[Event] - [Terminé] - Demain dès l'aube

-Vous voilà bien pressée Damoiselle
-Damoiselle, pouffa-t-elle. Ne suis-je donc pas trop vieille pour être appelée ainsi ?

Récupérant le panier, Aeryn s'éloigna tout de même pour laisser suffisamment de place à Théophile pour grimper sans être gêné. Elle alla ensuite s'asseoir et prit une profonde inspiration. Ils n'étaient pas très haut, pourtant de là ils pouvaient sentir et apprécier une petite brise printanière. Cette dernière ne contenait point l'odeur putride de la mort et des marais… Non, elle ne sentait strictement rien et, aux yeux de la rouquine, c'était parfait.

Son regard se portait encore au point quand le milicien lui tendit un bout de pain et un morceau de viande séchée. Elle le remercia d'un hochement de temps et se prépara à savourer le calme et le silence tout en machouillant ses quelques vivres qui, une fois encore, n'avaient aucun goût.

-En parlant de vivre en paix, est-ce que tu en sais un peu plus sur l’endroit où sont Pierrick et Laura ? J’ai été très secoué de voir le traitement qui leur a été réservé à Sombrebois. Et je me dis que globalement les mordus n’ont pas vraiment d’échappatoire. A l’image de ce que tu me dis, tes frères sont tout juste tolérés. Je pensais qu’avec les annonces du Roi à ce sujet, les gens prendraient l’arrivée des mordus au Labret comme une aubaine, de la main d’œuvre supplémentaire pour nourrir le reste du royaume. Mais la peur est plus forte que tout.

-Je ne sais pas grand-chose non, si ce n'est ce que mes frères m'ont rapporté. Il ne s'agirait que de simples rumeurs mais… en y regardant de plus près, c'est peut-être vrai. On dit que la fille du comte aurait été mordue. Les villageois disent qu'elle ne venait pas souvent ici avant le couronnement… Pourtant, depuis ce jour, elle n'est pas retournée à Marbrume. Ils pensent donc que la demoiselle fait partie des "damnés". C'est le nom qu'ils ont donné aux mordus.

L'hypothèse des villageois semblait tout à fait cohérente. Après tout, la plupart des nobles avaient préféré la sécurité octroyée par les murs de la cité aux faibles barricades qui entouraient ces petits villages. Et puis, face à la Fange, tous les Hommes se trouvaient sur un pied d'égalité. Il n'y avait donc rien d'anormal à supposer que cette demoiselle avait été victime d'un redoutable accident qui la contraignait à rester à l'écart des siens.

-Les gens ont peur, personne ne peut leur en vouloir. On sait tous ce qui se produira lorsque mes frères perdront la vie à leur tour… Personne ne veut se trouver à leur côté lorsque cela se produira.

C'est aussi pour cela que Ryn avait bien du mal à envisager un mariage heureux pour son frère. Kaël n'avait jamais rien caché de son état. Tout le monde savait parfaitement ici que les fêtes Monclar portaient la marque des damnés et que, un jour ou l'autre, ils se changeraient en monstres.

- Ces gens ont déjà été suffisamment punis avec la morsure, j’ai du mal à entrevoir qu’on ne leur laisse pas une chance de vivre en paix. Pour beaucoup, ils perdent déjà tout quand on les bannis, alors pourquoi le Roi ne fait rien pour eux ? Alors qu’il suffirait de leur offrir un endroit où s’installer, un champ à cultiver, et tout le monde y serait gagnant.

-A dire vrai, je ne sais pas ce qui serait le mieux pour eux. On en sait encore bien trop peu sur leur état… S'ils peuvent réellement vivre une vie normale… ou fonder une famille, par exemple. Que donnerait un bébé de mordu ? Serait-il maudit lui aussi ? Je sais que Kaël se pose toutes ces questions lui aussi, même s'il n'en dit rien. Je le connais et je vois que tout cela le tracasse…

Et c'était aussi pour cela que Ryn se faisait aussi discrète. Elle ne voulait pas leur causer plus de problèmes en agissant comme à son habitude.

-Je pense aussi que, malgré tout, eux aussi sont effrayés. C'est probablement pour cela qu'ils font tout pour que je reste ici… En tout cas, ils ne font rien pour que je parte. Autrefois, ils m'auraient poussé à repartir à Marbrume pour y tenir mes engagements… Mais plus maintenant… Je pense que ça les rassure que je sois dans le coin… Tu sais, au cas où un malheur arrive et qu'il faille intervenir… Je n'ai pas vraiment envie de penser à ça, mais je sais que eux le font.

Un sourire amer étira alors ses lèvres tandis qu'elle mordit dans son morceau de pain. Ses yeux brillaient comme si une larme cherchait à se frayer un chemin sans pour autant y parvenir.

-Nous vivons dans une drôle d'époque hein… souffla-t-elle en désignant la forêt. Quand j'étais petite, je m'étais perdue dans ces bois… Pourtant, je n'avais pas peur parce que je savais que je ne craignais rien. Il me suffisait de rester où je me trouvais et quelqu'un allait forcément finir par me trouver pour me mettre en sécurité… Maintenant, le danger se trouve partout, jusque dans nos murs, il dort encore mais il empoisonne doucement les gens que l'on aime… Il attend simplement son heure. À présent, si l'on reste immobile, on meurt… En fait… Quoique l'on fasse, on va mourir.

Pierrick et Laura auraient trouvé refuge chez une noble mordue, et en soi, c’était plutôt rassurant. Elle ne les mettrait pas dehors pour leur condition, ça semblait assez improbable si elle les avait accepté ainsi. Sa petite protégée pourrait trouver un peu de paix pour se remettre de ses blessures physiques, mais surtout mentales. La jeune femme avait connu bien trop de mésaventures en peu de temps, désormais, elle devait trouver un peu de calme pour pouvoir avancer.

Les réflexions de Ryn étaient justes. On ne savait pas grand-chose sur les mordus, voire presque rien. Et n’étant pas lui-même directement touché, il lui était difficile de s’imaginer ce que pouvait réellement vivre ces gens. Les questions qu’ils pouvaient se poser, leurs doutes, toutes leurs souffrances. Non, il n’y avait pas pensé, et cela rendait la chose encore plus difficile à digérer. Savoir que l’on devait vivre avec l’idée qu’un jour on pourrait faire du mal à ceux que l’on aimait, ce devait être une sensation terrible. Et devoir s’assurer qu’on puisse nous en empêcher l’était tout autant.

Un frisson remonta le long de l’échine du borgne. Décidément, ses convictions étaient plutôt mise à mal ces jours-ci. Ne lui restait qu’une seule chose en laquelle il pouvait croire. Ses capacités de soldat et son serment dans lequel il avait juré de protéger les gens du royaume.

« Il n’empêche que j’aimerais pouvoir faire plus pour eux...plus que leur offrir cette vie d’incertitude. Il y a peu de temps, j’ai dû envoyer à l’extérieur de Marbrume une femme qui avait été faite prisonnière et avait subit des expériences de la part des Purificateurs. Je t’en avais parlé rapidement lorsque nous nous sommes vu à Balazuc. Elle n’avait ni choisit ce futur, ni les conséquences qui en ont découlé. La seule chose que j’ai pu lui offrir, c’est un convoi vers le Labret. Aujourd’hui je ne sais ni où elle se trouve, ni quelles sont ses perspectives. C’est assez rageant. »

Théophile soupira. Peut-etre devrait-il chercher Diane, histoire de s’assurer de son sort et d’apaiser sa conscience. Il savait que c’était le mieux pour tout le monde de la faire quitter les murs. Si elle se transformait en pleine ville...l’attaque de la caserne avait bien prouvé les dégâts que pouvaient faire les fangeux en huit clos. Sans parler du couronnement. Pour autant, il avait du mal à se satisfaire du peu qu’il avait fait.

« Comme tu le dis, c’est une drôle d’époque. Autrefois, mes seules inquiétudes étaient de savoir si mon village était en sécurité et savoir si Alice était heureuse. Aujourd’hui, tout est confus. Jusqu’à peu, je croyais que les choses étaient plutôt similaires à ce qu’elles étaient autrefois, qu’il suffisait de faire mon travail pour m’assurer de la quiétude de la majorité des gens. Mais je me suis aperçu que c’est le chaos et la peur qui règnent dès que l’on tourne le dos. »

A ses propres oreilles, l’archer était déprimant. Par les Trois, on aurait dit un vieux grincheux ! Il passa rageusement une main dans ses cheveux. Il fallait absolument qu’il se sorte de ce marasme. Son père lui aurait certainement foutu un sacré taquet en le voyant aussi autocentré dans son petit malheur. Dépité par son propre comportement, Théophile grogna un instant avant de claquer ses cuisses.

« Je ne peux pas laisser les choses ainsi ! Maintenant que je me rends compte du travail à accomplir, je ne peux pas me contenter d’observer et vaquer à mes petites occupations. Peut-être que je peux travailler à rendre à la milice ce qu’elle a perdu de l’armée. L’honneur, le devoir, la résilience, ce genre de trucs bateau que mon père me martelait et qui me sortait par les oreilles. »

Un rire résonna et le milicien croqua dans son bout de pain. C’est sûr que son père lui aurait secoué les puces depuis bien longtemps, ou aurait tenté en tous cas.

-Je pense que tu devrais déjà commencer par en faire plus pour toi, Théophile, lui dit-elle en souriant humblement. Regarde toi. Je veux dire… Si tes intentions envers les autres sont certainement très nobles, tu ne peux actuellement rien faire de plus…Pas maintenant, pas comme ça.

Les pensées de Ryn avaient beau aller très vite, il lui était bien souvent impossible de les transmettre correctement. C'était d'ailleurs comme cela que, la plupart du temps, elle vexait plus son interlocuteur qu'elle ne l'aidait réellement. De cela, la jeune femme en avait parfaitement conscience et si d'ordinaire elle se fichait bien de l'avis de la personne, ici il s'agissait d'un ami auquel elle tenait suffisamment pour craindre de le brusquer.

-Ce que je veux dire, Théophile, c'est que si tes idéaux sont parfaitement louables, actuellement tu ne peux rien faire de plus parce que tu prends le problème à l'envers. En réalité, en te faisant passer après tout le reste, tu cherches simplement à t'oublier toi et tes propres soucis. Et si tu veux être le héros de l'histoire, c'est justement pour ne pas voir ce qui fait de toi ton propre antagoniste.

Avait-elle été suffisamment claire ? Peut-être pas. Et si cela la dérangeait fortement, la jeune femme ne voyait pas comment l'exprimer autrement.

-Cela ne date pas d'hier. Tu l'as dit toi-même : autrefois, tu ne te souciais que de ton village et de ta femme… C'est le meilleur moyen de se rendre aveugle à tout et d'être efficace nulle part. En fait, il faut découper tes propos pour en comprendre le fond : si tu craignais pour la sécurité de ton village , tu craignais en réalité pour ta propre sécurité et celle des gens que tu aimes. Le "village" ne représente rien de plus, même si tu aimais beaucoup de personnes tu avais peur qu'ils disparaissent… Tout comme ta femme. Si elle n'était pas heureuse, si elle n'était pas en sécurité alors… Elle aurait disparu et tu te serais retrouvé seul…

Ce qui avait fini par arriver car, malgré tout, tous étaient impuissants face à la Fange et au chaos qu'elle avait emmené avec elle.

-Je pensais comme cela moi aussi, tu sais. Je voulais protéger tout le monde… Mais la vérité c'est que c'est la solitude et le manque du disparu qui m'effraient le plus. Quand nous mourrons, nous ne souffrons plus. Nous ne devrions pas nous soucier de cela… Ce que je veux dire c'est que ce qui est réellement effrayant dans tout cela c'est d'être celui qui reste… Et, à ce compte là, il est bon de se demander si la manière de nous battre contre tout ceci est réellement adaptée. Quoi qu'il arrive, le danger est toujours là. Nous risquons tous de mourir, à tout moment… Nous serons peut-être morts dans une heure…

Mais le problème, le vrai, cela qu'elle voulait décrire et exprimer n'était pas réellement celui-ci. Elle l'avait écouté énoncer des faits déprimants, les uns après les autres. Elle avait vu son humeur s'assombrir jusqu'à ce qu'il s'en aperçoive lui-même et qu'il ne s'administre un coup sur les cuisses… Et aux yeux d'Aeryn, tout cela était tout bonnement insupportable.

-Je pense que tu as parfaitement conscience de tout ceci et que tu es déjà très seul, Théophile. Tu le sais, tu ressens cette solitude et tu fais tout pour la faire taire… à ta manière. Avec des femmes… Avec ton travail… Mais quoique tu fasses tu as toujours aussi mal… Alors tu cherches d'autres alternatives … En faire plus, changer la mentalité de la milice… Aider toujours plus de monde…

Dans le panier, elle récupéra une bouteille d'hydromel et deux gobelets qu'elle remplit tout en parlant.

-Le problème, c'est que tu te noies en t'efforçant de te chasser toi-même, ajouta-t-elle en lui tendant l'un des gobelets. Je suis sûre que tu es capable de beaucoup de choses, Castaing. Tu es quelqu'un de bien et de volontaire… Mais actuellement, dans l'état où tu te trouves, tu ne peux pas faire grand-chose… Et puis, tu idéalises beaucoup l'armée… L'honneur a toujours manqué à énormément de soldats…Ils étaient nombreux à s'enrôler par devoir et non par choix...

Ah les choses allaient déjà mieux lorsqu’on avait un objectif en tête. Même la viande sèche était un peu plus savoureuse, alors que le soleil couchant venait se refléter dans la magnifique mèche cuivrée de son amie, qui avait réussie à s'échapper du triste voile. Il avait beau avoir vu ça plusieurs fois, il trouvait toujours aussi intriguant le camaïeu de couleurs qui s’exprimait avec les différentes sources de lumières. Les Trois leur accordaient la beauté de la nature, et la paix de ce moment, afin de mieux affronter les horreurs qui les attendaient demain. Ou peut-être même bien cette nuit.

Malheureusement, il semblerait que le moment soit trop beau dans ce monde cruel, pour durer aussi longtemps que le milicien ne l’aurait souhaité. Le discours de l’ex-mercenaire, à chaque mot décoché, ravivait les blessures de Théophile. Et il en voulait à Ryn de venir lui donner ces leçons. Tout autant qu’il détestait ce ressentiment.
Croyait-elle qu’il ne savait pas ? Croyait-elle qu’il n’avait pas pris conscience d’à quel point il était seul et d’à quel point il avait quasiment tout perdu ?

« Et qu’est-ce que tu me proposes Aeryn ? Qu’est-ce que je devrais faire d’après toi ? »

Les mots étaient inhabituellement secs et vindicatifs pour le borgne. Tout comme ce qui se passait derrière sa pupille ambre. La douleur, l’incertitude, autant de sentiments qui le tourmentaient depuis quelques semaines et avec lesquels il n’arrivait toujours pas à jongler. Et maintenant qu’il commençait à sortir la tête de l’eau, celle qui était son amie cherchait à le faire replonger ?!

« Me forcer à aimer une nouvelle femme parce que je me sens seul ? Laisser tomber tous ces gens parce que me battre contre la fange c’est un moyen de m’oublier moi-même ? Passer mon temps à me morfondre sur ce que ma vie est devenue parce que ça me donnerait une illumination sur ce que je dois faire ? »

Voulait-elle faire de lui un parasite ? Ou bien encore un de ces hommes qui promet monts et merveilles à une femme pour se jeter dans les bras d’une autre dès qu’il est lassé ? Non. Même si sa vie était un foutoir sans nom, il avait mieux été élevé que ça. Et il pouvait toujours être utile. Il pouvait protéger des gens qui n’étaient pas capables de le faire eux-même.

« Tu as peut-être trouvé un endroit pour prendre le temps pour réfléchir sur ton avenir Ryn, et j’en suis réellement heureux pour toi. Mais ne prends pas ton cas pour une généralité. Tout ce qu’il me reste c’est mon frère et mon serment. Et pour l’instant je ne peux pas me permettre de perdre l’un ou l’autre. Pas quand tout le reste est parti. Alors si tu trouves que c’est du déni, ou une sorte de fuite, c’est peut-être bien le cas. »

Buvant cul sec le verre d’hydromel, l’archer y cherchait peut-être un moyen de changer l’amertume de leur dernier échange. Malheureusement son estomac était toujours aussi serré malgré le passage du doux alcool.

« Mais c’est tout ce qu’il me reste. Et ce n’est pas parce que l’honneur ne fait pas parti de la vie de beaucoup de mes camarades que c’est irréversible. Je suis un soldat, c’est quelque chose de stable de ma vie, autant que le fait d’être borgne. Si je m’étais laissé abattre quand j’ai perdu mon œil, alors, je serais déjà probablement mort. Chacun sa façon de se remettre debout. La mienne c’est de me relever et de me battre. »

Et de continuer jusqu’à ce que les choses aillent mieux. Déjà, le fait de savoir qu’il ferait quelque chose, qu’il pourrait le faire malgré ses handicaps, et que ça mènerait à quelque chose de concret, c’était bien suffisant pour calmer ses démons. En ce moment même, il ne pensait plus à se défouler pour ne pas penser à Alice et aux questionnement que son étrange hallucination avait apporté. Non, Théo allait agir pour changer les choses. Faire de ce qui était devenu un quotidien difficile pour tous, retrouve un peu de sens chez certains. Et peut-être alors, sa propre vie retrouverait le sien.

La réaction de Théophile ne se fit guère attendre. Ses mots, pleins d'amertumes, virent s'écraser un à un, telle l'écume sur le visage d'un marin… Ou tel un crachat plein de hargne au visage d'une rouquine. Pourtant, à aucun moment Aeryn ne réagit pour se "défendre". Bien au contraire, elle restait silencieuse afin de lui permettre d'achever son attaque, encaissant le tout en restant immobile.

Après tout, n'avait-il pas besoin de cela ?

Évidemment, Théophile et Aeryn se trouvaient tout aussi différents que la Lune et le Soleil. C'était un fait que personne ne pourrait nier. Pas même notre ancienne mercenaire qui avaient pourtant tendance à se comparer aux autres, parfois même jusqu'à se dire que les autres pouvaient pourtant penser tout comme elle. C'était ce qu'elle s'était dit, justement .

Lorsque la rouquine vivait des moments désagréables voire pires, elle avait besoin de faire exploser sa colère. De préférence, sur un bouc émissaire suffisamment fort pour l'encaisser sans pour autant en venir à la détester après coup. Généralement, le pauvre bougre ainsi désigné n'était nul autre qu'Ivaad… Il acceptait ce rôle avec le sourire et se laissait cogner un temps, juste avant de rendre les coups pour permettre à sa sœur de creuser encore plus dans cette colère dévorante et douloureuse. Il frappait, là où ça faisait mal. Encore et encore, jusqu'à ce que la jeune femme soit enfin soulagée.

Oh, bien-sûr, Aeryn n'avait certainement pas le talent de son aîné. Quand bien même fusse-t-elle douée pour mettre les pieds dans le plat et vexer son prochain , elle ne savait pas creuser aussi loin qu'Ivaad… Simplement parce qu'elle savait reconnaître les limites et que blesser autrui ne lui plaisait pas tant que ça.

-Parce que tu crois que tomber amoureux et renoncer à tout ce que tu as encore serait réellement constructif, toi ? lui demanda-t-elle en arquant les sourcils.
Mais penses-tu réellement que ton existence ne tient qu'à cela ?Je ne cherche pas à te donner de leçon, Théophile. Je n'en ai ni le droit, ni la capacité. Je suis moi-même encore en train d'apprendre en essayant de panser mes plaies. Chacun fait comme il peut… Rarement ce qu'il veut comme il le veut. Regarde-moi, dit-elle en désignant la coiffe ridicule qui maintenaient prisonniers ses cheveux roux.

Elle la retira, secouant sa tignasse pour la libérer.

-Penses-tu réellement que ceci représente un progrès ?

Elle ouvrit la main pour laisser tomber le maudit tissu. L'instant aurait pu être théâtral si le vent soufflait ce jour-là. Néanmoins, puisque ce n'était point le cas, le fichu s'écrasa simplement sur le sol.

-Je ne prends pas mon cas pour une généralité. Si tout le monde était comme moi, ce monde serait probablement en train de brûler.Je pense simplement que pour se reconstruire et recoller les morceaux, il faut d'abord se briser. Le plus dur, c'est justement de le reconnaître sans se laisser aller aux lamentations, elle soupira, songeant à Alaric qui se montrait bien plus doué qu'elle pour les métaphores.

Il lui avait permis d'ouvrir les yeux et d'accepter l'aide des autres. Elle aurait tant aimé pouvoir s'exprimer ainsi. Elle aurait tant aimé apporter son aide à Théophile. Mais elle n'était pas Alaric. Elle n'était pas Ivaad non plus. Elle n'était qu'elle.

-Toi et moi, nous sommes différents. Nous n'avons pas vécu les mêmes choses. Nous ne nous sommes pas construits de la même manière. Pourtant, nous sommes humains, tous les deux. Nous avons nos forces et nos faiblesses même si ce ne sont pas les mêmes. Je ne cherche pas à t'enfoncer mais à t'aider, même si je suis bien trop maladroite pour cela.

Soupirant encore une fois, elle laissa retomber sa tête en arrière.

-Je suis une personne toxique…Que veux-tu… souffla-t-elle avant de pouffer. Bats-toi, alors… Mais bats-toi vraiment. Si tu as trouvé un objectif à atteindre, fonce… Je n'ai pas la moindre intention de te retenir. Pas si c'est ce dont tu as besoin pour être heureux.

Le sourire qui étirait ses lèvres à ce moment-là avait beau être empreint d'une certaine mélancolie, il n'en restait pas moins sincère.

-Ton frère et ton serment… Il ne te reste pourtant pas que ça… Après c'est sûr que si tu regardes avec le mauvais oeil, tu ne peux pas le voir. Mais bon…

Décidément le Chaton et lui continuaient de s’exprimer aussi maladroitement l’un que l’autre. Et Ryn avait bien défini les choses. Ils étaient différents, tant dans leur histoire que dans leur manière d’appréhender le monde. Pour autant, ils avaient des choses en commun, celles qui comptaient le plus pour lui. L’honneur, l’empathie, la bravoure, pour ne citer qu’eux. Alors, lorsque le voile s’écrasa au sol, il se senti beaucoup mieux. La crinière de son amie n’avait pas à être enfermée dans ce carcan, pas à ses yeux en tous cas. De toute façon, Théophile n’avait jamais vraiment adhéré à la plupart des restrictions que l’on obligeait les femmes à suivre car il n’en comprenait pas l’utilité.

Pour fêter la chute de ce bout de tissus, l’archer se resservi dans l’outre avant de compléter le verre de son amie. D’un sourire, il lui indiqua ce qu’il pensait de tout ça.

« Si tu ne veux pas mettre ce voile, ne le mets pas. Je veux dire… Tu n’as pas à changer toute celle que tu es pour te conformer à ce que les autres veulent de toi. C’est sûr qu’il faut parfois faire des concessions mais tu ne peux pas effacer complètement celle que tu es. »

Ryn ne pouvait pas effacer le feu qui brûlait en elle. Même si actuellement il s’agissait seulement d’une flammèche, un rien pouvait rallumer le brasier qui la caractérisait. Sans qu’elle n’en souffre. Car avoir du tempérament ne signifiait pas forcément être en guerre contre le monde. Le borgne le savait, la jeune femme avait bien plus à offrir que des coups. Elle avait seulement besoin de temps pour s’en rendre compte elle-même. Et il espérait pouvoir l’aider au même titre qu’elle l’avait fait pour lui.

« Tu n’es pas une personne toxique. Au risque de me répéter Damoiselle Monclar, vous êtes une femme belle, courageuse et que je suis fier de pouvoir appeler mon amie. Peu importe qu’elle mette des pantalons d’homme ou qu’elle se batte mieux que moi avec une épée. »

Sa pupille vive cherche une de celle de sa compagne de pique-nique. Au passage, il alla remettre en place une des mèches cuivrée rebelle.

« Personne ne peut enlever ce que tu as pu faire de bon. Tu ne t’en rends peut-être pas compte mais tu as protégé des gens parce que tu l’as voulu, et que sur le moment tu as trouvé que c’était la chose à faire sans te poser de question. Juste parce que toi tu le pouvais quand eux ne le pouvaient pas. Et ce n’est pas le genre d’attention que n’importe qui aurait. »

La rouquine n’était peut-être pas prête à entendre des compliments, à l’image de leur moment un peu trop intime lors de leur convoi commun, mais cela ne changeait en rien que c’était la vérité. Et, tout comme elle avait été honnête envers lui, il se devait de faire de même.
Sa main, qui était passé de la coiffure de Ryn à son épaule, serra légèrement cette dernière en guide de soutiens mais aussi en gage de sa sincérité.

« Et merci, pour cette discussion. Tout à l’heure encore, c’est la colère et l’incompréhension qui me guidaient. J’étais perdu. Maintenant, je pense avoir retrouvé mon chemin. Même si ce ne sera pas forcément facile tous les jours, je peux au moins avancer la tête haute. Et avoir une direction dans laquelle aller. »

Oh non, il ne serait pas facile d’oublier le fantôme d’Alice. Le soldat était tout à fait conscient que le soir, seul dans sa paillasse de milicien du rang, la solitude le rattraperait, tout autant que les regrets de ce qu’il avait raté. C’était sans parler de ce que la vie aurait pu être sans la fange. Même si il était tout à fait conscient qu’il n’était pas possible de changer le passé, Théophile ne pouvait parfois s’empêcher d’imaginer ce que serait sa vie à Estaing aujourd’hui. Serait-il père ? Serait-il un soldat que l’on envoyait guerroyer à l’autre bout du royaume afin de résoudre un conflit ? Serait-il … Tant de question auxquelles il s’imaginait les réponses et qui le ramenaient bien souvent à la seule vérité : tout ça n’était plus et ne serait jamais.

Mais, pour le moment, il était encore capable de repousser tout cela. Il pouvait profiter de la viande séchée, du pain, de la douce boisson qui accompagnaient ce moment suspendu entre deux combats, aux côtés de quelqu'un qu'il appréciait. L'archer était en cet instant bien plus chanceux que certains, alors, il était inutile de s'attarder sur ce qui pourrait l'accabler plus tard.

-« Si tu ne veux pas mettre ce voile, ne le mets pas. Je veux dire… Tu n’as pas à changer toute celle que tu es pour te conformer à ce que les autres veulent de toi. C’est sûr qu’il faut parfois faire des concessions mais tu ne peux pas effacer complètement celle que tu es. »
-Bof, souffla-t-elle en haussant les épaules. Même du je ne l'aime pas, ce truc a au moins l'avantage de me rendre invisible. C'est agréable parfois.

Un sourire étira ses lèvres tout en plongeant son regard dans le liquide doré qui remplissait son gobelet. Depuis son enfance, ses cheveux roux avaient toujours attiré l'animosité des autres, plus particulièrement des femmes qui la qualifiaient de "sorcière". Ivaad avait beau assurer qu'il ne s'agissait là que d'une sorte de jalousie, pour la jeune femme, ce genre de remarque était… épuisantes. Elle préférait largement que l'on critique son caractère ou sa manière de se vêtir. Contre cela, Ryn pouvait toujours se défendre en pointant du doigt sa personnalité… Mais que dire lorsqu'il s'agit d'une chose contre laquelle elle ne pouvait strictement rien hormis les recouvrir d'un voile ?

- Tu n’es pas une personne toxique. Au risque de me répéter Damoiselle Monclar, vous êtes une femme belle, courageuse et que je suis fier de pouvoir appeler mon amie. Peu importe qu’elle mette des pantalons d’homme ou qu’elle se batte mieux que moi avec une épée.

-Tu sais… Je crois que je préfère quand tu es en colère après moi, railla-t-elle pour chasser rapidement la gêne qui menaçait de devenir visible… Plus encore lorsque le milicien vint replacer l'une de ses mèches rebelles avant de poser sa main sur son épaule.

Mais ce fut la suite du discours du jeune homme qui vint achever tous ses efforts… Ses joues rosirent aussitôt.

- Je… j'ai… bafouilla-t-elle bêtement avant de venir flatter ses joues d'une baffe. Au moins, elles avaient une bonne raison d'être rouge maintenant. Je voulais simplement me battre… Juste ça. Enfin… C'était ça à l'origine, tu sais… Faire ce qu'il faut faire parce que c'est comme ça et pas autrement… Puis… Moi aussi j'ai perdu des proches. Je sais ce que ça fait… Je connais la douleur. Elle est insupportable… et injuste.

Son discours lui semblait si niais qu'elle préféra chasser le tout en vidant son verre en quelques gorgées. Se livrer ainsi lui faisait perdre le peu d'assurance qu'il lui restait et, évidemment, notre rouquine détestait cela. Alors le reste, les émotions qui l'avaient conduite à se battre, la jeune femme préféra les garder pour elle. Hors de question de perdre encore plus la face.

Il la remercia alors… Sans doute avait-il compris que Ryn cherchait simplement à le libérer de sa colère, quitte à la prendre pour elle. Il semblait d'ailleurs plus calme à présent, plus apaisé… Comme si de rien était. En guise de réponse, l'ancienne mercenaire se contenta de sourire avant de lui donner un coup d'épaule.

-Est-ce que je t'ai raconté la fois où je me suis battue comme une chiffonnière avec un prince ? lui dit-elle avant de remplir son verre. C'est arrivé à Sombrebois, juste avant l'attaque… Et, pour ma défense, à ce moment-là, je ne savais pas qu'il s'agissait du prince.

Elle lui raconta la suite. Évoquant le convoi qui l'avait conduit à Sombrebois et la discussion étrange qu'ils avaient eu, Clay et elle. Du rêve qu'il avait fait… Et du jeu auquel il avait voulu jouer. Jeu qui avait dérapé. Elle parla très brièvement de l'attaque, plus particulièrement de la bataille du temple et du fait que cette dernière fut brusquement stoppée par l'arrivée du prince et de son armée.

- C'est là que j'ai appris sa véritable identité… Les Lucets m'ont donné une excellente raison de fuir au plus vite.

Lui raconter cela n'avait nul autre but que celui de changer les idées du milicien avec une anecdote amusante. Il semblait évident que l'atmosphère pesante avait besoin d'être détendue.

-Mais je ne suis absolument pas ici pour me cacher.

Aussi étonnant que ce soit, le Chaton se mit à bafouiller. L’archer eut un sourire en la voyant ainsi perdre contenance. C’était tellement rare de la voir aussi gênée, sans savoir quoi répondre à ses compliments, qu’il avait bien l’intention d’en rajouter une petite couche. Après tout, les joues rougissantes lui allaient très bien et Théophile avait très très envie de les rendre cramoisi, et se rapprocher ainsi de la teinte de sa chevelure.

Mais alors qu’il était prêt à la taquiner, l’ex-mercenaire commença à lui raconter une histoire des plus étranges.

« Tu t’es battu avec un Prince ? On parle bien d’un des Princes du Roi, là ? »

Et en écoutant attentivement son récit, plusieurs choses le frappèrent. Tout d’abords, il eut sa réponse. C’était bien le Prince héritier dont elle faisait mention plus tôt, et quelque chose ne lui plaisait pas à propos de leur récit de voyage. Une moue, qu’on pouvait qualifier de boudeuse, se peignit sur ses traits lorsque la rouquine aborda la partie de la bagarre.

« Ce Prince est peut-être un homme d’honneur pour le peuple, il n’en reste pas moins que courtiser une jeune femme avec des excuses aussi bidons, c’est pas très correct. »

Avait-il saisi à quel point Ryn pouvait être une femme hors du commun ? Alors pourquoi tenter de lui faire miroiter son appréciation, quand il savait pertinemment qu’il ne pourrait jamais l’épouser ? C’était assez ignoble comme tromperie. Voilà pourquoi Théophile se tenait loin des nobles. Ces gens se plaisent de parler d’honneur à tout-va, sans pouvoir le respecter la moitié du temps. Cette histoire lui amenait une certaine colère, qu’il croyait avoir éteinte quelques minutes plus tôt, mais il la tut lorsqu’il écouta le reste du récit de son amie.

Ce qu’elle n’avait pu lui expliquer plus tôt, elle avait enfin réussi à le sortir. Et les choses étaient clairement catastrophiques. Tout, du début à la fin, était un enchaînement de mauvaise chance qui, bout-à-bout semblait un peu trop suspect.

« Tu m’avais déjà parlé de cadavres étranges lorsque nous nous sommes croisés à Balazuc, que vous aviez vu sur la route. Entre ça, un prince qui fait des rêves bizarres, une attaque sur Sombrebois alors qu’un membre de la famille royale, et même deux avec le Prince, sont présents...Ca fait quand même beaucoup. Pour couronner le tout, après cette attaque, le Roi prévoit de venir faire les jeux d’été ici, à Usson. Ca fait beaucoup d’évènements très étranges qui s’enchaînent... »

Sans compter son épisode avec Alice, qui pouvait être assimilé à ce qu’avait vécu son amie quelques semaines plus tôt. Alors qu’il finissait sa tranche de pain, l’archer réfléchissait à tout cela. Quelque chose se tramait, il l’avait senti avec cette histoire de sectaires. Ou peut-être n’ouvrait-il les yeux que maintenant ? Ce ne serait pas impossible...De toute façon, à l’heure actuelle il ne pouvait rien faire de plus qu’être vigilant. Sans compter qu’il ne voulait pas remettre tout ce fardeau sur les épaules de Ryn. Elle était ici pour trouver la paix, pas pour chercher les ennuis.

« Dans tous les cas, nous devons déjà survivre jusqu’à demain ! Se bagarrer avec le Prince, c'était peut-être pas la meilleure idée pour y arriver ! Et... »

Alors qu’il tentait d’alléger à son tour l’atmosphère, un grand barouf vint à leurs oreilles. Suspendant ses geste, Théophile tourna la tête pour tenter de déterminer l’origine des bruits. Les yeux dans le vague, les sourcils froncés, il se concentrait uniquement sur son ouïe fine pour tenter de comprendre ce qu’il se passait. Heureusement pour lui, le premier son fut suivi d’autres, bien que moins puissants. Ce fut cependant suffisant pour qu’après avoir capté les bruits de plusieurs positions, il puisse en déterminer la direction. Et le résultat ne lui plaisait pas du tout.

« Ca vient de la direction de l’auberge ! »

Ce n’était peut-être rien de grave. Un ouvrier imprudent, une dispute qui dégénérait, mais avoir discuté des étranges coïncidences qui peuplaient les dernières grandes catastrophes le rendait peut-être un poil paranoïaque. Sa pupille ambre se tourna vers l’ex-mercenaire, alors que son corps était tendu, prêt à foncer vers le possible problème. Il ne pouvait pas lui imposer de le suivre, mais d’un autre côté, son instinct ne pouvait se faire au fait qu’Aeryn avait déposé les armes.

Jet de dés:

« Ce Prince est peut-être un homme d’honneur pour le peuple, il n’en reste pas moins que courtiser une jeune femme avec des excuses aussi bidons, c’est pas très correct. »
-Je ne pense pas qu'il essayait de me courtiser, dit-elle, pensive. Et puis… Tu sais…Je ne suis pas vraiment le genre de femme que l'on courtise, surtout quand j'ai une lame à la main, railla-t-elle en songeant que cogner un prince était une drôle de manière de l'éconduire… Drôle mais efficace puisqu'il n'avait nullement essayé de la revoir après ça.

Néanmoins, ce qui préoccupait réellement Théophile dans cette histoire ressemblait plutôt à un complot. A dire vrai, la succession des évènements était en tout point étrange… Mais de là à envisager une telle chose alors que le monde entier était étrange… Cela faisait tout de même beaucoup trop, même pour quelqu'un d'aussi paranoïaque que Ryn.

-Non, souffla-t-elle en balayant d'un geste de main les suppositions de son ami.Il est vrai que tout cela est étrange, mais avouons-le, il n'y a plus rien de vraiment normal de nos jours. Il s'est passé tant de choses ces derniers mois, il n'y a rien d'étonnant à ce que le roi cherche à remonter le moral du peuple.

Voir Théophile aussi sérieux ne lui plaisait guère… Plus particulièrement quand elle avait essayé de le distraire de sa méchante humeur avec une histoire vraie, mais suffisamment farfelue pour être drôle… Dommage.

-Dans tous les cas, nous devons déjà survivre jusqu’à demain ! Se bagarrer avec le Prince, c'était peut-être pas la meilleure idée pour y arriver ! Et...

Et quoi ?

La suite, Aeryn ne la connaitrait jamais. Un bruit étrange les interrompit… Un bruit qui fut aussitôt suivi par d'autres.

La rouquine soupira…

- Ça vient de la direction de l’auberge !

Cela ne voulait dire qu'une seule chose : ils se devaient d'aller voir ce qu'il s'y tramait. Soupirant, encore, la jeune femme s'empressa de rassembler leurs affaires pour mieux les enfouir dans le panier. Elle y trouva un couteau, celui qui devait normalement servir à couper du fromage. La jeune femme l'attacha à sa ceinture avant de lancer au milicien :

-Et bien… Allons voir…

La paix ne serait probablement pas pour tout de suite.

Lorsque la rouquine se releva puis se mit à chercher un couteau dans le panier en guide d’arme, Théophile réalisa qu’ils n’étaient pas en position de se battre si besoin. Lui, peut-être, mais Ryn, avec sa robe, sa petite lame, ne la mettait-il pas en danger ? Le borgne se releva et entoura délicatement le poignet de son amie avec sa main. Même si il se sentait le devoir de s’assurer que tout allait bien, il était tout aussi important de s’assurer de la sécurité de ce qu’il avait à portée.

« On est pas obligé d’y aller tu sais, le bruit doit avoir rameuté tout le village. D’autres y seront avant nous. »

Et puis, si il repensait aux mots de Ryn, peut-être était-il devenu trop paranoïaque. Décidément, il fallait qu’il retrouve ses esprits, les choses ne pouvaient pas durer éternellement ainsi. Des choses étranges se passaient tous les jours. Il devait juste accepter cet état de fait et s’y adapter continuellement, même si ce n’était pas forcément aisé. La Fange avait bouleversé leur monde, et ce qu’il y avait de plus abject en l’homme avait fait son chemin en naviguant sur la misère.

Alors autant tenter de retrouver le plaisir des moments volés comme celui-ci.

« Et c’est pas souvent que nous avons l’occasion de pique-niquer sur les toits au coucher du soleil. »

Son pouce caressa doucement l’intérieur du poignet de l’ex-mercenaire, manœuvre inconsciente pour la faire plier. Si cela n’était pas suffisant, peut-être que son sourire joueur et son regard malicieux la convaincrait.

Le vent s’engouffra entre eux avec une faible bourrasque tiède, comme si les Trois eux-même tentaient de leur faire passer une message. Mais lequel ? Celui de profiter des la beauté de la nature qu’ils avaient crée ? Celui de ne pas se rendre au coeur du danger ? Ou au contraire d’aller porter secours aux habitants du village ? Les Dieux étaient bien imprévisibles dans leurs signes et leurs plans. Quiconque tentait d’en tirer quelque chose sans être averti ne ferait qu’aller au-devant de nombreux périls.

-On est pas obligé d’y aller tu sais, le bruit doit avoir rameuté tout le village. D’autres y seront avant nous, lui dit-il tout en se saisissant doucement du poignet de la jeune femme qui l'observait les yeux ronds, surprise par ce revirement de situation.

N'avait-il pas envie de voir ce qu'il se tramait ? N'était-il pas inquiet ou au moins curieux de savoir ce qui avait pu provoquer un tel bruit ?
À dire vrai, Aeryn n'éprouvait pas la moindre envie de quitter ce toit. Et puis… Usson était actuellement envahi par des miliciens et de mercenaires qui pouvaient très bien se débrouiller sans eux. Alors… Pourquoi s'en faire ?

-Et c’est pas souvent que nous avons l’occasion de pique-niquer sur les toits au coucher du soleil.

Le toucher délicat sur son poignet attira le regard de la rouquine… Elle aurait pu le repousser facilement, ou encore retirer simplement son bras pour le faire cesser. Pourtant, alors même qu'elle détestait que l'on la touche, Aeryn ne fit rien du tout et se contenta de plonger son regard dans celui du borgne…

-Sais-tu seulement ce que tu veux ? lui demanda-t-elle, le sourcil arqué et le sourire aux lèvres. Je te croyais à bondir, sans armes, pour aller sauver la veuve et l'orphelin… Et maintenant, tu te dégonfles…

L'air taquin qu'elle affichait ne laissait aucune place au doute. Elle s'amusait, autant de la situation que de la réaction du milicien.

-Et puis, bon… tu as raison. Nous ne sommes pas obligés de sauver tout le monde … et tout le temps, dit-elle tout en venant, à son tour, replacer l'une des mèches rebelles, poussée par la brise sur le front détendu de Théophile. Nous aussi, nous avons bien le droit de faire une pause.

La mèche avait retrouvé sa place, pourtant la main de Ryn semblait s'attarder près du visage du milicien. Elle l'observait, se demandant si elle pouvait le toucher… Un peu… Juste un petit peu… Puis se souvenant du dernier moment, celui où ils avaient frôlé le drame et surtout de la dispute qui vint ensuite, la demoiselle préféra laisser tomber. Ses mains, elle les plaça finalement sur ses genoux repliés, portant alors son regard vers l'horizon.

-Le temps passe vite, malgré tout… Le soleil ne va pas tarder à se coucher.

Le stratagème avait eut l’air de fonctionner. Le Chaton s’était détournée de l’idée d’aller se battre avec son couteau et sa belle gueule. Encore une fois, les rôles s’étaient inversés puisque c’est elle qui se moqua de lui, de son inconstance. Pour le coup, elle avait bien raison, il lui était difficile d’afficher son air mutin et ses pitreries quant il n’était plus vraiment aussi sûr de lui, qu’il l’était quelques jours auparavant. Retrouver une activité normale, reprendre ses objectifs, il devait...

Que faisait les mains de Ryn, là, exactement ?

Comment s’étaient-ils retrouvés assis ? Théophile n’en savait rien. Tout ce dont il était capable de se souvenir de ces dernières secondes était de la chaleur des doigts d’Aeryn sur sa peau. Les frissons qui descendaient le long de son dos, il les connaissait fort bien. Tout comme le réconfort que ce simple geste de compassion amenait à sa suite. Une femme était là pour lui, pour le soutenir, pour partager un instant son fardeau mais aussi de cet instant rare. Pourquoi les yeux d’Aeryn lui semblaient plus intenses en cet instant ? Qu’essayaient-ils de lui transmettre ? Pourquoi lui paraissaient-ils poser une question muette ? Cette autorisation, il la lui avait donné il y a longtemps, et ce qu’elle impliquait, accélérait les battements de son cœur. Sa respiration était moins calme. Son iris unique tentait de sonder les tréfonds de l’âme de la femme face à lui, pour y chercher des réponses.

Elle mérite l’amour

Ryn méritait de connaître une vie où elle pourrait vivre paisiblement, un homme prenant soin d’elle chaque jour que les Trois faisaient. Elle lui casserait les pieds à chaque fois qu’il tenterait de lui faire remettre cette robe affreuse, et il lui susurrerait à quel point elle est une femme incroyable.

« Ne joue pas à un jeu où tu pourrais te brûler, Ryn. Pas quand tu es en passe d’avoir une vie normale. »

Pas quand tout ce qu’il avait à offrir, c’était ce lui si perdu. Ce lui qui avait des marches à grimper avant de retrouver celui qu’il était réellement. Comme il le lui avait indiqué, son serment, son honneur, étaient les rares choses auxquelles il pouvait se raccrocher. Mais face à la tentation de sentir de l’affection, il n’était pas sûr de rester noble d’esprit bien longtemps. Cela faisait bien trop longtemps qu’il n’avait pas ressenti cette présence apaisante de quelqu’un qui était là pour lui, qui l’estimait et qui connaissait aussi bien ses bons côtés que ses failles. Le départ définitif d’Alice dans son esprit avait rendu ce manque encore plus flagrant.

Alors, pour leur bien à tous les deux, il devait l’éloigner, même alors que ses mains le démangeaient de se glisser dans ces mèches cuivrées, qui le narguait depuis si longtemps. Lui, il n’avait pour l’instant pas la force de faire quelques pas en arrière de sa propre volonté.

– Ne joue pas à un jeu où tu pourrais te brûler, Ryn. Pas quand tu es en passe d’avoir une vie normale.

– Un jeu ? répéta-t-elle, interdite, cherchant à comprendre ce que Théophile essayait de lui dire.

Qu'est-ce qu'un jeu pour lui ? Plus particulièrement un jeu dangereux où elle encourrait le risque de se brûler ? Devrait-elle en avoir peur ? Probablement… Mais que voulait-il dire au juste ? Qu'avait-elle fait pour l'amener à prononcer pareille métaphore ?

Tu l'as touché.

– Oh ! Je vois ! Tu essaies de me repousser en me faisait peur, c'est ça ? lui demanda-t-elle avant d'éclater de rire. Tu sais, il y a des milliers de façons de faire, toutes plus directes. Tu as déjà fait mieux, autrefois.

En disant cela, la jeune femme évoquait leur "discussion" au lendemain du drame. Chacune de leur rencontre finissait mal. C'était ainsi, un fait inéluctable qui aurait dû les pousser à se tenir loin de l'autre et, pourtant, ils finissaient toujours par se recroiser… Revenant, sans cesse, au point de départ comme si, finalement, il s'agissait là d'une nouvelle chance pour tous les deux. Cela n'impliquait pas forcément de l'amour, ou encore du désir. Peut-être n'était-ce simplement pour leur permettre de construire une réelle amitié que les Dieux n'avaient de cesse de les placer, tous deux, sur la même route.

– Répète après moi : "Tu ne me plais pas, Ryn, je veux seulement être ton ami." C'est facile, vas-y. Les choses seront claires, autant pour toi que pour moi et alors, à ce moment-là, je prendrais mes distances… Ou alors, si tu ne le peux pas parce que tu n'en as pas envie ou que ce n'est pas ce que tu penses, dis-le. Fais quelque chose, mais soit clair.

Là où Théophile essayait désespérément de résister à ses instincts, lui qui avait besoin plus que jamais de cette douceur, Aeryn le prenait à la rigolade. Comme si ce n’était qu’un jeu à ses eyux, confirmant son avertissement.

« Tu crois que c’est si facile que ça ? »

Puisqu’elle évoquait leur fameux moment de dérapage, comment pouvait-elle croire qu’il la trouvait repoussante ? L’aurait-il touché ou même embrassé si c’était le cas ? Comment pouvait-elle le croire ?

« Tu me plais Ryn, beaucoup. Je te l’ai déjà dis, plusieurs fois. Si il faut que je le répéte, je le ferais encore. »

Pour appuyer ses dires, le borgne récupéra la main de son amie, qu’il avait autant voulu voir s’éloigner que s’approcher. Il la posa sur sa mâchoire, près de l’endroit où elle l’avait laissé s’attarder un peu plus tôt. Même caleuse, sa senestre était toujours aussi chaleureuse. Plus petite que la sienne, toujours présente sur celle de Ryn, elle était à des proportions toutes féminines. Et bien qu’elle ne le voit pas elle-même, Aeryn restait une jeune femme tout à fait désirable. Le regard de Théo ne pouvait que s’attendrir en cet instant, alors qu’il gravait une fois de plus les détails des pupilles azur dans son âme.

« Mais Ryn, si je me laisse aller à ce que ces gestes supposent, tu perds tes chances de te marier, d’avoir cette fameuse vie pour laquelle tu es en train de te battre d’une nouvelle manière. Alors non, je ne peux pas dire que tu ne me plais pas. Ce serait mentir, et j’ai été mieux élevé que ça. Mais je ne peux pas t’offrir cette vie. Je ne peux pas t’offrir une maison dans ce village qui serait la nôtre, je ne peux pas t’offrir de te retrouver tous les soirs pour partager notre repas, je ne peux pas t’offrir l’assurance de rentrer en vie alors que mon serment m’envoie au-devant du danger. »

Il savait qu’il serait un bien piètre mari, encore plus dans cet état d’attente dans lequel il se trouvait en ce moment. Déjà qu’il n’avait pas su protéger celle qu’il avait juré de garder à l’abri des dangers et de la souffrance, comment pourrait-il un jour imposer ça à une autre ? Surtout quand il s’apprêtait à s’engager d’autant plus pour relever les torts de certains de ses camarades.
Le Chaton avait peur de l’abandon, volontaire ou non, et Théophile était dans la partie de la population la plus à-même de mourir. Il l’a blesserait, volontairement ou non. Bien qu’il semblait assez doué pour le faire dans tous les cas. Quoi qu’il fasse, quoi qu’il dise, elle avait décidé de le prendre pour un plaisantin. Après tout, l’ex-mercenaire lui avait déjà indiqué ce qu’elle pensait de son amour de la chair, et qu’elle n’avait pas envie de faire partie de sa longue liste de conquêtes.

« Je te semble peut-être inconstant, et tu ne crois sans doute pas à mes mots parce que tu me vois aller avec des femmes sans penser à toutes ces choses. Mais c’est parce que elles, elles ont déjà eut tout ça, elles ont déjà eut cette vie maritale. Elles ne cherchent aucune de ces promesses parce qu’elles l’ont déjà connu. Mais Ryn, toi qui a encore toutes tes chances de vivre heureuse avec un homme, je serais un salaud de profiter de ta confiance. Et puis, si j’en venais à réellement te blesser, je m’en voudrais énormément ? »

Ses doigts se crispèrent un instant sur ceux de son ami, espérant qu’elle comprendrait qu’il était sérieux.

– Tu crois que c’est si facile que ça ?


"Oui, ça l'est", songea-t-elle sans pourtant oser le formuler à voix haute pour ne pas le brusquer davantage.

Mais pour elle, c'était pourtant simple … Tout paraissait plus simple depuis qu'elle avait enfin ouvert les yeux.

Elle lui plaisait… Non, ça, elle ne le savait pas, même s'il lui avait dit maintes fois qu'elle était belle… Pour la rouquine, la beauté n'avait pas la moindre importance. Être plaisante au regard ne signifiait pas "plaire" tel qu'elle l'entendait. Pas pour elle en tout cas.
Il prit alors sa main pour la poser contre sa joue, près de ses lèvres. La jeune femme observait sans rien dire. Elle l'écoutait très attentivement dans l'espoir de mieux le comprendre.

Et le voilà parti dans un long monologue où, sans le vouloir, il passait totalement à côté de la vérité. Il parlait de mariage, sans doute amoureux… De cela, elle s'en fichait. Si elle devait un jour se marier, ce ne serait que par confort ou par devoir mais certainement pas par amour. La vie qu'elle espérait vivre un jour, ce n'était pas celle-ci… Il le savait pourtant, ne lui avait-elle pas déjà dit ?

Mais pour autant, elle le laissa finir. Et quand il se tut enfin, la belle put alors dire ce qu'elle pensait vraiment.

–Théo… De toi, je n'attends rien de tout cela. Pas plus que je ne l'attends de quiconque. Je parlais de mariage tout à l' heure, mais j'étais certaine que tu avais compris qu'il ne s'agissait-là que d'une plaisanterie stupide, dit-elle en souriant.
La vie dont je rêve, ce n'est certainement pas celle d'une épouse cloîtrée chez elle avec ses enfants attendant que son époux daigne enfin rentrer à la maison. Je ne suis pas douée pour cela… Je n'ai pas envie de ça…

Elle laissa sa main glisser le long de la joue du milicien… Une caresse, sans nul doute.

– Je veux vivre… Simplement… Vivre comme je l'entends sans avoir de compte à rendre à personne… Et puis, si un jour je tombe sur un homme qui se dit amoureux , j'ose espérer qu'il accepte mon histoire, mon passé, mes expériences… Qu'il m'accepte moi, telle que je suis...Sans quoi cela signifierait simplement qu'il ne m'aime pas vraiment. Je doute fort que cela arrive un jour cependant.

Il avait peur de la blesser, volontairement ou non…

– Théo… Peux-tu seulement me dire de quoi demain sera fait ? Peux-tu me promettre que je survivrais suffisamment longtemps rêver de toutes ces choses que tu as cité ? Je ne te juge pas le moins du monde et je suis désolée de l'avoir fait… Et si tu as peur de me blesser, tâche de ne pas oublier que… Moi aussi, je peux te blesser aussi.

Elle lui sourit, serrant sa main à son tour.

– Je te promets de ne jamais t'attendre pour manger mon repas. Je mange quand j'ai faim et je me fiche de manger seule. Je te promets de te soutenir même quand je ne suis pas d'accord avec toi…C'est-à-dire la plupart du temps…Je te promets de t'écouter lorsque tu en auras besoin, si tu en fais de même… C'est absolument tout ce que je peux te promettre.

Puis elle se redressa, non pas pour se lever mais seulement pour se rapprocher suffisamment pour pouvoir coller son front à celui du milicien.

– Et si demain… Tout était fini, que voudrais-tu faire à présent ? Moi… je le sais…

Et, sans attendre de réponse,elle posa délicatement ses lèvres sur celles de Théophile.