Une histoire d'entraînement [Ft. Gudrun]

Bien qu’il en avait eu la possibilité, le mercenaire n’avait pas voyagé seul. Mieux que cela, il avait attendu qu’un convoi marchand quitte la cité pour se rendre à Sombrebois, le voyage ne fut pas trop compliqué, du moins tant que l’on était capable de suivre le rythme et de ne pas trop s’éloigner de la route. Il fallut cinq jours au convoi pour atteindre Sombrebois, tous n’avaient pas les moyens de faire le voyage à dos de monture, Eivor lui-même n’avait pas la possibilité de se payer ni d’entretenir une monture. Il aurait très bien pu faire le voyage assis dans un chariot, mais il préférait laisser sa place à une femme ou à un enfant, lui était suffisamment robuste pour tenir quelques jours de marche. L’homme resta silencieux et n’échangea quasiment aucun mot avec le reste du groupe, principalement car on l’avait pris pour un natif et il préférait que cela reste ainsi.

Une fois les portes du bourg passées, le mercenaire quitta rapidement les rangs du convoi. Les gens semblaient heureux de se retrouver, un frère retrouvait sa sœur, une mère ses enfants, un milicien sa compagne pour la nuit, remerciant sans doute le ciel de n’avoir pas mis d’embûche sur la route. Lui, personne ne l’attendait, du moins pas de cette façon-ci. Eivor remonta la rue principale qui traversait le bourg sur toute sa longueur, l’endroit semblait bien plus calme et moins mal famé que certains quartiers de Marbrume. Il ne lui fallut pas longtemps pour atteindre la place. Le petit temple se dressait devant lui, et non loin de celui-ci, la caserne du Bourg. Le mercenaire retira la capuche qu’il avait sur la tête et pénétra dans le temple. La bâtisse n’était pas bien grande, l’on pouvait y accueillir une vingtaine de fidèles tout au plus, l’endroit n’avait de toute façon pas vocation à être aussi grand et somptueux qu’un palais.

Eivor fit quelques pas dont l’écho troubla le silence, puis il s’installa sur un banc. C’était dans un endroit similaire qu’il avait rencontré Virka des années auparavant. Le soldat égaré qui avait su retrouver le droit chemin grâce au sourire d’une jeune prêtresse, cela avait tout d’une histoire pour enfant, et pourtant elle fut belle et bien véridique. Il ne put réprimer le goût cendreux qui envahit sa bouche à la suite de cette pensée. Le temps continuait de s'écouler, mais les blessures restaient profondes. Le mercenaire n’était pas venu à Sombrebois par hasard, il savait qu’il avait une chance d’y croiser une ancienne connaissance, une des rares personnes encore vivantes avec qui il partageait une histoire commune. Le temple était selon lui le meilleur endroit pour la croiser, du moins plus que de se rendre à la taverne ou à la caserne locale.

Alors qu’il ne bougeait pas d’un pouce, des bruits de pas retentirent alors dans l’enceinte.

Revenant au temple après être passée voir la lavandière dans le bourg, Gudrun eut la surprise de reconnaître assis, seul dans le temple, une tête blonde surmontant un corps qui, par sa taille et sa carrure, ne laissait presque pas de doute sur l'identité de son propriétaire.

Un petit sourire lui échappa, et elle s'avança jusqu'au banc où Eivør s'était installé, fidèle à lui-même.

- Bonjour à toi ! Que les dieux répondent favorablement à tes prières. Il me semblait qu'un homme avisé ne devait pas quitter la protection des murs de Marbrume, mais de toute évidence, cet homme avisé a fait une entorse à la règle... Est-ce que cela a une signification particulière ? Ou est-ce que tu es tout simplement homme à tenir tes promesses quoi qu'il en coûte ?

La dernière fois qu'ils s'étaient croisés, le grand blond lui avait semblé un peu résigné, concentré sur son devoir plutôt que sur sa vie personnelle. Elle était mal placée pour lui faire la leçon, mais depuis quelque chose avait un peu changé chez elle. Une petite lueur d'espoir, encore vacillante, néanmoins pas encore suffisante pour éclairer d'autres qu'elle.

- Ta blessure a bien cicatrisé ?

Le mercenaire releva la tête vers son interlocutrice, cela faisait du bien de voir un visage familier, surtout celui d'une personne qu'il pouvait considérer comme une amie.

- Je reste un homme avisé, mais qui tient ses promesses, ça se fait rare de nos jours.

Eivor se redressa, concernant les dieux, il ne les pensait pas capables de répondre à ses questions, il y avait trop de "pourquoi" et les divins ne semblaient pas avoir envie de lui accorder leur temps si précieux. Trop habitué à entendre parler des dieux pour tout et n'importe quoi, il se contenta d'éluder le sujet, aborder la question avec une prêtresse ne l'intéressait pas. Elle avait ses convictions -qu'il ne jugeait aucunement-, mais il avait aussi les siennes, il n'espérait pas que quelqu'un puisse les comprendre.

- Oui, tu as fait de l'excellent travail, c'est tout juste si l'on remarque une trace. J'aurais aimé être aussi doué avec du fil et une aiguille. Et toi, comment te portes-tu depuis la dernière fois ? L'endroit semble assez calme ici.

Sombrebois semblait perdu au milieu de la forêt, le seul contact avec la civilisation étant les convois transportant des marchandises ou des mendiants. Il y avait aussi quelques gardes de part et d'autre du bourg, mais l'endroit semblait bien plus calme que la cité de Marbrume. Enfin, le mercenaire n'était là que depuis une demi-heure tout au plus, il pouvait encore se fourvoyer.

- Toujours partante pour apprendre à te défendre ?

Avec un peu de chance, il pourrait passer plusieurs jours dans le coin, cela lui permettrait de ne pas sauter des étapes et de respirer un air autrement plus frais que celui des ruelles puantes de la cité.

La prêtresse eut un petit sourire à nouveau.

- Calme ? Tu as dû avoir de la chance en traversant le bourg ! Pour ma part le bruit des marteaux et les cris des ouvriers me sont devenus aussi familiers que le chant des oiseaux et les râles des malades. Cela fait plus d'un mois que les convois en provenance de Marbrume ont ramené du monde, et il faut bien les loger quelque part... Mais je crois voir ce que tu veux dire. Moi, cela me change beaucoup. Bon sang, je ne suis sortie que quelques rares fois d'Allange, alors, même si Marbrume n'était pas tout à fait la même ville, je m'y sentais un peu plus à l'aise qu'ici. Comme tu dis c'est assez... Tranquille. Beaucoup de bruit et d'agitation en journée, mais la nuit... Ce calme, ce silence... C'est parfois dérangeant. L'absence de murailles hautes et solides calme vite les ardeurs.

Lorsqu'il lui annonça qu'il n'avait presque pas de cicatrices de la blessure pourtant profonde de la dernière fois, elle fronça les sourcils, perplexe. Avait-il voulu faire une blague à sa manière ? Il serait sans doute indécent d'insister pour regarder alors elle laissa tomber cette question. Tant que la plaie était refermée et que le mal ne s'y était pas infiltré, aucun souci.

Mais ils avaient cela en commun, d'aller droit au but, et d'être efficaces, aussi fut-elle agréablement surprise de sa demande. Elle hocha la tête avec solennité.

- Plus que jamais. Vois-tu, fit-elle en pointant du doigt la bosse qui virait à un jaune un peu verdâtre sur son front, il m'est arrivé une petite mésaventure il y a quelques jours, rien de grave, mais cela n'a fait que me conforter dans cette décision : ici, malgré l'animation, on est bien souvent livré à soi-même. Bon sang, un vagabond a même menacé d'uriner dans les bénitiers ! Enfin... Je ne sais pas trop si tu devais aller quelquepart, mais l'après-midi ici est assez calme, tout le monde est occupé par ailleurs et peu pensent à venir prier. Je suis donc prête, si tu es disponible ! Il serait malvenu de faire ça dans le temple... Et dehors, les gens vont jaser. C'est un des nombreux désavantages d'un petit bourg : les rumeurs se propagent à une vitesse folle.

Elle l'entraîna dans l'aile attenante à a chapelle, où se trouvaient les logements, infirmerie, stockages... Suivant un couloir, elle finit par entrer dans une petite pièce vide, éclairée par une fenêtre étroite percée dans le mur, mais aussi par la lumière du soleil qui tombait à travers un trou de la toiture. Un peu de mousse avait d'ailleurs commencé à envahir le sol sous l'ouverture, ce qui achevait de confirmer que l'endroit avait longtemps été abandonné.

Le mercenaire repensa à la protection que pouvaient offrir de hautes murailles, même si plus d’une cité équipée de fortifications était tombée, l’ombre d’un rempart laissait toujours planer un sentiment de sécurité, du moins lorsque l’on se tenait du bon côté. Malgré l’absence de défense dont pouvaient bénéficier les grandes cités, Eivor se voyait bien finir sa vie dans un petit village comme ça, l’endroit lui rappelait son village d’enfance, et cela malgré l’absence de la mer et des barques de pêcheurs. Bien sûr, comme le soulignait la jeune prêtresse, dans un si petit endroit les rumeurs faisaient vite le tour des habitants, il suffisait que quelqu’un crache dans le dos d’un autre pour que tout le village soit au courant de l’affaire. Le mercenaire repensait aux méthodes qu’il avait l’habitude d’employer pour résoudre un conflit, il se disait que dans une situation similaire, l’usage de violence dans un trou paumé n’était peut-être pas toujours la bonne solution.

L’homme se redressa pour suivre la prêtresse, une fois à l’intérieur, le temple semblait bien plus grand que ce que l’on pouvait imaginer depuis l'extérieur. L’endroit avait cependant besoin de quelques rénovations, en particulier la dernière pièce depuis laquelle l’on pouvait apercevoir le soleil à travers le trou de la toiture. D’un coup d'œil rapide, le mercenaire conclut que l’espace était suffisamment grand pour que l’on puisse s’y mouvoir convenablement. Il se recula un peu et écarta un pan de la cape qui couvrait ses épaules, le mercenaire sortit de son sac un objet mesurant plus d’une vingtaine de centimètres et enroulé précautionneusement dans un morceau de tissu.

- Pour toi, dit-il en tendant l’objet à la prêtresse.

Le mercenaire se débarrassa de sa cape et de son sac, laissant le temps à la jeune femme de retirer le tissu enroulant l’arme.

- Ce n’est pas une lame très impressionnante, mais elle est plus facile à transporter, dissimuler et à utiliser. En cas de problème, un coup bien placé peut régler pas mal d’ennuis.

Malgré tout, le mercenaire espérait que son interlocutrice n’ait jamais besoin de mettre à profit ce qu’elle allait apprendre, ôter une vie même pour se défendre n’était pas une chose facile. Évidemment, certains y parvenaient facilement, d'autres n'arrivaient pas à se pardonner d’avoir tué… Il avait vu la jeune femme frapper un adversaire aux côtes, lui s’était contenté de finir le boulot.

- Est-ce que tu sais déjà où frapper ? Si je me plante devant toi, où m’attaquerais-tu ?

Joignant le geste à la parole, l’homme fit un pas en avant et se positionna face à la prêtresse.

Il lui tendit un paquet et elle s'en saisit, dépliant délicatement les pans de tissu tandis qu'il posait ses affaires. Une dague apparut, un peu plus petite que la moyenne. Gudrun la regarda, comme hypnotisée par les reflets sur le métal. Il lui semblait que cela faisait une éternité depuis... Cet évènement. La remarque d'Eivør finit par l'arracher à sa contemplation. Sans rien dire, elle enroula les doigts autour du manche, qui trouvèrent une place confortable sur le cuir vieilli. Elle aurait pu se demander qui avait utilisé cette dague auparavant, mais pour l'instant, elle se contentait de soupeser l'arme, apprivoisant la longueur de la lame et son poids, bien différents de son petit couteau habituel.

Absorbée par son étude, elle sursauta encore quand elle le découvrit prêt pour la leçon.

- Je... Bon sang, c'est une bien petite lame pour un si grand adversaire. Je me demande si ça n'était pas une mauvaise idée...

Raffermissant sa prise, elle poursuivit.

- Non, c'est moi qui te l'ai demandé, après tout. Mais j'ai beau manier les instruments tranchants depuis longtemps, et avoir vu des centaines de blessures qui peuvent mettre un homme à terre... Oh, bien sûr, il y a aussi celles qui les emportent en mortifiant, des jours plus tard... mais je digresse, non, il faut rester en vie... Alors...

Elle tourna la lame, essayant de se concentrer, imaginant la trajectoire, l'angle de perforation.

- Ça ne va pas. Le mieux... ce serait le cou ? Le thorax ? Mais tu... Je veux dire, n'importe qui, personne ne me laisserait faire ça ! Ou peut-être... oui, pourquoi pas l'aine ?

Elle essaya de tourner l'arme, ne trouva aucun angle satisfaisant, finit par lever les yeux vers ceux du mercenaire et prit une grande inspiration.

- En fait... La dernière fois... C'était dans la panique, tu sais ? Aujourd'hui, et ici, cela me semble très cynique de penser à tout cela. J'ai passé ma vie à utiliser un couteau pour garder les patients en vie, pas l'inverse.

Le mercenaire resta immobile et laissa la jeune femme étudier la situation. Il existait une multitude de façons de porter un coup fatal ou non avec une dague. À moins qu'elle n’en fasse la demande, l'homme ne comptait pas aborder le fait de simplement blesser son assaillant, car il jugeait la méthode peu efficace. Dans son esprit, un homme blessé pouvait se comporter comme un animal, il pouvait très bien se rouler en boule dans un coin pour y expirer ou entrer dans une rage folle en étant acculé. Et si par chance le type survivait à sa blessure, il allait sûrement tenter de se venger plutôt que tourner la page en demandant pardon aux Dieux.

- Une taille au cou est très efficace, même le meilleur soigneur ne pourrait rien faire contre une blessure profonde à la gorge, cependant, il s’agit d’une petite zone à atteindre. Si tu rates ton coup tu risques, à moins d’attaquer par surprise tu n’auras pas de deuxième chance.

Le mercenaire se tenait à une distance correcte de la jeune femme, cependant il fit un pas pour se rapprocher un peu plus, de manière à illustrer ses propos sur les dangers d’une trop grande proximité face à un assaillant. La corpulence d’un adversaire n’était pas une chose à prendre à la légère, en particulier avec des armes à courte portée telle que la dague.

- Il y a aussi sous l'aisselle, même avec un plastron la zone n’est pas toujours bien protégée, avec suffisamment de force et le bon angle, tu peux atteindre le cœur. Mais c’est encore une petite cible à atteindre et cela te demandera de tenir très près. Un butor avec un peu d’expérience risque de te maîtriser si tu t’approches trop.

La position de la jeune prêtresse vis-à-vis de tout cela n’était pas simple, et le mercenaire comprenait cela parfaitement. Elle avait passé sa vie à sauver des vies, et là, il se retrouvait à lui montrer comment ôter une vie pour sauver la sienne. Le plus grand travail n’allait pas concerner le maniement de l’arme, mais bien la capacité à faire la part des choses lorsqu’il fallait assurer sa propre sécurité.

- Peut-être que tu n’auras jamais besoin de t’en servir, et c’est ce que je souhaite pour toi. Ôter une vie demande beaucoup de courage, mais savoir quand en épargner une en demande beaucoup plus. Les dieux ne sont pas aveugles et savent quelle personne tu es vraiment. Tu es juste et honnête, si un jour tu dois brandir cette arme, c’est que la situation ne te laissera pas d’autre choix.

N'ayant plus besoin d'appuyer ses propos, le mercenaire se recula, puis il continua ses explications.

- Pour l'instant le mieux serait les frappes au buste, c'est une partie assez conséquente du corps humain, donc plus facile à atteindre qu'une zone précise comme le cou, l'aisselle ou l'aine. Un coup d'estoc sur un flanc au niveau des côtes devrait neutraliser n'importe qui. L'important c'est surtout de retirer la lame et de prendre tes distances, surtout ne pas rester figer après l'attaque, car comme dans la ruelle tu pourrais recevoir un coup en guise de réponse. Un coup à la cuisse peut être aussi envisageable, une bonne blessure et ton adversaire ne pourra pas rester debout. Moins honorable, mais tout aussi efficace : a l'aine, comme tu l'as déjà dit. Les gens s'inquiètent tellement pour leur gorge qu'ils oublient ce qu'il y en dessous.

Toute son attention focalisée sur les propos d'Eivør, elle visualisait dans le même temps les gestes qui pourraient correspondre : le cou, oui, si l'adversaire n'est pas protégé ; pareil pour l'aisselle... La haute silhouette du mercenaire se rapprocha, ce qui la mit mal à l'aise : elle se rendait bien compte qu'une si petite arme, avec si peu d'expérience et d'entraînement, ne la protégerait pas face à un adversaire de cette stature, même s'il était désarmé. Le découragement pointait le bout de son nez, mais il lui rappela qu'elle aurait sans doute l'avantage de la surprise. De plus, les hommes de la taille d'Eivør ne couraient pas les rues dans ce duché. Il fallait prendre la peine d'essayer, elle n'avait de toute façon pas le choix.

- Tu parles bien, mais toi comme moi, nous savons qu'il y a toujours le choix. Enfin... soit. J'ai fait le choix de monter sur le Firmament, et je le regretterai peut-être toute ma vie : la prochaine fois je ne fuirai pas. Quitte à avoir des regrets, je préfère autant que ce soit pour avoir tenté quelque chose que l'inverse !

Elle mémorisait les conseils de son compatriote, essayant désespérément de les assimiler au plus profond de son inconscient, pour s'en rappeler au moment opportun. Toute cette tension finit par se relâcher d'un coup dans un rire un peu étouffé en réponse à la phrase d'Eivør, qui arrivait comme pour conjurer toute cette pression accumulée.

- Suis-je tenue de me battre honorablement contre une personne qui attaquerait une femme, qui plus est une prêtresse ? Je... Je n'avais pas hésité à planter cette dague dans la ruelle. Je crois bien que je n'hésiterai pas non plus la prochaine fois.

Elle se calma rapidement, mais rire un peu lui avait fait du bien. Elle tourna un regard curieux vers Eivør.

- Je te l'avais dit, je suis venue ici pour réaliser quelques... projets. Ton aide serait infiniment précieuse, mais je ne te demanderai rien de plus que ces conseils, car il serait trop étrange que deux Hendois soient associés à...ces, euh, eh bien... activités.

Elle avait baissé son arme et triturait nerveusement le manche entre ses mains, mais elle maintint son regard rivé sur les yeux du mercenaire.

- Bref, je voulais te demander si... de ton côté tu avais... Je ne sais pas. A vrai dire, depuis notre dernière entrevue je suis quelque peu inquiète à ton sujet. Je sais que ce n'est pas simple, mais as-tu seulement envisagé d'avoir un autre but que simplement protéger nos compatriotes ? Peut-être même... Te remarier ?

Elle retint son souffle, dans l'expectative. Ce n'était pas un grand bavard en face d'elle, et elle avait conscience qu'il y avait peu de chances pour que ses propositions soient écoutées... et même une petite chance pour que le gaillard se braque complètement. Néanmoins, elle ressentait le besoin d'essayer. Ce n'étaient pas les veuves de soldats qui manquaient depuis l'arrivée de la Fange, et malgré sa province d'origine, Eivør n'était pas un mauvais parti. Il était solidement bâti, c'était un combattant expérimenté, et malgré un caractère réservé il était... doux, à sa manière. Elle aurait même pu l'aider à trouver une femme qui lui convienne, pourquoi pas appuyer une demande d'entrée dans la milice qu'il méprisait tant... Il aurait pu changer tant de choses en s'impliquant dans la vie de la cité. Mais tout cela ne servait à rien s'il n'était pas prêt à avancer.

- Tenue ? Pas du tout. Si ça ne tenait qu'à moi, je t'encouragerais à viser les couilles pour que le salopard qui t’attaque puisse les porter comme pendentif en guise de dernier souvenir. Mais l’aspect pratique du combat me force à revenir sur les frappes au buste, plus facile et surtout plus sécuritaire pour toi.

Apprendre à quelqu’un à se défendre tout en ayant peur de mettre cette personne en danger était une drôle de sensation. Le mercenaire avait l’impression de faire un petit peu avancer les choses, s'assurant qu’une personne qu’il appréciait puisse se défendre lorsqu’il ne serait plus là, mieux valait apprendre à se défendre que de compter éternellement sur les autres. Le rire de la jeune prêtresse était agréable à entendre, cela faisait longtemps qu’il n’avait pas entendu quelqu’un rire, encore moins une femme et il ne fallait pas surtout pas compter les soulards que l’on pouvait croiser la nuit tomber.

- Même au milieu de nulle part nos origines sont un problème, j’ai l’impression que les gens du pays ont trop de merde dans les yeux pour voir qu’on n’est pas venu les voler. Et puis, leur dérober quoi au juste ? Des maisonnettes délabrées ou du pain suffisamment dur et sec pour caler une porte ? La mentalité du coin me dépasse franchement et pourtant j’ai vu pas mal de choses dans ma vie.

Malgré tout la jeune prêtresse avait bel et bien raison, trop traîner ensemble risquait de causer des problèmes, plus à elle qu'à lui d’ailleurs, car d’ici quelques jours tout au plus il aurait quitté la bourgade. Si elle était heureuse ici alors c’était tant mieux, Eivor ne souhaitait aucunement attirer des problèmes, il était venu là pour respecter une promesse et prendre des nouvelles d’une amie, le reste n’avait aucune importance à ses yeux. La question qu’elle lui posa raisonna dans son esprit plusieurs secondes, si bien que l’on aurait pu croire qu’il n’avait pas entendu ou tout bonnement pas compris ladite interrogation. Normalement l’homme se serait muré dans le silence, parler de chose trop personnelle n’était pas son fort, même si c’était avec des personnes qu’il pouvait considérer comme des amis.

- Je n’envisage rien Gudrun, je vis au jour le jour, sans savoir si je serais toujours vivant le soir venu. Chaque fois que je ferme les yeux, je vois leurs visages, à chaque réveil j’ai droit à une seconde de paix, une seconde où mon esprit n’est pas encore éveillé, et puis la réalité refait surface. Je n’ai plus de famille, les amis disparaissent au fil des saisons, je n'attends plus rien de la vie. Je sais que j’ai de la chance d’être toujours vivant, mais cela n’en rend pas la chose moins amère. Je me contente d’essayer de rendre le monde meilleur en aidant ceux que je peux.

Ils conversaient, simplement, comme les deux vieux amis qu'ils étaient. Bon sang, cela faisait du bien de pouvoir médire de ces Marbrumiens une fois de temps en temps, Anür lui pardonne. Et puis, les propos se firent plus intimes, il parlait à demi-mot, certes, mais il parlait, de la douleur de n'être pas chez soi.

Il s'arrêta après sa réflexion sur le mariage, comme sonné. Elle était sans doute allée trop loin. Et puis, il finit par reprendre. Une marque de confiance plus solide que n'importe quelle autre. Un peu gênée, ne trouvant pas les mots comme de coutume, elle finit par simplement poser la main sur son épaule et la serra doucement.

- Rendre le monde meilleur, puis partir pour le royaume d'Anür en paix. C'est tout ce que je demande, parfois. Mais parfois,... Enfin, ça n'est pas si facile d'être seul, même quand, eh bien, on est entouré d'une foule. Si ça fait sens.

Elle se mordit les lèvres à nouveau, mal à l'aise. Virka avait été une femme qu'elle appréciait, aussi. Mais surtout, surtout, c'était le sort de la fille d'Eivør qu'elle avait du mal à accepter, elle qui n'avait jamais eu d'enfant. Une telle séparation lui aurait fait perdre la tête sans doute, et les dieux le savaient. Était-ce un hasard alors si elle n'avait jamais connu les joies de la maternité ? Avaient-ils tout prévu depuis le début ?

- Dans tous les cas, ta venue me fait plaisir. Hum. Passons. Montre-moi donc le geste pour cette frappe au buste, tu veux ?

C’était agréable de parler à quelqu’un que l’on pouvait considérer comme une amie, une personne avec un passé commun et ayant presque subi les mêmes blessures.

- Parfois la chose la plus terrible avec la solitude, c’est que l’on finit par s’y habituer…

Et c’était vrai, l’humain avait cette capacité incroyable à s’adapter à beaucoup de choses. Une grande capacité d’adaptation, c’est sûrement ce qui permettait à l’humanité de survivre encore et toujours. Le monde était devenu un véritable coupe-gorge, autant à l’extérieur qu’à l’intérieur des murs, et pourtant les gens continuaient de vivre, même si leur vie avait pas mal changé. Au fond de lui le mercenaire était un homme blessé, il avait le mal du pays et malgré cette façade qu’il dressait entre ses émotions et le reste du monde, sa famille lui manquait horriblement. L’homme s’était d’ailleurs trop exprimé sur le sujet, il n’était pas venu pour s’apitoyer sur son sort, la présence de son amie l’avait sans doute un peu trop attendri.
Eivør profita du changement de sujet pour murer ses émotions et penser à autre chose.

- Assez simple. Garde tes doigts sous la garde, tiens fermement l’arme et frappe rapidement dans cette zone-là, ensuite retire la lame et recule d'une toise pour te mettre en sécurité. Même si tu blesses sérieusement ton agresseur, il restera possiblement une menace, donc miexu vaut se méfier.

L’homme désigna son flanc avec sa main.

- J’ai quelque chose qui peut aider.

Le mercenaire attrapa son sac de voyage, il fouilla quelques instants dedans puis finir par en sortir une petite besace contenant du sable. Celle-ci était légèrement plus petite qu’une tête, mais si bien remplie que la toile en était toute tendue.

- Ça, c’est le flanc de ton adversaire, montre-moi comment tu te défends. En termes de sensation à la frappe, ça sera assez réaliste. Tes yeux guident ton bras, la lame ira là où tu regardes.

Eivør disposa le petit sac sur la table puis il s’écarta pour laisser suffisamment de place à la jeune prêtresse pour s’exercer.

Le changement de ton d'Eivør eut le don de la mettre à l'aise tout en lui laissant un arrière-goût amer. Il était tellement plus facile de parler de choses que l'on pouvait toucher, même si c'était pour donner la mort.

Elle suivit ses instructions comme elle le put, crispant ses longs doigts sur le manche, mimant au ralenti le mouvement tel qu'elle l'imaginait. Avancer rapidement, reculer tout aussi vite. Contrairement à la chirurgie, le maniement de l'outil exigeait un engagement du corps important. Elle regarda avec curiosité le mercenaire sortir le petit sac de sable. Il y avait quelque chose de dérangeant à se dire que abdomen humain pouvait se comparer à un sac de sable. Comme une lègère pincée d'hérésie.

Elle s'appliqua à répéter doucement le mouvement dans le vide quelques fois, variant les angles du couteau, puis fit face au sac. Frapper avec une aussi petite lame n'avait rien d'intuitif pour quelqu'un qui n'avait jamais combattu.

- Très bien. Reculer d'une toise, je comprends. Malgré tout, reste que ma mauvaise jambe ne me permettra pas de réaliser un tel mouvement... Elle me fera trébucher, que je m'en serve en avançant ou en reculant. Il me semble que si je me retrouve dans un combat, je ne pense pas que je pourrai me désengager.

Elle soupira.

- Ma foi, ce sera toujours mieux d'essayer que de se laisser faire, Rikni sait ce qu'il en est !

Le mercenaire s’était suffisamment reculé pour mieux observer la scène et laisser son amie faire quelques mouvements en guise d’essai. Porter un coup avec une lame dans le but de se défendre n’était pas une action innée pour la jeune femme et Eivor en avant parfaitement conscience. C’était d’ailleurs mieux ainsi, si la situation se dégradait au point que ce genre de coup devienne banal, alors il n’y aurait plus grand-chose à sauver de l’humanité. Frapper pour se défendre faisait partie de son mode de vie, c’était ainsi, mais jamais il n’aurait souhaité cela pour quelqu’un.

- Alors il faudrait malheureusement frapper pour neutraliser… blesser ne suffira peut-être pas.

Tuer ou être tué… Quelle drôle de vision du monde et pourtant celle-ci n'en restait pas moins tristement véridique.

- Enfin… Ne t’inquiète pas pour cela, même s’il y a de l’agitation ici, cela semble plus calme que la cité. La dernière fois c’était ma faute, sans ma présence jamais ces deux types ne t’auraient attaqué.

Comme quoi, il pouvait par sa seule présence amener le malheur, heureusement ici c’était différent. Malgré tout, il avait eu de la chance que l’épisode de la ruelle ne se finisse pas mal, car jamais il n’aurait pu se pardonner d’une telle chose.

- Au moins ici je ne connais personne, en théorie aucun type ne devrait passer la porte avec dans l’idée d’en découdre. Et de toute façon je ne compte pas rester suffisamment longtemps pour risquer les mauvaises rencontres.

L’espace d’un instant, le mercenaire se demanda s’il n'était pas plus judicieux de tout plaquer. Ranger les armes, s’installer dans une bicoque et fendre du bois jusqu’à la fin de sa vie. Serait-il tranquille pour autant ? Difficile à dire…

« Alors il faudrait malheureusement frapper pour neutraliser… blesser ne suffira peut-être pas. »

La surprise se peignit sur le visage de la prêtresse.

- Cela te dérange-t-il d'être celui qui apporte la mort ? Non pas qu'il faille l'apporter à tout prix, mais il me semble que ce qui doit être fait... quelqu'un doit l'accomplir. Peu importe que cela soit par ta main ou par celle d'une autre victime. Si cela ne convient pas aux dieux, ils trouveront un moyen pour que l'arme ne remplisse pas sa mission.

Elle se fendit soudain pour frapper le sac d'estoc. La petite dague se ficha sanas difficulté dans le sac avec un bruit sourd. Gudrun changea d'appui pour reculer malgré sa jambe, mais alors le manche lui échappa des mains, rebondissant avec un bruit métallique sur les dalles de pierre polie. Elle pinça les lèvres de frustration, et reprit la conversation en ramassant l'arme patiemment.

- Et combien de temps vas-tu rester ici ? Si rien ne t'attend à Marbrume, pourquoi ne pas prendre un peu de repos ? Je serai curieuse de savoir quel genre de personne tu as pu offenser et qui sont toujours en vie...

Elle examina le sac fendu par lequel s'écoulait le sable. Une ouverture pas plus large que la lame, qui ne lui semblait pas suffisante pour mettre un agresseur hors de nuire. A moins qu'elle ne soit idéalement placée...

- Je crois qu'il faut suivre les signes de dieux... Je serais heureuse de t'aider à les déchiffrer si le besoin s'en fait sentir. Une lecture d'auspices peut-être ? A moins que tu n'aies quelque rêve récurrent ces derniers temps ? Oh, cela me manque de pouvoir interpréter ces signes à la lumière de nos croyances. Si seulement le clergé d'ici n'était pas aussi aveugle aux présages...

- Me déranger ? J’étais soldat, tuer c’était… une part de mon métier, mais j’imagine que je ne t’apprends rien à ce sujet. Un ami sage m’a dit une fois que le vrai courage n’était pas de savoir quand supprimer une vie, mais quand en épargner une. Personnellement j’ai du mal à « épargner » quelqu’un qui tente de s’en prendre à moi ou a des proches.

Apprendre à pardonner, tendre l’autre joue, ne pas céder à la violence pour régler les problèmes… Le mercenaire avait entendu beaucoup de connerie durant sa vie, généralement ce discours était tenu par des personnes qui n’avaient absolument aucune connaissance de la « vraie » vie. Ce n’était tout bonnement le genre de personne qui n’avait jamais fréquenté les ruelles du Goulot, et en même temps il était difficile de leur reprocher cela. Si le mercenaire pouvait avoir quelques qualités, être miséricordieux n’en faisait pas partie. La bonté, le pardon, tout ça c’était bien pour les prêtres.

Gudrun avait compris le principe du mouvement, cela manquait un peu de pratique, mais il avait confiance en ses capacités.

- Du repos… En vérité je ne sais pas Gudrun. J’ai l’impression de faire partie du passé, de ne plus reconnaître le monde dans lequel j’ai grandi. Les amis meurent, les connaissances disparaissent et les valeurs se perdent peu à peu. J’ai l’impression de faire le « bien », enfin, faut-il que les notions de bien et de mal puissent avoir encore du sens à présent.

Le mercenaire posa son regard sur le petit sac de sable. Il est vrai que comme ça, voir le sable se vider peu à peu n’avait rien d’impressionnant. Le sac était uniquement là pour donner une idée de la sensation lors d’une frappe, mais concernant la gravité de la blessure c’était une tout autre histoire. L’on aurait pu croire qu’une simple plaie telle que celle-ci n’avait rien de mortel, alors que pourtant c’était presque tout l’inverse. Un bon coup dans les tripes, et il y avait de forte chance pour que votre adversaire se vide sur le sol, bien sûr le mercenaire ne précisa pas une telle chose à voix haute.

- Des signes ? J’ai perdu ma femme, ma fille, mes amis et maintenant me voilà tout seul comme un con, à errer en espérant faire un peu de bien. Interprète ça, on est entre nous, les aveugles ne risquent pas de nous déranger, il faudrait qu’ils arrivent jusqu’ici sans se vautrer.