Forcer la chance ou la laisser faire [Finn - Terminé]

L'idée d'imaginer Ilhanne en jeune femme beaucoup plus sociable ne fut pas aussi difficile que ce que Finn aurait cru, bien qu'il se douta qu'un surplus de monde autour d'elle devait lui donner envie de s'isoler. Lui-même avait grandit dans un village et, bien que celui-ci fut prospère, son arrivée au sein de la Cité et l'agitation qui y régnait lui avait donné le vertige et il avait été fort tenté de rebrousser chemin, retourner au calme auprès de ceux qu'il connaissait. Et à l'heure actuelle il ne serait sans doute plus. Au lieu de cela il avait persévéré et s'était découvert un talent naturel pour fréquenter -de loin- quantité de gens divers et variés, bien qu'à l'heure actuelle il demeura au sein d'un groupe restreint, chose qui le contentait parfaitement. Mangeant sa pomme avec appétit, le Mercenaire sembla visiblement se détendre et sourit pour de bon avec un calme serein, se plongeant dans le court récit en imaginant là encore sans difficulté les deux jeunes filles refaisant le monde dans de folles aventures. N'avait-il pas lui-même été ainsi pendant une courte période ? Tout un chacun devait un jour éprouver ce désir de découvrir un autre cadre que celui de son existence et c'était là une curiosité aussi naturelle que risquée.

- Même sans tout quitter, vous auriez pu voyager un peu puis revenir ensuite.

Finn avait pour sa part été visiter les villages et hameaux environnants durant sa jeunesse, s'y faisant quelques contacts aujourd'hui disparus, mais auprès de qui il avait apprit et découvert bien des choses de la vie, pour son plus grand plaisir. L'idée que Ilhanne ait pu ne pas être présente au sein du Duché lors de l'invasion des Fangeux lui fit songer brièvement qu'alors il ne l'aurait pas connue, cependant plutôt que de s'attarder sur cette sombre supposition, son esprit accrocha davantage au sujet d'une autre Cité. Finissant sa pomme, il se pencha pour creuser la terre un peu profondément, y enfoui le quignon et referma le tout, époussetant ses mains d'un air satisfait.

- Tu imagines, si d'autres ont bel et bien pu survivre, loin d'ici ?

Le Mercenaire offrit un sourire malicieux et enjoué à ce propos, hochant la tête à ses propres réflexions.

- Peut-être que quelque part, dans d'autres Duchés, d'autres Cités ont survécus et se battent comme nous le faisons. Peut-être même qu'ils ont réussit à reprendre plus de terrain que nous.

Peut-être aussi que d'autres avaient tenu aussi longtemps que possible et avaient succombé en quelques semaines seulement, dépassées par le nombre. Tout était possible et Finn avait l'esprit suffisamment fertile pour imaginer tout ce que cela impliquait en termes de possibilités et d'espoir en un avenir meilleur.

- Sans doute que ceux qui comme nous vivent près de l'océan ont survécus. Après tout les Fangeux semblent détester l'eau de mer, probablement grâce à Anür. Bénie soit-elle.

Rares étaient les fois où le Mercenaire citait les Dieux, mais il n'en demeurait pas moins un fervent croyant et la Trinité lui semblait suffisamment juste et bienveillante pour veiller encore un peu sur eux, assez en tout cas pour leur permettre de survivre.

« Tu sais, quand on a une vie de merde à base de boulot de misère on a pas vraiment envie de la retrouver. Je crois que si on était parti, on serait pas revenu. »

Une vie de merde que beaucoup de gens avaient, vrai, mais s’en étaient pas moins une existence un peu pourrie pour autant.
Trop de mauvais souvenirs aussi et peut-être un peu de culpabilité pour saupoudrer le tout et on se serait sûrement établi quelque part où on aurait trouvé l’environnement moins pire. Mais tout ça, s’était que des prédictions, des idées de quelque chose qui aurait pu se passer si, tout ça avait été autrement, si on avait pris d'autres décisions. On saurait jamais ce qu’il serait advenu de nous, et de nos vies dans ces cas. Les seules choses qui auraient été à peu près certaines, c’est que Val' aurait sûrement du mal à accepter et que la rencontre avec Finn aurait été tellement, tellement moins probable, ce qui me sembla triste, au moins dommage.
Je l’écoutais en mangeant mon fruit. Il semblait optimiste, comme une impressionnante partie du temps, ne semblant pas avoir de mal à imaginer que quelque part on était peut-être pas les derniers.

« je ne sais pas, je me dis juste que si nous on est dans cette situation, pourquoi pas d’autres ? Des cités avec des remparts, y'en a pas qu’une. »

Ou alors mieux organisée, mieux défendues. En hauteur peut être pour voir les fangeux arrivés, leur tendre des pièges. J’en avais aucune idée, mais si notre tactique pour nous protéger s’était de nous enfermer derrière des murs, ils devaient bien y en avoir d’autres.

« On en sait rien, on voit pas à plus de deux jours de marche de la ville. Si ça se trouve, la fange, c’est juste pour notre pomme et quelque part ailleurs, y a des gens qui sont tranquilles, qui ignore ptètre, complètement dans quelle merde on est. Tu l’as dit, les mordeurs supportent pas l’eau de mer, ptètre qu’au-delà de l’océan, y a des gens qui vivent normalement. »

S’était vrai, il y avait des îles habitées forcément quelque part. Qu’est-ce qu’ils devenaient eux ? Beaucoup de questions pour entretenir nos espoirs, souvent balayé par la fatalité de la situation, celle-là même qui s’était insinué dans les esprits. Celle-là même qui nous poussait à dire que …

« Ou alors on est vraiment les derniers, y a rien que de l’eau de l’autre côté, une grande étendue salée et on est vraiment, vraiment dans la mouise jusqu’aux yeux et même plus. »

Parce qu’après tout, en absence de preuves le plus logique était de croire que ce qu’on voyait. Et ce que les habitants de Marbrume et ailleurs voyaient pour le moment s’était qu’on était bel et bien tout seul, cloîtré entre des remparts, et entouré d’un vivier de bêtes qui rêvait de nous dévorer jusqu’au dernier. Il ne semblait y avoir que nous et notre détermination à survire.

De quoi se mettre le cafard et de blottir un peu contre Finn pour sentir cette chaleur rassurante.

Finn essaya d'imaginer ce que cela pouvait faire aux autres que de vivre loin d'ici, dans un endroit où les Fangeux n'existaient pas et qui, pour une raison ou pour une autre, avait été épargné. Un Royaume pouvait-il vraiment être au bord de l'anéantissement sans que ceux qui lui étaient frontaliers l'ignora totalement ? Cela semblait improbable, non seulement à cause des relations avec les autres Rois et Reines, qu'elles soient bonnes ou non, mais également parce que le commerce avait toujours existé entre les différents peuples et que, tôt ou tard, la population avait forcément du se retrouver confronté à des Fangeux en arrivant sur place ou en voulant s'y rendre. Ainsi pour le Mercenaire, soit les autres contrées extérieures à leur Royaume étaient également perdues corps et biens, soit elles résistaient de leur mieux et ne pouvaient donc pas leur venir en aide puisqu'ils avaient leurs propres problèmes à régler. Au-delà de l'océan, en revanche, il était davantage possible que tout aille bien et que seules les terres actuelles soient impactées.

- Au final, ça importe peu je pense... Nous sommes seuls et devons nous débrouiller ainsi, quoi qu'il puisse arriver. Attendre une aide extérieure qui ne viendra peut-être jamais n'est pas la solution.

Et pour le coup, ils étaient encore sur le bon chemin avec l'Opération Labret et la forteresse de Traquemont, sans parler des rumeurs au sujet de Nobles qui désiraient aller reprendre d'autres places fortes, ce qui serait une aubaine inespérée, quoique potentiellement très couteuse en hommes d'armes et en vivres. Finn décida de passer un bras autour des épaules de Ilhanne et la serra doucement contre lui, frottant d'une main réconfortante la jeune femme à qui il offrit un léger sourire qui se voulait encourageant.

- Tout espoir n'est pas perdu, tant qu'il y aura des gens pour se battre. Tu verras que nous réussirons à les repousser, on les aura à l'usure. Les Fangeux ne s'attaquent qu'aux humains, alors à moins de leur offrir des centaines des nôtres à intervalles réguliers, nous finirons bien par affaiblir leurs rangs jusqu'à les écraser. C'est sur la durée que nous feront la différence.

Et de cela, l'homme en était certain, c'était une stratégie qui faisait déjà ses preuves sur un champ de bataille, lui avait-on dit, alors forcément cela ne pourrait que fonctionner également pour des monstres. Et ainsi, un jour pourraient-ils savourer l'extérieur de la cité en plein jour sans risquer d'en voir débarquer une dizaine à leurs trousses, même s'il faudra sans doute demeurer prudent pendant encore des dizaines d'années. Tôt ou tard, ils vaincraient.

Ou pas.
Ou on mourrait tout à petit feu, le nombre d’entre nous diminuant un peu plus chaque jour, comme une bougie qui se consumait lentement, mais sûrement. Il n’y avait pas que les fangeux qui étaient un problème, il y avait aussi celui posé par les hommes. Le pire prédateur pour l’humanité s’était elle-même, il paraissait qu’il y avait un dicton, une maxime qui disait un truc dans le genre. Et franchement, la sagesse populaire semblait avoir raison. Il n’y avait pas que les mordeurs qui amenuisaient nos forces, il y avait nous-même, les bandits, les bannis et sûrement bien d’autres choses que je ne voyais pas, ne comprenais pas et n’imaginais pas.

Je regardais la pomme dans ma main, un peu flétrie, le brillant qu’elle devait avoir quand on l’avait cueilli l’avait quitté. Elle avait un goût un peu amer d’un coup.

Je ne disais rien, je ne faisais rien, un peu accablé par mon propre constat, s’était pour ça que j’essayais toujours de faire quelque chose. S’ennuyer, réfléchir c'était juste bon à se mettre la cafarde, à se demander à quoi bon continuer à se débattre si on l'a chance de s’en sortir était tellement faible qu’il n’y avait qu’un miracle pour nous sauver. Je m’étais même dégagé de l’emprise de Finn et un peu éloigner, pas grand-chose, la valeur d’une main, peut-être à peine plus. Quand j’étais comme ça, il fallait juste attendre que ça passe, je trouve moi-même quelque chose pour m’occuper l’esprit, oublier un peu.

Dans le relatif calme ambiant, la maison craqua légèrement comme craquait un vieux tas de bois qui menaçait de s’écrouler à tout moment. Une bagarre de chat éclata à quelques mètres d’ici, ils devaient se disputer un rat ou un reste quelconque. Les vieilles gouttières miteuses, qui chassaient ne mourrait pas tant que ça de faim, la vermine devaient pulluler dans la ville en ce moment.

Finissant ma pomme en silence, avant de l’envoyer sur ce qui avait été un tas de compost, mais qui maintenant était plus un amoncellement d’herbes de plantes en tous genres, tout ce qui avait bien pu tomber le dessus avait poussé.

« On d’vrait rentrer en fait …»

Broyer du noir ici ou ailleurs, pour moi, ça changeait pas grand-chose, mais au moins pour Finn, il pourrait se retrouver à libérer de ça. Je lui avais jeté un coup d'œil, bref, avant de me lever, même s'il me convainquait de rester un peu, qu’il essayait quoi que ce soit, j’avais besoin de bouger là tout de suite.

Ilhanne ne sembla pas convaincue par son idée et Finn demeura à l'observer en silence durant de longues secondes. Il l'aurait volontiers bombardée de bonne humeur qu'il venait de retrouver, de même qu'il aurait voulu qu'elle puisse voir, ne serait-ce qu'un instant, la façon dont il percevait les choses et l'opinion qu'il en avait. Présomptueux, il était persuadé que cela ne lui ferait pas de mal et que la jeune femme avait besoin d'une vision moins pessimiste des choses. Bien sûr, la Mort rôdait à chaque instant, que ce soit par la faute des Fangeux ou des Humains, mais s'ils ne savouraient pas chaque moment de cette vie qui leur était offerte, alors autant se suicider tout de suite et laisser à d'autres la charge de continuer à se battre. La Chasseuse n'était point lâche, cela dit un abattement pouvait tenir n'importe qui à n'importe quel moment, lui-même s'était sentit mal avant de se retrouver au sein de ce terrain vague à l'abandon. Lorsqu'elle émit le désir de partir, il se leva à sa suite sans protester.

- D'accord. L'heure tourne et tu dois sans doute avoir encore des choses à faire.

Patience, compréhension, tolérance, on ne pouvait pas dire que le Mercenaire ne faisait pas de son mieux pour être arrangeant, même si pour sa part il aurait bien volontiers continué à profiter de la présence de la rousse. Son seul désir était de la tenir dans ses bras durant des heures, d'enregistrer à jamais son odeur et de savourer chaque instant comme s'il était le dernier. Mais elle était blessée, probablement un peu fatiguée et sans doute lasse, désireuse de retourner chez elle, revoir sa sœur aussi qui rentrerait plus tard. Alors Finn sourit à Ilhanne, avec cette chaleur et cette affection qu'il avait toujours pour elle, puis l'aida à quitter la zone sans se blesser en lui évitant de tirer sur ses points. Il la raccompagnerait, puis s'en retournerait à ses propres activités de Mercenaire, avec l'espoir de la revoir au plus vite.

Spoiler: