[Terminé] Un retour "cahotique" [Eric et Gudrun]

Je l’étonne?
Ce qui aurait été étonnant, c’est que je ne l’étonne pas… Depuis toujours, aussi loin que je m’en souviennes, on m’a dit que j’étais bizarre, étrange, toqué, farfelu, fou, absurde, barré…
Bref, je pense que vous avez saisi l’idée.
Alors quand-elle me dit que je “l’étonne”, je trouve cela agréable. Cela sonne comme un compliment, chose que j’ai rarement entendu.
Je lui souris.
Et pourtant, il y a quelque chose qui me perturbe.

Merci, même si, ma foi, ce que tu nommes dévotion me semble être l’évidence. Je veux dire, je n'ai pas réfléchi plus que cela lorsque je t'ai trouvé. Tu avais besoin de secours, il m’était simplement impossible de continuer ma route en faisant comme si je ne t’avais pas vu. Quant à ma désertion, elle est bien réelle.

Je me gratte brièvement la tête avant d’ajouter:

Je te raconterais, si tu veux savoir, plus tard les raisons de ce choix. Mais plus tard, je ne veux pas gâcher ce bain.

Poliment, comme d’habitude, elle décline la proposition de peigne. Elle évoque celui qu’elle possède et qui, selon elle, sera plus adapté que le mien. Elle prononce cela en lorgnant sur mon crâne. Je fronce les sourcils et penche la tête sur le côté avant de sourire.

Tu as raison, je crois que pour un peigne je ne me ferai pas confiance moi-même.

Elle enchaîna ensuite, me demandant de me tourner car la situation la dérangeait pour se laver. Elle semblait parler sans certitude dans la voix, comme si elle cherchait ses mots. En effet, la pudeur n’était clairement pas une priorité dans mon existence, j’ai même du mal à comprendre le concept pour être honnête. Je hausse les épaules calmement.

Je t’ai déjà aperçu pourtant, mais si tu y tiens, pas de problème, cela ne me dérange pas.

Alors je me retourne.
…
Alors, elle se retrouve avec mon dos, véritable tableau représentant la torture, devant les yeux.

Plus Eric lui parlait, plus elle avait l'impression d'avoir affaire à un petit enfant. Innocent, avec ses réflexions simples et droites. Sans arrière-pensées en apparence. Il souriait beaucoup. Il y avait tout de même quelque chose qui le différenciait d'un petit enfant : il était calme. Beaucoup trop calme. La combinaison était... dérangeante. C'était le mot !

Il accéda donc à sa demande. Si son physique n'avait rien de particulièrement remarquable, hormis son crâne chauve bien entendu, son dos était quant à lui plutôt... dérangeant ! Gudrun fronça les sourcils. Cela lui rappelait bien des souvenirs. Des souvenirs pas toujours très agréables à vrai dire. Les mains poisseuses essayant de manier l'aiguille, penchée au dessus d'un dos sanglant. Les effluves putrides lorsque les bandages étaient enlevés, les croûtes noirâtres, le pus suintant. Les hurlements de douleur, les cris, les gémissements... Elle ferma les yeux pour essayer d'effacer ces visions. S'il y avait une chose qu'elle aurait été heureuse d'oublier en quittant le Firmament et son ancienne vie, c'était bien cela.

- Dis-moi Eric... Eric, c'est bien ton nom ? D'où viens-tu ?

Elle se rappela alors qu'elle devait se savonner. Elle se releva et entreprit de se savonner, distraite par ces cicatrices. Non seulement elles étaient nombreuses, innombrables même, mais elles n'avaient pas toutes été soignées correctement. La chair était difforme et les teintes de rose et de rouge marbraient son dos.

- D'où viennent-elles ? Les marques sur ton dos ?

La question était impolie, mais la surprise et l'émotion étaient trop fortes pour qu'elle ne la pose pas.

Je venais de me retourner qu’elle me demandait si je m’appelais bien Eric et d’où je venais. Certains pourraient se dire qu’elle exagère, que cela ne ferait jamais que la troisième fois que je lui donne mon prénom. Sauf que moi, je ne fais pas état de cela.Alors, je lui réponds, tout simplement.

Oui, Eric est bien mon prénom.

Je mis une pichenette dans l’eau, observant la gouttelette voler un peu plus loin pour rebondir à la surface.

Quant à savoir d’où je viens, ma foi, j’ai l’habitude de répondre de Marbrume. Mais en vérité, je n’en ai aucune idée.

Les bruits, lents, de quelqu’un qui se savonne me parviennent alors. Mon cerveau transposa alors l’image de Gudrun nue et tenta de détruire l’emplacement du savon. Je secouais la tête pour chasser cette vision. Non pas qu’elle était désagréable, au contraire, mais je la savais déplacée.
Elle me posa alors une question dont j’ai l’habitude.
Pourtant, malgré cette habitude, je suis toujours pris de court.
Devoir à nouveau expliquer à quelqu’un le pourquoi du comment de mon dos.
Ce serait comme de demander à une femme de raconter, à chaque nouvelle rencontre, comment elle a perdu son bébé mort né.

Je me retourne alors, plongeant mon regard dans le sien. Sa nudité n’existe plus, pas plus que la mienne.

De ma naissance à mes dix-neuf ans, j’ai été exploité, séquestré, battu. Une bonne partie de ce temps et jusqu’à ma libération par l’armée, j’ai été maintenu ivre en permanence, ce qui fait que ce que je raconte est en partie des choses qui m’ont été rapportées. On s’est amusé avec moi, on m’a fait participer à des combats à mort, on m’a torturé. Principalement le dos, mais pas seulement. C’est pour cela qu’à ma libération, j’ai rejoint l’armée, puis la milice. Pour que cela n’arrive pas aux autres. C’est pour cela que lorsqu’on m’a demandé d’égorger un homme banni, j’ai refusé. Pour cela que j’ai déserté lorsque l’on a pris ma main pour me forcer à faire ce que je ne voulais pas.

Je ne la quitte pas des yeux, affichant toujours mon regard calme, vide de rage.

Ces cicatrices sont l’histoire de mon enfance, de mon adolescence et de ma vie de jeune adulte.
Ils ont marqué ma chair à vie et sans doute brisé mon âme, tué mon cœur. Pourtant, même alors que j’en ai souffert et que j’en souffre aujourd’hui encore, jamais je n’ai voulu me venger, jamais je n’ai souhaité leur mort. D’autres, écoeurés, s’en sont chargé sans que je ne demande rien et je n’aurais pas souhaité qu’ils le fassent.

Je hausse les épaules.

Je vis avec, c’est ainsi. Avec ces marques qui me parcourent le dos, mais pas seulement.

En lui parlant, je m’étais approché un peu aussi, allais-je me retourner. Puis je me ravise et lui fais un petit sourire.

Tu n’es pas très originale physiquement, mais je te trouve harmonieuse. Une harmonie très plaisante.

Je me retourne alors, remettant mon dos face à elle et lui redonnant l’intimité qu’elle voulait.

Eric répondit à ses questions, toujours aussi imperturbable. Enfin, peut-être pas aussi imperturbable qu'il y paraissait, puisqu'il se retourna pour lui expliquer son histoire, comme s'il avait besoin de la regarder dans les yeux pour lui faire comprendre ces choses. Ses yeux fixes et son visage inexpressifs paraissaient désormais aux yeux de Gudrun plus fascinants que réellement dérangeants. Elle ne savait trop quoi choisir entre l'horreur, la compassion, ou sa déception. Il ne venait pas d'Hendoire apparemment, et il aurait peut-être même été mieux traité là-bas comme esclave, qu'ici comme objet d'amusement pour d'autres. Elle fut attendrie par ce moment de sincérité, mais elle avait du mal à faire le tri dans ce qu'elle ressentait suite à sa déclaration.

- Je crois que tu es un homme bon. Ne crois pas que tu aies perdu ton âme et ton coeur. Ils t'appartiennent toujours, et seule Anür pourra te les retirer.

Il finit par sourire en lui faisant une remarque déplacée sur son physique. Apparemment il n'avait pas fait que la regarder dans les yeux ! Incapable de se mettre en colère contre ce grand enfant et sensible à la flatterie, elle ne put que se mettre à rire.

- Tu fais preuve d'une forme de politesse peu conventionnelle Eric. Puisque ce genre de préoccupation semble te tenir à coeur, je te retournerai le compliment en te disant que tu as toi aussi un corps très agréable à regarder !

Elle avait fini de se nettoyer, aussi sortit-elle de l'eau et s'enroula de nouveau dans la couverture de laine.

- Je retourne près du feu, je t'attendrai là-bas.

Elle ramassa la chemise au passage et retourna près de l'entrée. Difficile de se sécher avec une couverture en laine, et pourtant il le fallait car il faisait froid. Après un court moment d'hésitation, elle utilisa la chemise en lin pour se sécher et enfila sa robe. Celle-ci était encore légèrement humide, mais tant pis. Elle resta en mouvement pour ne pas prendre froid et, attrapant dans sa sacoche quelques pincées d'herbes, elle les jeta dans la carafe d'eau chaude, rangea ses affaires, tisonna le feu, fit quelques pas de-ci de-là, incapable de tenir en place, sourcils froncés. Elle se demandait si les dieux avaient envoyé Eric sur sa route pour la sauver de nouveau. De toutes les personnes peu recommandables qui traînaient dans les bois, il avait fallu que ce soit lui qui la trouve. Il y avait de quoi rendre perplexe n'importe qui.

Après quelques instants, elle trouva deux timbales qu'elle remplit avec l'infusion, et changeant d'avis, elle se rassit pour la boire. Il lui faudrait conserver toutes ses forces pour la marche à venir. Elle se mit à marmonner, pensive et commençant à s'inquiéter.

- Un jour et demi de marche... Mais ça, ça devait être son estimation pour un homme en bonne santé... Et s'il y avait vraiment de l'orage hier soir... Grands dieux, je ne suis pas sortie d'affaire.

Merci!

Ce fut ma seule réponse, accompagnée d’un sourire vrai. Les gens qui me trouvaient des qualités étaient d’une telle rareté. Ce qui me trouvaient des qualités autres que guerrière encore plus, alors même sous ma carapace, les paroles de la dame me touchaient.
Cela faisait tellement longtemps que je n’avais pas entendu un compliment que je ne voyais pas comment réagir autrement qu’avec ce simple mot. Car, bien au-delà des mots, c’était la sincérité qui émanait d’elle qui me touchait le plus.

Ensuite, la réaction qu’elle eut à ma déclaration sur son aspect, me décontenance totalement. Pas le fait qu’elle ne me trouve pas conventionnel, ça j’y suis habitué. Non, ce qui m’a perturbé c’est qu’elle affirme me trouver agréable à regarder. Nul ne m’avait vraiment dit cela, pas même Rosen lorsque je l’ai rencontré et que cela a dérapé. Pas que je me souvienne en tout cas.

Oh!

Je n’ai pas vraiment le temps d’en dire plus, trop long à réfléchir, qu’elle sort de l’eau. Je me tourne alors de nouveau vers elle pour la voir s’envelopper dans la couverture et m’annoncer qu’elle m’attend près du feu.
Je manque de lui répondre qu’elle n’a pas loin où aller, mais je me ravise. Je doute de la pertinence de cette remarque.

D’accord! A tout de suite alors.

Je récupère le savon après son départ et l’observe. Je hausse les épaules puis me savonne à mon tour.
Je range le savon dans sa niche et prends une grande inspiration avant de m'asseoir au fond de l’eau. J’ai grand besoin de me couper de l’extérieur, de réfléchir.

Appréciation?
Cette Dame est un espoir!

Certitude?
Totale!

Sentiments?
Perturbés?

Sensations?
Une chaleur! Dans la poitrine!

Esprit?
Perturbé mais…

Mais?
Mais en paix! Étrange!

Ma cage thoracique se dégonfle lentement à mesure que je chasse l’air de mes poumons.

Constats?
Elle me trouve bon, elle me trouve plaisant…

J’émerge de l’eau lentement, me dirigeant vers le rebord. Une fois hors de l’eau, je ramasse mes vêtements secs et me dirige vers le campement pour me sécher au coin du feu. Je suis en proie à un débat intérieur édifiant où se chamaillent tant d’informations que je n’arrive pas à trier.

J’arrive donc, silencieux, à proximité du feu pour trouver mon invitée assise et vêtue de sa robe, un gobelet en main. Je reporte immédiatement mon attention sur elle, faisant taire mes pensées brouillonnes. Je perçois ses paroles et fais quelques pas de plus. J’arrive, nu et vêtements aux bras pour m’asseoir sur ma couche, en tailleur face à elle, posant précautionneusement mes habits.
Je suis d’avance navré de ce que j’ai à lui dire.

Oui Eulalie, un jour et demi de marche, c’est cela. Mais l’orage n’est pas passé, ici lorsque le ciel gronde, cela dure souvent deux ou trois jours. Mais là, c’est un petit, il sera fini demain soir.

Je regarde les flammes et avant qu’elle ne rétorque quoi que ce soit, je lève les yeux sur elle.

Je te conduirais après-demain, jusqu’à Sombrebois. Je ne peux pas te laisser aller seule, sauf à ce que tu le veuilles..

Je sentais ma peau sécher doucement face au feu. Depuis les sévices que j’ai subi, la douleur m’est rare, alors le froid...

Il était revenu. Moins pudique qu'elle, ou moins sensible au froid, il était resté nu, ce qui aurait pu rendre la situation inconfortable pour quelqu'un d'autre qu'elle. Mais d'après ce qu'il lui avait dit de sa vie, il n'avait peut-être pas conscience de son inconvenance. Avait-il seulement eu une éducation religieuse ? Sans doute pas ! Elle se contenta de lui désigner le deuxième gobelet d'un mouvement de tête.

- Bois ça, ça te fera sans doute du bien.

Un petit soupçon de culpabilité étreignit son cœur quand elle l'entendit l'appeler Eulalie. Autant poursuivre dans le mensonge, il ne comprendrait pas si elle essayait de lui expliquer maintenant. Et puisqu'ils ne se reverraient sans doute jamais après cet épisode... Non, ça n'en valait pas la peine.
En revanche, les paroles qui suivirent la mirent dans un état proche de la panique.

- Tu es en train de me dire qu'il faudra trois ou quatre jours avant de retrouver la civilisation ? Tant de temps au milieu des bois ? Bon sang Eric ! Comment peux-tu rester aussi calme dans ce genre de situation ?

Elle essaya de retrouver son sang-froid en réfléchissant à voix haute.

- Un orage, bien. Jusqu'à demain soir. Rikni est imprévisible, décidément. On ne peut pas sortir par ce temps, n'est-ce pas ? Donc, nous restons ici. De l'eau, de la nourriture, du bois, tu sembles tout avoir ! Quand l'orage se termine, tu te proposes pour m'accompagner jusqu'à Sombrebois ? Eric, je ne pourrais pas marcher aussi vite que toi. C'est un fait. Penses-tu que cela reste faisable ? Sombrebois, Balazuc, peu importe, mais le plus court sera le mieux.

L'humidité ambiante avait réveillé sa douleur à la jambe depuis la veille. Une douleur tout à fait supportable, mais qui lui rappelait péniblement à chaque instant que la marche jusqu'à un bourg, quel qu'il fût, serait une véritable épreuve.

Elle observa Eric en silence quelques instants. Même si elle l'observait presque en continu depuis la veille, elle avait toujours autant de mal à le cerner et à essayer de comprendre ce qu'il recherchait. L'expression de son visage était si difficile à déchiffrer, même pour elle qui avait l'habitude de voir toutes sortes de personnes en confession...

- Eh bien ! Puisqu'on est coincés ici, dis-moi, puis-je faire quelque chose pour toi ? Tu ne dois pas avoir l'occasion de voir beaucoup de gens dans les bois. Enfin, j'entends par là des gens convenables comme moi.

Je me saisis du gobelet indiqué et en hume le parfum. Ça sent bon. J’y trouve des notes de menthe et de pissenlit, mais je ne suis sûr de rien.

Merci, c’est vrai qu’une boisson chaude est toujours agréable.

Tandis que je dis cela, un roulement céleste se fait entendre.
Je goute la boisson et souris à la femme qui me l’a préparé aussi gentiment.

C’est très bon!

Malheureusement, l’ambiance plutôt détendue qui règne depuis notre réveil est brusquement perturbée par mes explications. Mon invitée semble s’étouffer quant aux délais que je lui annonce et je vois clairement dans ses yeux une angoisse saisissante.
Conscient que ce n’est pas pour elle une bonne nouvelle, je ne peux que regretter qu’elle ne soit pas, à l’inverse, ravie de passer plus de temps avec moi.
Oui, il m’arrive de rêver, rarement mais cela arrive.
Aussi, par respect pour sa crainte, je ne hausse pas les épaules à ses questions.

Tu sais, cela fait près d’un an que je n’ai pas vraiment mis les pieds en ville. J’avance sans but, alors rester coincé trois jours ou une semaine dans une grotte ne m’effraie pas.

Je n’ose plus boire à mon gobelet, de peur de paraître indécent.
Oui, être nu ne me semble pas poser de problème mais boire alors qu’elle panique, oui...Vous avez fini d’essayer de me comprendre?
Je la laisse réfléchir à voix haute, immobile et patient, jusqu’à ce qu’elle s'interrompt.

Si cela peut te rassurer, j’ai près de deux semaines de nourriture, trois en comptant ma réserve de secours, cachée dans la mine. L’eau n’est pas un souci, comme tu as pu le voir toi-même tout à l’heure, la mine en regorge.

Je m’autorise une gorgée.

Pour le reste, oui, je maintiens que je t’accompagnerais où tu souhaitera, le chemin n’est pas physiquement difficile et je le fais moi même en une journée par temps sec. Je t’ai dis un jour et demi car je ne connais pas ton niveau. Mais au besoin je t’aiderais. La destination ne change pas grand-chose au temps de trajet mais le chemin est plus technique pour Balazuc.

Vient alors un moment intemporel de silence. Elle m’observe avec insistance sans que je ne bronche. De mon côté, j’essaye de comprendre ce qui la terrifie.
Est-ce moi?
Est-ce cette caverne?
Est-ce le trajet futur?
Est-ce les trois?
Est-ce elle-même?

Cette dernière hypothèse me vient comme cela, mais j’avoue ne pas voir ce qui en elle pourrait l’effrayer. Elle finit par rompre le silence, comme résignée, me demandant ce qu’elle peut faire pour moi.

Là, je suis sans voix!

Qui m’a déjà posé cette question? Personne je crois.
Résultat? Eh bien je ne sais pas quoi répondre.
Que pourrait-elle faire pour moi?
Une lessive?
Non Eric, non! Voyons, elle a subi un gros choc, on ne fait pas faire la lessive à une blessée!

Euh!...Je...Tu...pourrais…

Je réfléchis, je cogite, je me triture le cerveau pour essayer de trouver quelque chose à dire, mais rien.
Et puis soudain, me vient une idée.
Ça, je suis certain que cela va lui plaire.
Je pose mon gobelet, me lève en enfilant mon pantalon en hâte avant de lui tendre la main.

Viens avec moi!

Je me saisis d’une torche et l'entraîne à ma suite dans les entrailles de la terre, la tenant par la main. Je marche tranquillement, malgré mon enthousiasme, mais le sol est légèrement glissant par endroit et je ne veux pas qu’elle dégringole.
Après une quinzaine de minutes de marche à la lueur de la torche, je m’arrête et j’accroche la torche dans une petite cavité prévue pour.

Si tu me fais confiance, ferme les yeux et laisse moi te guider sur les derniers pas. Sinon, fais trois pas tout droit et tourne à gauche dans cette ouverture.

Si elle me fait confiance, je la guiderai en me plaçant derrière elle et en lui saisissant la taille, marchant lentement, jusqu’à ma destination.
Ceci fait, je la lâcherais pour poser une main sur son épaule et murmurer à son oreille d’ouvrir les yeux.

Alors, elle découvrira une salle voûtée, grande comme une chapelle et percée en son point le plus haut. Un fin puit de lumière d’où la luminosité extérieur, malgré l’orage, vient emplir l’espace.
Cette lumière, blanche, se reflète alors sur des milliers de cristaux de roche sans valeur mais donnant à l’endroit des airs de ciel étoilé. Des milliers de points scintillants aux reflets argentés et dorés, que l’humidité ambiante fait luire. Chaque reflet décuplant la lumière au point que la torche en était superflus.
Pire, elle aurait gâché le spectacle.

La main toujours sur son épaule, le visage proche du sien, je dirais.

Sous ce ciel, jamais nul orage!

Euh!...Je...Tu...pourrais…

Pour une fois, le visage d'Eric semblait exprimer quelque chose. De la confusion peut-être ? Étonnant pour quelqu'un d'aussi calme et sûr de lui, surtout après une question aussi anodine. Il se rhabilla et se releva en vitesse, presque... enthousiaste ? Gudrun fut légèrement déstabilisée par ce revirement de situation. Elle n'avait plus le même homme en face d'elle, et elle ne comprenait pas bien ce qu'il avait derrière la tête.

Elle vida sa timbale et attrapa sans réfléchir la main qu'il lui tendait. Sa joie était contagieuse et elle le suivit dans les profondeurs de la mine sans poser de question. Cependant, au bout de quelques minutes passées à marcher en silence, elle tenta de lui demander où il l'emmenait. Aucune réponse. Le sol était glissant et Gudrun devait faire de plus en plus attention à l'endroit où elle mettait les pieds. Elle avait beau s'astreindre à de l'exercice physique régulier, sa jambe avait du mal à suivre. Au fur et à mesure du trajet, l'enthousiasme redescendit petit à petit jusqu'à ce qu'elle commence à regretter son choix de le suivre. Mais elle n'arrivait pas à répondre à cette question qui tournait dans sa tête : que pouvait-elle bien faire là où il l'emmenait ? Que pouvait-on bien faire au fin fond d'une mine ?

Il finit par s'arrêter et poser sa torche, lui demandant de lui faire confiance. Passablement agacée par ce trajet, elle faillit refuser tout net sa proposition, avant de se calmer et d'accepter bon gré mal gré. Elle ferma les yeux et se laissa guider, jusqu'à ce que la voix d'Eric près de son oreille la fasse sursauter. Elle ouvrit alors les yeux sur un espace plus dégagé, dont les parois chatoyaient d'une multitude de reflets.

Sous ce ciel, jamais nul orage!

En silence, elle contempla la salle, ces mots résonnant étrangement à son oreille. C'était vraiment... très beau. Cela lui rappelait le ciel étoilé qu'elle aimait contempler de temps à autres.

- Un petit baume pour l'esprit Eric... Mais que...

Elle se tut, réalisant qu'il voulait sans doute simplement partager un moment avec une autre personne. Sa main reposait toujours sur son épaule. Cela devait être rare pour lui de rencontrer quelqu'un dont il n'avait rien à craindre. Donc, il voulait simplement... De la compagnie ? Un simple contact humain ? Ça, elle pouvait lui offrir sans trop d'effort.

- C'est très beau. Tu viens souvent ici ?

Elle restait sur place, à observer cet étonnant endroit, n'osant pas bouger de peur de tomber.

- Est-ce que ça te manque ? De parler à d'autres personnes ? Tu n'es sans doute pas le seul déserteur en ces temps troublés... Il doit y avoir d'autres personnes comme toi quelque part dans ces bois !

La prêtresse restait songeuse. Elle ne pouvait pas approuver les déserteurs. Des lâches pour la plupart, qui fuyaient les responsabilités que tout un peuple mettait entre leurs mains. Mais tout pécheur avait droit à la rédemption, et celui-ci semblait de bonne volonté. Il avait fait une erreur, perdu entre les injonctions des dieux, qui pouvaient sembler contradictoires parfois pour les mortels. Cette pauvre âme ne méritait certainement pas de finir dans le royaume d'Etiol, et pourtant c'était sans doute ce qui l'attendait s'il rentrait en ville. Les petits cristaux scintillants lui rappelaient la bonté d'Anür. Il lui fallait un prêtre ! C'était décidé, elle ferait ce qu'elle pourrait pour qu'il retrouve le droit chemin ! Les dieux avaient d'étranges manières pour pousser les mortels à agir selon leur volonté, mais la voie était désormais claire à ses yeux ! Elle ne reculerait pas devant la tâche !

- Est-ce que tu pries toujours les dieux Eric ?

Durant le trajet, malgré la lumière de la seule torche, je constate qu’Eulalie est en peine avec une de ses jambes. Sans le dire, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle aurait été plus à l’aise dans ses mouvements avec ma simple tunique en lieu et place de sa robe, jolie mais plus encombrante. Bon, cela dit ça n’aurait pas changé grand-chose pour sa jambe.
Peu avant d’arriver, je sens chez elle pointer un léger agacement. Fort heureusement, nous arrivâmes rapidement. Elle me fit alors un immense plaisir en acceptant de me faire confiance et en jouant le jeu, fermant les yeux et se laissant guider.

Il se passa un moment où le silence resta ininterrompu. Je me tenais, tout proche d’elle, la main sur son épaule à contempler ce spectacle hypnotique.
C’était d’autant plus beau que je n’étais pas seul à en profiter. Une douce chaleur se dégageait de la dame et il émanait d’elle un délicat parfum de savon. Sa respiration faisait monter et descendre ma main en douceur tandis qu’un vide se formait en moi.

Un vide?
Oui, un vide!

Mais vide de quoi?
De tristesse...Comme si la tristesse m’avait quittée.

Je détournais les yeux des parois pour observer son visage et voir son regard émerveillé, juste avant qu’elle ne parle. Elle compara le lieu à un baume, ce que je trouvais assez juste, avant qu’elle n’hésite à poursuivre.
Je crois, ça y ressemble en tous cas.
Finalement, non. Elle confirme simplement qu’elle trouve l’endroit très beau avant de me demander si je venais souvent ici.

J’y viens à chaque fois que je passe par ici, une fois par mois à peu près, parfois plus.

Je détourne la tête de son visage avant de poursuivre, mon regard se perdant dans les étoiles.

J’y passe parfois des heures, à contempler chaque point. J’imagine que chaque étincelle est un Homme et que je peux tous les voir en même temps. Que le scintillement reflète l’état de chaque individu, ses émotions, s’il est en danger ou non. Je sais que se prendre pour les Dieux est mal, mais ce que je veux dire, ce n’est pas que je me prends pour eux. Non, c’est plus symbolique. C’est ma façon à moi de faire partie de ce monde, d’en avoir l’impression tout du moins.

Je déplace ma main sur sa taille pour la faire légèrement pivoter et du doigt, je lui indique un point bleuté, plus brillant mais largement isolé.

Tu vois? Je m’amuse à penser que c’est moi. Aujourd’hui elle brille bien, elle est souvent plus terne.

Elle me pose alors une question à laquelle je ne m’attendais pas, mais alors pas du tout. Je me figeais, la main toujours sur elle et inclinant légèrement la tête.

Je...Non, enfin, pas vraiment. Je veux dire, je n’ai jamais vraiment eu de personnes avec qui discuter réellement. Il y avait Le Vieux, celui qui m’a raconté après que j’ai été libéré, mais il est mort. Ça complique forcément les choses. Mais pour le reste, à l’armée ou à la milice, les autres m’évitaient aussi souvent que possible et je n’allais pas vraiment vers eux. J’avais sans doute peur d’être repoussé. Quant aux autres déserteurs, tu dis sans doute vrai. Je n’en ai jamais vu. Reste les bannis, mais je ne suis pas certain d’être plus accepté. Je croise régulièrement des gens tout de même, il m’arrive alors de parler un peu, mais cela ne dure pas. Une nuit, tout au plus.

Je relevais les yeux vers la voûte lorsqu’elle me posa une nouvelle question qui me déstabilisa encore plus que la précédente. Si je priais les Dieux?
Je plongeais mon regard dans le sien, autant que le permettait la faible lumière de l’endroit.

Si je prie ceux qui me châtient depuis mon enfance? Ceux qui m’ont mené à toutes ces souffrances alors que je n’étaient même pas encore en âge de comprendre ce qu’était la foi? Ceux qui semblent me punir et me tenir à l’épreuve depuis que j’ai poussé mon premier cri? Si je prie ces Dieux là? Non!
Non Eulalie, je ne les prie plus. Eux, je leur parle. Je les remercie également. Je les remercie car malgré tout ce que j’ai subi, ils ne m’ont pas animé de l’esprit de vengeance ou de haine. Mais j’ai cessé de leur demander “pourquoi” ou s’ils pouvaient m’arranger les choses. Ce n’est pas de leur ressort, je l’ai bien compris. Chaque épreuve imposée par les Trois propose une échappatoire. Je ne les ai jamais trouvées, sûrement car je ne m’en suis jamais montré digne. Alors je poursuis seul, en leur racontant mes errances, mes rencontres, qui j’ai aidé et qui j’ai tué, pourquoi.

Je me tais et viens doucement lui caresser la joue d’une main, souriant légèrement.

J’imagine que ce n’est pas bien, mais que veux-tu, je ne me suis pas sentis plus accueilli par eux que par les Hommes. Cela dit, il faudra que je pense à les remercier de m’avoir conduit jusqu’à toi. Toi, tu peux apporter tellement de lumière aux gens!

Les explications d'Eric étaient à la fois simples et claires. Une jolie métaphore somme toute. Gudrun sentit la main d'Eric bouger sur sa taille, mais sans y faire davantage attention. Quelque part, ce contact était assez rassurant dans cette salle sombre, avec ce sol humide. En revanche, elle ne pouvait s'empêcher de trouver cela... dérangeant de s'identifier à un caillou. Isolé. Qui brillait plus ou moins selon la lumière extérieure, comme si cela ne dépendait pas de lui. Il lui parla ensuite de ses relations avec les autres. Ou plutôt, de son absence de relation avec les autres, qui était plutôt inquiétante aussi.

Mais ce qui la fascina, ce fut quand il commença à parler des dieux. Quelqu'un qui avait eu une telle vie... Il croyait aux dieux ! La foi était vraiment un don des dieux, il n'y avait plus de doute possible. Sinon, comment expliquer qu'une personne telle que lui, qui n'avait sans doute jamais fréquenté le temple dans sa jeunesse, soit aussi pieuse ? Certes, à sa manière, mais c'était une façon d'honorer les dieux qui venait du fond de son coeur, plus sincère que bien d'autres croyants moins regardants. Enthousiasmée par cette découverte, elle le regardait avec des yeux brillants, réfléchissant à ce qu'elle devrait lui dire pour le convaincre de retourner à une foi plus conventionnelle... Quand elle sentit sa main tiède caresser sa joue froide, elle eut un petit geste de recul, surprise par ce contact. Pas désagréable car il fallait bien avouer qu'il faisait frais dans les profondeurs de la mine, mais c'était très certainement un geste inconvenant ! Mais Eric n'avait pas changé d'expression ou d'attitude, mis à part un petit sourire, et il ne semblait pas vouloir recommencer de suite. Elle décida de ne pas lui en tenir rigueur, mais fronça les sourcils et, changeant ses appuis, elle s'écarta légèrement de lui.

- Cela je te l'accorde Eric, je crois que notre rencontre était voulue par les dieux, je ne vois pas d'autre explication possible !

Malgré l'incident, elle lui accorda un sourire. Il était si rare que les dieux montrent des signes aussi clairs ! Elle essaya de lui expliquer en employant ses mots.

- Mais vois-tu, ce n'est pas moi qui apporte la lumière. Je ne suis moi-même qu'un de ces éclats, comme toi. La lumière, la vraie, elle provient d'ailleurs, des dieux ! Ce sont eux qui nous font briller, car sans eux nous sommes ternes et sans vie. Mais qu'est-ce qui te fait croire que parler aux dieux n'est pas prier ? Nous leur demandons des choses, c'est vrai, mais j'imagine qu'ils sont encore plus heureux quand on se contente de les aimer sans rien leur demander...

Après un petit instant de réflexion, elle ajouta :

- Les solutions aux épreuves que nous imposent les dieux ne sont jamais simples Eric, et elles ne vont jamais sans sacrifier quelque chose. Après tout, je suis peut-être dans la même situation que toi. Peut-être que nous ne voyons pas la solution car nous n'en sommes pas dignes, que nous ne sommes pas prêt à faire le sacrifice que les dieux attendent de nous.

Il me fallut quelques instants pour faire le lien entre mon geste, celui de lui caresser la joue, et le petit mouvement de recul qu’elle fit, sourcils froncés. Je ne réagis pas, ne sachant pas ce que ce geste avait déclenché en elle et, ne sachant pas vraiment ce qu’il s’était passé en moi pour me pousser à le faire.
Toujours est-il que mon geste l’a surprise. Elle me souriait cependant toujours en confirmant que, elle aussi, pensait que notre rencontre était de volonté divine.
Aussi je lui rendis son sourire.

Ils voulaient notre rencontre mais, pourquoi toi, pourquoi moi ? Je n’en sais rien !

Elle rebondit ensuite à mon point de vue sur les Dieux. Je l’écoute attentivement, sans la quitter des yeux et sans l’interrompre. Même lorsqu’elle s’octroie un petit temps pour réfléchir à ce qu’elle va dire, je la laisse faire.
Moi-même, je mets un peu de temps avant de reprendre la parole, d’une voie douce et dénuée de colère.

Je ne les aime pas, Eulalie. Les Dieux, je ne les aime pas ! Je les respecte car c’est ce qu’il convient, c’est mon rôle, mon devoir, mais je ne les aime pas. Je me soumets à leur grandeur et à leur pouvoir, je me soumets aux règles de la Trinité car je ne veux pas fauter. Je ne tiens pas à leur donner une quelconque raison de m’en vouloir. Ils sont les Dieux ! Je leur parle car je ne veux plus rien leur demander. Jusqu’à maintenant, ma situation a toujours empiré lorsque je les ai appelés au secours. Lorsque je leur ai demandé du répit, je me suis retrouvé à passer neuf ans, alcoolisé sous la contrainte à participer à des combats à mort pour amuser les foules. Neuf ans sans aucuns souvenirs si ce n’est celui de la certitude d’avoir du sang sur les mains.

Je marque une légère pause, sentant une larme me monter à l’œil.

La dernière fois que je les ai priés, c’était de me venir en aide pour faire face à une situation qui m’était insupportable. En retour, on s’est servi de ma propre main pour égorger un homme…Alors je ne demande plus. Ni pardon, ni soutien, ni amour, ni étoile, ni aide…Je leur raconte, ce que j’ai vu, ce que j’ai fait, qui j’ai rencontré, qui j’ai aidé et qui j’ai tué. Je leur dis ce que j’ai trouvé, ce que j’ai chassé, ce que j’ai mangé. Et puis je cherche à comprendre ce qu’ils veulent que je fasse ici-bas, mais sans leur demander encore.

La larme est au coin de mon œil, sans se décider à couler pour autant. Je reprends alors, parlant toujours calmement.

J’y ai réfléchis Eulalie, à ce sacrifice à faire dont tu parles. Aujourd’hui, je n’ai que deux choses à sacrifier : ma liberté, en me livrant à la milice, ce qui me couterait sans doute la vie ; ou bien ma vie, directement. Je serais mort dans les deux cas. Sauf que, quitte à mourir, je préfère perdre la vie en essayant d’aider quelqu’un à la garder, au lieu de mourir sur l’échafaud comme déserteur d’une mort inutile. Encore, je ne parle là que de mes errements récents. Qu’en est-il des souffrances que j’endure depuis ma naissance ? Avais-je fauté avant même de naître ? Ne faudrait-il pas comprendre l'épreuve d'abord pour en comprendre la solution ensuite ?

Ma larme ne coulera plus. Je lui souris de nouveau.

Toujours est-il que je suis heureux qu’ils aient décidés de te mettre sur ma route car, je te l’assure, moi tu m’illumine. Je ne sais pas ce qu’ils attendent de moi mais je sens que cela va au-delà du simple petit coup de main.

Je me tus et l’observais à la lueur des milliers d’étoiles. Une étoile sous les astres, en quelques sorte.

Gudrun fronça les sourcils en entendant la réponse d'Eric. Elle le laissa parler, comme il se doit lors d'une confession, mais cela ne lui plaisait certainement pas. Non, décidément, pas du tout. Mais après tout, s'il était un vrai croyant, les dieux n'auraient pas eu besoin de le mettre sur sa route. Cela ne changeait rien à sa résolution, mais elle ne voyait plus Eric de la même façon : d'un grand enfant innocent, il était passé à un enfant capricieux, qui demandait sans rien proposer en retour, et qui se plaignait comme si tout lui était dû. Elle ne put retenir son agacement.

- Et pourtant Eric, si tu les respectes tu devrais les aimer ! Tu survis dans la forêt depuis tout ce temps, et tu n'es pas reconnaissant envers Serus ? C'est un vrai blasphème !

Elle se rembrunit quand il reprit sa réflexion au sujet du sacrifice qu'il n'était pas prêt à faire. Cela, c'était de sa faute entièrement, elle n'aurait pas dû se laisser aller à dire à de telles choses. Quel exemple montrait-elle à cet homme ? C'était lamentable ! Il lui sourit pourtant, un vrai sourire qui montait jusqu'à ses yeux qui la regardaient. Il s'accrochait à elle comme à une bouée de sauvetage, mais elle n'en était pas une, et elle avait bien peur de l'entraîner tout au fond. Rester ainsi sous ce regard et sous ces pierres brillantes l'insupportait tout à coup. Elle entreprit de rebrousser chemin tant bien que mal.

- Oublie ça Eric, reste en vie. Sacrifier sa propre vie sans aucun but, ça ne plairait pas à Anür, sois en certain.

S'appuyant sur la paroi, elle revint à l'endroit où il avait posé la torche. Il n'y en avait qu'une, évidemment, elle ne pouvait pas le laisser seul dans le noir. Elle s'arrêta donc devant cette source de lumière dont ils avaient tous les deux tant besoin.

- J'ai un petit conte très court qui pourrait peut-être te faire changer d'avis sur l'injustice des dieux. Si tu te sens prêt à en discuter, rentrons auprès du feu, veux-tu ?

Elle se saisit de la torche et commença à marcher dans la direction d'où ils étaient venus. Enfin, elle pensait que c'était la bonne direction.

Elle avait hâte de retrouver la chaleur faiblarde du petit feu de camp et de pouvoir se rasseoir, et continua d'un bon pas. La marche lui éclaircissait les idées et renforçait sa résolution de remettre Eric dans le droit chemin. Soudain, son pied buta contre une aspérité, et elle ne parvint pas à se rattraper de l'autre sur ce sol glissant et traître.

- Saperlipop... !

Une chose me paraissait soudainement évidente. La femme n’appréciait pas mon discours et son visage s’assombrit brusquement.
Aussi, bien que j’ai continué de lui exposer mon point de vue sans montrer le moindre signe de changement d’attitude, je m’attendais bien à une réaction. En effet, Eulalie n’était pas à rester sans poursuivre un débat qui lui tenait à cœur. Les Divinités et tout ce qui s’en approchait semblait faire partie du lot.
Je ne pus cependant pas me résoudre à être d’accord avec sa première remarque.

Eulalie, le respect et l’amour ne sont pas comparables. Le respect est une volonté personnelle là où l'amour émane de notre cœur, sans contrôle. Je les ai aimés, profondément. Quant à ma survie en forêt, ma foi, ne sachant pas pourquoi je vis encore. J’ai du mal à leur en être reconnaissant, même s’il m’arrive de leur dire merci pour un gibier.

La suite fut assez étrange. Dans ses yeux, je voyais passer de la colère. Si précédemment, son mécontentement m’était destiné, là ce n’était pas le cas. Sa colère n’était pas à mon attention mais à la sienne, comme je le compris avec sa phrase suivante. Elle me dit d’oublier l’idée de me rendre. Elle me demande de rester en vie.
Aussi, j’incline doucement la tête.

Je ne veux pas offenser les Dieux, alors je ferais tout pour rester en vie, ainsi que tu me le demande.

Si c’est plaisant à entendre, que quelqu’un vous demande de rester vivant, je perçois quelque chose à travers tout cela.
Il y a une lourdeur, une pudeur, quelque chose qui résonne en elle, quelque chose qu’elle fuit tout en le gardant contre elle. Je l’ai compris à sa démarche alors qu’elle recule vers l’entrée de la salle. Je l’ai remarqué à son regard aussi, cette force qui l’anime qui cohabite avec un doute.
Le poids des secrets est un fardeau à nul autre pareil.

Je la suis, pensif, jusqu’à ce qu’elle s’empare de la torche, me proposant de retourner au niveau du campement pour qu’elle me raconte une histoire. Par dessus tout, elle me propose de discuter. Rien que pour cela, pour cette proposition de discussion

Allons-y alors!

Mon invitée prend la bonne direction, torche en main, marchant d’un bon pas, contrairement à l’aller. Elle parcourt peut-être le chemin un peu trop vite, il est toujours glissant. Aussi, je la suis de pas trop loin, prenant en compte sa jambe qui faisait défaut à l’aller. Prêt à la rattraper. Alors que j’allais ouvrir la bouche pour lui suggérer de ralentir, je la vois qui trébuche.
Je tends le bras pour la rattraper mais, la torche manquant de lui tomber dessus, je suis obligé de réorienter mon coup pour dévier les flammes de ses cheveux. J’arrive tout juste à saisir un pan de sa robe qu’elle m'entraîne dans sa chute.
En voulant l’aider, je vais devenir un facteur aggravant.

Merde!

Heureusement qu’il n’y a pas de crevasse dans cette partie de la mine. En effet, après lui être tombé dessus en essayant de l’éviter au maximum, nous roulons tous les deux sur le côté. Je me fais mal au coude mais j’ai surtout l’impression d’entendre un craquement. Je crains que la dame ne vienne de se faire une entorse. Soudain, nos fronts se rencontrent désagréablement.

Lorsqu'enfin le monde arrête de bouger, oui j’exagère, nous sommes à un mètre du chemin, je suis à moitié étalé sur elle, la tête au-dessus de son épaule, le visage emmêlé dans ses cheveux. Son parfum de savon me monte au nez tandis que je redresse la tête.

Tu vas bien?

Eric parlait peut-être d'une façon qui semble réfléchie, mais il racontait des bêtises. Tant pis, elle allait avoir le temps de lui faire comprendre l'évidence ! Au moins, il était de bonne volonté, elle ne pouvait pas le nier, et il la suivait même sans traîner des pieds !

Jusqu'au moment où le monde bascula d'un coup autour de Gudrun. Elle sentit un impact sur son bras qui lui fit lâcher la torche, et ferma les yeux instinctivement, s'attendant à un rude choc. Et, en effet, l'arrivée au sol fut rude, car pour une raison inconnue, sa robe s'était prise dans quelque chose et elle ne put se rattraper avec les mains, comme toute personne normale l'aurait fait. Elle atterrit en partie sur quelque chose de mou, mais sa jambe fut écrasée en retour. Roulant pour se dégager, ce fut finalement son bras qui se retrouva sous le poids, et elle sentit une douleur vive irradier son poignet gauche. Pour couronner le tout, elle se cogna la tête contre... celle d'Eric ? Quel bordel, songa-t-elle, avant de se dire qu'elle avait sans doute trop fréquenté Edgar. Sonnée par cette chute qui aurait pu être si banale, elle ne pensait qu'à la douleur de son poignet. Et aussi à celle de son front, où une seconde bosse allait pousser à coup sûr.

La voix d'Eric la ramena à la réalité. Il avait toujours des questions un peu étranges.

- Non, ça ne va pas vraiment si tu tiens à le savoir. Ta tête est assez dure, mais j'imagine que la mienne aussi. Enfin, ça ne fait rien.

Elle essaya de se tortiller en prenant appui sur son bras et sa jambe libres, abandonnant toute dignité, mais rien à faire, elle était coincée. A moitié couché sur elle, Eric n'avait pas l'air d'avoir conscience de la gêne qu'il pouvait représenter. D'abord par son poids, qui l'empêchait de se dégager. Et ensuite, il fallait bien l'avouer, par sa chaleur et la proximité de sa peau nue, qui étaient assez troublantes, même pour elle. Difficile de continuer à le voir comme un enfant dans cette situation si embarrassante, et les paroles échangées plus tôt prenaient tout à coup un sens différent. Elle espérait que ce trouble ne se verrait pas trop sur son visage.

- Eric ? Tu m'écrases, tu pourrais te pousser un peu ?

Après un court instant où, tous les deux, remettons nos idées en place, elle me répond que non, cela ne va pas trop. Effectivement, je me dis que ma question était sans doute ridicule. Après un tel roulé-boulé, personne ne va bien. Au mieux, on va pas trop mal.
Elle me confie alors que j’ai la tête dure, précisant qu’elle aussi, sans doute.
Par chance, la torche ne s’est pas éteinte. Cela me permet de voir que quelque chose cloche dans son regard.

Désolé pour la nouvelle bosse. Celle-ci, nous l’aurons en commun car, et heureusement, tu n’as pas la tête molle non plus.

La position dans laquelle nous sommes a quelque chose...d’intéressant?
Non, ce n’est pas le terme. J’ai les idées encore en pagaille et je ne trouve pas mes mots.
Toujours est-il que je sens ses formes au travers de sa robe, ce qui me renvoie les images de tantôt, lorsqu’elle n’avait rien. A ces images viennent s’ajouter la douceur de sa chevelure, ses effluves savonneuses et la chaleur de son être qui irradie, même par delà le tissu. Le souvenir fugace de sa joue, douce sous ma main
Oui, j’avoue que là, je la vois et je la sens femme.
Elle n’est plus l’invitée blessée, mais bien une femme.
Cela me perturbe.
Cela me donne des frissons.
Quelque chose me trifouille les entrailles sans que je ne sache quoi.

Alors, elle me demande de m’écarter car je l’écrase.
Je ne comprends pas bien l’idée qu’elle cherche à me faire passer en précisant de me décaler “un peu”. C’est quoi “un peu”?
Faut-il que je me pousse complètement?
Faut-il à l’inverse que je réajuste ma posture pour ne pas l’écraser mais rester tout de même contre elle?
Ce “un peu” me perturbe car il est une précision qui semble anodine mais qui génère en moi trop de questions.

Lorsque l’on met des précisions dans nos phrases, c’est bien qu’elles ont un sens non?
On attend qu’elles soient prises en compte, entendues et exploitées.
Sinon on ne s'encombre pas avec.
Mais je ne dois pas occulter l’autre information, le fait que je l’écrase.

Alors, prenant appui sur mes bras, je me redresse et me relève. Dans la chute, sa robe à vrillé et découvre maintenant une bonne partie de ses jambes, ce qui contribue à me chatouiller le ventre.
Passant outre, je saisis son bras, celui sur lequel je ne suis pas tombé, et tire doucement pour la relever. Pour faire cela avec le plus de douceur possible, je passe un bras dans son dos dès que possible, afin de ne pas tracter tout son poids sur son bras.

Nous nous retrouvons enfin debout tous les deux, mon bras autour de sa taille et tenant son poignet de l’autre main. Je la surplombe mais nos visages sont proches. Sa silhouette frôle ma carcasse, l’embrassant de sa tiédeur. J’ai pris garde à ne pas la coller à moi, bien que j’en ai envie. Je cherche son regard.

Me suis-je assez poussé?