Ad astra per aspera [PV Mathilde]

Évoquer un partenariat éveille toujours l'intérêt du pirate, dont le regard se fait pensif. Mathilde sourit, comme si la réaction était attendue. Les partenariats, qu'ils soient avec d'honnêtes voisins ou des bannis, sont la raison pour laquelle elle est encore en vie. Parfois elle y perd un peu plus que ce qu'elle y gagne, mais souvent chacun y trouve son juste compte. Le plus compliqué pour elle est de jongler entre les hors-la-loi et les bonnes gens, sans que personne ne se croise, sans que personne ne découvre que la fermière ne choisit pas ses amis en fonction de leurs relations avec la milice.

Je suis plus galant que ça. Le sourire de Mathilde s'étire un peu plus. Elle arque un sourcil, plisse légèrement les yeux et semble lui répondre par un Vraiment? silencieux et moqueur. Elle portera sa belle robe, pas parce que c'est ce qu'il convient de faire dans de telles occasions mais bien parce qu'elle compte le séduire, encore et toujours, et briller même au milieu de femmes parées de leurs plus beaux atours. Bien que les yeux du pirate se poseront sur des gorges savamment dévoilées et sur des formes joliment soulignées, elle sait que le bel azur profond reviendra toujours sur elle, brillant d'un éclat particulier, exactement comme en cet instant où il vient cueillir ses lèvres d'un délicieux baiser trahissant ses intentions.

Se présenter en couple au mariage de Beauharnais pourrait être une mauvaise idée pour quelqu'un qui souhaite se faire discret au Labret, mais Mathilde n'est pas d'accord. Ce n'est que si elle cache son mari qu'ils attireront les regards indiscrets et attiseront les commérages, elle en est convaincue. Même si le mariage de deux nobles sera le sujet de discussion de la prochaine décennie -à condition que chacun survive dix ans encore- et qu'on en parlera à la moindre occasion à grands renforts de J'y étais, moi aussi, et je me souviens de..., le Labret et ses petites agglomérations ont tendance à vibrer au gré des petites histoires indiscrètes. Les secrets ne font pas long feu, et les petites mésaventures peuvent parfois prendre des proportions incontrôlables. L'histoire d'une veuve cachant son amant n'échappera pas aux fantasmes farfelus des fermiers en mal de nouvelles.

- Je ne suis pas si célèbre tu sais, et je suis navrée de t'apprendre que tes beaux yeux n'éclipseront ni la robe fabuleuse de la mariée ni le faste de la fête. Mathilde rit doucement. Évidemment, elle ne regardera que lui, s'il est là, et manquera sans doute la moitié des noces trop occupée à se libérer de ses obligations dès qu'elle le pourra afin de rejoindre son pirate. Elle fait une petite moue à peine contrariée. Il a tout à fait raison : sa présence pourrait être une catastrophe, mais pas pour les raisons auxquelles il pense. Ce n'est pas une question de discrétion mais bien une affaire de désir à gérer au milieu d'une foule bigarrée où manants et nobles se croiseront sans réellement se mêler. Mais si nous ne sommes pas encore mariés devant les hommes, nous tâcherons de nous faire discrets tous les deux, c'est entendu. Mathilde sourit et étire le cou pour voler un baiser léger à celui qui souligne maintenant d'une main légère ses courbes, lui arrachant au passage un frisson. Je n'ai aucune peine à imaginer une fête pleine de monde où personne ne fera vraiment attention à Mathilde et Dartagnan. Même si ceux-ci partagent une danse et échangent quelques regards complices.

Elle le regarde embrasser sa main et le doigt qui, d'ordinaire, porte une alliance lorsque le couple en a les moyens. J'aurai pas les mains vides. Mathilde hausse un sourcil presque inquisiteur. Avant qu'elle n'ose ouvrir la bouche, Darius reprend le plus sérieusement du monde et lui promet de ne pas voler l'anneau des Beauharnais. L'idée ne lui avait même pas effleuré l'esprit, et elle ne peut s'empêcher d'éclater de rire en imaginant la scène : un Darius, genou en terre, passant la bague de la Comtesse au doigt d'une fermière, sous le regard furibard d'un Aymeric prêt à leur tordre le cou à tous les deux. Ils deviendraient le couple le plus célèbre du Labret, mais pas pour les bonnes raisons. Trouver quelque chose. Le rire s'éteint alors que les trois mots résonnent dans son esprit. D'une main, Mathilde effleure la joue de Darius en souriant.

- Tu vas courir les mers à la recherche d'un trésor caché sur une île ou bien tu préfères couper le doigt d'un honnête marchand qui aura eu l'audace de te refuser sa caisse de panais? Mathilde glousse de rire. Tu sais Dar, je préfère porter cet étrange coquillage quelque part dans ma chevelure plutôt que de me demander chaque jour d'où vient cet anneau que tu as rapporté de la ville et à qui il a appartenu. C’est mon petit côté fermière honnête… D'un geste léger, elle effleure les lèvres qu'elle embrassera sans jamais se lasser. J'épouse un pirate, ça veut pas dire que je suis prête à fermer les yeux sur toutes ses briga...briganderies? Ça se dit, ça? La fermière rit doucement. Tu sais c'est pas important. Un anneau, même le plus simple, ça attire la convoitise de nos jours. Tes sourires enjôleurs aussi, d'ailleurs.



Tout n'est pas si tranquille sur l'îlot désert.

Je suis navrée de t'apprendre que tes beaux yeux n'éclipseront ni la robe fabuleuse de la mariée ni le faste de la fête. Darius arque exagérément un sourcil, l'air de dire T'es sûre et certaine de ça?, puis accompagne le rire de Mathilde. Elle a raison : ils ne seront assurément pas le centre de l'attention de ce mariage, qui promet d'être un événement dont les habitants du Labret parleront des semaines, voire des années durant.

S'ils assistent ensemble aux épousailles, la discrétion sera de mise. Darius sourit en coin quand Mathilde précise qu'ils feront preuve de retenue s'ils ne sont pas encore mariés aux yeux des hommes et répond simplement :

« On sera mariés. »

C'est pour lui une certitude. Ce soir, ils se sont unis sur cet îlot, sous le regard d'Anür. Le lendemain, ils iront tous les deux au temple pour officialiser leur mariage, quitte à kidnapper Isak pour qu'il agisse à titre de témoin et à attendre toute la journée qu'un prêtre ou une prêtresse se libère. Darius ne compte pas quitter le Labret tant que Mathilde n'est pas son épouse.

« Tant mieux s'ils ne font pas attention, ça me facilitera la tâche pour m'éclipser avec toi », murmure-t-il moqueusement en continuant de caresser Mathilde.

Déposant ensuite quelques baisers contre les doigts de Mathilde, Darius lui fait part de ses intentions de ne pas revenir les mains vide, de lui offrir l'alliance qu'elle mérite. Il sourit avec amusement quand elle rit à sa blague sur la bague du mariage Beauharnais, puis plonge son regard dans le sien lorsqu'elle caresse son visage d'une main douce. Il plisse le nez à son discours, puis demande :

« Et qui te dit que je vais l'acquérir par "briganderie", femme de peu de foi? Je vais peut-être juste aller voir un gentil et honnête joaillier comme un gentil et honnête homme qui souhaite offrir gentiment et honnêtement une alliance à sa gentille et honnête fermière. »



L'oiseau fonce vers Mathilde et se mêle les pattes dans ses cheveux. Le silence ne revient que lorsque, dans une puissante, Darius parvient à faire dégager Émilien. Le volatile s'écroule alors contre le sol un peu plus loin et, tandis qu'il reprend son souffle, le marin le regarde un instant. La bête est immobile.

« ... »

Darius se penche légèrement pour mieux voir Émilien. Aucun mouvement.

« J'ai possiblement tué Émilien », annonce-t-il en se retournant finalement vers Mathilde.

Lorsqu'il la voit, ses yeux s'écarquillent quelque peu et il est soudainement pris d'un fou rire incontrôlable.

« B.bon sang... Il... Il... Ce con de... », tente-t-il d'articuler, en vain.

Après quelques secondes, Darius retrouve assez son calme pour réussir à lâcher :

« Il t'a... Il t'a chié dans les cheveux, chérie. »

Je vais peut-être aller voir un honnête joaillier. Le sourire de Mathilde s'étire alors que le peut-être résonne en boucle dans son esprit. Peut-être... peut-être pas. Ça sera toujours comme ça avec lui, et elle sait qu'elle ne pourra que se fier à ce petit sourire en coin qu'il arbore à chaque vérité déguisée pour pouvoir démêler le vrai du faux.

L'oiseau les interrompt dans un timing parfait, volant au-dessus du couple avec pour seule intention de ruiner la nuit de noces et leur voyage tout entier. Le piaf remonte se mettre en sécurité sur sa branche, hors de portée d'homme, et entame le chant le plus désagréable et le plus strident que le règne animal ait connu. Mathilde couvre ses oreilles des mains en attendant que ça passe, alors que Darius, qui s'est détourné d'elle -une première victoire pour Émilien- guette la fin du concerto qui ne tarde pas à arriver. Alors seulement, Darius revient à elle, elle qui cache difficilement son hilarité.

- Émilien te chante la sérénade! lance-t-elle sur un ton moqueur.



Sauf que l'oiseau de malheur décide de rattaquer, choisissant son moment avec un soin qui relèverait presque du sadisme. Du coin de l'oeil, Mathilde voit l'oiseau être catapulté vers l'abri, dans lequel il se débat pour mieux revenir auprès des amants maudits, laissant quelques plumes en guise de souvenir. La fermière se couvre la tête, alors que Darius, jurant comme un charretier du Labret, tente de repousser l'animal. La douceur du moment a cédé la place à un parfait chaos dans lequel les pépiements du moineau vengeur se mêlent aux cris stridents de la fermière qui le sait maintenant dans sa chevelure, et à la voix tonnante d'un pirate mécontent.

A peine entrevoit-elle Darius faire le dernier grand geste qui emporte la menace loin d'elle. Le silence tombe. Plus un cri, plus un juron. Mathilde se tourne vers l'endroit où l'oiseau a du être projeté et regarde le petit Émilien, inerte. J'ai possiblement tué Émilien. Et si le pirate explose de rire en découvrant le cadeau laissé par le volatile, Mathilde, elle, reste parfaitement immobile, les yeux rivés sur la petite boule de plumes, la mine catastrophée.

- C'est une malédiction souffle-t-elle. Elle ne parle pas de la fiente qui orne le brun de ses cheveux, mais bien de la mort présumée de l'animal. Là, sur cette île où la terre et la mer se rencontrent, l'oiseau a essayé de leur dire qu'ils n'étaient pas les bienvenus, que ce n'était pas leur place. Est-il envoyé par les Trois? Son rôle était-il de les empêcher d'en arriver à se marier de la façon la plus impie qui soit : en s'appropriant les pouvoirs des prêtres pour lier leurs destins. Était-il un avertissement face à un geste complètement hérétique? Le coeur de Mathilde s'emballe. Elle n'est pas la plus assidue au Temple, mais elle n'en est pas moins très pieuse. Et si Serus tentait de lui dire que ce Darius n'est pas pour elle, qu'il a d'autres plans pour la fermière? Et si l'oiseau était son émissaire? Que va-t-il se passer maintenant qu'ils l'ont tués?

D'un geste Mathilde repousse Darius et se précipite au chevet de l'animal. C'est à peine si elle se rend compte de l'incongruité de son geste, alors que son époux est bien loin d'imaginer tout ce qui traverse l'esprit de la jeune femme en cet instant. La fiente n'est qu'un détail face à la vie qu'elle veut tenter de sauver... elle ne sait trop comment. Délicatement, elle prend le petit être au creux de sa main, l'approche de son visage et souffle dessus, pour le réchauffer, pour l'aider à respirer. Tout le reste a disparu. Trop occupée à vouloir ramener l'oiseau à la vie, elle n'entend plus ni les vagues, ni son homme, et ne regarde que l'oiseau aux yeux clos.

Combien de temps dure ce manège? Mathilde n'en sait rien. Elle souffle sur le piaf, lui frotte parfois le poitrail, fouillant les plumes de son index. Pauvre Émilien... La fermière prie intérieurement, jusqu'à ce qu'au bout de ce qui lui semble être un temps infiniment long, mais qui en réalité n'a duré que quelques minutes, l'oiseau tressaille et rouvre les yeux. Poussant une exclamation de joie, Mathilde se redresse pour sortir de l'abri, son précieux compagnon dans la main, et le dépose sur la branche la plus basse de l'arbre afin qu'il y reprenne ses esprits.

- On n'est peut-être pas maudits! Mathilde est réellement soulagée et réalise qu'ils sont peut-être passés à un cheveux d'une horrible malédiction. A moins que cela ne soit que pure superstition et que les Trois se fichent éperdument qu'une simple fermière épouse un simple pirate alors que la fin du monde est proche. Ravie, elle se retourne enfin vers Darius pour revenir à lui. Si Émilien est envoyé par les Trois, on aurait réellement eu des problè... dis donc... ajoute-elle en haussant un sourcil ... tu ris de mes cheveux, mais Émilien t'a gratifié toi aussi. Épaule gauche. L'épaule. Elle qui aime tellement les épaules de Darius, leur arrondi parfait, la fermeté de sa peau à cet endroit, l'épaisseur rassurante des muscles et l'angle parfait pour y appuyer sa tête lorsqu'ils sont allongés l'un contre l'autre. Émilien a souillé l'épaule de Darius. Si ça c'est pas un mauvais présage...

- Faut que je lave ça avant que ça sèche. Ma soeur s'est fait couper les cheveux un jour à cause de ça. Mathilde fait une petite grimace... tant à cause de la perspective de devoir sacrifier une longue mèche de cheveux qu'à cause du froid qui n'est rien par rapport à l'eau de la mer dans laquelle elle va devoir se tremper. Je suis certaine que les Trois ont décidé qu'on serait leur divertissement du soir.

La mine tout à coup contrariée, Mathilde pousse un gros soupire et se dirige vers le bord de l'eau.

- Je m'occupe de mes cheveux et puis je reviens pour reprendre très exactement là où on en était. Tu parles d'une nuit de noces! lance-t-elle, pour finalement éclater de rire. Les Trois ont un humour particulier, qu'elle n'aime qu'à moitié. Combien de fois tu t'es fait gratifier comme ça dans ta longue carrière de pirate, hm?

La situation, hilarante aux yeux de Darius, ne semble pas l'être à ceux de son épouse. C'est une malédiction. Le pirate avise la mine catastrophée de son amante et calme ses rires en constatant qu'elle est sérieuse. Il fronce les sourcils.

« Allons, Mathilde... », lâche-t-il tandis que la fermière le repousse pour se précipiter vers l'oiseau.

Darius se redresse, suivant la jeune femme d'un air perplexe. Il peine à comprendre ce revirement de situation, d'autant plus qu'ils se moquaient encore des colères de la créature à plumes quelques minutes plus tôt. Il aimerait plonger son regard dans celui de Mathilde pour tenter de lire ses pensées. Émilien n'est ni le premier oiseau à mourir ni le dernier, alors pourquoi cette panique soudaine?

Le pirate regarde son amante tandis qu'elle s'efforce de ramener à la vie l'oiseau. S'il prononce son nom une fois, elle ne semble pas l'entendre et poursuit ses manœuvres jusqu'à ce que le volatile tressaille. Darius est soulagé de voir l'oiseau revenir à lui, non pas parce qu'il craint une malédiction, mais bien parce qu'il n'aime pas voir Mathilde dans un tel état.

En deux temps, trois mouvements, Émilien est de retour sur sa branche et Mathilde a retrouvé sa joie. Si Émilien est envoyé par les Trois, on aurait réellement eu des problè... Il attend la suite, mais elle s'arrête pour lui signaler qu'il n'a pas été épargné par les problèmes de digestion de l'oiseau, qui lui a laissé un cadeau sur l'épaule gauche. Étonné de n'avoir rien senti – même si son attention était clairement ailleurs -, il jette un coup d'œil à ladite épaule et constate en plissant du nez qu'elle est effectivement souillée.

« J'ai fait exprès pour pas que tu te sentes seule à nager dans la merde », explique-t-il en souriant moqueusement.

Darius se lève finalement pour sortir de l'abri et se diriger vers le bord de l'eau aussi, ne comptant pas particulièrement continuer ses activités charnelles avec un tas de merde sur l'épaule. Il fait mine d'être horrifié – enfin, il l'est réellement – à la perspective de voir la chevelure de sa belle fermière être sacrifiée à cause d'une fiente d'oiseau.

« Qu'ils se divertissent s'ils veulent, mais pas avec tes cheveux! », proteste-t-il.

Arrivé au bord de la mer, il sourit avec amusement à la question de Mathilde. Tout en se penchant pour arroser son épaule et la nettoyer, il répond :

« Pfff, compte même plus les fois... C'est comme si je te demandais combien de fois t'es rentrée chez toi tachée de fumier, belle fermière. »

La peau de son épaule propre, Darius puise de l'eau dans le creux de ses mains et s'arrose légèrement le visage, passant une main dans ses cheveux avant de se relever. Il s'approche ensuite de Mathilde, qui semble peiner à se débarrasser de ce présent dont elle se serait bien passée.

« Attends, je vais t'aider. Tu vois même pas ce que tu fais. »

Il lui fait signe de s'agenouiller, puis se place derrière elle, à sa hauteur pour laver la partie souillée de ses cheveux et lui éviter d'avoir à les mouiller au complet. La brise nocturne est particulièrement fraîche, aussi se tient-il de façon à faire écran entre elle et le vent et à la réchauffer un peu avec son propre corps.

Les sourcils quelque peu froncés, comme signifiant qu'il est concentré, il inspecte attentivement les mèches sous la lueur de la lune – il est, après tout, hors de question que Mathilde ait à les couper pour une stupide histoire de crotte d'oiseau. Pendant qu'il s'affaire, il repense à la scène qui vient tout juste de se dérouler sous ses yeux, à ce que Mathilde a dit. C'est une malédiction. Est-ce vraiment ce qu'elle pense? Regrette-t-elle déjà de s'être unie avec lui sans suivre les étapes habituelles? En vient-elle même déjà à se dire que l'épouser est une folie dans laquelle elle ne veut plus se plonger, que l'aimer est une erreur qui commence à aller trop loin? Non, tout de même pas...

« Tu penses vraiment que les Trois seraient contre nous? demande-t-il subitement. Je veux dire... Qu'ils soient contre moi parce que je suis un pirate et que j'ai commis mon lot d'actes répréhensibles, d'accord. Qu'ils soient contre toi... ça me paraît impossible, t'as pas plus péché que la majorité des humains et ce que t'as pu faire de "mal", ça relève surtout de la justice des hommes. Alors qu'ils soient contre nous parce qu'on veut être unis sous leur regard... Je sais pas. »

Ses sourcils se froncent davantage alors qu'il se bat le plus délicatement possible avec des mèches bien encrassées et collées. Sentant qu'il a tiré les cheveux de Mathilde, Darius grimace et lâche :

« Pardon, il s'est vraiment attardé dans ce coin-là... »

Darius continue son travail avec davantage de minutie – ou du moins, il essaie - et reprend :

« Je veux pas penser qu'ils sont contre nous. Je préfère croire qu'ils ont plutôt poussé une belle fermière à être assez imprudente pour voyager à bord d'un navire et à défier un pirate qui avait sa vie au bout de sa lame, et qu'ils l'ont également convaincue de se laisser approcher d'un peu trop près par ce brigand. Je préfère penser que s'ils nous ont permis d'arriver sur cet îlot sans embûches, malgré tout ce qui aurait pu mal tourner, c'est qu'ils veulent bien que tu portes le nom de Vortigern maintenant. »

Darius cesse ses mouvements et ramène Mathilde contre lui, appuyant son torse contre son dos et penchant son visage vers le sien pour la regarder.

« Et j'ose espérer aussi que s'ils voulaient nous envoyer une malédiction, ils feraient mieux qu'un piaf qui chante comme une roue de chariot mal huilée. On a des standards, quand même, non? »

Darius sourit en coin, puis vole un baiser à Mathilde. Malédiction ou pas, son choix est fait depuis longtemps.

- Moi tachée de fumier? JA-MAIS. lance-t-elle dans un élan de mauvaise foi évidente. Et puis le fumier c'est pas pareil, c'est plutôt rare de se faire volontairement chier dessus par une vache ou une jument, alors que les oiseaux, c'est complètement fourbe. Mathilde rit, malgré le fait qu'elle peine visiblement à saisir l'ampleur des dégâts causés par Émilien. Pour preuve, Darius vient à son secours avant même qu'elle n'ait à le lui demander... sans doute parce qu'il préfère ne pas l'imaginer avec des cheveux courts, voire rasés, à la mode des miliciens fraîchement embrigadés. Docile, bien que frissonnante à cause de la brise qui mordille son épiderme avec un semblant de malice, Mathilde s'agenouille et ferme les yeux.

Il y a longtemps qu'elle s'occupe seule de ses cheveux. Avant, c'était une corvée entre soeurs à laquelle chacune s'adonnait avec pour seule idée d'être à l'origine de la plus jolie des coiffures réalisées sur la tête de sa cadette. La fermière sourit en songeant avec quelle innocence la sororité s'était embarquée dans un concours où elles rivalisaient d'extravagance et d'originalité, jusqu'à ce qu'un jour un prêtre de passage fasse remarquer à leurs parents que les soeurs Dumas étaient bien vaniteuses avec leurs cheveux ainsi parés de plumes, feuilles et brindilles agencées pour former des nids, des guirlandes naturelles ou de faux-rubans. Le jeu avait alors cessé et les chignons s'étaient assagis. Puis, les soeurs étaient parties une à une en prenant mari, laissant Mathilde et les interminables séances de coiffure loin derrière elles.

Tu penses vraiment que les Trois seraient contre nous? Aïe... Mathilde fait une petite moue. Dans la panique du moment, sa tendance à considérer le moindre craquement de branche louche comme un avertissement divin a pris le dessus sur la raison. Au point de peut-être blesser Darius.

- Je… Je crois que j’étais juste un peu paniquée à l’idée de voir un petit oiseau presque sans défense mourir. Enfin c’est le seul occupant de l’îlot, je voyais un mauvais présage se pointer alors que… Elle s’interrompt quelques secondes, finit par hausser légèrement les épaules et reprend alors qu’en fait les dieux n’en ont très probablement rien à faire de nous deux. Ils doivent avoir bien d’autres soucis à régler, assez que pour ne pas s’attarder sur les deux insignifiants petits êtres que nous sommes. Même si tu es un terrible pirate et que je suis la pire des gentilles fermières. Pardonne-moi, j’aurais pas du dire ça.

Les Trois se pencheraient-ils réellement sur leur cas? Elle en est maintenant bien moins convaincue que lorsque, paniquée, elle essayait de rendre la vie à Émilien. Mathilde hausse les yeux au ciel en comprenant qu’il faut être particulièrement prétentieuse que pour songer que Sérus passe son temps à la regarder, à évaluer ses faits et gestes, à soupeser les bonnes et les mauvaises actions, à lui mettre des bâtons dans les roues de temps en temps pour le plaisir de se divertir, alors qu’elle n’est rien. Une simple paire de mains qui travaille avec tout son cœur, comme bien d’autres hommes et femmes. T’as raison, personne pour nous dire non, personne qui gronde, personne pour nous blâmer. Un nouv… AAAoutch! s’écrie-t-elle en portant une main à son crâne. Je vais manger cet oiseau pour me venger! Mathilde éclate de rire. Elle n’est absolument pas sérieuse et continuera de protéger Émilien, qui à payer un peu de sa personne et à sacrifier quelques cheveux. Elle écoute le pirate reprendre, et revoit en pensées les images de leur rencontre. Elle entend ses grands éclats de rire, songe à la douceur de la nuit sur le pont, à la porte entrouverte dans laquelle elle s’était engouffrée. Et si Anür ne les a pas engloutis lors de leur excursion en barque, c’est peut-être parce qu’elle ne voit pas d’inconvénient à ce qu’ils s’aiment. Ou qu’elle n’en a rien à faire et qu’elle a d’autres chats à fouetter.

Sentant que la séance de torture capillaire touche à sa fin, Mathilde se redresse et se blottit bien volontiers contre Darius, qui semble ne jamais avoir froid. On a des standards, quand même, non? Elle glousse de rire alors qu’il lui vole un baiser. Des standards très élevés, monsieur Vortigern mon époux. Très très élevés. Elle rit doucement en effleurant ses lèvres. Faisant un pas puis deux, elle l’oblige à reculer dans l’eau fraîche. Intérieurement, elle mène un véritable combat contre elle-même : avoir les pieds dans l’eau est une torture tant elle lui paraît glacée… mais… elle n’arrête pas, se demandant si Darius va être le premier à revenir à la raison –et au petit feu- ou s’il va la laisser l’entrainer aussi loin qu’elle le peut pour mieux se moquer d’elle dès qu’elle fera demi-tour. Un demi-sourire au coin des lèvres, Mathilde regarde son mari droit dans les yeux. Elle ne craquera pas. Plus fort que l’eau gelée, son orgueil la pousse à ne pas arrêter le petit manège qui les pousse maintenant à avoir de l’eau jusqu’en haut des mollets.

Mathilde, qu’est-ce que tu fais madame-j’ai-froid-dès-qu’un-petit-courant-d’air-traverse-la-maison? Les deux pieds dans de l’eau de mer, tu ne sais pas nager et tu gèles. Tu vas perdre des orteils. La petite voix de la raison semble bien loin alors que, appuyant de tout son poids sur le torse de Darius, Mathilde cherche tout bonnement à le mettre à l’eau. Si elle réussit, avec l’aide des Trois, de la chance ou de toute autre chose relevant du hasard, elle rira aux éclats. Si elle échoue, et qu’il décide de se venger en la flanquant dans l’eau, elle hurlera à plein poumons et cherchera à l’entrainer avec elle, quitte à boire la tasse en riant aux éclats.

Des standards, avait-il dit.

Sont-ils assez importants aux yeux des Trois pour attirer leur attention? Probablement pas, pas pour leur union, du moins. Des mariages, il y en a tous les jours, qu'ils soient forcés ou non, heureux ou non. Darius sait que les Trois ont certainement beaucoup de choses à lui reprocher, mais il doute sincèrement que son amour pour Mathilde réussisse à se tailler une place sur la liste de ses méfaits. Dans sa panique, sa belle fermière a vu un mauvais présage dans la presque mort de cet oiseau qu'ils ont baptisé Émilien. Mais parfois, un oiseau agaçant qui se fait taper dessus un peu trop fort n'est réellement qu'un oiseau agaçant qui se fait taper dessus un peu trop fort. Rien de plus, rien de moins.

« T'excuse pas pour ça, Mathilde. Je blâme Émilien de toute façon. Il avait qu'à élire domicile à un endroit où il deviendrait pas fou dès qu'il y a signe de vie. Il est sénile. »

Darius continue son travail dans la chevelure de Mathilde, ricanant quand elle dit vouloir manger leur ami à plumes en guise de vengeance. Il hausse un sourcil, ayant un fort doute qu'elle en viendra à faire griller Émilien sur le feu vu la manière dont elle s'est jetée sur lui pour le sauver un peu plus tôt. Il lâche un Mh mh peu convaincu, puis enlace Mathilde pour lui arracher un baiser, puis un autre. Sans trop s'en rendre compte au départ, il se laisse entraîner dans l'eau, jusqu'à ce que la froideur de celle-ci commence à lui mordre les mollets. Il regarde alors on épouse qui, subitement, met tout son poids sur lui pour le renverser dans l'eau. Il tangue en riant et tente de retrouver l'équilibre, mais sent que sa chute est inévitable. Fourbe, il cesse de se battre, mais referme solidement ses bras sur Mathilde pour l'entraîner avec lui. S'il coule, elle coule avec lui!

« Il fallait juste le demander si tu voulais une petite baignade nocturne automnale! s'exclame-t-il en s'esclaffant, complètement mouillé et gelé, tout comme Mathilde. Je suis sûre que t'es très séduisante avec les lèvres bleues, belle fermière! »

Il rit, l'empêchant de fuir et se chamaillant quelque peu avec elle dans l'eau avant de la surprendre avec un baiser langoureux qu'il prolonge jusqu'à ce qu'une bourrasque plus forte que les autres souffle sur eux un vent qui le fait frissonner. Jugeant que leur petit jeu a assez duré et qu'il vaut mieux sortir pour éviter d'être malades, il entraîne Mathilde hors de l'eau et se plaît à la réchauffer de caresses et de baisers tentateurs. Puisqu'aucune tragédie n'a frappé Émilien ou la précieuse chevelure de Mathilde, Darius compte bien reprendre là où ils se sont arrêtés, et c'est exactement ce qu'il fait une fois leur refuge retrouvé.

Cette fois, aucune intervention volatile ne vient perturber leurs étreintes. Émilien semble avoir compris la leçon. Pour le moment, à tout le moins. Il a, après tout, une cervelle de moineau.


Darius grommelle tout bas en sentant les premiers rayons du soleil filtrer dans l'abri. Déjà le matin? Il ouvre un œil, constatant qu'il doit être encore tôt et que Mathilde dort toujours à ses côtés, bien emmitouflée dans leurs couvertures. La nuit de sommeil a été courte, mais c'est ainsi qu'il aime ses nuits avec Mathilde, et il n'aurait rien voulu d'autre pour cette nuit de noces non officielle.
Plutôt que de tenter de se rendormir, Darius profite de la tranquillité de ce moment et observe Mathilde dormir. À quoi rêve-t-elle? À leur vie ensemble? À sa ferme bien-aimée qu'elle a quittée il y a à peine une journée et qui doit déjà terriblement lui manquer? À quelque chose de complètement loufoque qu'il ne réussirait même pas à imaginer s'il essayait? Darius sourit en coin. Il penche pour la dernière option.

Lorsque sa belle – fermière – au bois dormant commence à bouger, Darius vient embrasser son cou et même la chatouiller légèrement du bout des doigts. Mêlant ses jambes à celle de son amante, qu'il salue de quelques mots doux murmurés à l'oreille, il poursuit son jeu de séduction matinal un bref moment avant de s'arrêter et de tendre l'oreille, l'air interloqué. Plus loin, un doux chant qui n'a rien à voir avec celui qu'Émilien leur a offert la veille s'élève. Et pourtant, il s'agit bel et bien du même oiseau.

Darius jette un coup d'œil à Mathilde et pouffe.

« Tu l'as ressuscité en chanteur digne de ce nom, ricane-t-il. « Il avait besoin de la touche divine d'une belle fermière. »

Darius laisse tomber sa tête à côté de celle de Mathilde en riant. D'un geste tendre, il caresse ses hanches, sa taille.

« Tu veux toujours trouver un prêtre pas trop à cheval sur les détails pour nous marier officiellement? demande-t-il. T'as une dernière chance de te sauver. Quoique si tu refuses, je vais peut-être juste me barrer avec la barque et te laisser en tête à tête avec notre ami à plumes. »

Quelque part dans les champs de blé, deux petites têtes blondes courent en hurlant. Le soleil est chaud, juste comme elle l'aime, et le chant des oiseaux a cédé la place aux cris joyeux des enfants qui jouent à se poursuivre l'un l'autre. Leurs enfants. Ils n'ont pas de noms, et leurs visages sont trop lointains que pour qu'elle les distingue, mais elle sait que ce petit garçon et cette petite fille sont les enfants du marin qu'elle attend chaque jour avec la même impatience... et la même déception, lorsque sa silhouette ne se profile pas à l'horizon. La vie est paisible, son esprit est léger. Dans ce monde sans fange, sans danger, sans inquiétude, Mathilde se berce, le ventre rond d'un troisième enfant sur le point de naître, un tricot posé sur les genoux. Pas trop loin, les enfants, maman n'a pas envie de monter le champ pour vous ramener par le fond de culotte! Elle rit, eux aussi.

Un rugissement se fait entendre, celui d'un père qui surprend ses enfants. Ils hurlent, lui sautent au cou, se laissent soulever de terre dans les bras protecteurs de Darius. Mathilde frissonne. Un vent froid se lève, le ciel se couvre. Darius se transforme en un fangeux immense et terrifiant. Les enfants ont disparu, elle est désormais seule avec son gros ventre face à la menace. Impossible de courir, tétanisée qu'elle est alors que le fangeux s'élance dans le champ de blé, devenu mer de cadavres.

Mathilde ouvre les yeux et respire. Un cauchemar, rien qu'un petit cauchemar comme presque toutes les nuits. Le frisson n'est dû qu'à un courant d'air qui a cru malin de s'infiltrer sous la couverture qu'elle resserre sur elle en grognant. Il ne fait pas si froid d'habitude. Et elle ne se souvient pas avoir mis une bouillotte dans son lit avant de se coucher. Une bouillotte qui l'embrasse dans le cou avant de la chatouiller. La fermière rit doucement alors qu'elle réalise qu'ils sont bel et bien ensemble, sur un îlot presque désert, au milieu de la mer, loin de tout, avec en guise de bonjour le chant d'un oiseau bien aimable. Mathilde hausse un sourcil et jette un oeil à Darius.

- Comme quoi, les crapules ne résistent pas au baiser de la mère Dumas. Elle pouffe de rire et se tourne pour lui faire face. Tu as si peur de me voir me défiler que tu me menaces, Vortigern? Tu devrais pourtant savoir que Mathilde-même-pas-peur ne marche pas à ce genre de chantage. Et que je ne me sauverai pas, parce que je suis déjà ton épouse, même si j'ai besoin et envie qu'un prêtre officialise le tout. Elle ponctue sa phrase en déposant un baiser moqueur sur le bout du nez du pirate. T'es mignon quand tu joues au pirate avec moi, tu sais ça? La fermière éclate de rire en songeant que dans les premières minutes de leur rencontre, elle le trouvait plutôt menaçant.


Après un réveil paisible digne des jeunes mariés qu'ils sont, et un frugal déjeuner composé d'une pomme partagée en deux, Mathilde et Darius reprennent, un peu à regrets, la direction du continent et des dangers qui le peuplent. Alors que le marin rame, Mathilde se prend à songer que c'est de la folie que de vivre là, alors qu'il existe probablement des terres viables ailleurs. Comment l'humanité a-t-elle pu en arriver là, se laisse submerger par la fange, se disputer pour un pouvoir éphémère et se contenter de survivre aussi longtemps que possible en espérant que les dieux interviendront en la faveur de leurs créatures, les hommes?

Puis son regard se pose sur Darius, dont les mouvements réguliers ne perdent pas en intensité. Si la fange n'était pas arrivée, elle n'aurait pas perdu son mari, elle n'aurait pas connu le pirate, elle ne l'aurait pas aimé. Le malheur de Philibert a fait son bonheur, et si ce bonheur est éphémère, elle compte bien profiter de chaque instant de cette chance que d'autres n'ont pas.

- J'ai rêvé d'enfants. Trop jeunes que pour décider de jouer au paysan ou au pirate, mais juste assez vieux pour tenter de terrasser leur père. Mathilde sourit. Même si Darius s'est transformé en fangeux, elle a eu le temps d'entendre son grand rire et de le voir soulever deux enfants dans ses bras. C'est cette image qu'elle conserve en souvenir, pas celle du fangeux qui s'élance vers elle. Inconsciemment, elle caresse son ventre un instant. Je connais un prêtre à Usson. Amateur de l'auberge et des douceurs qu'on y trouve parfois. Je lui ai déjà parlé de toi... il était curieux de savoir qui était le mystérieux marin qui était passé à la ferme. Je lui ai dit que tu avais la permission de me courtiser et que tu étais très chevaleresque. Mathilde sourit malicieusement. Elle n'a pas vraiment menti : avec elle, Darius est d'une rare galanterie. Il n'y a que son métier qui soit réellement problématique, mais elle finit par l'oublier. Parfois. C'est un détail peu préoccupant désormais, maintenant que la fange a transformé les êtres humains en bêtes prêtes à tout pour survivre, y compris à sacrifier les plus faibles pour gagner un peu de temps. Je pense qu'il fera ça bien.

La côte, vue depuis la mer, est magnifique. Elle la contemple un moment, reconnaît les toitures qui se dessinent au sommet des falaises, repères les petites volutes de fumée qui s'échappent des cheminées où l'on brûle parfois n'importe quoi. Le crottin de cheval est un excellent combustible lui avait un jour dit Aymeric. Mathilde avait trouvé l'idée un peu étrange, alors qu'elle l'aurait utilisé dans les champs. Dar? Tu voudrais quelque chose de particulier pour la cérémonie?

Mathilde resserre les pans de son châle sur sa poitrine. La baignade froide de la veille lui a un peu écorché les cordes vocales et lui a probablement amené un léger refroidissement. L'air frais de l'automne n'aide pas, et elle essuie régulièrement son nez désormais rouge dans un grand mouchoir qu'elle range par la suite. Un bouillon de poule en rentrant, avec du romarin et quelques herbes pour chasser le mal, ou un petit tour chez l'herboriste avant de rentrer.

À chaque nouveau coup de rame, le continent se rapproche et l'îlot s'éloigne, finissant par devenir une forme imprécise, puis un petit point à l'horizon. Même s'il n'est pas pressé de retrouver le continent, Darius est serein. Ils reviendront, peut-être pas le lendemain ou même dans les semaines qui suivront, mais ils reviendront. Cet îlot est leur paradis, le lieu où, à ses yeux, Anür a véritablement été témoin de leur union sacrée. Tôt ou tard, ils y remettront les pieds pour passer le temps en s'aimant, tout simplement.

Alors qu'ils avancent sur les flots, Mathilde admet avoir rêvé d'enfants. Leurs enfants. Il sourit en coin en imaginant des petites terreurs ayant les beaux yeux noisette de leur mère et son sourire moqueur à lui. Des gamins qui leur ressemblent, avec toutes leurs qualités et leurs défauts. Un joli tableau d'un avenir peut-être impossible. Ou peut-être pas. Serus seul le sait.

« J'espère que, dans un prochain rêve, ils auront la bonne idée de jouer au pirate... C'est bien plus amusant », répond-il, taquin.

Il acquiesce lorsque Mathilde l'informe connaître un prêtre à Usson à qui elle a parlé de lui. Ses passages à la ferme ont soulevé quelques questions, et il est amusé en entendant qu'elle a indiqué au clerc avoir donné au mystérieux marin l'autorisation de la courtiser. Oh, il l'a certes courtisée, mais à sa manière, disons...

« Il vaut mieux, sinon, je serai pas très chevaleresque », réplique-t-il, mi-moqueur, mi-sérieux.

Le silence s'installe ensuite. Darius observe Mathilde tandis qu'elle contemple la côte d'Usson, d'une rare beauté vue depuis la mer. Il aime lui faire découvrir son monde, voir le regard qu'elle pose sur celui-ci. Un regard nouveau, émerveillé – et parfois effrayé lorsqu'il est question de piraterie, c'est différent, un monde dans un monde auquel elle ne sera pas mêlée. Idéalement.

Dar? Tu voudrais quelque chose de particulier pour la cérémonie? Darius secoue la tête en regardant Mathilde, qui semble avoir attrapé froid.

« Juste qu'elle fasse de toi mon épouse aux yeux de tous, dit-il. Pas de baignade nocturne cette fois-ci, promis... et ça, même si tu portes plutôt bien ton nez rouge. »

Il ricane, puis ajoute :

« Et après la cérémonie, je pense qu'un feu, un bol de bouillon, des couvertures et ta bouillotte personnelle vont être de mise, belle fermière. Hors de question que t'attrapes la crève à cause de notre escapade. Et encore mois à cause de notre mariage. »


À peine Darius et Mathilde ont-ils touché terre qu'ils se séparent. Le plan est simple et chacun a sa mission. Celle de Darius est d'aller leur chercher un témoin – son cousin Isak sera parfait dans ce rôle – et celle de Mathilde est de trouver son prêtre et de le convaincre – peu importe la manière – de faire une entorse à la règle pour les marier vite fait, bien fait. Le pirate connaissant le pouvoir de persuasion de son amante, il n'est pas inquiet. Ils parviendront à leurs fins.

Ainsi, environ une heure plus tard, Darius, qui a tiré son cousin d'une sieste probablement bien mériter pour l'entraîner avec lui en vue d'une mission importe, se présente devant le temple d'Usson, lieu convenu avec Mathilde. Il a en main un morceau de voile, qui leur servira de ruban, ainsi que quelques fleurs qu'il a ramassées en chemin devant un Isak perplexe. N'apercevant pas Mathilde, il balaye les alentours du regard, puis tombe finalement sur elle – vient-elle de sortir du temple? est-elle allée se rafraîchir légèrement? – et lui sourit en désignant Isak.

« Mission accomplie », lance-t-il.

Il lui montre ensuite le ruban, puis désigne les fleurs.

« T'as réussi à le convaincre? », demande-t-il.

Resté silencieux jusque-là, Isak considère la scène, puis intervient finalement :

«  « La prochaine fois que tu me parles d'une mission importante, Vortigern, tu pourrais le préciser si je dois agir comme témoin dans un mariage. Je sens le vieux poisson, je vais empester le temple. »

Darius rit de bon cœur, puis donne quelques claques amicales dans le dos d'Isak avant de se tourner vers Mathilde :

« Essaie de pas t'évanouir avec cette odeur le temps que j'aille me débarbouiller un peu. »

Sur ces mots, Darius dépose un baiser contre la tempe de Mathilde avant de s'éloigner en quête d'une source d'eau fraîche. Après l'avoir suivi des yeux, Isak repose son attention sur Mathilde et l'étudie attentivement.

« Tu vas devenir une Vortigern, déclare-t-il calmement à voix basse. Une épouse de pirate. T'es certaine de toi? T'as vu ce qu'on fait, ce qu'on peut être. Tu sais comment il peut être. Tu sais ce qui peut nous arriver. T'as pas peur? »

Trouver un prêtre n’est pas une mince affaire, surtout lorsqu’on est une jeune-mariée-pas-officielle-mais-presque et que la fébrilité vient légèrement altérer le pragmatisme quasi infaillible de la fermière. Une heure, c’est à la fois étonnamment long et infiniment court pour trouver et convaincre un prêtre de marier deux amoureux le jour-même. Pourtant, le plan de Mathilde est clair : jouer la carte de la fin de l’humanité pour expliquer l’empressement. Après tout, Dartagnan est un marin dont la vie dépend du bon vouloir des flots et des pirates. En cela, elle ne ment pas. Pas plus que lorsqu’elle évoque les risques d’une vie au Labret, à cultiver les champs et à s’exposer chaque jour à une fange toujours plus affamée. Au milieu de ce chaos, un mariage, même légèrement précipité, peut être la dernière belle chose dans la vie précaire de deux êtres humains.

Et pourtant… pour le prêtre profondément terrien, le mariage de la veuve Dumas est bien loin d’être une priorité. Il a des confessions sur les bras, et un blessé à veiller en plus de prières à guider pour les ouailles d’Usson. C’est un « pas avant la semaine prochaine » ferme qu’il oppose à la fiancée. « Vous devriez y penser à deux fois, Mathilde, c’est un marin. Leur réputation n’est pas volée. »

Mathilde sort du Temple, les épaules basses. Pas de prêtre, pas de mariage, pas d’officialisation de ce lien qui pourtant existe déjà. Alors qu’elle s’abreuve directement au puits le plus proche, le regard de la jeune femme se pose sur la forge d’où une silhouette familière émerge. Plutôt trapu, les épaules carrées, le regard perçant, c’est Aymeric de Beauharnais qui fait sa tournée habituelle. De Beauharnais. Mathilde ricane doucement. Les Trois ont de bien étranges façons de la rappeler à l’ordre.

Interlude:

Lorsque Mathilde sort à nouveau du Temple, elle repère immédiatement les deux cousins. L’aîné a la tête de ceux à qui on a omis d’expliquer la raison de sa présence. Mathilde en rirait bien volontiers si elle n’avait pas peur de froisser le témoin improvisé.

- J’ai du déployer un grand stratagème qui te plaira peut-être moyennement. Mais tu m’aimes, pas vrai? La question, ponctuée d’un sourire légèrement crispé, sonne plutôt comme un Tu me pardonneras, hein?, avant de le regarder s’éloigner vers un puits ou une fontaine pour y faire une toilette sommaire. Mathilde n’a pas vraiment pris le temps de se lancer dans une séance de coiffure et s’est contentée de tresser sommairement ses cheveux avant de se rincer le visage. Un brin de lavande savamment coincé derrière l’oreille, elle a sa robe de tous les jours et est bien loin d’incarner l’image que l’on se fait d’une future mariée.

T’es certaine de toi? Avec un ton un peu étrange, Isak questionne Mathilde, un peu surprise. Elle s’attendait à recevoir les traditionnelles -mais sincères- félicitations de cet homme qui veille depuis toujours sur Darius. Est-il inquiet? Craint-il toute cette précipitation? Il n’a pas tort, après tout, les fiancés ne se connaissent que depuis quelques semaines. Ils ont passé peu de temps ensemble, ont à peine effleuré des questions qui peuvent être déterminantes pour leur vie -les enfants, par exemple- et en sont déjà à lier leurs vies pour l’éternité.

- C’est pas très raisonnable hein? Mais c’est trop tard Isak, on s’est mariés hier devant les dieux. Aujourd’hui, c’est une pure formalité qui nous permettra de nous promener main dans la main sans subir les regards désapprobateurs. Mathilde hausse les épaules. Je l’aime tout entier, tel qu’il est. Je ne chercherai pas à changer la moindre petite chose chez lui. Je ne l’obligerai pas à partager ses secrets, ni à quitter la mer, ni les couches des femmes qu’il croise le temps d’une nuit. Je me contenterai de leur crever les yeux si elles le retiennent un peu trop. La fermière ricane. Darius sait que Mathilde peut tremper dans des affaires tordues et qu’elle est bien moins honnête que l’image qu’elle donne. L’a-t-il raconté à Isak? Elle n’en a aucune idée. J’ai peur de la fange, des pirates, des miliciens, des gens véreux. J’ai peur des navires qui coulent, des épées menaçantes, des gens qui se servent dans mes champs comme s’ils étaient chez eux. J’ai peur des fermes incendiées et de me briser quelque chose qui fera en sorte que je ne pourrai plus gagner ma vie. Et des chauves-souris, je déteste les chauves-souris au moins autant que les barques qui tanguent trop sur les vagues. Mais ça m’empêche pas de vivre. Et avoir peur de le perdre ne m’empêchera pas de l’aimer. Je te promets que j’ai essayé de ne pas l’aimer, parce que raisonnablement, un pirate sanguinaire c’est certainement le pire homme sur lequel je pouvais tomber, mais il a fallu que ce grand dadet se montre sous son autre jour et me voilà inexplicablement amoureuse. Mathilde lève les mains en signe d’impuissance. C’est un adorable petit con, comment résister à ça, hein? Tu crois que tu vas pouvoir supporter le fait d’avoir une cousine incapable de nager?

En épousant Darius, Mathilde gagne aussi un cousin et se condamne très probablement à la mort, si l’un d’eux venait à se faire arrêter. Tout comme elle s’est condamnée à mort en acceptant d’aider les bannis. Finalement, mourir de la main des hommes est une bonne façon de s’assurer de ne pas finir transformée en fangeux. Et si les Trois la questionnent, elle aura pour seules justifications le fait d’avoir voulu aider l’humanité et d’avoir voulu aimer librement.

- T’inquiète, Isak. Ton cousin n’épouse pas la plus blanche des fermières. Je tiendrai ma langue, et loin de vos affaires. Je ne serai pas une menace, seulement un refuge, une planque et une pourvoyeuse de tartes aux pommes. Démerde-toi pour rester dans les bonnes grâces de ton cousin pour qu’il t’invite à la ferme, tu y seras toujours le bienvenu.

Mathilde fait un léger mouvement de tête, désignant Darius qui revient vers eux d’un bon pas. C’est bien que tu sois là, Isak. Après tout, c’est de ta faute. Si tu nous avais pas laissés ensemble, cette nuit-là, il ne se serait probablement rien passé d’autre qu’un simple voyage d’affaires. Elle lui fait un clin d’œil. On nous attend à l’intérieur. J’ai demandé une faveur à un ami qui sera pas forcément à votre goût, parce qu’il est un peu noble. Et profondément honnête… mais j’avais pas d’autre option. Retour du sourire crispé. Oups.

Isak est à peine étonné d'apprendre que Darius a décidé de s'unir à Mathilde la veille, sous le seul regard des Trois. Les étincelles entre son cousin et la fermière brillent de mille feux depuis les premiers instants, et ces épousailles spontanées et improvisées allaient arriver tôt ou tard. Isak n'est pas mécontent du choix de Darius. Même s'il ne la connaît que peu, il apprécie Mathilde et son instinct lui dit qu'il peut lui faire confiance. S'il l'interroge, s'il lui demande si elle est certaine, c'est pour s'assurer qu'elle a bien pesé le pour et le contre d'officialiser ainsi son union avec un homme dont les activités pourraient lui coûter la vie. Parce qu'Isak a une certitude : marié ou non, Darius restera qui il est.

Mathilde aime Darius tout entier. Elle ne s'attend pas à le voir changer malgré des défauts qui en auraient fait fuir plus d'une. Elle l'accepte, tout simplement, avec ses tares, avec le risque qu'il représente, avec les dangers qu'il entraîne dans son sillage. L'amour qu'elle lui porte est irrépressible. Malgré certaines inquiétudes, Isak envie presque les futurs époux. Parviendra-t-il un jour à trouver sa Mathilde, une femme capable d'attraper son cœur et de passer outre ses activités? Est-il destiné à vivre le reste de sa vie veuf, seul, avec pour unique douceur les souvenirs du passé?

Tu crois que tu vas pouvoir supporter le fait d’avoir une cousine incapable de nager? Isak sourit légèrement à cette femme qui, en quelque sorte, est déjà sa cousine, voire sa belle-sœur – car Darius est bien plus un frère qu'un cousin à ses yeux. Une terrienne pure et dure qui restera sans doute attachée à sa ferme jusqu'à ce qu'Anür vienne la chercher. Une fermière prête à s'unir à jamais à un homme que la mer bercera jusqu'à ses derniers jours. Par choix. Par amour.

« Non, l'idée est insupportable, répond-il. Alors tu vas devoir apprendre à nager. C'est la seule solution. »

Isak acquiesce au reste des paroles de Mathilde. Elle promet de tenir sa langue et de ne pas se mêler de leurs activités, même si elle a, selon elle, quelques petites choses à se reprocher aussi. Il la croit. Elle aurait eu mille et une occasions de parler, et elle n'a jusqu'ici rien dit. Elle ne les trahira pas.

« Je note, même si je compte pas m'inviter sauf en cas de nécessité. Darius et moi, on se voit bien assez à bord. Je vais pas venir m'immiscer dans votre vie ici. Je dirai par contre pas non à une tarte aux pommes de temps en temps. »

Isak sourit de nouveau, puis hoche la tête, donnant ainsi sa bénédiction, même si le couple n'en a nullement besoin. Il suit ensuite des yeux Darius qui se dirige vers eux et plisse le nez en entendant Mathilde mentionner un ami noble et honnête. Le combo n'est effectivement pas à son goût et il sait d'ores et déjà qu'il ne plaira pas à Darius non plus.

Darius revient et arque un sourcil en avisant le sourire crispé de Mathilde. Quel stratagème a-t-elle donc mis en place pour afficher un tel air contrit? Un coup d'œil a Isak lui permet de comprendre qu'il est au courant.

« Une histoire de noble honnête », explique-t-il devant le regard insistant de son cousin.

Darius reste perplexe un instant, puis repose son attention sur Mathilde.

« Sérieusement, belle fermière? », dit-il, presque incrédule.

La présence de l'ami noble de Mathilde ne l'enchante pas, surtout après cette histoire d'adoption d'enfant, mais il devra composer avec. Et puis, qu'il soit là juste au moment où ils ont besoin d'un coup de pouce pour expédier leur mariage est presque un signe des Trois. Autant donc croire qu'il s'agit d'un signe positif et que l'intervention de ce noble ne fait que confirmer que le destin est de leur côté.

« Peu importe, lâche-t-il ensuite. Tant que ton prêtre accepte de nous marier, je me fiche bien de comment tu es arrivée à tes fins. Et puis, je vais toujours pouvoir me venger plus tard d'avoir mêlé du sang bleu à notre belle histoire. J'ai déjà quelques idées de torture en tête.

Darius ricane, le regard espiègle et joueur, puis fait signe à Isak - qui roule les yeux - de les suivre en entraînant sa belle vers le temple. Il est temps pour Mathilde Dumas de devenir officiellement Mathilde Vortigern.