Un convoi d'importance

L’ingénieur accepte de monter, après avoir vomi, tandis qu’Eric se met dans la carriole et commence à menacer les prisonniers avec son épée, ce qui est exactement ce qu’il fallait faire, on ne peut plus se permettre de mauvaises surprises. Le reste du reste se passe bien, heureusement que les Trois veillent sur nous maintenant et que nous arrivons sans autre encombre au village de Ménerbes, première étape de notre périple.

Les miliciens présents nous accueillent, notre convoi ayant été annoncé, ils ne sont pas surpris de notre venue et agissent avec rapidité, pendant que le responsable de l’endroit me demande des explications. Je lui raconte l’embuscade dont avons été victimes et pendant ce temps, Edgar va au puits et l’ancien déserteur à une bassine. Je les aurais volontiers rejoints, mon armure étant recouverte de sang à la suite de mon combat, mais il reste encore de nombreuses choses à faire.

Je laisse les civils vagabondés, le village n’étant pas bien grand, il sera facile de sonner le rappel, personne ne va oser sortir à l’extérieur sans escorte et j’ordonne à deux de mes mercenaires d’amener Elie dans la tente du rebouteux qui se trouve à gauche du temple local. Jean s’approche de moi pour me donner les affaires qu’il a récupérés sur le cadavre d’un des assassins, je jette un coup d’œil mais je ne comprends pas grand-chose.

Je suis rejoint par le professeur qui m’indique ce qu’il s’est exactement passé pendant mon absence et je suis fier de mon nouveau mercenaire qui a très bien fait son travail, il aura droit à une bonne prime, du moins s’il survit ! Il me demande d’ailleurs où j’ai envoyé l’obèse, il semble même inquiet pour Gros Bébé et je lui réponds en souriant, amusé par son attitude :

Je l’ai amené chez le rebouteux, il y restera jusqu’à ce qu’il se sente assez bien pour revenir à Marbrume par un autre convoi, il bénéficiera de soins plus appropriés au Temple et pourra se reposer au Quartier Général.

Il semble que je n’aie pas eu toutes les forces de ma Guilde réunies au même endroit pendant bien longtemps, mais ce sont les aléas d’une vie de chef d‘entreprise. Contrairement aux impôts et charge, la vie hors de la capitale est imprévisible et je dois m’en accommoder. Je fais ensuite signe à Eric de nous rejoindre et je leur montre le document, leur précisant :

L’assassin n’était pas une personne ordinaire, il avait un très bon équipement et surtout il possédait ce papier-là, même si je n’ai aucune idée de ce que cela signifie, je pense qu’il s’agit d’un alphabet, mais je n’en suis pas sûr. Eric, toi, qui as beaucoup voyagé, est-ce que tu sais ce que veut dire : “Sac tard ga” ?

Que de questions et peu de réponses, nous allons passer la nuit ici, alors autant profiter de cette halte pour discuter un peu.

L’ingénieur soupira.

La pression retomba. Rasséréné à l’idée que les jours d’Élie n’étaient plus menacés, il chancela presque, prenant fermement appui sur sa canne et sur ses pattes, conscient qu’ils avaient somme toute évité plus d’un problème majeur avec le convoi. Décidément, cet homme avait plus de réserve que l’ingénieur n’avait sondé, au point de le voir sourire malgré les circonstance ; malgré le fait que certains avaient frôlé la mort. Il semblait convaincu, un peu plus chaque jour, que cet homme avait dû vivre pire, bien pire. Et même si Edgar pouvait se rappeler dans ses heures sombre son altercation avec le Fangeux qui avait fait de sa jambe gauche un désastre, il lui semblait non seulement qu’il n’avait pas tout vu, mais qu’il lui était impossible de relativiser la situation.

Son regard fut captivé par l’un des effets personnels de messire de Rochemont, Il ne prêta même pas attention à Éric qui approchait ; l’homme au crâne luisant à qui tous devaient très certainement la vie à l’heure actuelle. La vue des symboles avaient éveillé en Edgar une sorte d’étincelle.

« C’est du tableau de Beauvillers, c’est une méthode de codage grossière et vieille comme le monde qui consiste à remplacer les lettres de notre alphabet par des symboles, mais… »

Il fronça les sourcils, s’emparant du papelar sans faire montre de courtoisie.

« Ça ne veut strictement rien dire. Attendez un instant. »

Il ne se fit pas prier, tourna les talons, fouillant dans ses effets personnels de quoi griffonner, cherchant du regard un support pour se mettre à l’ouvrage, mais les gens d’ici avaient mieux à faire que de mettre des bureaux à disposition de gens ès lettres qui s’égaraient par le plus divin des hasards en dehors des murailles de Marbrume. Alors il revint à un chariot dont le rebord était vacant, et se mit à inscrire les lettres qui correspondaient aux symboles.

Parce qu’Edgar avait été suffisamment malade pour s’en souvenir, comme si cela évoquait quelque époque nostalgique où il se la jouait rat de bibliothèque, à l’époque où rien d’autre n’avait d’importance, à l’époque ou…

… Le texte était surchiffré et, après une succincte inspection, Edgar se rendit à l’évidence. Il finit de noter la première passe, qui servirait peut-être à un esprit plus avisé que lui pour percer un secret qui devait en cacher un autre, et tout une série de choses où il aurait mieux fait de compter sur des hommes d’armes comme messire de Rochemont et Éric pour venir à bout d’on ne sait quel… Merdier ?


Il se présenta à nouveau auprès du noble et de son mercenaire, la mine presque penaude.

« La bonne nouvelle, c’est que le procédé de chiffrement semble con comme la Lune. La mauvaise nouvelle, c’est que ce n’est pas du Langrois. Peut-être que cela a quelque chose à voir avec ce que l’assassin avait dit, à supposer qu’il eût utilisé une autre langue… »

L’ingénieur soupira à nouveau, détourna le regard, et en revint aux deux comparses, on ne peut plus sérieux.

« Écoutez, je vais être franc avec vous. Je crois avoir déjà entendu cette espèce de langue quelque part, alors que je faisais des recherches dans la réserve du temple à la fin de l’année dernière. J’étais en compagnie d’une prêtresse qui m’accompagnait, et nous avons surpris deux individus louches prononcer des choses incompréhensibles, il y avait également beaucoup de « a ». Mais mes recherches ultérieures sur une langue aux propriétés similaires n’ont rien donné. Ce que j’essaie de dire sans ambages, c’est que nous effleurons quelque chose d’assez gros, mais je ne souhaite pas me détourner de mes obligations. Alors je vous remets ce parchemin, messire de Desmond, et c’est à vous que revient la décision de l’étudier ou non. Pour l’instant, je ne pense pas en savoir plus, à moins que… »

Il regarda franchement Éric.

« Est-ce que vous êtes aussi fiable que vous l’avez montré tout à l’heure ? J’ai d’autres éléments à partager, mais je dois m’assurer que je n’ai pas affaire à n’importe qui. Je suis fort embarrassé, je pensais mettre ce genre de saleté derrière moi, mais je n’aime pas les problèmes insolubles. »

Il tendit de nouveau le parchemin devant lui, dussent Éric ou messire de Rochemont s’en emparer.

Finalement, alors que je m’essuyais la figure avec ma tunique, je vis Desmond me faire signe d’approcher. Ramassant mon bordel, je m’approchais donc de lui et de l’architecte qui était penché sur un parchemin plein de symboles étrange.

Messire?

C’était rare que je lui donne du titre, à mon commanditaire, mais puisque là nous étions au calme, j’avais le temps d’y penser. Il me questionna alors sur une phrase étrange que je n’avais jamais entendu.

Navré Desmond, j’ai certes beaucoup voyagé mais seul presque toujours. Cette phrase m’est inconnue. Cela dit, cela ressemble à une sorte de prière, un peu comme nous lorsque l’on en appel aux Trois avant de lancer la charge.

Je haussais mes épaules nue, confirmant que je n’en savais pas plus.
Alors l’architecte s’ébranla, arrachant le parchemin des mains du noble avant de partir, branlant sur sa canne, vers un chariot pour griffonner quelque chose. D’après, lui le parchemin renfermait un message codé et, après quelque réflexion, il semblait que le message codé était codé lui même.
Moi qui n’aime pas que l’on s’exprime autrement qu’en disant clairement les choses, voilà qui aurait le don de m’agacer.

Après un moment à réfléchir il nous avouait que, s’il avait fait des recherches un an plus tôt, il était maintenant arrivé aux limites de son savoir, quand bien même pensait-il savoir de quelle langue il s’agissait.
Alors qu’il semblait que nous étions coincés, le boiteux se tourna vivement vers moi avec une question troublante mais qui avait au moins le goût d’être simple.

Si par fiable vous entendez que je ne ferais rien qui pourrait nuire au devoir de Desmond, alors oui, je le suis. S’il s’agit d’informations qu’il est préférable que j’oublie lorsque nous n’en aurons plus besoin, oui je le suis. De même, s'il s'agit de vous escorter, je le suis.

Je me saisis du parchemin et y jette un œil.

S’il s’agit de lire un document en revanche, je vous le dis tout net, non je ne suis pas fiable puisque ne sachant pas lire. Cela dit, un message court comme cela, ce peut-être un rendez-vous. Le convoi était visiblement attendu, sans doute ce message contient des détails relatifs à l’attaque ou bien ce dont il faut s’emparer? Un objet, une personne?

L’architecte commence à partir dans des explications et je me retiens de bâiller, tellement ces dernières sont soporifiques, en plus je ne comprends même pas la moitié, heureusement, il part bientôt faire des trucs dans son coin et j’en profite pour nettoyer mon armure, préférant la garder tant que nous sommes en dehors des hautes murailles de la capitale.

J’ai pris pour habitude de l’enlever seulement pour dormir. D’ailleurs, mon page est sortit du chariot et à l’aide d’un seau d’eau, commence à nettoyer le dos de mon armure de plaque. Ne voulant pas être en reste, je fais le devant et bientôt ma protection métallique brille à nouveau de mille-feux, enfin, c’est plutôt comme un petit feu de camp, vu le nombre de coups qu’elle a reçu depuis des mois. Je devrais retourner voir Alban d’ailleurs, pour la reforger à nouveau.

Milas, sa besogne une fois terminée, file s’occuper de mon étalon, et c’est donc dans un bien meilleur état que je vois revenir l’érudit qui nous annonce que, malgré tout son savoir, il n’a pas réussi. Pourtant, il ne lâche pas l’affaire, comme j’aurais sans doute fait à sa place et nous raconte des anecdotes sur ses supers escapades dans les réserves du temple.

S’il y a bien un lieu sur cette terre où je n’irai jamais, c’est là-bas, je mourrai d’ennui l’espace de quelques secondes. Il veut même me redonner le parchemin, alors que je n’ai aucune idée de quoi en faire, tout en demandant à Eric s’il est quelqu’un de confiance. Ce dernier répond par l’affirmative bien sûr et prenant le document, il tente aussi plusieurs théories sur son interprétation. Je le laisse faire, puis une fois qu'il a terminé je répond à la question d’Edgar :

Eric est une personne fiable, je m’en porte garant, il a même un sens moral très développé.

Je pourrais rajouter, « exactement comme moi », mais je pense que tout le monde a compris ici, même si le mien est différent, car je n'ai aucun problème à tuer ou torturer des gens. Je sens mon ventre grondé et je leur indique donc :

Je vous propose d’aller dîner, nous pourrons reprendre cette discussion pendant le repas.

Je peux voir en effet que Milas à déjà tout préparer, alors autant faire une petite pause, parler mystère pendant trop longtemps va me donner mal à tête.

L’information avait été dûment transmise. L’ingénieur avait brièvement hoché la tête suite aux suppositions d’Éric ; il n’avait pas révélé les siennes, car un regard extérieur était tout à fait rafraîchissant, et il ne fallait pas influencer l’autre. Desmond, quant à lui, avait fait montre de la plus grande indifférence face à ce casse-tête cryptographique, preuve inéluctable qu’il était davantage un homme d’action fédérateur qu’un petit rat de bibliothèque qui ne rechignait pas à passer du temps seul. Mais son regard ne quittait plus Éric ; ce gars-là était un mystère à lui tout seul, semblant bien plus impénétrable que messire de Rochemont. Mais alors, après que Duval s’eut assuré qu’Éric pouvait entendre tout ce qu’il y avait à entendre, il se permit d’ajouter avant de les suivre aux victuailles :

« Je ne pense pas qu’ils en avaient spécialement après moi, mais ils ont essayé de partir avec mon chariot. Et lorsque j’avais entendu cette langue plus tôt, ils avaient distinctement utilisé “cryptogramme” et de “cloaque”. Il ne serait pas étonnant qu’ils soient liés à la secte éponyme, si tant est que vous la connaissez. Enfin, je ne suis pas stupide, je vois bien que messire de Rochemont a d’autres choses plus importantes à penser. J’essayais d’aider, et je m’emploierai à en savoir plus sur mon temps libre, et d’avoir l’intelligence nécessaire pour discerner les informations intéressantes de celles qui ne le sont pas, après quoi je communiquerai ces premières à qui de droit. »

Il s’enferma dans un silence introspectif, masquant un semblant d’amertume, de déception de ne pas partager quelque engouement pour ce puzzle, et aussi de rester face à une pareille inconnue. Il décida donc de s’attabler un peu en retrait, ne souhaitant pas partager plus que ça une conversation qui ne lui siérait guère, tant en compagnie d’Éric que de messire de Rochemont. Il esquissa néanmoins un sourire, constatant un réconfort certain dans son repas : des œufs frais, des tubercules généreux, de quoi se remplir la panse momentanément et reprendre des forces. Il avait gardé la note dépliée ; il ne la quitta pas des yeux, fuyant tout contact visuel tant avec le chef qu’avec les mercenaires pour éviter toute conversation stérile. Après qu’il eut fini son repas, il débarrassa son couvert et lança :

« Je vais m’enquérir de l’État d’Élie Coptère. Si vous me cherchez, vous savez où me trouver. »

Et il s’en fut en retrait, là où il pourrait trouver le mercenaire meurtri ; quelque part, comme à Desmond de Rochemont, il lui devait la vie.

Juste avant de manger, Edgar, qui ne veut décidément pas lâcher l’affaire, nous parle de la secte du cloaque, alors que celle-ci a été exterminée il y a des dizaines d’années de cela, avant même ma naissance si je me souviens bien. J’avoue n’écouter qu’une d’une oreille et finalement, il indique qu’il va s’occuper de son énigme sur son temps libre, ce qui me convient tout à fait.

Après tout, chacun fait ce qui lui plaît, pour certain, c’est plonger le nez dans des bouquins, pour d’autres juste s’entraîner au maniement des armes ou encore apprécier un bon repas, pour ma part, je fais partie des deux dernières catégories. Je mange donc avec entrain le repas préparé par les gens du village troquer contre quelques objets venus de la capitale, écoutant la proposition de l’ancien déserteur, je réfléchis un moment et je lui dis :

C’est une bonne idée, prend Jean avec toi et inspecte les chariots, nous aurons peut-être de la chance.

L’architecte va voir ce qu’il en est d’Elie et Eric me pose différentes questions, auxquelles je réponds placidement :

Tout cela ne change rien, nous devons amener le convoi à bon port, c’est là notre principale mission. Une fois que nous aurons réalisé notre objectif, nous pourrons continuer notre enquête aussi longtemps qu’il vous plaira à tout les deux.

C’est toujours comme ceci que j’ai mené ma vie, un pas à la fois, refusant de courir plusieurs lièvres, car il est toujours dangereux de le faire. Je pose amicalement ma main sur l’épaule sur mon interlocuteur et je lui dis :

Demain risque d’être plus dur qu’aujourd’hui, alors, une fois que tu as terminé, va te coucher.

Et oui, nous risquons d’être à nouveau attaqués et j’ai maintenant un homme en moins, d’ailleurs en parlant du mercenaire blessé, je vais le voir. Le rebouteux semble assez confiant et m’indique qu’il est hors de danger, vu sa masse corporelle, il peut se permettre de perdre beaucoup de sang. Je prépare avec lui, son futur transport à mon Quartier Général, dans les faubourgs, le personnel sur place s’occupera de lui.

Je me tourne ensuite vers l’érudit et je lui donne le même conseil qu’au chauve :

Je vous conseille d’aller dormir, notre voyage est encore loin d’être terminé.

Je pourrais même ajouter que la partie la plus difficile est à venir.

L’ingénieur boita ainsi jusqu’au semblant de refuge ou trônait « Gros bébé », comme allongé sur son lit de mort, au lieu de quoi il dormait comme un bébé, la mine grave cependant. Les séquelles étaient bien réelles, surtout psychologiques. Il avait la bedaine pansée de toutes parts. Une odeur de pet avait alourdi les environs. Le médecin semblait s’y être fait, mais Edgar retint un rejet ; il n’avait pas envie de rendre un si bon repas par la bouche, mais qu’est-ce que ça puait. Même Desmond de Rochemont ne sentait pas aussi fort après un intense excercice, lui qui pouvait fleurer de la testostérone des lieues à la ronde, possiblement.

« Tout va pour le mieux, confrère ? se risqua alors à demander le boiteux, comme pour faire montre de sympathie au médecin d’infortune.
— Il est hors de danger, mais c’est pas demain la veille qu’il pourra espérer remanier une épée. Il est solide mais va lui falloir du repos.
— Prenez une pause, je le surveillerai. »

Edgar s’assit. Il fit un geste de tête à l’attention du médecin. L’ingénieur n’était pas une gens du domaine médical, certes, mais il inspirait confiance ; alors l’homme s’en fut, laissant seuls Élie Coptère gisant dans son pieu, et Elie assis à son chevet, ni trop prêt, ni trop loin. Il ressortit cette espèce de message chiffré, le lisant sans grande conviction. Il dût sortir sa flasque d’eau de vie pour faire passer la douleur ; non pas de sa guibole cette fois, mais de supporter une situation un peu déplaisante, quoiqu’il avait préféré le calme mortifère à l’effervescence autour du chef de la Guilde des Boucliers.

Une longue flatulence, grave, sonore, se fit entendre, rompant à l’envi tous les records possibles.

« Il va se réveiller avec dix kilogrammes en moins, plaisanta seul Edgar. »

Mais il se ravisa de raconter des sornettes. Le rebouteux était revenu à sa besogne, et bientôt ils étaient rejoints de Desmond qui prenait efficacement les devants. Élie partirait ainsi pour la capitale, le plus tôt possible pour être véritablement hors de danger. Après quoi l’ogre de Rougelac lui fit part d’une suggestion revêtue sous une forme de sollicitude toute bienvenue.

« Je vais croire que vous m’aimez plus que de raison, messire de Rochemont… Ne vous inquiétez pas pour moi, je m’en vais me reposer et serai sur pied sans faute, comme chacun de mes jours depuis quarante-cinq-ans. »

Il se redressa, non sans peine, un rien chancelant, mais entama sa cadence boiteuse en dehors de l’abri après avoir accordé un signe de tête au noble, et à Éric qu’il croisa affairé à on ne su quelle besogne. Il fut guidé par un des hommes de messire de Rochemont en retrait avec d’autres hommes qui avaient eu le privilège de trouver le repos. L’ingénieur ne ferait plus parler de lui jusqu’au matin, dût-il passer une nuit torturée à cause de cette éreintante journée et des effluves nocturnes.

Spoiler:

Une fois encore, Desmond considérait ma proposition avec intérêt. Aussi, il me confiait la tâche d’aller vérifier moi même les chariots avec le dénommé Jean. J'acquiesçais alors pour enchaîner après le départ de l’architecte.
Cette fois, le noble n’était pas totalement d’accord. Pour lui, il était impensable de retarder l’expédition et mener le convoi à sa destination devait rester de tout temps, notre seule priorité.
Le temps de l’enquête poussée viendrait après la mission effectuée et la commission encaissée.
Il me conseillait ensuite vivement d’aller dormir une fois la fouille effectuée.

C’est toi le chef!

J’avais espéré, en proposant de fouiller les chariots, obtenir de l’aide de quelqu’un de plus savant que Jean. Nous passâmes deux bonnes heures à ausculter chaque attelage sans grand résultat. Aucune trappe, aucun aménagement secret, pas plus que d'objets étranges. Rien.
Nous ne découvrîmes pas le moindre parchemin, ce qui à la réflexion, ne nous aurait de toute façon mené à rien. Ni Jean ni moi ne sachant lire, le moindre message aurait été un indice potentiel et Desmond comme l’architecte auraient monceaux de foutus papier à lire.
Aussi, notre tâche effectuée et bredouilles, je m’installais sous un chariot, m’enroulant dans ma cape pour passer la nuit.

A mon réveil, je fais le tour du camp pour me dégourdir les jambes avant de me tenir prêt au départ. Le ciel était gris et les nuages étaient bas. La route n’allait en effet pas être simple, surtout si la brume refusait de se lever.

Edgar écoute ma proposition et va se coucher, comme Eric d’ailleurs qui après être revenu bredouille ou plutôt brecouille comme on disait dans mon village s’endort. Je fais également de même après être revenu de la tente où se repose Elie Coptère. La nuit se passe bien, du moins, il n’y a pas eu d’attaque de Fangeux et c’est une bonne chose.

Le principal problème d'aujourd'hui est le temps, j’aurai bien décalé le départ du convoi, mais je ne peux me permettre un tel luxe, le budget est serré ainsi que la nourriture et ma petite entreprise doit faire des bénéfices et surtout tenir ses engagements si elle veut tenir dans la durée. Être dirigeant d’une start-up n’est pas facile, mais je dois prendre une décision difficile et malgré la brume qui ne semble pas vouloir se lever, j’indique à mes hommes :

On repart, je ne veux aucun bruit, silence complet, faites passer le mot.

Avec ce genre de condition météo, le bruit se diffuse très loin, ce qui peut attirer sur nous des fangeux. Nous devons réussir à rejoindre Piana et pour cela certaines précautions doivent être prises :

Eric, tu reste devant en éclaireur, mais seulement à vingt-cinq mètres devant, le convoi sera beaucoup plus resserré, je ne veux perdre personne. Si vous vous retrouver seul, pas d’inquiétude, on se retrouvera au village abandonner, la nourriture et l’eau seront divisé en conséquence.

C’est la meilleure des tactiques, puisqu’on n’y voit pas plus loin que le bout de son nez, alors autant en profiter et avancer, même éclaté en petits groupes. Nos passagers, comprenant que l’heure est grave, montent en silence dans les chariots et j’indique en chuchotant le signal du départ.Les portes du village fortifié s’ouvrent et nous en enfonçant dans la brume qui semble nous avaler tellement nous disparaissons en quelques secondes à la vue de nos camarades.

J'acquiesce d’un simple signe de tête à l’ordre de Desmond avant de disparaître dans la brume dès l’ouverture des portes.
Je sais que mon arc ne me sera que très peu utile, tellement la brume est dense, ne pouvant voir bien loin et être certain de ma cible. Je me suis toujours refusé à provoquer un quelconque dommage collatéral et j’ai jusqu’à présent réussi.

Je progresse sans un bruit, n’entendant presque pas le convoi dont seuls les bruits de roulement de petits chaos me parviennent. A vrai dire, je ne le voit même pas alors qu’il se trouve juste vingt-cinq mètres derrière. C’est alors que je me demande comment informer la tête du convoi si je détecte un danger. Tirer une flèche en arrière comme la veille est tout bonnement exclue, je pourrais toucher quelqu’un.
Une idée me vient alors je me poste sur le côté et attend le convoi.
Lorsque ce dernier arrive à mon niveau, je fais signe de le stopper et vais immédiatement trouver le noble.

Je ne vois pas grand-chose sur l’avant. Pire, je n’ai aucun moyen discret de communiquer avec vous pour vous prévenir d’un danger. J’ai une solution à vous proposer. Qu’on m’attache une longue corde à la taille et au chariot de tête. Tant que j’avance, la corde sera tendue, si je m’arrête elle se détendra ainsi vous saurez qu’il vous faut stopper.

Je regarde alentour et conclu.

Quelque soit la raison qui me ferait stopper, y compris la mort, aura pour effet de détendre la corde, quoi qu’il arrive, vous saurez alors qu’il y a danger.

Peu de temps être parti, le convoi s’arrête et je mets immédiatement mes hommes en état d’alerte maximale tout en rejoignant à grande enjambé la tête de convoi, j’y vois Eric qui me propose une bien curieuse manœuvre avec des mots un peu trop morbide, c’est pourquoi, je le rassure en lui indiquant avec le sourire :

Ton idée est bonne mais tu ne vas pas mourir aujourd’hui, je te le garantis, tu es notre éclaireur, je compte donc sur toi, interdiction d’aller voir les Dieux de trop près.

Je n’ai jamais été très bon en humour et ce n’est pas aujourd’hui que je pourrais devenir bouffon, mais c’est le mieux que je puis faire. Nous reprenons donc la route après avoir lui avoir accroché la corde et je lui donne une dernière consigne :

En cas de danger, surtout, ne joue pas les héros, reviens vers nous, nous sommes assez nombreux pour faire face à bien des périls.

Sauf s’il s’agit d’une bande de Fangeux, mais nous ne faisons aucun bruit, alors il n’y a pas de raison que nous en voyons un. D’ailleurs, le trajet jusqu’à midi se passe bien, le brouillard, c’est même levé et je peux voir avec satisfaction que tous les chariots sont encore présents, même si le dernier arrive avec une demi-heure de retard.

Les passagers eux, ont bien suivi les consignes que j’ai données avant le départ et je remercie les Trois que notre petite troupe ne compte aucun enfant en bas âge. Notre bivouac se fait sur une petite éminence, guère haute, mais qui nous permet de voir un peu mieux les environs et après un court repas, personne ne voulant trop s’attarder ici, nous repartons.

Nous ne devrions guère être loin de Piana, si nous y arrivons sans autre problème, nous pourrons nous reposer là-bas, je sens la tension de cette matinée sur mes épaules, la sensation d’être à moitié aveugle est vraiment éprouvante.

La nuit eut été mouvementée.

Le matin le fut tout autant. Comme à l’accoutumée, l’ingénieur s’était comme fait kidnapper de ses songes, dont les bribes devenaient de plus en plus diffus, s’évanouissant au fur et à mesure qu’il avait repris contenance, tant en compagnie de ses camarades de route qu’en solitaire, où il s’était bien gardé d’exhiber cette drôle de potion magique qu’il avait ingurgitée pour s’assurer un état décent tout le jour durant. Il ne s’était pas fait remarquer mais il aurait fallu qu’il eut le teint plus foncé pour qu’on le prenne pour un Fangeux. Edgar Duval n’était pas du matin, et s’il s’était fait silencieux, simplement distant mais prompt à répondre à l’appel de messire de Rochemont, d’aucuns avaient pu penser qu’il était un mort-vivant. Il demeura très silencieux durant la suite du trajet. Il était allongé entre deux sacs de tubercules, le ronflement parfois interrompu par une vive secousse tant la route menant vers Balazuc peinait à se civiliser. Et puis des bribes de conversations dansaient dans son esprit, et ce “sac tard gatte” chantant, menaçant, tonnait parfois comme s’il l’eut entendu tout près de lui. Mais il y avait bien plus silencieux, bien plus secret encore qu’Edgar ; c’était ce cryptogramme, impénétrable, renfermant à n’en point douter un savoir dont l’étendu donnerait le vertige au plus érudit des prêtres. Mais pour l’heure, il fallait bien se rendre à l’évidence qu’il n’était que le seul à s’y intéresser, même si, à y re penser, les hypothèses d’Éric devaient sans doute avoir une cause dans son agitation interne, sa frustration à ne pouvoir venir à bout de cette énigme. Il lui fallait somme toute un os à ronger avant d’attaquer le gros du travail : un tour d’horizon de Balazuc jusqu’à rendre le lieu plus formidable encore que Marbrume. Il le devait bien à messire de Rochemont.

Ainsi, sans grande surprise, malgré l’épais brouillard pareil à un épais linceul blanc de terreur, ils arrivèrent à bon port dans ce qui eut été naguère un village agricole, animé et autonome. Aujourd’hui ce n’était qu’un vulgaire ossuaire déserté, délabré, dont certains voyageurs égarés avaient peut-être pu élire domicile à en croire certains abris encore bien établis. Et des semblants de palissades qui avaient été érigées çà et là. Alors qu’on investissait les lieux, parfois avec assurance, parfois avec une méfiance redoublée, le vieil ingénieur se saisit d’une carte du duché. C’était à se demander quelle allure avait eu Piana avant que le fléau ne jette son dévolu sur le patelin. L’ingénieur entreprit de se hisser en dehors du chariot, très vite assisté par des mercenaires pour l’aider à se mettre d’appui avec sa canne. Un rapide tour des lieux, tout en gardant des distances raisonnables, l’inspira l’espace d’un instant. Cet endroit bénéficierait sans doute à quelques voyageurs, au même titre que Menerbes, en tant qu’avant-poste jusqu’à Balazuc. Parce que le constat qu’il avait deviné était sans appel, et il fit part de sa réflexion à messire de Rochemont, n’en déplut au chef de la Guilde des Boucliers de Marbrume.

« J’imagine que vous avez déjà un expérience du terrain, mais rejoindre Balazuc nécessitera très probablement une journée complète, pause incluse, si nous voulons arriver à bon port tout en évitant au maximum l’exposition aux subversions de la grande Rikni. La lune et les étoiles sont belles, mais seulement entre quatre murs et à travers un carreau bien renforcé… À moins que je me fourvoie et que vous me fassiez continuer en selle jusqu’à Balazuc, mais le privilège ne me revient pas… »

Il s’était efforcé d’être poète, reniant une peur bien réelle, résolu à l’enfouir au plus profond de lui-même pour ne pas inquiéter Desmond davantage que ce qu’il avait à encaisser.

« Messire de Rochemont, si vous me le permettez, je vais profiter du déjeuner pour m’acclimater aux lieux, voir s’il faut souffrir quelques travaux éclairs pour nous abriter la nuit durant… Ou simplement pour deviner une présence récurrente de la Fange ; y penser me donne des frissons, mais je ne fais plus rien qui ne prenne en compte ces saloperies, me comprenez-vous…? »

Après quoi il détourna le regard, offrant un sourire affable, quoique triste, à l’intention des hommes de messire de Rochemont ; son brave éclaireur y compris, qui semblait tout aussi robuste que la veille ; s’ils n’avaient pas foi en la Trinité, ces deux-là, c’était à se demander où ils allaient puiser leurs ressources pour avoir autant de prestance…

Je me souviens d’un paisible petit village aux arômes de foins.
Force est de constater que ce n’est maintenant guère plus qu’un tas de pierres effondrées. Quelques courageux vivent pourtant ici, dans des abris solides mais exigus. Une faible palissade encercle l’endroit sans assurer une réelle protection.
Cette palissade n’était pas là la dernière fois que j’étais passé par Piana.

BLONG!!!

Le bruit sourd de mon épaule rencontrant la muraille sommaire résonnait tandis qu’un vieux corbeau s’en fut en coassant péniblement son dérangement.
Me remettant du choc, surtout de la surprise, je me retournais vers le convoi.
A force de regarder dans tous les sens, je n’avais pas vu le mur dans cette purée de pois…

Desmond! A moins que la brume ne soit devenue littéralement à couper au couteau, nous sommes arrivés à Piana!

Alors le convoi fut soulagé que mon arrêt ne soit pas annonciateur de misère et pénétra cette misérable forteresse. Piana, cela signifiait encore une demie journée de route pour arriver à Balazuc. Du moins dans des conditions normales ce qui n’était pas le cas aujourd’hui. Aussi, surprenant la conversation de l’ingénieur avec Desmond, je ne pouvais qu’aller dans le sens du curieux passager.
Il était vital d’anticiper qu’avec cette brume, nous mettrions deux fois plus de temps, d’autant plus sur cette route défoncée. De fait, étant déjà peu ou prou à la mi-journée, il n’était pas prudent de poursuivre.

Pour le reste des dires d’Edgar, je ne suis pas certains d’avoir tout compris convenablement. Son langage est parfois aussi mystérieux que son cryptyrogamme...croptigamme...Bref, que sont texte codé…

Il a raison Chef! On n’arrivera jamais avant la nuit à Balazuc. Rien que devant, j’ai déjà pas vu cette fichue palissade en arrivant alors s’il y a un nouveau piège comme au premier jour, je le découvrirais seulement en tombant dedans.

J’étais regroupé avec les autres mercenaires, attendant les ordres de notre dirigeant lorsque Duval se tourna vers nous pour nous gratifier d’un sourire fatigué. Je hochais la tête en retour avant de m’approcher de lui, arc dans le dos et besaces aux flancs. Arrivé à sa hauteur, je lui parlais à voix basse.

Vous avez avancé sur votre cropty...votre message codé? Avez-vous envisagé qu’il soit rédigé à l’envers? Je veux dire, que le dernier mot soit en fait le premier. J’ai pensé à cela en marchant mais malheureusement, je ne peux guère vous aider plus que cela.

Je fis mine de le dépasser pour chuchoter discrètement à son oreille.

Restez sur vos gardes cela dit! Cette histoire n’est pas logique. Pourquoi ont-ils abandonné le chariot pour se battre alors qu’ils nous ont complètement pris par surprise? Ils auraient parfaitement pu fuir avec et sans difficulté, sans vouloir vous offenser. Comptez sur moi si besoin!

Je retournais alors vers la troupe pour voir ce qu’il me restait comme flèches, sachant déjà que j’étais largement sous équipé. Il devait me rester cinq ou six flèches à peu près en état...

Edgar et Eric me donnent de bons conseils sur la manière de gérer notre convoi et je leur réponds en souriant :

J’ai eu la même idée que vous deux, continuer serait pure folie et nous avons déjà eu beaucoup de chance de ne perdre personne dans ce brouillard. Nous allons donc nous arrêter pour le moment et nous fortifier.

Je fais signe à Jean de mettre à l’abri les chariots et les gens que nous escortons, puis je me tourne vers mes deux acolytes :

Il y a normalement une ancienne auberge où j’ai l’habitude d’aller, mais suite aux différentes intempéries, c’est devenu une ruine. Il va falloir que nous y allions tous les trois, mais avec grande prudence, c’est précisément le type de repaire où nous pouvons croiser un Fangeux.

A voix basse, je réponds ensuite à la remarque de l’architecte :

Les goules sont craintes par absolument tout le monde, moi-même je ferais tout pour éviter de croiser une de ces créatures. J'ai peur moi aussi, aussi bien pour mon corps, que pour mon âme.

Et oui, moi qui suis un fervent croyant, j’ai entendu dire que l’on perdait son âme si nous étions blessés par une de ses créatures et cette perspective me fait froid dans le dos. J’entends alors le chauve parler à l’érudit à propos du message codé et surtout de l’agression dont ce dernier a été victime et j’avoue que cela m’interpelle et je lui demande :

Eric a raison, d’ailleurs, vous ne nous avez jamais pourquoi vous étiez dans les réserves du Temple. Concernant les deux hommes que vous avez entendus, à quoi ressemblaient-ils ?

J’avoue que tout ce mystère est bien mystérieux et la prochaine fois que l’on se fait attaquer, je garderai en vie un des agresseurs, pour le faire parler.