Un convoi d'importance

Ainsi, pour le deuxième soir consécutif depuis leur départ de l’ultime bastion de ce qu’il restait a priori de l’humanité, Desmond de Rochemont, Éric Laporte et Edgar Duval s’apprêtaient à passer une nuit incertaine, barricadés au beau milieu de nulle part entre Menerbes et Balazuc, terre promise pour certains, arrêt temporaire pour d’autres.

Rasséréné à l’idée que le convoi pourrait s’abriter dûment dans cette bâtisse naguère investie de prédateurs, le vieil ingénieur contribua à sa manière aux défenses. Il répandit du sel à quelques endroits, n’oubliant pas de saler sa souillure de tout à l’heure lorsqu’il avait aperçu deux cadavres chauds aux pieds de ses deux comparses. Au moins celles et ceux qui le rejoindraient à l’étage n’auraient pas trop à souffrir les odeurs d’un déjeuner de fortune qu’il avait vite dû rendre dans la panique.

Il s’était isolé, comme il l’avait fait à Mernerbes, davantage obnubilé par ces questions en suspend, ces problèmes insolubles qui préoccupaient en majorité ses pensées. Et fort heureusement, peu de gens avaient décidé de s’approcher de lui. Il s’était adossé à la cloison, la jambe gauche tendue, assis sur le sol, avec des traces de souillures sur le sol. Il s’était attardé sur celles-ci, prenant cette fois le temps d’observer avec attention l’effet de l’épice sur cette matière visqueuse, repensant par ailleurs aux dires de messire de Rochemont.

« Il semble que le sel lui ait brûlé la peau, un peu comme une grenouille si je ne m’abuse. »

« La brûlure est une réaction chimique entre deux éléments, et de l’énergie se dégage de ladite réaction, se dit-il à haute voix. »

Il entreprit de déballer le morceau de chair en putréfaction pour l’entreposer à côté, retenant un nouveau haut-le-cœur malencontreux, et saupoudra d’épices la matière. La réaction qu’il humait malgré lui avait une odeur déjà bien plus supportable que le reste de Fange lui-même, quand bien même agressait-elle ses narines. Il crut qu’il allait tourner de l’œil avant de se reprendre. Il reprit une nouvelle dose de courage liquide pour se redonner du courage.

« Si seulement on arrivait à exploiter ces horreurs par millier et les tourner à notre avantage… Est-ce qu’on n’aurait pas résolu le problème ? Le prédateur victime de sa propre prédation… »

Avait-il été entendu de qui que ce soit ? Il ne s’en souciait pas. Il se débarrassa du morceau de chair fangeux, ayant obtenu réponse à ses questions.

On lui avait apporté gentiment de quoi se sustenter afin qu’il ne reste pas la panse vide ou noyée par l’alcool. Mais cela ne lui suffit pas à passer une nuit de tout repos. Son esprit était encore accaparé par cette étrange observation, cette déclaration du noble ; sans parler de cet incident le jour précédent où des tueurs avaient essayé de détourner dans son chariot.

Il ouvrit maintenant l’œil.

Ce n’était sans doute pas après Edgar qu’ils en avaient. Mais Edgar était coincé entre des sacs de tubercules et des sacs de…

« De sel ! lança-t-il en étouffant sa voix, consciencieux, afin de ne pas troubler le repos des quelques voisins qui l’avaient rejoint à l’étage. »

Cette conclusion, si elle ne l’avait pas aidé le moins du monde à percer de cryptogramme qu’il ne pouvait de toute façon pas éclaircir, pas même à la lueur d’une bougie, avait eu l’effet d’un tonnement clairvoyant dans son esprit. C’était limite en situation de crise qu’il explorait des ailleurs nouveaux, dans les méandres des ses songes, comme si l’esprit humain était tout aussi inexploré que l’univers.

« À quoi jouent les dieux…? »

Une nouvelle question en suspend. Mais un épuisement certain qui eut tôt fait de soustraire Edgar à la dure réalité.

Ainsi la nuit se passa sans encombre. L’équipage émergea d’un sommeil autant tourmenté que réparateur. Les trainées de sel n’avaient pas été souillées par qui que ce fût, ou même quoi que ce fût.

Edgar s’était rendu comme un fleur au rez-de-chaussée, saluant la plupart de ses comparses, notamment les deux héros de la veille.

« Messire de Rochemont m’avait entreposé au milieu de patates et de sel. Je commence à croire que les deux salopards qui s’en sont pris à notre convoi voulaient du sel. C’est peut-être un avis biaisé, mais au risque de me répéter, je n’exclus pas le lien avec le Cloaque. Je vous en reparlerai davantage autour d’un vrai repas, avec de l’alcool, bien entendu. Encore merci à vous pour avoir suffisamment sécurisé les lieux… J’espère que vous avez pu retrouver des forces. »

Il y en a assez partout autour l'Architecte, rendormez-vous!

Je m’étais installé non loin de mon comparse pour dormir un peu, enroulé dans une vieille cape qu’une dame m’avait offert durant le trajet après que je lui ai expliqué ce qu’était devenu l’autre. La femme, plus âgée, avait courageusement fait tout le voyage dans le second chariot. Elle m’avait rejoint à pied lors du parcours jusqu’à la taverne et avait tenu à discuter brièvement. Apprenant que j’avais brûlé ma cape par précaution après avoir aidé à tuer un fangeux, elle m’avait offert cette grosse cape en laine d’un gris sombre. De bien meilleure qualité que la précédente, elle était également plus chaude et plus lourde.

Je m’étais donc assis contre le mur, non loin d’Edgar et n’avais guère perdu de temps avant de m’endormir. C’était sans compter mes sens en alerte permanent et le sursaut de l’ingénieur. Sa dernière réplique me tira un sourir tandis que quelques personnes grommelant de mécontentement d’avoir été tiré de leur sommeil de piètre qualité.

Je ne suis pas féru des Dieux, mais il y a une chose dont je suis bien certain, c’est qu’ils ne jouent jamais. Maintenant, dormez !

Avant la fin de la matinée! L’arrivée devait être imminente ce qui était un soulagement, même pour moi. Je suis habitué à ces longs trajets sans réelle protection, mais il m’est plus facile de me gérer moi-même qu’une troupe hétéroclite.

Desmond, la journée s’annonce brumeuse mais bien moins qu’hier, nous devrions forcer un peu le pas pour nous assurer d’arriver avant midi. Je crois que ce voyage à assez duré et que tout le monde veut arriver. Je partirais un peu avant le convoi pour m’assurer de la sécurité de la route.

A peine avais-je terminé de parler au noble en armure que l’ingénieur nous rejoignait. Il semblait plutôt reposé et nous parla immédiatement de ses réflexions nocturnes. Il suggérait que les bandits du premier jour n’avaient en fait que chercher à s'emparer du sel. Il termina en promettant de nous entretenir plus de cela mais uniquement devant un repas accompagné d’alcool. Il s’enquit enfin de notre sommeil.

Si nous avons pu constater l’effet du sel sur la fange, il n’est en effet pas à exclure que d’autres, dont votre Kolacque, aient fait la même découverte. Partant de là, il est en effet admissible d’imaginer que c’était leur objectif…Cela dit, il m'apparaît plus prudent de s’approvisionner dans une des anciennes mines plutôt qu’en attaquant un convoi en escorte…

Ayant, peut-être à tort, l’impression d’avoir dit une bêtise, je haussais les épaules.

Je connais au moins une mine gorgée de sel, à mi-chemin entre Balazuc et Sombrebois, c’est un de mes refuge…Je devrais peut-être me lancer dans son exploitation?

J’eu un bref sourire avant d’annoncer que je prenais la route le temps que les chariots terminent leurs préparatifs.

Je dors comme une souche, avant d’être réveillé quelques heures avant l’aube pour prendre mon tour de garde. J’ai beau être le chef de la Guilde des Boucliers de Marbrume, la GBM, comme commence à l’appeler les gens du peuple, je dois faire mes tâches comme les autres. C’est donc alerte qu’Eric me rejoint, pour m’apporter une bonne nouvelle.

D’après lui la météo nous sera plus favorable que celle d’hier et nous pourrons ainsi atteindre notre objectif dans la journée, ce qui est une bonne chose. Il me propose ensuite une amorce de plan et je lui réponds :

C’est une bonne idée, reste prudent et ne te mets pas en danger.

Nous avons déjà eu un blessé grave, je n’en veux pas d’un deuxième. À peine ai-je terminé ma phrase que je vois arriver l’érudit, qui semble motivé dès le matin. Je l’écoute me parler de sel, même si je ne saisis pas le lien avec le Cloaque, peut-être est-ce dû à la fatigue accumulée pendant le voyage ou le contre-coup de mon combat d’hier avec le Fangeux.

De toute façon, comme il a lui-même indiqué, ce n’est ni le lieu, ni le moment pour avoir ce genre de discussion. Je retiens dans un coin de ma tête que le chauve connaît l’emplacement d’une mine de sel, cela peut servir, puis je prépare notre convoi. Quelques dizaines de minutes plus tard, nous sommes enfin prêts à partir et j’indique à Edgar :

Je vous laisse choisir votre chariot.

Il est en effet hors de question que je l’oublie au moment du départ et je lève haut la main, avant de commencer à marcher. J’entends les nombreux chariots se mettre à avancer et notre petite colonne quitte les lieux. Il faudra bien que je revienne un jour avec de l’équipement et une équipe d’ouvriers pour réparer cette ancienne auberge je n'ai guère d'y retrouver une nouvelle "surprise".

Il en avait fini par oublier sa jambe endolorie.

Il en avait même presque oublié l’incident de la veille, à l’idée que le chef de la guilde comme l’éclaireur de génie étaient investis des mêmes émotions que lui, de la même excitation qui leur pendait au nez. Retrospectivement, ce convoi d’importance, ce voyage n’avait été qu’une formalité. Malgré les dégâts qu’avait essuyé Élie Coptère. Malgré la goule qui avait failli faucher les deux guerriers. Malgré cette nuit froide passée dans le doute et l’inconfort. Au final, une destination nouvelle les attendait, un air de renouveau soufflait. Le soleil, depuis le grand Est, embrasait la clairière de sa lumière dorée, gerbant sur les terres désolée du Morguestanc, séchant la rosée et le gel matinal dont l’existence semblait plus éphémère encore que celle des trois compagnons d’infortune.

Afin de s’engaillardir un peu plus encore, le vieil ingénieur, sans même se soucier de la foule environnante, se saisit d’une de ces fioles dans sa poche, contenant ce fameux pavot sous forme liquide, bleu, qu’il but, dût-il essuyer des regards indiscrets ou, pis encore, des questions. Chassant cette idée inconfortable de son for intérieur, il haussa les épaules, accordant un sourire confiant aux autres.

Alors qu’il se mettaient en route, Edgar, sous la sollicitude du noble, choisit un chariot discret, léger, de sorte à ce que ceux qui le tracteraient n’aient à se soucier de sa présence. Mais alors qu’il prenait place, le banni lui souffla quelque chose qui ouvrirait sans doute d’autres portes dans son esprit.

« Cessez d’être ironique, Éric, et même s’il n’était pas question de l’or gris comme certains se plaisent à l’appeler, lancez vous dans toutes explorations possibles, quelles qu’elles soient. Si des entreprises plus pressantes ne m’appelaient pas à Balazuc ou à Marbrume, je vous aurais suivi jusque dans votre grotte. Alors chérissez cette idée et parlez-en même à messire de Rochemont. Peut-être même qu’il fera appel à un ingénieur boiteux pour entreprendre son exploitation… Mais ne nous Edgarons pas. Retenez ceci seulement : les crises précèdent les opportunités. Parole de vieil aigri. Allez, jeune homme, ma vie est entre vos mains, vous n’allez pas décevoir les aïeux ?! »

La substance faisant son effet, son humeur semblait atteindre des sommets. Elle redescendrait légèrement alors que le convoi se mettait en route. Il la maintiendrait à flôt à l’aide d’effluves, se fournissant quelque alcool par des moyens un peu douteux. Mais il n’étais pas plus dangereux qu’un prédateur de la Fange comme d’un bandit de grand chemin.

Le chemin jusqu’à Balazuc se déroula alors sans encombre. Ils étaient, enfin, arrivés à bon port. Edgar s’était surpris à se retrouver épuisé, les larmes aux yeux, alors qu’on le tractait en dehors du chariot. La tension retombait et les émotions, quant à elles, ne manquaient pas.

Il avait presque envie d’embrasser ce gros bébé de Desmond de Rochemont, mais son nerf empathique lui intimait de ne pas se méprendre. Un simple hochement de tête suffisait.

Mais Éric était plus jeune, plus vigoureux, moins intimidant aussi. Il n’hésita pas à le gratifier d’une franche palme sur l’épaule.

« J’ai une dette assez grande envers messire de Rochemont, et envers vous aussi, même si vous sauriez me dire que vous n’avez fait que votre devoir. Si vous stationnez suffisamment longtemps à Balazuc, offrons-nous une choppe si le cœur vous en dit. Je vous concède que j’étais un peu bougond lors du convoi, je n’ai pas l’habitude de quitter la ville. Mais je suis heureux d’être enfin arrivé. »

De nouveau sur pied, bien appuyé sur sa canne, alors qu’il s’apprếtait à prendre congé, il fit face tantôt à Éric, tantôt à Desmond, les apostrophant de cette dernière politesse jusqu’à leur prochaine entrevue.

« Que les Trois vous gardent. »

Spoiler:

La dernière partie de la traversée semble être pénible au vieil homme, alors qu’il était en pleine forme ce matin. Je suppose que c’est dû à l’âge, on devient moins endurant avec le temps, enfin, ce sont les prostitués qui le disent. Pour ma part, je suis extrêmement fatigué, mais c’est habituel à la fin de chaque voyage.

Pourtant, je suis satisfait, j’ai rempli mon objectif et c’est une bonne chose. Je ne doute pas une seconde que les compétences en architecture d’Edgar vont être grandement appréciées lors de la reconstruction de Balazuc, même si celui-ci reste peu de temps. Notre arrivé de toute façon, fait grand bruit, il s’agit d’un convoi important et les rumeurs vont bon train sur notre agression par des brigands, puis par une goule.

Pour ma part, je suis interpellé par un homme, tout petit, sûrement un nain, équipé d’une hache qui semble avec connu des jours meilleurs. Il me demande :

C’est bien toi, Desmond ?

Je serre les dents, depuis que j’ai perdu mon titre, tous les manants m’appellent comme si nous avions gardé les cochons ensemble. Rendu de mauvaises humeurs, je me contente de hocher la tête, et prenant cela pour une invitation à continuer, mon intercuteur enchaine :

Je suis Gimlo, et je manie la hache comme personne. J’ai entendu dire que tu payes bien, et je souhaite être des vôtres.

Et voilà, même les petites-gens pensent être de bons mercenaires ! Je lui indique donc, le dominant de toute ma masse.


On embauche des guerriers, non des bûcherons.


Alors que je m’apprêtais à partir, il me bloque le passage avec sa masse et prenant son arme, il coupe un arbre en deux, me précisant :

Je sais en faire autant avec un animal ou un être humain et je ne crains pas les monstres.

J’avoue être impressionné et je serre la main au petit homme, lui indiquant simplement :

Bienvenu à la Guilde des Boucliers de Marbrume.