[Interlude] Le crépuscule avant l'aube.

-J'aimerai sincèrement comprendre pourquoi il nous faut tant prendre l'opinion des autres en considération… Enfin, quand cela nous concerne, je veux dire... soupira-t-elle en levant les yeux au ciel. De toute façon, les "autres" ont un avis sur tout et passent leur temps à juger et critiquer leur semblables. On est toujours trop "çi" et pas assez "ça". Et c'est valable pour tout le monde… Vouloir sans cesse coller à leurs modèles à la con est tout bonnement épuisant. Je veux bien me battre pour trouver ma place, mais certainement pas pour rentrer dans leur case… Je ne saurais pas faire et… Je n'en ai pas la moindre envie.

Après tout, si la mercenaire devait réellement ressembler à ce que la société attendait d'elle, elle porterait des robes, serait mariée depuis longtemps, aurait probablement deux ou trois gosses et serait boulangère, bouchère ou simplement l'épouse de. Personne n'attendait d'une femme qu'elle sache se battre … Mais on ne l'avait pas élevé comme une femme, pas même comme un homme ou seulement un humain. Elle n'était qu'une arme rouillée et émoussée.

-Je n'aimerai pas être à ta place… souffla-t-elle avant de sourire. Et puis, la dentelle doit gratter.

Concernant les convois, Ryn ne doutait pas de la véracité de ses propos. Il y avait peu de chance pour que l'un d'eux quitte le bourg dès le lendemain.

- Peut-être, mais ça ne coûte rien d'essayer, rétorqua-t-elle avant de froncer les sourcils avant de lui demander, le plus sérieusement du monde : Que dois-je dire ou faire pour t'en dissuader au juste?

Ou peut-être plaisantait-il … comment le savoir après tout. Ce genre de personnage était tellement plus difficile à cerner et à comprendre que les autres.

23 Mai 1167.

[Interlude] Le crépuscule avant l'aube. - Page 5 Ulb7

Il haussa ses épaules fatiguée.

- Pourquoi ? Parce qu’on n’a pas tous le choix Aeryn. Il ne s’agit pas de plaire ou de déplaire aux autres, il s’agit de pouvoir vivre avec eux, agir avec eux. Nous ne pouvons pas tous nous contenter de traverser la foule qui nous entoure pour suivre notre propre chemin. C’est le poids de la responsabilité. Prenons l’exemple des lames. Comment s’appellent-ils déjà…hum.. Dalindor, c’est ça ? Bons mettons de côté la furie, parlons de l’autre. Il peut bien entendu penser et être qui il veut. Mais il est obligé d’être aussi celui que les autres attendent de lui. Le chef compétent, patient, charismatique mais discret. Peut-être est-ce sa nature, je lui souhaite, mais même s’il souhaitait être totalement autre chose, beaucoup de vie et d’espoir reposent sur lui à présent. A moins de briser tout cela, il ne pourra jamais vraiment échapper à cette vision des autres et il devra vivre et fonctionner avec. En plus si lui aussi porte de la dentelle je ne te raconte pas comment ça gratte sous le harnois ! J’ai des rougeurs, c’est atroce !

La question et son ton ne le prirent pas vraiment au dépourvu, même s’il avait croisé les orteils dans l’espoir de l’entendre juste accepter de passer un autre bon moment en sa compagnie. Il se décida à la taquiner un peu, juste une seconde.

- Écoute, si tu acceptes de venir danser en robe à un bal avec moi, je laisse tomber notre rencard de demain !

Dès le premier froncement de sourcils il rit et se corrigea avec sincérité.

- Écoute Aeryn, je ne te forcerais pas. Je passe un bon moment en ta compagnie, et j’espère que pour toi il n’est pas trop horrible. Puisque le temps nous le permet, j’aimerais simplement réitérer l’expérience. Mais je n’imposerais pas ma présence deux soir de suite si vraiment l’idée t’es affreuse.

Il leva quand même un doigt.

- Note tout de même que je ne dis pas que je ne l’imposerais plus jamais si tu me dis non ! Juste pas deux soirs de suite ! Tu laisses Lili te coiffer ?

Les propos de Clay confirmaient ce que la rouquine pensait : le mercenaire devait être issu d'une famille autrement plus importante que la sienne. Le jeune homme alla même jusqu'à comparer sa situation et celle de Faren, chef d'une guilde qui prenait de plus en plus d'ampleur. Il semblait évident que le poids de ces responsabilités se devait d'être assumé par des épaules solides voire même inflexibles… Tout du moins, en apparence. Après tout, chef ou non, Faren devait avoir ses propres faiblesses… Des faiblesses qu'il lui fallait bien évidemment dissimuler dans le but de préserver sa place tout en asseyant son autorité. Dans ces cas-là, quand les responsabilités se faisaient aussi importantes, il était d'autant plus aisé d'imaginer une pièce à deux facettes, un homme à deux visages… Après tout, est-il réellement possible de lutter contre sa propre nature ? Non…

-Ainsi, il paraît bien évident que nos deux situations ne sont pas comparables, rétorqua-t-elle en souriant.
Je peux vivre au milieu des autres sans réellement vivre avec eux. Je l'ai toujours fait et je peux me le permettre…. Mais je crois comprendre que ce n'est pas ton cas…

Son rictus se mua d'une compassion évidente mais contenue.

-Dans le cas des personnes comme Faren, le mieux est probablement de réussir à faire la part des choses entre le personnage public et celui qui existe en privé. Les deux ne sont pas toujours les mêmes… Enfin, pour ce que j'en sais.

Si Ryn devait faire une comparaison en se basant sur ses propres expériences, elle utiliserait l'image de son père. Rodrick apparaissait comme un homme fort, un redoutable guerrier au caractère complexe… Dans le privé, le guerrier se transformait en monstre exigeant, manipulateur et violent, bien loin de l'image qu'il renvoyait à l'extérieur. Néanmoins, il était aisé d'imaginer que pour d'autres, l'inverse pouvait exister au même titre que diverses nuances plus ou moins compliquées.

-Cette soirée n'est-elle donc pas suffisante ? demanda-t-elle en haussant les sourcils.

Certes, Aeryn passait un bon moment et peut-être même plus qu'elle ne pouvait réellement assumer. Pourtant, pour la mercenaire cela devait s'arrêter là.

-Pourquoi ne pas simplement te contenter de ce moment et m'oublier ensuite ? C'est bien plus commode, autant pour toi que pour moi, je peux te l'assurer, ajouta-t-elle en soufflant.

Lorsqu'il évoqua Lili, le regard perplexe de la rouquine se posa tout naturellement sur la petite meurtrière assise aux côtés de Pat.

- Pourquoi la laisserai-je me coiffer ? lui demanda-t-elle surprise. Elle ne m'a jamais rien demandé de tel… Et puis je suis assez grande pour le faire seule.

Certes, se coiffer revenait seulement à démêler sa tignasse avant de lier le tout, mais cela suffisait amplement.

- Honnêtement… Serais-tu venu me parler ou te serais-tu montré aussi insistant sans cette histoire de rêves ?

23 Mai 1167.

Elle apprécia sa discrète compassion. Il n’y a pas si longtemps il aurait eu le droit à une réplique du genre « C’est pas mon problème, t’as qu’à te débrouiller. » Peut-être de même dans une formulation nettement plus fleurie. Il se demanda s’il arriverait à lui faire dire qu’elle l’appréciait un peu s’il lui faisait vider les tonneaux de la taverne.

- Heureux que tu le perçoives. Se contenta-t-il de lui répondre. Il n’avait pas besoin de débattre des heures sur cet aspect de la vie qu’ils ne partageaient pas. Elle l’entendait et en acceptait l’existence même si elle évitait soigneusement de se retrouver dans cette situation elle-même. C’était bien suffisant.
Ce fut à son tour de hausser les sourcils, s’arrachant un nouveau tic grimaçant.

- ouch ! Dit-il en ramenant ses sourcils dans une position raisonnable. Pourquoi serait-ce suffisant ? Si on se contentait de ce qui est commode, tu porterais une robe que tu détestes, tu aurais un mari qui t’insupportes mais que subvient à tes besoins et tu briquerais des pintes dans une tavernes au lieu de les boire dans un endroit accessible qu’en traversant des marais infestés de monstres. On ne fait pas ce qui est commode dans la vie, on fait ce qu’on a envie et ce qui nous corresponds, du moins on essaie malgré les obstacles. Pour le moment, mon obstacle, c’est ton habitude de penser qu’être seule c’est mieux. C’est un obstacle conséquent, mais ça n’est que ça, un obstacle. Je ne vois pas l’intérêt d’abandonner.

Il glissa un coup d’œil vers Lili qui les fixait obstinément depuis qu’ils s’étaient rassis. Il avait une sensation étrange avec elle, comme un gout danger, ce genre de danger flou qu’un enfant ressent à la vision d’un placard baigné d’obscurité. Mais Lucian lui avait assuré qu’elle ne représentait un danger que s’il se montrait directement agressif avec ses proches. Pour le moment il était celui qui avait vécu l’agression, ça ne comptait pas, si ?
Elle ne semblait pas beaucoup l’apprécier en tout cas.

- Parce qu’elle adorerait que tu la laisses faire, j’en suis certain. Elle aussi elle veut se rapprocher de toi et je crois que malgré son… excentricité, ce genre de geste la rassure. En plus elle aime clairement tes cheveux. Bien sûr qu’elle ne te le demandera pas. Elle ne tient pas particulièrement à passer à travers une porte avec toi.

Sa question attira de nouveau son regard surpris sur elle.

- Bien sûr que non. Pas plus que tu n’as dû papoter avec la sœur spontanément je pense. Ou que Lucian ne m’a abordé parce que j’essayais de forcer la porte de son bureau. Pour ma défense, je ne pensais pas que c’était le siens, je cherchais celui d’un père supérieur d’Anür. Bien entendu que je t’ai abordé parce que je te vois en rêves. Et il est évident que c’est parce que je me suis rendu compte de mon erreur là-dessus que j’ai voulu discuter ensuite. Bon, l’entêtement tiens plus de ma nature… mais oui, je le reconnais, comme bien d’autres dans ma vie ou celle des autres, toi comprise, nôtre rencontre n'est pas née de la simple spontanéité. Je sais que tu ne me crois pas encore sur tout, mais dans l’hypothèse où je ne suis pas le machiavélique manipulateur que tu penses, est-ce un mal ?

-Ce n'est pas un obstacle que je tiens à t'opposer, mais une barrière. C'est toi qui choisis de n'en faire qu'à ta tête… soupira-t-elle. Si j'ai cédé, cette fois, c'était uniquement dans le but que tu me fiches la paix ensuite… Sans avoir à te tuer. Alors … Honnêtement, quel intérêt peut-il y avoir à continuer alors que je te dis clairement que je n'y tient pas. Ou alors… peut-être te fiches-tu simplement de mon avis ou de mes propres envies.

Clay avait beau être têtu, il n'était certainement pas stupide… Pas au point de croire qu'il gagnerait plus que cela dans son entêtement.

-Que Lili aime mes cheveux ou non, je m'en fiche… Et puis, comment peux-tu affirmer une telle chose sans même la connaître ? grogna-t-elle tout en repoussant sa choppe encore à moitié pleine. Et, même si ce que tu affirmes est vrai, elle a tout de même la décence et l'intelligence de me laisser tranquille… Sans doute devrais-tu t'inspirer de son instinct de survie.

Ryn ne ferait jamais de mal à l'adolescente. À force de l'observer, la mercenaire avait eu l'occasion de comprendre certaines choses la concernant. Malgré tout, les deux étaient parvenues à quelques compromis afin de coexister dans de bonnes conditions. Cela passait par le respect des limites imposées par la rouquine… Limites dont Clay semblait se ficher cordialement.

-Non, Clay… Ce n'est pas mal… seulement inutile, en fait, souffla la jeune femme, consciente que la plupart des gens ne discutaient pas entre eux dans un but précis outre celui de passer le temps.

Néanmoins, Ryn ne voyait pas les choses ainsi. Toutes ses actions étaient calculées dans un but précis…

-Dans la mesure où tu as déjà obtenu ce que tu voulais, nous revoir n'a simplement aucun sens… Je me trompe ?

23 Mai 1167.

Chassons le naturel pour le voir revenir au galop, pensa le jeune homme alors qu’Aeryn, surement consciente des étapes qu’elle avait franchi sans s’en apercevoir dans leur échange, se jeter à nouveau derrière ses défenses de fille sauvageonne qui n’a besoin ni d’affection ni de compagnie.

- Je n’affirme rien, j’évoque mon impression la concernant. Et tu es bien placée pour savoir qu’on juge tous les autres même sans les connaitre, madame « les gens sont des ennemis à combattre ». Pourquoi tu t’étonnes que les autres fassent ce que tu fais au quotidien ? Au moins partons-nous du principe que cet avis n’est pas vérité et qu’il peut changer. C’est l’essentiel non ?

Il sourit avant d’avaler une gorgée de bière.

- Ça ne fait aucun sens parce que tu essaies à tout prix d’imposer ta vision du monde à mes actes, même après que je te les ai expliqués plusieurs fois. Et que tu me le redemandes encore… Pour toi, parce que c’est inutile, cela n’a pas de sens. Pour moi, parce que j’en ai envie, cela en a un, peu importe l’utilité de la chose. Je ne me moque pas de ton avis ou de tes envies Aeryn, mais j’estime qu’ils sont biaisés me concernant, concernant l’intérêt du lien humain au passage et que j’ai donc le droit de passer outre dans une certaine mesure. Je ne te demande pas la lune, uniquement l’occasion de découvrir par moi-même que je me trompe, si c’est le cas tu finiras bien par te débarrasser de moi. Je suis têtu mais pas stupide, même si je fais bien semblant. Dit-il en lui offrant un clin d’œil de son arcade valide.

- Donc, tu auras le droit de continuer à ronchonner sur l’inutilité de ma tentative, peu importe ce que tu en penses vraiment. Et moi j’aurais le droit de la poursuivre pour te taper sur le système autour d’un verre ou d’un trajet ou d’un entrainement, ou tout autre endroit où j’arriverais à te convaincre de me laisser être un boulet à ta cheville quelques heures. Ça me semble un bon compromis. Et du coup, demain soir ?

-"Parce qu’elle adorerait que tu la laisses faire, j’en suis certain. Elle aussi elle veut se rapprocher de toi et je crois que malgré son… excentricité, et blablabla". Ce sont bien tes mots non ? Pardonne ma méprise, mais quand on me dit "j'en suis certain", j'ai tendance à prendre cela pour une affirmation plutôt que pour une simple supposition,
lui dit-elle avec une pointe de sarcasme dans la voix. Je ne prends pas les gens pour des ennemis à abattre c'est juste que je ne veux rien avoir à faire avec eux si je n'y suis pas obligée. C'est tout.

De nouveau, la mercenaire haussa les épaules, mais plus pour se donner une certaine contenance que réellement par nonchalance. Les autres n'étaient finalement que source déception pour elle… Des êtres capables de leur tourner le dos et de l'abandonner à la moindre occasion. Ryn avait déjà pris ce risque, avait été blessée et ne tenait plus à vivre ce genre d'expérience. Alaric, Loghart et même Théophile, avaient beau essayer de la rassurer sur le sujet et même à l'encourager à accepter ces "autres" autour d'elle, la rouquine continuait à fuir à grande enjambées sitôt apercevait-elle la déception se profiler. Et, elle le savait, tout au fond d'elle, même si la jeune femme était encore incapable de mettre les bons mots sur cette sensation devenue familière : cet homme-là serait forcément une nouvelle source de déception et de douleur … Au même titre que le borgne d'ailleurs.. Aussi, valait-il mieux pour elle de le tenir aussi loin d'elle que possible.

-Que veux-tu, je suis têtue moi aussi... siffla-t-elle, amèrement. Je ne comprends simplement pas ton entêtement à mon propos… Pourquoi , comment peux-tu simplement avoir envie de te rapprocher de moi. J'pige pas, que veux-tu. Je ne suis pas une personne intéressante et encore moins aimable. Je n'ai rien à offrir, pas même une petite blagounette de temps en temps. J'ai rien d'une bonne amie, pas même d'une connaissance intéressante ou seulement sympas. Alors, non… Excuse-moi, je reste réaliste et je ne pige pas...

À moins que… Non, ce serait stupide et sournois.

-Ah et, au cas où. Je ne baise pas non plus. Je préfère prévenir.

Au moins, ainsi, les choses ne pouvaient qu'être claires. Et puis, au pire, il la prendrait pour une folle ou une simple tordue et lui tournerait tout naturellement le dos.

23 Mai 1167.

- « J’en suis certain » Répéta-t-il à son tour. C’est plus une conviction qu’une affirmation, mais d’accord, j’avais oublié à qui je parlais. Gloussa le jeune homme un peu éméché.

- Donc ! Je n’affirme pas que c’est la vérité vraie de la réalité véritable, Aeryn ! Je te dis que c’est ma conviction à son sujet. Je peux me tromper, comme sur le tiens, mais cela reste mon avis, rien de plus, rien de moins.

Il se redressa un peu sur sa chaise, sentant qu’il s’était un peu affalé avec les minutes passant. La fatigue d’un voyage, de l’alcool et une soirée riche en rebondissement, rien de mieux pour vous fatiguer un homme !

- Et tu as tort ! Enfin je le pense ! Lança-t-il, détendu, malgré l’amertume du ton de sa camarade de débat. Ce soir, tu as ris, sourit, plaisanté, eu des réactions intéressantes… bon certaines carrément flippantes, mais beaucoup d’intéressantes quand même. J’ai passé un bon moment et je suis curieux de ce que tu recèles encore d’autres sous cette carapace, même si tu affirmes ne pas l’avoir. Cela me donne envie de m’entêté. Je ne dis pas que c’est logique, je ne dis pas que c’est utile, pas même que tu dois comprendre. Regarde, je ne comprends pas non plus que tu t’entêtes à me trouver désagréable alors que je suis clairement un gars drôle ! Mais je fais avec et je te demande de faire avec aussi sinon… et bien tu devras faire avec quand même jusqu’à ce que je me rende compte de mon erreur, ou que tu trouves une fosse assez profonde pour m’y perdre.

La surprise le fit éclater d’un rire bruyant qui lui valu un regard noir du tavernier et un plus maussades des quelques occupants restants. Décidément, elle avait toujours des contrepieds intéressants par leur soudaineté improvisée.

- Je trouve ça fort dommage, car il y a matière pour, mais ça te regarde. Mon entêtement ne nécessite pas qu’on se fasse la bête à deux dos pour être convaincu. Mais c’est gentil de prévenir. Lui répondit-il avec amusement. Après tout, si on prenait le temps de se poser quelques minutes et de penser à la situation en occultant leur échange, ce n’était pas si improbable d’imaginer qu’un homme soit simplement attiré par une femme.

- Tu comptes rester un temps au Labret ? Ou tu reviens en ville directement ?

Cet homme la rendait décidément très nerveuse. Elle le trouvait agaçant pour sa manie de reprendre toutes ses paroles afin de les tourner à son avantage. Il l'énervait pour sa manière de tout tourner en dérision, comme s'il pouvait rire de tout, en toutes circonstances.

Rien de ce qu'elle pouvait dire n'était pris au sérieux. Il se fichait de ses protestations comme s'il s'agissait d'un gamin capricieux, le genre pourrit gâté à qui l'on aurait toujours tout offert sur un plateau d'argent. Pourtant, il n'en avait pas l'air, à première vue… Malgré tout, c'était bien ce que ses manières inspiraient.

-Tu sais quoi ? lança-t-elle d'une voix étonnamment enjouée avant de se pencher un peu sur la table l'invitant à approcher. Ainsi, lorsqu'il fut assez près, elle murmura : C'était bien moi dans ton rêve… Sauf que si je t'accompagnait à ce moment-là c'est uniquement parce que je venais enfin de me débarrasser de toi… Je me demande même si je ne t'ai pas tué de mes propres mains…

Son sourire s'effaça aussitôt, comme s'il venait de se faire balayer par un vent violent.

-Je pense que je serai bien capable de la creuser moi-même, cette fosse. À mains nues, s'il le faut...

Concernant le Labret, Aeryn ne comptait certainement pas lui dire la vérité. Elle doutait fort qu'il ne vienne la harceler jusqu'à Usson, mais tout de même… Cela ne le regardait pas après tout.

-Non, je les mène à destination et je repars, mentit-elle tout en songeant à cette période de repos nécessaire et mérité.

Cela faisait un moment maintenant qu'elle y pensait… Rejoindre ses frères et rester auprès d'eux le temps de se ressourcer… de voir et de faire autre chose, de changer d'environnement, de prendre l'air…

-Et toi, que comptes-tu faire ? Trouver une nouvelle rouquine à torturer ? Oh, je ne dis pas ça pour t'influencer bien-sûr, railla-t-elle. Quoique… Peut-être devrais-tu y songer.

23 Mai 1167.

Tiens donc, la cruauté… Il ne s’y était pas attendu. Il en resta muet plusieurs secondes durant, observant cette jeune femme de l’autre coté de la table qui cherchait visiblement à le dégouter ou à le blesser par tous les moyens qu’elle pouvait imaginer histoire de mettre fin à sa ridicule idée « d’amitié ». Sa capacité à basculer d’un état à l’autre était déstabilisante, il pouvait lui accorder cela. Et sans doute à une époque pas si lointaine aurait-il simplement tourné les talons pour s’éloigner aussi rapidement que possible d’une personne prête à faire mal uniquement par égoïsme. Puis… il avait découvert que lui-même il pouvait oser ce genre d’acte quand il se sentait dos au mur. Après un long silence donc. Son sourire revint.

- Si tu savais… se contenta-t-il de dire sans cesser de la regarder, portant lentement sa chope à ses lèvres. Il indiqua la sienne d’un doigt.

- Tu vas boire ? Vu que tu es revenue à la méchanceté gratuite, je suppose que le mauvais mensonge aussi est de la partie. Même si on s’amuse bien il ne faut pas oublier les règles du jeu. Donc tu aurais un endroit où rester ? Tes deux clients ? De la famille ? Il ne me semble pas que les lames aient encore de succursales sur place si ? Pardon, oublie ça, ce ne sont pas ma question, juste de la curiosité. Et de toute façon, je sais où tu habites, la guilde n’est pas discrète, je n’ai qu’à être patient pour te recroiser.

Sans prêter attention à son air, il répondit à sa question.

- J’aimerais bien faire bouger les choses, faire quelques choses qui n’a pas encore été fait en Morguestanc. Mais qui, je le crois, est dans l’air du temps. Et je n’ai pas besoin d’une autre rousse, puisque je t’ai toi. La torture étant provoqué par ma seule présence visiblement, tu te doutes que je trouverais difficilement meilleure candidate. Ça te plait d’être cruelle ? Ou ce n’est qu’un outil de plus pour t’isoler quand tu ne trouves pas d’autres recours ? Un peu comme ta violence de tout à l’heure.

Déceler les mensonges de la rouquine n'avait rien de bien compliqué… Aeryn en était parfaitement consciente, néanmoins cet homme-là lui semblait alors, de plus en plus … effrayant.

-Tu ne me laisses que peu de choix, en réalité, lui dit-elle sans prêter la moindre attention à la chope qu'il venait de désigner. Je ne suis même pas sûre que tu t'en rendes compte.

Elle soupira profondément, passant une main lourde de lassitude sur son visage. Elle tournait en rond, répétant le même schéma, encore et encore, chose qu'elle détestait…

-Je t'ai déjà dis ce que je ne voulais pas. Avec des mots, de manière posée et plutôt courtoise. Tu n'y as aucunement prêté attention. Je me suis heurtée, j'ai protesté, je me suis montrée agressive et puis, contrainte, j'ai cédé simplement parce que je pensais que tu me ficherais la paix après ça… Mais non
… tu t'obstines, tu t'accroches… Toujours sans prendre en compte ce que moi je veux ou plutôt ce que je ne veux pas… Comment suis-je supposée agir pour faire en sorte que tu me laisses en paix ? Dis le moi...

Il n'en ferait rien, évidemment…

-Au fond… Tu ne penses qu'à toi… souffla-t-elle en se relevant. À moi de m'adapter, donc...

Ainsi, tout en détournant le regard, la mercenaire décida de simplement le traiter en être invisible. Puisqu'il tenait tant à avoir son attention, elle l'en priverait simplement et tant pis s'il se moque, s'il la traite de gamine… Elle, elle savait que l'ignorance pouvait être la pire des punitions. Cesser d'exister aux yeux des autres… Cela pouvait être atroce pour certaines personnes… "Tant pis", se dit-elle avant de se diriger vers le comptoir pour payer les consommations.

Il finirait bien par se lasser et abandonner.

23 Mai 1167.

Il ne la retint pas, que ce soit par parole ou par acte, quand elle choisit de se lever. Il avait bien assez terrassé le terrain pour une soirée et cela même si elle décidait visiblement d’adopter une nouvelle stratégie. Même si elle n’avait pas bu, elle avait donc menti ? Il n’en avait pas été certain jusqu’à ce qu’elle lui confirme à demi-mot par cet aveu de manque de choix.

- Ce n’est pas comme si tu m’en laissais d’autres non plus. Tu es la seule à penser que l’un de nous deux doit perdre dans cette histoire… Alors qu’elle s’éloignait vers le comptoir, il leva son verre dans son dos et ajouta :

- Merci pour la soirée, on se voit bientôt Aeryn !

Lili avait bondit de son siège dès que Ryn avait quitté le sien et l’attendit sagement en se balançant d’un pieds sur l’autre près des escaliers. Visiblement la jeune fille avait compris qu’elle aurait le droit à la compagnie de sa non-amie ce soir. Quand elles eurent disparu, Clay soupira en secouant la tête. Ça ne serait pas une sinécure que de connaître cette fille-là.
En relevant les yeux de sa chope, il découvrit Pat le roux, debout devant lui. Sans demander ni hésiter, le solide gaillard s’assit en silence à la place qui venait de se libérer, avec un geste lent, il posa une petite plaque circulaire sur la table, faite de métal, tout juste plus large qu’une pièce, mais aussi plus fine. Le jeune homme sourit malgré lui.

- Je ne pensais pas que vous l’auriez encore… Pat le roux, franchement ? finit-il par dire.

- Je crois qu’il est temps de me dire ce que tu fais là gamin.

Toujours aussi direct, peut-être encore plus qu’avant. Il sentit son épaule le démanger, même s’il avait parfaitement conscience que cette sensation n’avait rien de physique.

- C’est compliqué…

- J’ai tout mon temps. Rétorqua le taciturne mercenaire arrachant un nouveau soupir à Clay. Sa confortable nuit allait encore devoir attendre. Il finit sa pinte et se mit à parler.