément celle-ci. Le danger dont il parlait, Aeryn y avait été confrontée lors de l'attaque de Sombrebois, elle le savait. Et puis ce peuple dont elle-même était issue comment pouvait-il faire autant parler de lui actuellement. Mais peut-être faisait-elle fausse route. Théophile ou tout du moins son esprit avait très bien pu être influencé par les paroles déroutant toute la mercenaire lors cette fameuse rencontre où son frère était présent. La substance hallucinogène aurait fait le reste du travail. Mais comment en être sûr ?

-« Le Sergent n’a pas cherché à savoir ce qu’il s’était passé. Dès que j’ai été sur pieds, il nous a collé au premier convoi qui partait pour le Labret et nous sommes en faction ici jusqu’à la fin des jeux, sans compter que je dois être constamment sous surveillance d’un de mes camarades, pour être sûr que je ne veuille pas retenter l’expérience. »

-Je vois… dit-elle en soupirant avant d'offrir au milicien un sourire étrangement compatissant. Mais toi…Qu'est-ce que tu en penses, exactement ?

La question pouvait pas être stupide mais pour la mercenaire elle était essentielle. Il était certes perdu, noyé dans ces questions qui restaient sans réponse, mais il devait tout de même avoir un avis sur la question.

-Cette drogue… d'où venait-elle exactement ? As-tu une idée ce que c'est et du moment où tu l'aurais ingurgité ? En as-tu discuté avec Alaric ?

Et puis pourquoi cette surveillance exactement ? Ça ne serait pas le premier milicien à avoir pris des substances étranges… Certains le font même volontairement. Il suffit de visiter un bordel pour les trouver… à quoi bon le droguer à son insu ?

-Je crois que nous avons à parler… Mais pas ici…

Son regard se pose alors sur le rouquin qui se trouvait non loin. S'il tenait bien une hache dans ses mains, celle-ci ne coupait rien tout parce qu'il était occupé à les observer.

- Tu as toutes les raisons du monde de te sentir aussi mal, lui dit-elle en posant une main qui se voulait rassurante sur son épaule. Je te comprends et je suis désolée pour toi, parce que tu ne mérites pas ça… Mais cette histoire me semble encore plus étrange que tu ne peux l'imaginer…Tu peux me croire…

Mais comment en discuter sans nourrir de faux espoirs ? Aeryn coulait certes en savoir plus, mais pas si Théophile devait en pâtir... Et si tout ce qu'il avait vu était vrai ? Et si la drogue lui avait été donnée par sa femme ou par le noble qu'ils avaient tout deux rencontrés ce jour-là ? Et si ses supérieurs étaient au courant de tout ? Et s'ils avaient éloignés Théophile pour être sûr qu'il ne retrouve pas Alice ?

Était-ce seulement possible ?

Comme il était étrange de ressentir cette main ferme mais amicale sur son épaule. Comme il l’avait pressenti, la rouquine ne l’avait absolument pas jugé. Elle lui apportait un regard neuf et des pistes pour résoudre son problème, tout du moins tenter. Mais Théophile n’était pas sûr de pouvoir se sortir de ce cercle vicieux dans lequel il était empêtré. Et en y réfléchissant, ce n’était pas que cette étrange journée avec Alice qui ne tournait pas rond.

Ca avait commencé depuis plus longtemps, au moment où Soeur Darine lui avait fait croire qu’il était possible qu’il retrouve Alice et que tout redevienne comme avant. Conneries...Puis il y avait eut cette attaque surprise à la caserne, et la découverte de la branche des Purificateurs qui faisait des expériences sur des prisonniers. L’état de ces gens quand ils les avaient trouvés...Et puis c’était sans compter la mésaventure de ses protégés, Laura et Pierrick. Il pensait pouvoir enfin accomplir quelque chose, permettre à ces enfants de vivre en toute quiétude. Au lieu de cela, il les avait envoyés dans la gueule du loup, les obligeants à se cacher pour finir dans une horrible attaque, dont il ne connaissait pas les tenants et les aboutissants.

« Ce que j’en pense ? J’ai tenté de démêler tellement de fois ce qu’il s’est passé, avec tellement d’options, que je ne sais même plus ce qui est possible ou non. J’ai plus l’impression d’avoir été empoisonné que drogué si tu veux tout savoir. Parce que ce qu’ils appellent des drogues ne me rends pas malade à crever comme je l’ai été. »

Venait-il d’avouer à Aeryn qu’il avait déjà utilisé des produits que la morale réprimait ? Oui, c’était bien cela. Et il était trop tard pour reprendre ses mots. De toute façon il s’agissait bien du cadet de ses soucis actuellement. Même si nuancer ne pouvait pas faire de mal.

« Enfin, je n’ai jamais vu quelqu’un en bonne santé, être obligé de rester au lit parce que ces trucs lui auraient donné trop de fièvre pour en bouger. Pas pour ces raisons. »

A nouveau, un soupir passa ses lèvres. Le milicien n’aimait pas s’épancher sur ces quelques jours où son imprudence l’avait puni dans cet état. Cela lui rappelait bien trop ces jours où il avait été inconscient pendant que ses parents mourraient et que seul son frère avait été capable de s’occuper d’eux tous. Alaric...comment aurait-il pu montrer à son cadet ce qu’il lui était arrivé, alors qu’il était celui qui devait donner l’exemple ? Et puis il ne se sentait ni capable de lui parler d’Alice, ni de lui mentir. Théophile ne pouvait pas non plus répondre à son amie, elle qui avait des grands frères qui veillait à nouveau sur elle.

Même si son aide était précieuse, la jeune femme ne pouvait pas tout comprendre, et Théophile était un peu trop à fleur de peau pour aborder certains sujets. Ce qu’il arrivait à oublier par le passé, lui revenait aujourd’hui en pleine face.

« Ici...ailleurs...je ne peux pas me débarrasser de ma nounou. Les supérieurs ne l’accepteraient pas, et je ne suis pas sûr de le vouloir non. A foncer seul, tête baissée, je me suis retrouvé dans cette mouise, j’ai failli à mes devoirs les plus élémentaires. Je n’ai même pas pu protéger Laura et Pierrick, comme je me l’étais promis »

Le borgne releva la tête. Comment osait-il ruminer sur ses propres problèmes alors qu’il y avait des gens qui comptaient sur lui ? Alors que la jeune femme face à lui avait peut-être été aux portes de la mort ? Depuis quand était-il devenu si insensible et si égoïste ?

Plus sûr de lui, comme si ses états-d’âme précédents n’avaient jamais existés, comme si l’homme noyé dans l’auto-apitoiement avait été balayé d’un seul coup, Théophile fixa la mercenaire. Il n’y avait aucune cicatrice supplémentaire qui pouvait lui faire baisser l’estime d’elle-même, aucune brûlure qui aurait pu rosir sa peau de façon irrémédiable. Non, rien de tout cela. Ce qui ne voulait pas dire que les choses avaient été simples. Aeryn était une femme forte, douée dans ce qu’elle faisait. Tout le monde ne pouvait pas en dire de même, surtout que plusieurs morts avaient été déplorés de ce qu’on lui avait rapporté. Ses protégés auraient très bien pu en faire partie.

« Que s’est-il passé à Sombrebois ? »

Chaque réponse du milicien appelait cette même question : Que s'était-il réellement passé ?

Théophile avait toutefois raison sur un point, aucune drogue ne rendait malade. Tout du moins, pas ainsi, pas aussi longtemps… Il faudrait toutefois avoir l'avis d'un expert en ce domaine précis pour en être tout à fait certains. Aeryn n'y connaissait strictement rien. Elle avait certes déjà vu ses frères ivres, mais jamais drogués… et encore moins empoisonnés. D'ailleurs, bien naïvement, la jeune femme pensait que tous les poisons menaient forcément à la mort, mais peut-être n'était-ce finalement pas le cas.

Faisant de nouveau constat de sa propre ignorance, Aeryn ne put s'empêcher de soupirer. Comment pouvait-elle venir en aide à son ami avec des connaissances aussi minces ? Elle se sentait si inutile à présent que ses jambes lui semblaient faibles et fragiles. Peu accoutumée à ce genre d'émotions subtiles, Aeryn était loin d'imaginer que ce qu'elle ressentait à présent tenait de l'inquiétude voire même du stress. Son cœur battait fort dans sa poitrine et sa sueur se faisait froide…

Que s'était-il donc passé ? Est-ce que quelqu'un avait essayé de tuer Théophile ? Qui donc ? Un mari jaloux ? Un fils haineux ? Un noble guerrier ? Un collègue ? Sa propre épouse ? Où donc se trouvait la réalité ?

Incapable de tenir debout sur ses jambes flagellantes, la rouquine vint s'asseoir près du milicien. Gênée par ses émotions, elle préféra porter son regard au loin.

-Que s’est-il passé à Sombrebois ?

Aussi banale et légitime qu'elle était, la question lui fit pourtant l'effet d'un coup de poignard. S'il y avait une chose que la mercenaire rêvait d'oublier, c'était bien cet épisode précis de son existence. Tremblant de plus en plus, la jeune femme saisit sa propre main comme pour regagner un peu de consistance… Un peu de fierté aussi.

-Ce qu'il s'est passé… répéta-t-elle d'une voix chevrotante. Nous avons été attaqués par un ennemi plus effrayant encore que la Fange…un rictus amer vint brièvement illuminer le visage de la rouquine.

La vision de la femme aux cheveux de feu lui apparut alors. Une femme au visage pourtant familier… elle lui ressemblait tant tout en étant si différente. La fureur et la violence brillaient si ardemment dans ses yeux qu'Aeryn était bien incapable de se souvenir de leur véritable couleur. Et ce sourire… Comment l'oublier ?

-Tout s'est passé extrêmement vite à vrai dire… Ils ont fracassé les portes du bourg avant de fondre dans les rues… Nous les avons affrontés sur les marches du Temple… Enfin… Nous les avons plutôt retenu… Mais ils n'étaient pas seuls. Certains des leurs étaient dissimulés parmi les réfugiés.

Elle aurait bien voulu lui expliquer la chose plus en détails, mais les mots ne virent pas. Après tout, ses propres souvenirs restaient flous voire totalement obscure tant la jeune femme s'était lancée aveuglément dans la bataille.

-J'ai enchaîné les erreurs ce jour-là… Je n'ai pas réellement réfléchi… Sans l'intervention de Pat je serai probablement morte à l'heure qu'il est… Puis le prince s'est pointé comme un héros avec son armée pour tout balayer…Comme si notre présence n'avait finalement servi à rien.J'ai l'impression que tout cela n'a duré que le temps d'un battement de cils… Et, honnêtement, je ne me suis jamais sentie aussi inutile que ce jour-là.

Pressant ses mains l'une contre l'autre, la jeune femme sourit plus franchement avant d'ajouter :

-En réalité, j'ai vraiment réalisé mon inutilité ce jour-là.

Cette affirmation ne tenait point de l'annonciation d'une défaite ou d'une renonciation. Aeryn tenait à se battre encore et toujours même si pour cela la jeune femme se devait de changer d'arme." Le présent plutôt que le passé. L'avenir pouvait encore attendre un peu." La peur restait présente et tenait compagnie à ses doutes. C'était d'ailleurs pour cette raison que la jeune femme avait décidé de rester auprès de ses frères. Ces derniers vivaient tout simplement malgré leurs propres malheurs, leurs défaites et leurs craintes. Autant faire de même.

-Bon, lâcha-t-elle en de relevant . Puisque tu ne veux pas te débarrasser de ta nounou - Qui est la plus poilue qui m'aie été donnée de voir, cela dit en passant - je vais donc dîner seule. Tant pis…Je saurais me faire une raison, dit-elle en affichant un air taquin.

Il semblait évident que ce dont Théophile avait réellement besoin à présent était avant tout de se changer les idées. Ruminer le passé et alimenter ses interrogations ne servait à rien sinon à le torturer davantage. Pour l'aider, la jeune femme devait donc laisser ses propres questionnement de coté …

La question de Sombrebois amena une réaction inattendu chez Ryn. La voir s’asseoir, alors qu’elle avait l’air très bien debout quelques secondes auparavant était la preuve que ce qu’il allait entendre ne lui plairait pas. Rien que le ton qu’elle utilisa lui serra les tripes. Pleine d’émotion, peu assurée, ce n’était pas la femme forte qu’il connaissait. Même si il savait qu’elle aussi avait ses failles et ses faiblesses, jamais elle ne les avait montré aussi rapidement et aussi facilement. Le borgne le savait, seul quelque chose de particulièrement frappant pouvait ainsi la déstabiliser.

Ce n’était pas la Fange qui avait attaqué Sombrebois, mais des humains. Si ce qu’il avait vu précédemment ne l’avait pas suffisamment convaincu, Théophile était désormais assuré que l’homme était parfois bien plus cruel que les créatures des marais. Autant les fangeux étaient dénués de toute émotion et toute volonté propre, livrés à leur faim de la chair, autant les humains se distinguaient encore par leur conscience. Et certains s'en débarrassaient allègrement pour leur propre profit.

Ce n’est que lorsque la mercenaire se releva que le milicien prit conscience qu’il avait posé sa main sur celles jointes de la rouquine. Et c’est à ce moment-là qu’il se rendit compte des tremblements qui avaient possédé Aeryn alors qu’elle parlait de la bataille et qu’elle avait constaté son inutilité. Il ne pouvait pas la laisser partir ainsi, pas quand elle avait besoin d’un ami.

« Je crois que finalement j’ai bien faim aussi. Bart sera bien content de pouvoir arrêter de couper du bois après la garde. »

Quelque chose dans le regard de la rouquine interpelait l’archer. Quelque chose qui le ramenait à sa propre inutilité. Après tout, même si tout n’avait été qu’un songe, une chose était vraie : qu’avait-il fait jusqu’ici pour protéger la population ? Au lieu de tenter de combler le vide qu’avait laissé Alice par son absence, il aurait pu faire bien plus.
Par exemple, il aurait pu aider toutes ces jeunes recrues perdues dans un monde militaire qu’elles ne connaissaient pas. Il aurait aussi pu enquêter sur des phénomènes étranges qu’il rapprochait désormais à des actions sectaires. Tout comme il aurait pu s’engager à l’extérieur pour apporter de l’aide aux convoi ou aux villageois qui nourrissaient la grande ville. Tant de choses qu’il n’avait jamais faites, tant de temps perdu.

Pouvait-il toujours réparer ses manquements ? Pouvait-il récupérer la confiance de ses supérieurs ? Ce n’était pas en ressassant ses démons qu’il y arriverait. Peut-être qu’il avait été sensible à quoi qu’on lui ai donné car il se posait déjà beaucoup trop de questions avant le jour fatidique. Il était un soldat par les Trois ! Il devait se ressaisir et faire honneur à son serment !

L’archer se releva et tenta un sourire à son amie. A priori, il était toujours capable d’en faire, même si ce n’était ni le plus éclatant ni le plus sincère, c’était un début sur la route de la rédemption. Peut-être un jour tenterait-il de comprendre ce qu’il s’était passé, mais avant, il devait se concentrer sur le présent, sur ceux qui avaient besoin de lui. Et le Chaton qui avait perdu de sa fougue semblait être la première à qui il pourrait tendre la main.

Faisant un signe de la main à son camarade, le borgne suivit Aeryn vers la ville. Avant que Bart ou les frères Monclar ne se pointent, il se sentit obligé de nuancer ce qu’il avait entendu plus tôt.

« Tu sais Ryn, je ne sais pas ce qu’il s’est passé exactement là-bas, mais saches que tu n’es pas inutile. J’ai vu à plusieurs reprises que des gens comptaient sur toi pour les protéger, et c’est sans compter les fois où on a combattu ensemble. Mais je sais ce que tu ressens. C’est exactement ce que je pense de moi en ce moment. Grâce à toi, je viens de réaliser que ce n’est pas en m’apitoyant que je serais utile. J’ai perdu de vue ce qui me tenait à cœur mais je compte bien changer les choses. Je ne peux pas perdre ma vie et ce que je peux en faire pour un fantôme. »

Car, même si jamais elle était en vie, sa Douce ne serait plus la même. Cette Ambassadrice, qu’elle soit réelle ou non, prouvait à quel point quelqu’un pouvait changer. Lui-même, n’était-il pas différent du jeune idiot dont elle était tombée amoureuse ? Certainement. Théophile avait vu trop de choses pour être à jamais aussi innocent qu’il l’avait été. Désormais, c’était les conseils de son père qui semblaient être ce qui lui manquait le plus. Heureusement pour lui, Lionel Castaing avait été un homme comme on en fait peu et lui avait prodigué moult conseils pour être un homme bon. Ne tenait qu’au fils de les appliquer et de le rendre fier.

Maintenant qu’il se rendait compte de l’évidence, les choses n’étaient plus si douloureuses. Moins qu’elles ne l’avaient été depuis plus d’un mois.

« Alice me manque terriblement mais je dois continuer sans elle. Tout ce qui était à Estaing n’est plus. Et j’ai perdu trop de temps à me voiler la face. »

Même tenter de la récupérer avait été une fuite en avant pour ne pas se retrouver face à sa solitude et à sa propre impuissance face au destin. Il s’arrêta un instant et attrapa l’avant-bras de son amie pour être sûre qu’elle soit attentive à ses prochaines paroles.

« Et je suis désolé de t’en avoir voulu pour m’ouvrir les yeux. »

Cette fois son sourire était un peu plus réel, la nostalgie sur ses traits confirmant que c’était seulement Théophile, l’homme ayant tout perdu mais cherchant la rédemption qui se tenait devant Aeryn.

Voyant que sa manœuvre semblait fonctionner, l'ancienne mercenaire ne put réprimer un sourire. Ce fut donc sans attendre que la rouquine reprit le chemin du village. Il n'était peut-être pas encore l'heure de s'asseoir autour d'un repas, mais la jeune femme présentait qu'il valait mieux ne point attendre. Quelque part, elle craignait que Théophile ne change d'avis et qu'il s'en retourne à ses sombres pensées entrecoupées de coups de haches données à un tronc.

- Tu sais Ryn, je ne sais pas ce qu’il s’est passé exactement là-bas, mais saches que tu n’es pas inutile. J’ai vu à plusieurs reprises que des gens comptaient sur toi pour les protéger, et c’est sans compter les fois où on a combattu ensemble. Mais je sais ce que tu ressens. C’est exactement ce que je pense de moi en ce moment. Grâce à toi, je viens de réaliser que ce n’est pas en m’apitoyant que je serais utile. J’ai perdu de vue ce qui me tenait à cœur mais je compte bien changer les choses. Je ne peux pas perdre ma vie et ce que je peux en faire pour un fantôme. »

Si Aeryn l'avait écouté en silence, elle mourrait pourtant d'envie de lui répondre.

Elle aurait voulu lui dire que le fait de réaliser son inutilité à ce moment précis lui avait probablement sauvé la vie. Comme elle aurait également aimé lui parler de Mouette et de ce qu'elle lui avait permis de comprendre sur elle-même : elle ne voulait plus se battre. Être inutile pour les autres n'était pas nécessairement une mauvaise chose. Après tout, si certains s'étaient autrefois reposés sur elle ce n'était que parce qu'elle semblait tenir encore debout. Au fond, la rouquine pouvait aisément se comparer à une planche de bois éclaté après un naufrage. La planche a beau flotter et soutenir quelques naufragés, elle n'en reste pas moins fragile et instable. Il tient bon le temps nécessaire et puis… une fois les rescapés en sécurité, se retrouve oublié dans les flots obscurs.

Si l'on se reposait sur elle, ce pouvait être que pour de mauvaises raisons.

Elle avait donc pris la décision d'abandonner ce rôle sournois que l'on lui avait donné sans prendre la peine de lui demander son avis. Ne serait-ce que pour un temps… Peut-être déciderait-elle de retrouver les armes un jour, mais pour l'heure, la jeune femme éprouvait le besoin de se retrouver elle-même.

Théophile semblait avoir besoin de cela aussi, même s'il devrait s'y prendre autrement.

-
Alice me manque terriblement mais je dois continuer sans elle. Tout ce qui était à Estaing n’est plus. Et j’ai perdu trop de temps à me voiler la face.

Et elle lui manquerait chaque jour de sa vie et ce jusqu'à la fin de son existence. Cela semblait si évident. Après tout, il est tout bonnement impossible d'oublier une telle perte. D'oublier un être aimé à ce point….Aux yeux de Théophile, Alice resterait à jamais perchée sur un piédestal. C'était ainsi. Il devrait faire avec ce poids pour évoluer… Pour continuer à vivre tout bonnement.

Elle lui offrit un sourire contrit, légèrement pincé, mais pourtant plein de bienveillance. Et si le geste porté sur son avant bras l'a surpris, la jeune femme ne démontra rien.

- Et je suis désolé de t’en avoir voulu pour m’ouvrir les yeux.

-Tu n'as pas à être désolée pour ça, Théophile, rétorqua-t-elle avant de poser sa main sur celle du milicien. Un sourire taquin étira doucement ses lèvres. Après tout, je t'en veux toujours moi. Et je pense même que je t'en voudrai toute ma vie. Autant ne pas perdre de temps et te pardonner toi-même.

Elle retira aussitôt sa main pour mieux flatter le front du jeune homme avec une pichenette bien placée.

-Bien, profitons du fait que ta nounou soit retenue par les miennes et allons chercher de quoi manger à la taverne. Je suis d'humeur à manger dehors… Il fait un temps magnifique et … Par les Trois, je refuse de me montrer à l'auberge dans cette tenue ! Je suis certaine que la belle de Kaël a de quoi nous confectionner un petit panier de provisions… Qu'en penses-tu ?

Cette Aeryn qui le menait au village était bien plus apaisée que ce qu’il avait connu. Certes, les souvenirs de Sombrebois l’avaient secouée, il n’y avait aucun doute là-dessus. Mais dès qu’ils avaient laissé l’affaire de côté, le Chaton féroce avait laissé place à une jeune femme avec un sourire sincère. La pichenette elle par contre, contenait toujours la force de la mercenaire.

« Manger dehors ? Ma foi. J’ai déjà repéré un toit ou deux sur lesquels il est facile de grimper et qui ont un point de vue sympathique si ça te tente. »

Oui, ce toit sous un grand chêne, en bordure de palissade, offrait une vue imprenable sur le marais Ouest. Le borgne ne se lassait pas des hauteurs et des arbres. C’était dans son sang. Malgré le danger, il comprenait le choix des frères Monclar de rester ici. Marbrume était étouffant pour quiconque avait vécu au grand air. La famille de mercenaire avait bourlingué, et il avait dû être difficile pour Aeryn de se cantonner aux murs. Seule.

Alors qu’ils entrèrent dans l’auberge, la belle de Kaël les repéra immédiatement, et ils se dirigèrent vers elle. D’un sourire avenant, le milicien s’adressa à elle.

« Ryn m’a vanté vos talents. Pourriez-vous nous préparer quelque chose à emporter ? »

L'intéressée jeta un regard entendu à l’ex-mercenaire, comme si elle pensait que quelque chose d’autre que de l’amitié liait les deux clients face à elle, avant de disparaître pour aller préparer la commande. Théophile, lui, se contentait d’observer brièvement la salle, où plusieurs paires d'yeux s’étaient tournés vers eux. Il glissa doucement quelques mots à l’oreille de son amie.

« Je dois dire que ton frère est un homme de goût. J’ai déjà vu la damoiselle, elle est charmante et très gentille envers les clients. Ils forment un joli couple. As t-il prévu de la demander en mariage ? »

Vu l’âge de Kaël, il paraissait tout à fait sensé qu’il chercher à officialiser le plus rapidement possible si quelque chose se passait entre eux. Autant un veuf comme Théophile qui s’amusait était toléré, autant un homme célibataire ne le pouvait que bien plus difficilement. Et puis, les frères Monclar s’étaient établis ici depuis quelques temps apparemment, le borgne les voyait mal repartir ailleurs si ils ne l’avaient pas déjà fait. Mais qu’en était-il de Ryn ?

« Et toi ? Que comptes-tu faire ? Je pensais que les lames t’auraient rappelé. Sans compter que j’aimerais bien comprendre le mystère de cette robe. »

Il tourna la tête et lança un sourire taquin à son amie. Elle n’était pas obligée de se confier si elle ne le souhaitait pas, le borgne espérait qu’elle le savait. Mais désormais, le soldat avait l’impression que beaucoup de choses avaient changé. Beaucoup de ses certitudes s’étaient retrouvées ébranlées. Lui qui croyait profondément en la bonté de l’humanité malgré certains idiots finis, avait eut la preuve de la cruauté extrême dont l’homme était capable. Lui qui croyait en l’amour inflexible et éternel qui le liait à Alice, comprenait que sa disparition avait changé ce qu’ils croyaient éternel autrefois.

Peut-être n’avait-il pas assez pris soin d’elle ? Pourquoi avait-il mis autant de temps à se rendre compte des sentiments qu’il avait eut pour elle ? Ils auraient gagné plusieurs mois de bonheur...Pourquoi n’avait-il pas été assez fort pour l’empêcher d’aller dans ce foutu marais ? Pourquoi n’était-il pas retourner la chercher ? Que fallait-il qu’il fasse ?

Les sombres pensées n’étaient pas loin, tout aussi proche que la vision de sa femme. Les sentiments de bonheur qu’il avait ressenti par moment durant sa vision avaient ramenés trop de souvenirs heureux, savoir que tout ça était perdu à jamais...c’était douloureux, assez pour serrer ses tripes et rendre son regard terne.

Si Aeryn n'avait jamais aimé se retrouver enfermée entre quatre murs, ce fait s'était amplifié depuis quelques semaines. L'attaque de Sombrebois en était sans doute responsable, tout du moins en partie, car l'on ne pouvait mettre ce besoin viscéral de liberté sur le dos de ce seul événement. Au fond, la jeune femme avait passé sa vie entière en tant que prisonnière, d'une maison où elle restait seule la plupart du temps. D'une armure, parce que personne ne devait réaliser qu'il s'agissait là d'une fille. D'un lit où elle devait rester pour que ses blessures puissent guérir. D'une cité fortifiée dont elle ne devait absolument pas sortir. D'un travail qui lui collait à la peau comme la poisse du dos d'un assaillant. De sa colère, celle qui l'enserrait fermement depuis sa petite enfance… De sa culpabilité et de ses doutes… Toutes ces choses que la rouquine avait subi et dont elle ne voulait plus. Au fond, prendre un simple repas sous le ciel d'un village qui semblait ne connaître que la pluie, prenait alors des airs de renouveau… D'un repos bien mérité ou bien encore d'un répit.


-Manger dehors ? Ma foi. J’ai déjà repéré un toit ou deux sur lesquels il est facile de grimper et qui ont un point de vue sympathique si ça te tente, lui avait-il lancé après avoir entendu sa proposition.

Aeryn sourit joyeusement en opinant du chef. L'idée lui plaisait bien.

Depuis quelque temps, l'auberge du village ne semblait pas désemplir. Même à cette heure, des gens se trouvaient là. Ils ne mangeaient pas forcément, certains profitaient simplement des bancs pour faire une petite sieste avant de reprendre le travail.

Ryn observait tout ce petit monde en silence. Sans doute aurait-elle prononcé quelques remarques acerbes, les traitant de fainéants. Oui, autrefois, la rouquine se serait probablement montrée désagréable voire insultante envers ces pauvres étrangers… Aujourd'hui, la jeune femme se contentait de regarder sans ressentir le poids du jugement.

La jolie blonde se tenait derrière son comptoir. Son père se trouvait non loin et essuyait des chopes qui seraient bientôt remplies d'un liquide tiède et mousseux dont les gens du coin raffolait. La belle de Kaël les observait avec attention, les yeux brillants de questions qui ne seraient jamais prononcées. Après tout, si elle avait entendu parler de la petite sœur des Monclar, la jeune femme ne lui avait jamais réellement parlé. Nul doute que l'on ne lui avait pas dit que du bien à son sujet.

-Ryn m’a vanté vos talents. Pourriez-vous nous préparer quelque chose à emporter ?
-Oh ? s'étonna-t-elle tout en plongeant ses beaux yeux verts dans ceux de la mercenaire.

Oui, sans doute n'avait-elle pas entendue que de bonnes choses au sujet de la rouquine. Néanmoins, malgré son étonnement nullement dissimulé, la jolie blonde se mit à sourire.

-Je vais de ce pas vous préparer un panier, leur lança-t-elle à présent plus joyeuse que surprise, avant de disparaître.

Aeryn n'avait absolument pas remarqué le regard lancé par la jeune femme, pas plus que les yeux braqués sur eux.

- Je dois dire que ton frère est un homme de goût. J’ai déjà vu la damoiselle, elle est charmante et très gentille envers les clients. Ils forment un joli couple. As t-il prévu de la demander en mariage ?
souffla Théophile à son oreille.
-Sans doute, rétorqua-t-elle en haussant les épaules avant de se redresser pour lui répondre sur le même ton. Kaël n'a jamais été du genre à papillonner. Néanmoins…Je ne suis pas certaine que le mariage lui soit accordé dans son… état.

Aux yeux de tous, Kaël Monclar était un homme bien. Droit dans ses bottes, il se montrait sage, généreux et surtout respectueux. Le gendre idéal pour beaucoup. Malgré tout, la cicatrice qui marquait son bras risquait fort de lui porter préjudice. De cela, même s'il n'en parlait pas et qu'il n'en montrait rien, Kaël s'en inquiétait fortement. Après tout, il n'était que toléré ici et il devait faire bien des efforts pour être réellement accepté. La morsure et surtout ce qu'elle engendrerait à sa mort effrayait fortement.

- Et toi ? Que comptes-tu faire ? Je pensais que les lames t’auraient rappelé. Sans compter que j’aimerais bien comprendre le mystère de cette robe. lui demanda-t-il tout en lui offrant un sourire taquin.

-Je…Je ne suis pas sûre d'en faire encore partie, à vrai dire, soupira-t-elle. Je les ai abandonnés au pire moment et… Je crois qu'il me déteste.

Aeryn ne lui dirait certainement pas que si elle avait foncé tête baissée ce jour-là, c'était justement pour tenir la promesse qu'elle lui avait faite : protéger les enfants.

-Et… je ne suis pas sûre de vouloir y retourner non plus, ajouta-t-elle en souriant humblement. Je devrais peut-être rester ici et me marier… Faire des trucs de fille. J'en porte déjà la tenue, railla-t-elle et étirant sa robe avant de lui faire une courbette ridicule.

La jolie blonde revint à ce moment précis et, voyant l'ancienne mercenaire, elle ne put retenir un fou rire.

-Pardon… Je…Je ne voulais pas me moquer, pouffa-t-elle tout en leur tendant un panier fort bien garni. C'est juste que… Jamais je n'aurais imaginé te voir agir ainsi..

Autrefois, Ryn se serait probablement vexée. Autrefois, elle aurait quitté l'auberge en claquant la porte… Aujourd'hui, la rouquine sourit en rougissant, passant une main gênée sur sa coiffe.

-Moi non plus, à vrai dire, lança-t-elle. Gardons cela secret, si tu le veux bien.

- Évidemment, rétorqua la jolie blonde tout en lui faisant un clin d'œil.

Là-dessus, Ryn se retourna vers Théophile et, d'un geste de tête, l'invita à la suivre jusqu'à l'extérieur.

-En fait, la vie ici me paraît bien plus simple que tout ce que j'ai pu connaître auparavant… Je me dis que rester ici n'est pas si mal…

La réponse d’Aeryn sorti Théophile de ses pensées. Il était étonné d’entendre cette nouvelle concernant les lames. Et en même temps, il avait pu constater de ses propres yeux certaines dissonances quant à leur soi-disant camaraderie. Lorsque le Chaton s’était retrouvée mise à mal, ils l’avaient laissée seule, une mise à l’épreuve certes, mais en aucun cas, ils n’avaient cherché un quelconque moyen de fermer le clapet de l’idiot qui le méritait. Et puis durant la fin du convoi dont ils avaient partagé la défense, seul Braan et Théophile s’étaient inquiétés de la Rouquine alors qu’elle avait été blessée.

Ce qui laissait l’ancien soldat perplexe était surtout l’incertitude dans la voix de son amie. Elle n’avait pas du tout l’air sûre de son sort quant aux Lames. Et qu’ils la déteste n’étaient pas forcément le pire qui pouvait lui arriver...il en discuterait plus longuement avec elle lorsqu’ils seraient à l’abri des oreilles indiscrètes.

La mention des « trucs de filles » amena un léger rire chez le milicien. Entendre ses mots sortir de la bouche de Ryn, c’était tout à fait comique ! Sans que ce soit moqueur, il était tellement inattendu qu’elle puisse seulement y penser, qu’il était impossible de ne pas avoir un petit rictus. D’ailleurs, Théophile n’était pas le seul à montrer son étonnement, l’aubergiste fut elle aussi très surprise en revenant leur porter le panier.

Il laissa les deux femmes échanger quelques mot, profitant de ce moment pour attraper leur déjeuner puis poser quelques pièces pour régler le repas. Alors qu’ils s’éloignaient, laissant quelques rayons de soleil les réchauffer, le borgne réfléchissait à toutes ces informations qu’il venait d’entendre.

« Tu sais, tu as tout à fait le droit de choisir ta propre destinée. Tu as le droit de rester ici pour savoir ce que tu veux faire de ta vie. Mais assures-toi peut-être des intentions des Lames. Que ce soit dans l’armée du Roi ou dans la milice, la désertion est punie. Je ne sais pas ce qu’il en est chez les mercenaires, mais il ne faudrait pas qu’ils viennent te chercher pour te punir d’une quelconque manière. »

L’ancien soldat ne savait que trop bien ce qu’il se passait lorsque le couperet tombait. Une de ses missions, autrefois, avait été de débusquer et ramener un déserteur auprès des autorités ducales. Lui et ses camarades n’avaient pas été franchement ravis. Il est toujours difficile de livrer un homme qui avait partagé leurs valeurs. Pourquoi le soldat avait-il fuit ses responsabilités ? Il n’avait rien voulu en dire, pas aux hommes qui l’avaient débusqués en tout cas.

Leur destination se profilait face à eux. Proche de l’auberge, un bâtiment de bois avait été construit sur deux étages. Pour accéder au sommet, l’archer avait tout d’abords dû grimper sur un tas de caisse de bois, montant ainsi sur le chaume de la petite maison voisine. De là, il était suffisamment grand et musclé pour se hisser sur les hauteurs. Les deux amis pourraient se poser sur le rebord le plus proche des palissades, profitant d’une vue dégagée sur l’extérieur des murs et peut-être, le coucher du soleil.

En attendant, ils étaient toujours côte à côte dans la ruelle, et Théophile était plus que curieux de découvrir cette nouvelle Aeryn qui se dévoilait sous ses yeux.

« Qu’est-ce que tes frères et toi faites pour le moment ? J’ai vu que vous étiez venus sur le chantier. Mais à part ça, vous devez bien avoir une occupation pour gagner votre vie ? Tes frères ont-ils recrées une troupe de mercenariat? »

Le cas échéant, le Chaton aurait toujours la possibilité de reprendre les armes au besoin, tout en continuant sa quête d’elle-même. Les évènements avaient changé beaucoup de destinées. Encore une fois, tous se devaient de s’adapter à ce monde en changement permanent pour ne pas se retrouver laissé à l’abandon.

« Tu sais, tu as tout à fait le droit de choisir ta propre destinée. Tu as le droit de rester ici pour savoir ce que tu veux faire de ta vie. Mais assures-toi peut-être des intentions des Lames. Que ce soit dans l’armée du Roi ou dans la milice, la désertion est punie. Je ne sais pas ce qu’il en est chez les mercenaires, mais il ne faudrait pas qu’ils viennent te chercher pour te punir d’une quelconque manière. »

Voilà une chose à laquelle notre ancienne mercenaire n'avait point songé. Néanmoins, les Lames restait une organisation libre. Ce n'était pas une armée qui se devait de rendre des comptes au roi. En réalité, la compagnie fonctionnait un peu comme une boutique d'artisans. Les clients venaient passer une commande sous la forme d'un contrat et tous ces petits "travailleurs" œuvraient pour l'honorer au mieux. Par ailleurs, il était même plutôt aisé de s'en faire exclure promptement… Peut-être était-ce même le cas pour Ryn. Pat' ne lui avait rien dit mis à part : tu seras toujours la bienvenue chez nous.

-Une compagnie de mercenaire ne fonctionne pas de la même manière que la milice. C'est d'ailleurs pour cela que mon père a toujours refusé de s'engager. C'est une société privée et les membres ne sont tenus à un simple contrat que jusqu'à son exécution. J'ai honoré le mien. Je suis donc supposément libre. Néanmoins, s'ils tiennent à venir me chercher, qu'ils le fassent… Mais j'en doute.

En agissant aussi égoïstement ce jour-là, Aeryn ne les avait-elle pas suffisamment déçu ? Et que dire de la veille de l'attaque, quand la rouquine se battait comme une chiffonnière contre le prince héritier ? Certes, à ce moment-là, elle n'avait aucune idée de qui était réellement Clay, mais tout de même…

- Qu’est-ce que tes frères et toi faites pour le moment ? J’ai vu que vous étiez venus sur le chantier. Mais à part ça, vous devez bien avoir une occupation pour gagner votre vie ? Tes frères ont-ils recrées une troupe de mercenariat?

Elle secoua la tête.

-Ils aident, comme ils le peuvent. Actuellement, ils s'occupent de remettre sur pied une ruine. À côté de cela, Kaël aide les miliciens, plus particulièrement la nuit… Ivaad, quant à lui, panse encore ses plaies. Et moi… Disons que je cherche encore et toujours ma place. Je ne suis finalement là que depuis peu de temps.

Peut-être proposerait-elle son aide à l'auberge. Elle connaissait bien le travail pour avoir œuvré aux côtés de Geneviève.

-Je sais seulement que j'aspire à un réel changement dans ma vie. J'en ai assez de vivre en suivant les ordres de quelqu'un… J'en ai assez d'être coincée dans mon existence. Je vis sans réellement vivre depuis des années… depuis toujours. J'en ai marre de devoir prendre les armes … Je rêve simplement d'un peu de paix… Juste un peu… Est-ce vraiment trop demander ?

C'est un regard déterminé qui se posa alors sur le milicien, bien que les yeux de la jeune femme ne s'attardérent pas. Au lieu de quoi, elle s'empressa de grimper sur les caisses disposées par Théophile avant de se hisser en hauteur. D'en dessous, le borgne ne verrait rien hormis le pantalon de cuir dissimulé sous la robe de la rouquine. À l'évidence, cette tenue ne la mettait pas encore suffisamment à l'aise pour perdre ses vieilles habitudes.

-Bon, tu viens ? lui lança-t-elle depuis le toit avant de s'étirer comme l'aurait fait un chat au soleil.

Elle se baissa ensuite pour se saisir du panier afin que Théophile ait les mains libres pour grimper à son tour.

- Dépêche-toi, il fait beau… C'est rare, il faut en profiter.

Les Monclar se débrouillaient comme ils pouvaient, voilà ce qu’il en ressortait. Il était bon de savoir que Kaël et Ivaad avaient à coeur le destin de leur sœur. La première fois qu’il avait appris leur existence, il avait eut envie de leur casser la figure pour avoir laissé leur père faire d’une petite fille, un autre petit garçon. Mais après avoir rencontré Kaël, Théophile avait du se rendre à l’évidence, c’était pas un mauvais type, juste un fils soumis à la volonté d’un père tyrannique. Et aujourd’hui, les deux réparaient les erreurs du passé. Ce qui réussissait visiblement au Chaton, l’air farouchement déterminée à reprendre sa vie en main. Il était bon de savoir qu’elle ne prenait plus sa vie comme quelque chose sans valeur.

Mais le pantalon de cuir qu’il avait entrevu sous sa robe prouvait qu’elle n’était pas encore tout à fait prête à tout changer.

« Vous voilà bien pressée Damoiselle »

Théophile rit mais passa bien volontiers le panier à son amie pour grimper sur les hauteurs d’Usson. Comme lors de sa première visite, il était bien content de pouvoir observer la cime des arbres, mais aussi les fleurs colorées qui jonchaient le sous-bois marécageux ainsi que, si l’on observait bien, la petite faune. Que ce soit cet écureuil qui regardait curieusement les humains plus loin, ou la bergeronnette qui grattait le sol à la recherche de quelques insectes à se mettre sous le bec, ils étaient un spectacle rafraichissant qui était bien plus rare à Marbrume.

Le borgne installa leurs provisions près du bord du toit, laissant ses grandes guibolles pendre dans le vide. Ce n’était pas un problème pour lui, ni même quelque chose d’extraordinaire. Sans réfléchir plus, il fouina le panier pour vérifier ce qui y était contenu. A l’aide de sa dague, il coupa deux grosses tranches de la demi-miche qui leur avait été fournie. Puis il en donna une à sa compagne de dîner, ainsi que de la viande séchée. C’était un peu plus goûtu que leur repas habituel, ça ne pouvait pas faire de mal à leur moral.

« En parlant de vivre en paix, est-ce que tu en sais un peu plus sur l’endroit où sont Pierrick et Laura ? J’ai été très secoué de voir le traitement qui leur a été réservé à Sombrebois. Et je me dis que globalement les mordus n’ont pas vraiment d’échappatoire. A l’image de ce que tu me dis, tes frères sont tout juste tolérés. Je pensais qu’avec les annonces du Roi à ce sujet, les gens prendraient l’arrivée des mordus au Labret comme une aubaine, de la main d’œuvre supplémentaire pour nourrir le reste du royaume. Mais la peur est plus forte que tout. »

Le borgne mordit dans sa tranche et réfléchit en mâchant. Que pouvait-il faire pour eux depuis Marbrume ? Pas grand-chose à part les mettre à la porte, sans assurance qu’ils survivent au-delà.

« Ces gens ont déjà été suffisamment punis avec la morsure, j’ai du mal à entrevoir qu’on ne leur laisse pas une chance de vivre en paix. Pour beaucoup, ils perdent déjà tout quand on les bannis, alors pourquoi le Roi ne fait rien pour eux ? Alors qu’il suffirait de leur offrir un endroit où s’installer, un champ à cultiver, et tout le monde y serait gagnant. »

Un soupir passa les lèvres du milicien. Changer les mœurs n’était pas si facile, et lui, simple milicien n’avait aucune voix au chapitre. De ceci, il n’avait que très pu se confier. Mais Aeryn était quelqu’un avec du cœur et des principes justes, qui correspondaient plutôt bien aux siens. Après tout elle avait accepté assez facilement de convoyer les Lucet jusqu’ici. D’aileurs, Théophile ne l’avait toujours pas payée pour ce travail. Il allait falloir qu’il commence bien vite à rembourser sa dette, peut-être pourrait-il aller aider les Monclar sur quelques travaux une fois la palissade terminée. Il aurait sans doute encore un peu de temps avant de repartir vers Marbrume.