Ad astra per aspera [PV Mathilde]

Darius grimace vaguement en voyant sa belle quitter la chaleur de son corps sous prétexte qu'il faudra bien un peu de temps pour confectionner une tenue digne d'une sirène. Il n'est même pas parvenu à la retenir grâce à une caresse tentatrice. Quel idiot il est, parfois!

Malgré l'échec de son entreprise charnelle, Darius se délecte du spectacle que lui offre Mathilde alors qu'elle chantonne avec bonne humeur en se promenant sur l'îlot. Il laisse son regard errer sur les jambes nues de son amante, sur son épaule qui se dévoile de temps en temps et sur cette longue chevelure sombre qu'il ne se lasse jamais d'admirer. Lorsque leurs regards se croisent, il lui sert un sourire charmeur, ne cachant pas qu'il profite amplement de la délicieuse mise en scène. Il pourrait se lever et partir à la course derrière elle, la saisir par la taille et la plonger dans un tourbillon de passion dont ils n'auraient pas la volonté de sortir. Mais il reste là à la contempler, paisible. Il savoure ce moment qu'il sait unique tout en laissant la flamme de son désir s'intensifier petit à petit.

Mathilde revient finalement et se glisse dans le dos de Darius, qui caresse ses bras de ses mains lorsqu'elle l'étreint. Il frissonne légèrement aux baisers déposés dans son cou et sourit en entendant la proposition de son amante. Elle suggère de se marier maintenant, sans artifice, sans prendre la peine d'attendre la venue des étoiles. S'ils sont trop impatients de s'unir devant Anür pour réaliser une tenue de fête ou laisser les heures passer jusqu'à ce que la lune apparaisse dans le ciel. La réponse va de soi : ils sont trop impatients. L'attente n'a pas sa place dans leur envie irrépressible et spontanée de s'appartenir pour l'éternité.

Tu crois qu'Anür nous pardonnerait cette entorse au protocole? Tu veux m'épouser, Dar? Darius pivote doucement afin de pouvoir regarder Mathilde. Il répond d'abord en l'embrassant, puis en murmurant simplement :

« Viens. »

Darius se lève et tend la main à Mathilde pour l'aider à se redresser. Il secoue ensuite ses jambes pour se débarrasser rapidement de ses bottes, puis entrelace ses doigts avec ceux de Mathilde pour l'entraîner tranquillement vers la mer, à quelques pas de là. Ils sont impatients, mais ils ne sont pas pressés. Ce mariage, ils le vivent à leur façon, sans pression extérieure. S'il est important qu'un membre du clergé l'officialise avec un rituel devant les Trois, Darius sait que cette première union est celle dont chaque seconde restera gravée dans son esprit. Même s'ils n'ont pas de prêtre, Anür est partout autour d'eux. Il sent sa présence, son regard.

Alors qu'ils ont presque les pieds dans l'eau, Darius s'arrête et relâche la main de Mathilde pour se pencher et attraper une longue algue perdue dans le sable. Lorsqu'il se redresse, il échange un sourire complice avec son amante.

« On a un ruban », dit-il simplement.

Un choix étrange qui plairait à bien peu, mais un choix parfait pour eux. Quoi de mieux pour lier une terrienne et un marin qu'une plante qui prend racine dans le sol océanique? Sa trouvaille en main, le pirate entraîne Mathilde dans l'eau, jusqu'à ce qu'une partie de leurs jambes soient complètement immergées et qu'ils aient l'impression d'être, en quelque sorte, entre terre et mer. L'eau est plutôt froide, mais Darius n'y fait pas attention, et il est certain que Mathilde ne s'attardera pas à ce détail non plus. Pas maintenant.

Dans un silence uniquement perturbé par le bruit des vagues et le souffle du vent, Darius prend, de sa main droite, la main gauche de sa fiancée. Tout en regardant Mathilde dans les yeux, il porte ses doigts à ses lèvres pour les embrasser, profitant de leur solitude pour suivre ses envies.

« Pas besoin de tenue de fête, tu es parfaite », dit-il tout bas en baissant, après un dernier baiser, leurs mains entrelacées.

Darius dépose ensuite une partie de son ruban particulier sur leurs poignets, puis demande :

« Tu m'aides, belle fermière? »

Nouent-ils correctement leur ruban? Même si, tout comme Mathilde, Darius a déjà été marié, il n'en a aucune idée. Les prêtres connaissent tous les secrets du rituel, jusqu'à la manière précise d'utiliser le ruban pour joindre les mains des époux. Le pirate, lui, se contente de reproduire le tout sans trop faire attention aux détails. La femme qui se trouve devant lui est tout ce qui lui importe.

Leurs mains – à peu près – liées par le ruban, Darius réduit la maigre distance qui le sépare de Mathilde pour glisser sa main libre dans ses cheveux et rapprocher leurs visages. Il a envie de l'embrasser, là, tout de suite, et c'est exactement ce qu'il fait.

« J'espère qu'Anür ne compte pas nous reprocher nos entorses au protocole parce qu'elle risque de finir avec une liste longue comme le bras avec moi », souffle-t-il en souriant et en volant quelques baisers supplémentaires à Mathilde.

Darius éloigne sa main du visage de Mathilde, uniquement pour y revenir une poignée de secondes plus tard et dessiner, à l'aide de l'eau salée de la mer, le symbole d'Anür sur son front... à moins que ce soit un panais? Qui sait.

Attendre n'est pas une option. Ça ne l'a jamais été, ça ne le sera jamais, certainement pas avec la mort qui rôde partout, tout le temps, et qui lentement mais surement prend le dessus sur les vivants. Lorsque les doigts s'entremêlent, Mathilde sourit. Dans le fond, sans réellement en avoir conscience, elle l'a épousé dès le début, dès que cette histoire de confiance s'est installée entre eux. Elle a lié sa vie à celle du pirate à la seconde où elle l'a suivi sur le pont, et il a inconsciemment fait pareil en lui murmurant son nom. Depuis leur rencontre, tout va vite. Trop vite diraient les sages de ce monde, mais l'est-ce réellement quand tout peut s'arrêter demain?

Mathilde se lève, le sourire aux lèvres. Elle ne chantonne plus, ne plaisante plus. Quelque part, le moment lui paraît particulièrement emprunt d'un sérieux qu'elle ne veut pas briser. Ensemble, ils avancent vers l'eau pour s'unir à leur manière avant de le faire devant un prêtre. Si les Trois voient ce premier engagement d'un mauvais oeil, il leur suffira de les renverser d'une vague bien placée. Et sinon... eh bien en bonne croyante qu'elle est, presque toujours, Mathilde leur fera une belle offrande et réitérera son engagement envers Darius devant un membre du clergé.

Alors que la fin d'une vague beaucoup trop fraîche vient lécher les orteils de la fermière, lui arrachant un frisson au passage, Darius ramasse une algue, non pas pour décorer la chemise de sa fiancée mais bien pour en faire un ruban improvisé qui représente parfaitement le point de rencontre de leurs mondes. Elle hoche de la tête en signe d'approbation devant ce qu'elle interprète comme un clin d'oeil de la déesse et reprend sa marche, à la rencontre de l'océan, beaucoup trop froid à son goût mais dont elle ne commentera pas la température : ce n'est pas important. Pas maintenant. Dans un mouvement incontrôlé, elle remue plutôt les orteils pour s'ancrer au fond sablonneux et apprivoise le mouvement des vagues contre ses jambes nues. A nouveau, comme dans la barque, comme sur le bateau, une sensation de légère ivresse s'empare d'elle, comme si elle avait un peu trop abusé de l'alcool et qu'elle ne pouvait plus se tenir droite. Se tenir ainsi à deux, à mi chemin entre l'immobile plancher des vaches et l'instabilité des flots, lui offre une image quasi prophétique. Ensemble, ils connaîtront des instants de paix avant que quelque chose ne vienne bouleverser leur sérénité et qu'à deux, ils trouvent un nouvel équilibre malgré les remous de la vie.

Pas besoin de tenue de fête. Et pas besoin de fête, ni de grandes démonstrations d'amour devant une foule rassemblée pour l'occasion. Dans cet instant serein, Mathilde trouve tout ce qu'elle espérait d'un mariage : un homme qu'elle aime, une cérémonie qui leur ressemble, un moment d'une sincérité sans faille. Elle caresse doucement les lèvres de Darius avant que leurs mains retrouve une hauteur qui leur permette d'entremêler la plante aquatique à l'union de leurs mains. Un prêtre se sentirait bien inutile face à ce couple qui, naturellement, travaille de concert, sans même avoir à se parler, pour mener à bien le rituel du ruban. Se rappelant des paroles entendues lors de plusieurs mariages, dont le sien, Mathilde se permit de murmurer :

- Voici donc que l'homme quittera son père, et sa mère, pour s'attacher à sa femme sous la bienveillance d'Anür ; et les deux, par la grâce de Serus, ne feront qu'un de leurs chairs ; alors que sous le regard attentif de Rikni, ils affronteront les épreuves de la vie, ensemble, pour toujours et à jamais.*

Même avec toute leur bonne volonté, le ruban improvisé ne tient que parce que leurs mains le veulent... et ce n'est pas grave. Leur moment, leur cérémonie, leur échange n'a rien de conventionnel mais il est sincère, et aussi bien tourné vers les dieux que vers l'être aimé. J'espère qu'Anür ne compte pas nous reprocher nos entorses au protocole parce qu'elle risque de finir avec une liste longue comme le bras avec moi. Mathilde sourit, lui rendant bien volontiers les baisers légers qu'il lui donne. Ça pourrait me coûter cher en offrandes, il va falloir que tu trouves une autre fermière à piller. Elle se retient tant bien que mal de pouffer de rire et ferme les yeux lorsqu'il trace une étrange marque à l'eau de mer sur son front. A son tour, Mathilde se penche pour tremper son pouce dans l'eau et trace trois traits sur le front de Darius, traits qui, à mesure qu'ils s'ajoutent et se complètent, forment tour à tour le corps d'un serpent, auquel s'ajoute la nageoire d'un poisson puis l'une des branches de la ramure d'un cerf. Silencieusement, alors qu'elle le regarde, elle supplie les dieux de se montrer bienveillant à leur égard et de leur laisser juste assez de temps pour s'aimer et connaître le bonheur d'un mariage heureux et sans ombre.

Rikni, inspire-nous, par ta force, lorsque les épreuves surgiront, afin que nous les traversions ensemble, main dans la main, pour en ressortir grandis. Anür, offre-nous ta bienveillance jusque dans la mort, aussi tard puisse-t-elle arriver, et permets-nous de te rendre grâce pour chaque jour qui nous est donné. Serus, je ne t'en voudrai pas si la maison ne se peuple pas de petits Vortigern, mais permets-nous au moins d'avoir une vie épanouissante et un mariage heureux. L'image des petits Vortigern aux cheveux bouclés courant dans les champs la fait sourire.

- Sans robe, sans alliance, sans chichis, mais avec tout l'amour que je te porte depuis le premier jour, je te prends pour époux, Darius Vortigern. Je te promets de t'aimer de toute mon âme chaque jour de ma vie, et de faire en sorte que jamais personne n'aura autant lutté pour rester en vie dans le seul espoir de pouvoir t'aimer encore un peu. Je te promets des repas brûlés faute d'avoir été surveillés, de mauvaises blagues de panais et des monstres marins, des endroits secrets rien qu'à nous, des nuits sans sommeil et des matins pas nets. Je te promets de t'aimer, tel que tu es, et de te faire de bons petits plats pour quand tu pars. Et d'arracher les yeux de toutes les catins de Marbrume qui oseront accepter de partager ta couche.

Le regard brillant, Mathilde regarde Darius et lui sourit. Je t'aime, Darius Vortigern, et si tu veux être mon mari, je veux être ta femme et traverser la vie à tes côtés.

Échanger des consentements après l'avoir pris pour époux, après avoir noué le ruban, après avoir consommé leur union... rien n'est fait dans l'ordre, mais ce n'est pas vraiment important. Si Darius ressent le besoin de répondre, Mathilde ne perdra pas une miette de ce qu'il a à dire, et sans doute sourira-t-elle de ne pas l'entendre aborder le sujet de la fidélité physique, qu'il ne pourra jamais lui promettre.

Après quelques instants de silence, à le regarder comme si elle le découvrait pour la première fois, elle finit par se hisser sur la pointe des pieds pour l'emporter dans un baiser tendre, rempli de promesses silencieuses. La cérémonie très peu protocolaire probablement terminée, alors que leurs lèvres se détachent sans pour autant totalement se quitter, Mathilde murmure On retourne près du feu? Je vais perdre les pieds dans cette eau gelée semble-t-elle dire. Comme si elle ne voulait pas d'un refus, elle se met en route, une main toujours liée à celle de Darius, le tirant doucement vers elle et le rivage. Les yeux fermés, elle envoie une prière à une femme qu'elle ne connait pas mais qui a aimé Darius autrefois, lui promettant de prendre soin de lui et de son coeur, jusqu'à ce qu'ils puissent se retrouver dans la mort.

Au loin, le soleil semble vouloir amorcer sa descente dans un ciel sans nuage.

- Je crois que la suite logique est de trinquer à la santé des mariés. Est-ce que mon mari devant les dieux a soif? Mari devant les dieux, et bientôt devant les hommes. Depuis l'au-delà, Marius Dumas ne cesse de maugréer. Sa fille chérie épouse un pirate. Ce Vortigern est tout ce qu'il redoutait. Pour Mathilde, il est tout ce qu'elle espérait.

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Si Darius, par ses gestes, a donné le coup d'envoi de la cérémonie, c'est avec naturel que Mathilde le poursuit de ses paroles. Comme toujours, ils se comprennent et se complètent, et le pirate laisse volontiers à sa fiancée le soin de prononcer des paroles qui revêtent un caractère solennel et sacré. Alors qu'elle parle, il détache momentanément ses yeux du ruban pour lui sourire. Il n'aurait pu dire mieux.

Le ruban tient à peine, probablement reste-t-il uniquement en place parce qu'ils le souhaitent tous les deux, mais c'est sans importance. Darius retient aussi un rire en entendant Mathilde lui dire qu'il devra trouver une autre fermière à piller, mais ne parvient pas à réprimer un sourire moqueur. Reprenant rapidement son sérieux, il trace ensuite le symbole d'Anür – et non le dessin d'un panais, quand même! – sur la front de Mathilde, et y ajoute celui de Serus et de Rikni par après. Lorsque Mathilde fait pareil avec lui, il la regarde droit dans les yeux. Ses lèvres bougent à peine et ne laissent échapper aucun son, mais la fermière comprendra sans peine que l'homme auquel elle s'unit prie.

En silence, Darius demande à Anür de bénir leur union, de leur permettre de s'aimer jusque dans la mort et, pour préserver le bonheur de Mathilde, de le garder de sa colère lorsqu'il s'aventure sur les flots. Il demande à Rikni d'être à leurs côtés lorsqu'ils font face à des difficultés ensemble, mais aussi de leur donner la force et le courage de traverser les épreuves qui pourront se dresser sur leur chemin et les empêcher de se retrouver. Il demande à Serus de faire preuve de bonté envers Mathilde et de lui donner le bonheur d'être mère, que ce soit en portant la vie ou en plaçant sur sa route un enfant qui, malgré ses propres réticences, saura la combler. Et il demande aux Trois de leur accorder leur bienveillance malgré leurs imperfections et leurs péchés – les siens en particulier. Si mes crimes devaient me coûter la vie, protégez la sienne, qui est plus précieuse toutes les richesses restantes de ce monde.

Après un bref moment de silence, Mathilde reprend parole. Darius la fixe avec intensité, ne ratant aucune syllabe de la promesse qu'elle lui fait de devenir dès maintenant son épouse et de continuer à l'aimer de toute son âme. La déclaration lui tire un frisson, et il sent son cœur commencer à battre la chamade contre son torse. Un instant, la terreur de voir le passé se répéter et de la perdre se mêle à la joie de s'unir à elle, et son être déborde d'un amour déraisonnable et d'une crainte profonde. Le sourire et le regard brillant de Mathilde viennent toutefois l'apaiser, et il sourit en retour lorsqu'elle réitère son souhait de devenir sa femme.

Darius porte sa main à la joue de Mathilde et la caresse de son pouce. Quelques secondes passent sans qu'il dise quoi que ce soit, mais il sait qu'elle ne s'inquiétera pas de son silence, qu'elle sait déchiffrer avec aisance depuis le début.

« Je t'aime, Mathilde Dumas, et je veux être ton mari, que tu deviennes Mathilde Vortigern et traverses la vie à mes côtés », commence-t-il à voix basse.

Il marque une pause, mettant de l'ordre dans ses idées et ses émotions, et poursuit :

« Je te promets de t'aimer toujours plus chaque fois que je pose le regard sur toi. Je te promets de te protéger lorsque tu es en danger, de te faire rire lorsque tu es d'humeur maussade, de te consoler lorsque la tristesse emplit ton âme, de t'apaiser lorsque la colère s'empare de toi. Je te promets de bâtir mille et un refuge et de trouver de nouvelles étoiles. Je te promets de donner une bonne correction à ceux qui te regarderont avec trop d'envie et d'apprendre à semer des légumes comme il se doit et de faire attention de ne pas boire tout l'alcool aux prunes pour me faire pardonner mes écarts de conduite. Je te promets d'être la seule à qui je fais des promesses. »

Darius sourit à Mathilde. Il se tait, mais son regard continue de parler. Je t'ai confié mon cœur alors que je le croyais perdu, et je ne le reprendrai jamais, Mathilde. Il t'appartient. Je t'appartiens.

Darius enlace Mathilde, qui se hisse sur la pointe des pieds pour l'embrasser avec tendresse. C'est un baiser doux, amoureux, qui prend fin avec naturel, mais qui aurait pu s'éterniser si l'eau froide ne risquait pas de paralyser leurs pieds. On retourne près du feu? Darius dépose un dernier baise sur les lèvres de Mathilde avant de la laisser l'entraîner vers le rivage. Un moment, elle ferme les yeux, et il se demande en quoi consiste ce qui ressemble à une ultime prière. Il lui posera peut-être la question plus tard.
Mathilde propose de trinquer aux mariés, ce qui ne manque pas d'arracher un rire amusé à Darius.

« Évidemment, et quelque chose me dit que mon épouse, Mathilde Vortigern, a aussi bien envie de prendre une bonne rasade d'alcool aux prunes pour se réchauffer les orteils », répond-il.

Sans crier gare, il saisit Mathilde par la taille et la soulève de terre, la transportant comme une mariée... car c'est ce qu'elle est, après tout. Par un miracle quelconque, le ruban survit au mouvement, ce qui doit être bon signe. Une fois de retour au bord du feu, Darius dépose toutefois Mathilde sur le sol et délie avec précaution leurs mains pour enrouler l'algue autour du poignet de son épouse, comme le font souvent les nouveaux mariés pour éviter d'être limités dans leurs gestes lors de la fête et de la nuit de noces.

Le bracelet artisanal noué, le pirate invite Mathilde à prendre place parmi les couvertures de leur abri pour se réchauffer et va récupérer la bouteille d'alcool aux prunes avant de la rejoindre et de s'enrouler avec elle dans les chaudes étoffes.

« À toi l'honneur, dit-il en offrant la bouteille à Mathilde. Aux nouveaux mariés! »

C'est précisément à ce moment-ci qu'Emile l'oiseau choisit de se faire entendre en criant et en agitant ses ailes dans un arbre à proximité. Darius éclate de rire et dit, espiègle :

« Ça commence à être louche... Tu penses qu'il y a une possibilité que ton père se soit réincarné en bête à plumes malcommode juste pour te faire la morale parce que tu épouses un pirate? »

Darius ricane, puis prend la bouteille à son tour pour boire une gorgée. Lorsqu'il a terminé, il redonne la bouteille à Mathilde et se penche vers elle pour parsemer son cou de baisers tendres. Emile continue de hurler, si bien que Darius finit par quitter le cou de son épouse juste pour lui lancer l'une de ses bottes. L'oiseau s'envole en lâchant un dernier cri désapprobateur. Il reviendra.

« Est-ce que ça te rend nerveuse de m'épouser à Usson? », demande-t-il dans un murmure en reprenant ses baisers.

Tranquillement, mais sûrement, le ciel commence à prendre des teintes rosées. La brise est plus fraîche, mais l'air est bon et pur. La nuit s'annonce comme la journée : parfaite.

Mathilde ne peut retenir un gloussement de rire lorsque Darius aborde le sort qu'il réserve à ceux qui s'approcheront un peu trop près d'elle à son goût. Elle a beau avoir gardé le silence à ce sujet, il sait qu'elle ne se montrera pas plus tendre envers les femmes qui lanceront des œillades un peu trop insistantes à son mari... un moment auquel elle s'efforce de ne pas trop penser, de peur de sentir la jalousie l'étreindre... pour rien.

Je t'appartiens semble-t-elle répondre, juste avant de l'embrasser. Même éloignés, même dans les difficultés, ni Roger, ni Émile, ni personne ne pourra se mettre entre eux pour tenter de briser le lien qui les unit. Mathilde sait que cet amour entraînera probablement sa perte, mais que vaudrait une vie de travail sans l'amour qu'ils partagent l'un pour l'autre? Dans sa tête et dans son coeur, le choix est fait depuis longtemps, et elle l'épouse en connaissance de cause.

Mathilde a à peine le temps de rire à la remarque à peine moqueuse de Darius sur sa consommation d'alcool qu'il l'attrape par la taille et la soulève comme une princesse, lui arrachant un petit cri de surprise alors qu'elle est soulevée des eaux. Ce n'est qu'une fois auprès du feu que le ruban est délié par les soins de Darius qui l'enroule autour de son poignet. Un bracelet d'algue, voilà un bien joli cadeau pour la mariée qui se réfugie bien volontiers sous les couvertures, les jambes humides et gelées. Quelle idée de jouer aux petites ingénues en automne! La fermière songe qu'elle pourra se compter chanceuse si elle n'attrape pas un mauvais rhume.

Bien vite, Darius la rejoint avec une bouteille d'alcool de prune qu'il lui tend, galamment. A Monsieur et Madame Vortigern répond-t-elle en saisissant la bouteille pour y prélever une rasade avant de la tendre à son époux. Son époux... Elle a du mal à y croire. Émile, l'oiseau fâché, donne de la voix et semble sermonner copieusement les amants qui, pourtant, sont extraordinairement sages. Hm... pas assez de sourcils, trop de ventre et pas assez fâché. Papa hurlerait à en perdre la voix. Émile n'a même pas perdu une plume, il n'y met pas assez de coeur! Mathilde rit et étire le cou où Darius semble s'égarer un instant, avant de finalement s'interrompre pour balancer une botte à l'oiseau qui s'envole. La fermière, convaincue qu'il reviendra à un moment peu opportun, rit en prenant une autre gorgée d'alcool.

- Nerveuse? Pourquoi serais-je nerveuse à l'idée d'offrir un sujet de discussion aux commères de la région? Mathilde ricane. Je serais nerveuse à l'idée de me marier ailleurs. On dirait que je l'ai fait en cachette, et là ça deviendrait suspect. La Dumas n'a rien à cacher, pourquoi décide-t-elle de se marier ailleurs quand la tradition veut que le mariage ait lieu là où vit la fiancée? Elle hausse les épaules. Non, je ne suis pas nerveuse. Mais il y a quelque chose qui m'embête un peu c'est le ruban. On est veufs tous les deux. Mon premier mariage n'a pas le même poids que le tien. Mathilde hésite. Elle sait que le sujet est très délicat et l'aborder risque de rompre toute la beauté du moment. Pourtant, elle a besoin d'éclaircir ce point, dans un souci d'honnêteté total. Je sais qu'elle a compté et qu'elle compte encore pour toi, et j'ai du mal à concevoir qu'un prêtre vous délie elle et toi.

Mathilde caresse la joue de Darius et, une fois qu'il a légèrement reculé pour la regarder, elle lui sourit. Je ne connais d'elle que ce que tu marmonnes parfois dans tes rêves, mais je sais que tu l'aimes et qu'elle aura toujours une place importante dans ta vie, comme tes enfants. Si Dartagnan n'a pas de ruban dont il doit se délier, à Usson, je n'y verrai pas d'inconvénient. Même si c'est un peu étrange, ils sont les bienvenus à la ferme, à chaque fois que tu auras envie de les inviter dans une conversation ou dans une prière. Elle pourrait être sa rivale éternelle, la femme dont elle regrette l'existence, celle qui lui a donné ce que Mathilde ne pourra jamais lui offrir : être père. Elle pourrait vouloir en effacé toute trace dans l’esprit de celui qu’elle aime et convoiter l’entièreté de son amour. Mais la fermière préfère la voir, depuis le début, comme une soeur qui, si elle avait été en vie, aurait pu lui donner des conseils et la soutenir dans les moments de doute que connaissent probablement toutes les femmes de pirates. Je t'aime tout entier, et je les aime aussi. Voilà.

Mathilde lui tend la bouteille avec un petit sourire en coin. Elle lui propose une échappatoire ou un moment de réflexion, et elle sait qu'il le sait. Naturellement, elle considère qu’ils ont leur place dans son quotidien, à travers une poupée de chiffon qui fait remonter des souvenirs, une berceuse qui rappelle un temps révolu, une anecdote qui sort, spontanément, et qui un jour ne sera plus contée avec ce regard absent, mais bien avec sourire serein bien qu’un brin nostalgique. Mathilde ne laisse pas le silence s’éterniser. Alors qu’il prend une rasade, elle reprend, comme si elle n’attendait pas vraiment de réponse bien que ce ne soit pas vraiment le cas. Tu sais que tu caches vraiment bien ton jeu, pirate? Derrière tes airs de gros dur toujours prêt à en découdre, tu es un grand romantique... As-tu vu le spectacle que tu m'offres? ajoute-t-elle en désignant d’un mouvement de menton l'horizon flamboyant. C'est encore plus beau que lorsque le soleil se couche sur les champs du Labret, tu sais?

Sa voix n'est plus qu'un murmure, alors qu'elle mêle se jambes à celles de Darius, dont le pantalon a pris l'eau lui aussi. Mathilde Vortigern... Elle sourit. Si on lui avait dit qu'elle tomberait amoureuse d'un pirate... Quelque part, Mathilde espère avoir le luxe de contempler les visages décomposés des hommes et des femmes qui découvriront un jour le pot-aux-roses, avant qu'elle ne soit pendue puis brûlée pour piraterie. Au moins aurait-elle l’occasion de rire une dernière fois avant de mourir.

Darius ricane en imaginant Marius Dumas complètement furieux de voir sa fille épouser un homme tout droit sorti de ses pires cauchemars. Il est loin d'être le beau-fils idéal, contrairement à ce bon Philibert, qui avait accepté toutes les conditions soumises par le paternel afin de pouvoir se marier avec la belle fermière. Il n'a aucun mal à visualiser les deux hommes maniant la pelle et la fourche côte à côte et s'entendant à merveille. Lorsqu'il remplace sa propre image avec celle qu'il se fait du gentil Philibert, la fourche sert plutôt à l'égorger et la pelle à l'enterrer pour servir d'engrais aux panais qu'il aime tant.

Malgré le choc que risque de provoquer son mariage soudain dans la communauté d'Usson, Mathilde n'est pas nerveuse. Elle soulève cependant un point de préoccupation : le ruban. Avant même qu'elle précise sa pensée, Darius comprend où elle veut en venir. Il ne l'interrompt cependant pas et la laisse s'exprimer sur le sujet, évoquant cette première épouse dont il ne parle jamais et qu'elle évite aussi de mentionner. Ils sont les bienvenus à la ferme. Je t'aime tout entier, et je les aime aussi. Silencieux, Darius fixe Mathilde dans les yeux. Lorsqu'elle lui offre la bouteille en guise d'échappatoire, il s'en saisit lentement et boit une gorgée d'alcool aux prunes. Il ne répond pas, pas immédiatement, mais il ne se braque pas non plus. La porte est encore entrouverte. Il ignore simplement comment la pousser juste assez pour ne pas libérer ce qui doit rester enfermé.

Tu sais que tu caches vraiment bien ton jeu, pirate? Darius sourit en coin et redonne la bouteille à Mathilde en parcourant l'horizon des yeux. Le spectacle du crépuscule est époustouflant. Le rose du ciel danse sur les vagues, qui les bercent d'une mélodie apaisante. Le cadre est paradisiaque. Darius n'envie en rien les nobles qui ne jurent que par leurs manoirs et leur stupide Esplanade. Ils ne connaissent rien à la beauté.

« Je le sais, c'est pour ça que je voulais le partager avec toi, répond-il en déposant un baiser contre la tempe de Mathilde. Et si essayer de te faire passer de beaux moments et de te rendre heureuse est romantique, alors je suis romantique. Mais juste avec toi. »

Darius mêle ses jambes à celles de Mathilde et sourit en l'entendant prononcer le nom qui sera désormais le sien. Il n'aurait jamais cru qu'une autre femme deviendrait une Vortigern. Pas en l'épousant lui. Mathilde Vortigern. C'est doux à ses oreilles. Troublant, aussi.

Sans rien dire, Darius se défait de l'étreinte de Mathilde, uniquement pour la retrouver une fois son pantalon mouillé retiré. Leurs jambes de nouveau entremêlées, il contemple longuement la mer dans un silence pensif. Plusieurs minutes se sont écoulées lorsqu'il lâche finalement, à voix basse :

« J'ai plus le ruban. »

Il pivote lentement vers Mathilde pour la regarder. Sachant très bien qu'elle ne demandera pas davantage d'explications, il pourrait s'arrêter là. Pourtant, il continue :

« Je l'avais caché précautionneusement à la maison pour qu'il reste en sécurité quoiqu'il arrive. Le garder sur moi , trop risqué, tout comme le ranger simplement. On sait jamais ce qui peut intéresser un voleur, surtout que j'avais réussi à trouver un ruban plutôt beau. Je pensais que j'avais trouvé la cachette idéale et que je pourrais toujours veiller dessus. Je croyais que j'avais tout prévu. Mais il faut croire que j'avais tort. »

Dans un mouvement trahissant une certaine tristesse, il hausse les épaules et repose son regard sur la mer.

« J'ai jamais pu le récupérer. J'ai jamais pu remettre les pieds chez moi. Je suis arrivé trop tard. »

Darius marque une pause. Il n'apporte pas de précisions sur les événements. Peut-être les décrira-t-il à Mathilde, un jour. Peut-être pas. Il la juge parfaitement apte à s'imaginer ce qui s'est produit, de toute façon. Elle aussi a vécu l'horreur, et d'encore plus près que lui.

Le pirate se retourne vers son amante et replace tranquillement une mèche de cheveux derrière son oreille. Il détaille son visage avec attention et finit par sourire légèrement.

« Elle t'aurait beaucoup plu. Catharina. Et elle t'aurait adorée. Vous auriez probablement été insupportables ensemble tant vous auriez été complices si vous vous étiez connues. »

Darius fixe Mathilde dans les yeux. Il laisse glisser sa main pour cueillir son visage et caresser sa joue et ses lèvres de son pouce.

« Elle... Ils vont toujours faire partie de moi, que je le veuille ou non. Je pense qu'aucun rituel religieux pourra changer ça. Et je pense que les Trois comprennent. »

Comme pour la rassurer malgré ces paroles, Darius embrasse doucement Mathilde.

« Mais il y a qu'une personne avec qui j'ai envie d'être à la ferme, et c'est toi, Mathilde Vortigern, chuchote-t-il contre ses lèvres. S'il y a des invités, ils s'éterniseront pas. Il resteront juste le temps qu'il faut. Je dis pas qu'ils débarqueront jamais sans prévenir, mais j'espère qu'ils apprendront à frapper à la porte avant d'entrer. »

Darius sent un poids quitter ses épaules, même s'il n'est pas en mesure d'identifier toutes les émotions qui le traversent. Il n'a jamais parlé de Catharina depuis sa mort, même aussi brièvement, même avec Isak. Mais avec Mathilde... Tout est différent avec Mathilde. Un jour, elle parviendra bien à lui tirer tous ses secrets.

« Même si c'est pas tout à fait pareil, tu... as envie de les inviter, parfois? demande-t-il. Je veux dire... Philibert et Alcide, voire cette femme rousse que tu as mentionnée. Ça t'arrive souvent de penser à eux? »

Réalisant le sérieux et l'étrangeté de leur conversation après le moment qu'ils viennent de vivre – quoique plus rien ne devrait les surprendre lorsqu'ils sont concernés -, Darius ajoute, le ton plus léger :

« Sache que si ta réponse est oui, je suis jaloux, et que si ta réponse est non, je suis jaloux quand même. »

Darius saisit l'échappatoire avec la lenteur de quelqu'un qui réfléchit plus qu'il ne se braque, malgré la porte qu'elle a ouverte sans prévenir. Le soleil qui se couche devient une occasion parfaite pour prendre le temps de réfléchir à la question du ruban sans en formuler la réponse. La fermière songe qu'elle l'aura au Temple, quoi qu'il arrive.

Je suis romantique. Juste avec toi. Mathilde sourit. L'image d'un pirate prenant le temps de composer une ode à sa tendre moitié entre deux raids, et qui lui prépare un joli bouquet de fleurs dès qu'il met pied à terre est bien éloignée du monde dangereux dans lequel elle l'imagine évoluer. Il continue de la surprendre par toute la richesse de ce qu'il dissimule derrière une apparence brute.

Le silence s'installe, aussi paisible que confortable. Darius n'interrompt sa contemplation que pour se défaire de son pantalon. Sitôt qu'il revient près d'elle, elle pose la tête sur son épaule en se demandant si elle n'aurait pas mieux fait de se taire. Darius semble aussi lointain que l'horizon. Peut-être l'a-t-elle plongé dans des souvenirs plus douloureux que nostalgiques et qu'il lui est difficile d'en émerger. Peut-être regrette-t-il amèrement d'avoir cédé à une envie soudaine de l'épouser. À moins qu'il n'ait déjà soigneusement refermé la porte de ses souvenirs en se promettant de ne plus jamais la rouvrir.

L'horizon s'embrase, l'océan scintille. Mathilde sourit sous le ciel d'un rose profond dans lequel Émile ne vole même pas. Il a compris que ce n'était pas le moment de donner de la voix. Sans doute tient-il à ses plumes. Si j'étais un oiseau, pense-t-elle, je saluerais le soleil chaque soir de mes plus belles acrobaties.

J'ai plus le ruban. Le coeur de Mathilde manque un ou deux battements avant de repartir au triple galop. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il revienne sur le sujet. L'air de rien, elle prend une bonne gorgée d'alcool... peut-être un peu trop ambitieuse, parce qu'elle manque de s'étouffer et tousse. Avec un petit air navré, par sa respiration manquée ou par la disparition du ruban, elle regarde Darius dont le regard s'est détaché de l'horizon pour se poser sur elle. Bien caché, à l'abri des malheurs et des convoitises, le ruban a vu ce qui a causé la fin de la famille. Mathilde pense à la Fange, naturellement, et aux destructions qui venaient nécessairement avec les monstres... bien que les hommes puissent tout aussi bien causer des ravages parfois pires que la Fange elle-même. Il suffit de penser aux attaques des villages côtiers, ont certaines sont passées à l'histoire pour la tragédie qu'ils ont représenté. Arrivé trop tard, elle suppose qu'il était à Marbrume ou sur son bateau pendant que le drame -qu'il s'agisse de la Fange ou d'un raid- se jouait. Peu à peu, la fresque s'enrichit de nouveaux détails, distillés au gré de leurs rencontres. Ces fragments qu'il lui donne sont autant de raisons pour elle de l'aimer encore plus.

Attentive au moindre mot qu'il prononce, Mathilde lui sourit. Il a cette étrange faculté de paraître beaucoup plus vieux quand il est sérieux, comme si les épreuves qu'il a traversées lui avaient donné la maturité d'un quarantenaire, maturité qui s'envole sitôt que le moment se fait léger et qu'il se met à rire. Tantôt grave, tantôt taquin, il est difficile de lui donner un âge. Et tandis qu'il parle de Catharina et qu'il confirme qu'elles se seraient bien entendues, son sourire s'élargit.

- Dis pas de bêtises, je suis certaine qu'elle a un sacré caractère, qu'on se serait battues pour tes beaux yeux et qu'on t'aurait rendu chèvre.

La caresse sur son visage est douce. Darius ferme doucement la porte du passé et revient au présent, comme toujours. Mathilde pourrait retarder ce moment, creuser le sujet, insister un peu, mais elle n'en fait rien. Elle ne saura peut-être jamais tout du passé de Darius mais chaque petit fragment qu'il en partage est recueilli avec soin et gratitude.

- Je comprends aussi. souffle-t-elle avant qu'il ne l'embrasse. Les invités reviendront, elle le sait. Sans frapper à la porte, sans prévenir, au détour d'une discussion, un prénom émergera accompagné de son souvenir. Il restera le temps qu'il faut, le temps necessaire avant de repartir dans un silence. Darius ne sera probablement jamais en paix avec les morts qui le hantent, mais s'il réussit à leur faire une petite place parmi les vivants, de temps en temps et sans s'emporter, Mathilde estimera alors que sa curiosité aura eu le mérite de le pousser vers une vague sérénité.

- Je pense à Phil comme on pense à un vieil ami avec lequel on a vécu des aventures au péril de notre vie. On a partagé des joies, des peines, des peurs. On s'est épaulés, on a travaillé ensemble. Mais l'amour n'était pas réciproque. Je rendrai notre ruban, et prierai les Trois pour mon ami. C'est un peu bizarre non? Maintenant avec le recul, je trouve ça bizarre. Lisbeth m'a fait découvrir la passion amoureuse et le brutal retour à la réalité, ma réalité. Acide aura toujours un goût d'inachevé, mais il m'a appris à vivre le moment présent et à être reconnaissante pour la moindre minute passée à deux. Accessoirement j'ai aussi appris avec lui à ne pas trop m'attarder aux petits bobos ramassés dans une bataille. Elle sourit en regardant l'hématome de Darius. Acide, batailleur, avait tendance à régler ses colères avec les poings. On n'a pas retrouvé son corps, mais s'il réapparaissait aujourd'hui dans ma vie, je n'aurais pas envie de voir quelqu'un d'autre que toi danser au milieu des poules. Mathilde glousse. Je les invite comme j'invite mon père, mes frères, mes soeurs, et tous ceux qui ne sont plus là pour partager mon quotidien. J'aime me souvenir d'eux parce qu'ils ont eu de l'importance dans ma vie et que même s'ils sont probablement morts, j'ai la douce impression qu'une part d'eux est toujours là quand je parle des gros sourcils de Marius, des grands soupirs désespérés de maman, des escapades d'enfants et de tout ce qu'on m'a appris.

Mathilde l'embrasse du bout des lèvres Et tu n'as pas à être jaloux d'une rousse qui passerait par là par hasard. Juste à faire attention qu'elle n'essaie pas de te séduire pour te tuer une fois au lit. Je crois que c'était sa spécialité. Et comme tu es incapable de résister à une jolie fille... Elle le dit avec un sourire moqueur. Il ne lui sera jamais totalement fidèle, et elle ne lui en tiendra rigueur que s'il lui annonce que l'une de ses catins veut lui refiler un bâtard. Qui aurait envie d'élever le fruit des infidélités de son mari, après tout?

- Tu sais quoi? Tu es extrêmement séduisant quand tu es jaloux. D'une caresse sur la joue, Mathilde approche le visage de Darius du sien et l'embrasse tendrement.

La remarque de Mathilde tire un sourire en coin amusé à Darius, qui imagine brièvement les deux femmes se battre pour ses beaux yeux. Il laisse cependant rapidement l'image de Catharina se dissiper. La porte du passé se referme et il revient à son présent. À Mathilde.

Contrairement à lui, la fermière laisse souvent ses pensées voguer vers ceux qui ont peuplé sa vie jusqu'ici. Chacun lui a appris quelque chose et Darius se demande un instant si, sans tous ces gens, sans Philibert, Alcide et la rousse, Mathilde aurait pris le risque qu'il représente. Probablement. Il est une emmerde sur deux pattes et sa belle fermière ne peut évidemment pas résister à cela. Surtout si elle a le plaisir de le voir danser parmi les poules.

Darius acquiesce aux explications de Mathilde, signe que ses fantômes sont aussi les bienvenus si elles souhaite les inviter. Il va sans dire que certains sont plus bienvenus que d'autres, mais il est inutile de le préciser à une femme qui jalouse des sirènes inexistantes. Il n'aimera jamais visualiser Mathilde avec un autre que lui, mais il acceptera toujours les histoires qu'elle voudra raconter à propos de son passé, peu importe qui elles mettent en scène.

Moqueuse, Mathilde dit à son pirate de ne pas crever de jalousie chaque fois qu'une jolie demoiselle à la chevelure de feu passe dans le coin, juste de faire attention à ne pas tomber dans ses filets.

« Mh, mais il y a une jolie fille de qui j'arrive jamais à détourner le regard... », répond-il, le regard caressant.

Darius se connaît assez pour savoir qu'il sera probablement infidèle lorsqu'il passera trop de temps en ville. Elle le sait, il l'a avertie dès le début, et elle a accepté – enfin, façon de parler – cette tare qu'il ne cherche pas réellement à corriger. Tromper l'ennui avec une catin ou une autre femme de petite vertu est nettement plus facile pour lui que de souffrir du manque qui accompagne les nombreuses séparations. Et succomber est plus facile que résister... en particulier en présence de Mathilde.

Darius se laisse finalement tomber sur le dos, repliant son bras derrière sa tête tandis qu'il observe Mathilde s'éloigner dans la nudité la plus parfaite. Il sourit en coin en la voyant remettre une bûche de bois dans le feu qui les gardera au chaud malgré la fraîcheur du soir automnal. Quand elle revient se blottir contre lui, il referme son bras autour d'elle et tire sur eux l'une des couvertures de leur abri. Pour l'instant, elle ne semble pas avoir froid, mais il la connaît assez pour savoir qu'il en sera autrement dans une poignée de minutes.

À son tour, Darius ferme les yeux et se laisse bercer par le bien-être rare qui l'envahit. Il ne ressent une telle sérénité que lorsqu'il se trouve près d'elle et il profite amplement du sentiment de paix qui l'habite. Derrière le voile de ses paupières, il sent le ciel s'assombrir pour laisser place à la nuit. Normalement, il s'endormirait, bercé par la chaleur Mathilde, mais le sommeil ne vient pas le cueillir cette fois. Peut-être est-ce lui qui l'empêche volontairement de venir, trop désireux de ne laisser aucune seconde de cette nuit de noces lui échapper. Mathilde ne dort pas non plus, pas encore, car au moment où il rouvre les yeux, son regard rencontre immédiatement le sien.

« Je dormais pas, se défend-il tout bas, sourire amusé en coin des lèvres. J'étais juste bien. »

Dans la pénombre, il contemple le visage de la fermière, dégageant deux ou trois mèches rebelles de son index. Mathilde Vortigern. Ma femme. C'est encore étrange à dire, à concevoir, même si la demande est venue de lui. Il n'avait rien prévu d'autre que de pêcher, d'observer les étoiles et de faire l'amour partout sur cet îlot, aujourd'hui. Il s'est fait prendre à son propre jeu et par sa propre spontanéité. Et il se remercie d'être aussi déraisonnable, car il est heureux comme il ne l'a pas été depuis très longtemps.

« Regarde, elles arrivent tranquillement, presque une à une, dit-il en pointant les premières étoiles qui se dessinent dans le ciel à travers l'ouverture de l'abri. Juste pour toi, j'en suis sûr. »

Ils pourraient, pour avoir une meilleure vue, monter plus haut sur le promontoire rocheux, mais Darius n'a pas le courage de bouger et il n'a pas l'impression que Mathilde ait particulièrement envie de quitter leur étreinte. Plus tard. Peut-être.

Alors qu'ils sont ainsi lovés l'un contre l'autre, l'obscurité gagne totalement le ciel. Comme si une force invisible venait les allumer soigneusement chaque nuit, les étoiles éclairent la voûte céleste et leur offre un spectacle d'une majesté sans pareille. Leur lumière se reflète également sur la mer qui ondoie paresseusement, créant des vagues brillantes sur cette étendue de noirceur que plusieurs craignent une fois le soleil couché.

« Tu vois quoi, cette nuit? demande-t-il en rapprochant un peu plus Mathilde de lui. Qu'est-ce que les étoiles te murmurent à l'oreille que je pourrais ignorer, belle fermière? »

Darius pose son regard dans celui de Mathilde et lui sourit, mi-sérieux, mi-charmeur. Il ajoute, faisant référence à ce qu'elle lui a dit lorsqu'ils se sont rencontrés et qu'ils parlaient des constellations :

« Comment se porte l'étoile qui représente le cœur dans la constellation de la Fermière? »

En revenant vers un Darius avachi dans les couvertures, Mathilde ne peut s'empêcher de sourire à la pause nonchalante qu'il adopte, et au regard qu'il lui lance. Le séducteur invétéré est dans son élément, un lit d'appoint au milieu des flots, et contemple tranquillement son épouse regagner la couche nuptiale. On verse presque dans le cliché.

Armée de sa bouteille, Mathilde se réfugie à l'abri des couvertures et propose à Darius quelques gorgées avant de finalement la déposer à côté d'elle -elle gardera ainsi le contrôle du niveau d'alcool- pour se blottir dans ses bras. Lover contre lui, une main sur son torse, ses jambes mêlées à celle de son amant, la tête au creux de son épaule, elle pourrait presque ronronner de plaisir, à la manière d'un chat qui se pelotonne contre son maître. Comme celui qui est son mari, elle ferme les yeux et savoure le silence de la nuit qui s'installe. Étrangement, les animaux nocturnes sont plus rares qu'au Labret, et c'est à peine si on entend quelques grillons arrivés sur cet îlot rocailleux on ne sait comment.

Lorsque la respiration de Darius devient une berceuse, elle rouvre les yeux, bien décidée à ne pas dormir. Seul la lueur du croissant de lune lui permet de contempler ce visage serein dont les traits paraissent complètement détendus, jusqu'à ce qu'un sourcil se hausse, puis que sa tête bouge légèrement. Lui aussi semble lutter contre le sommeil et finit par ouvrir un oeil puis l'autre, plantant son regard maintenant assombri par la nuit dans les prunelles de la brune qui lui sourit. Je ne dormais pas...

- Hm. J'y ai presque cru, monsieur mon mari. murmure-t-elle. Son mari. Une fois encore elle voit apparaître le visage fâché de son père, dont la bouche articule des remontrances qu'elle n'entend pas. Marius ne serait pas fier d'elle, mais Marius est mort et elle ne recherche plus l'approbation paternelle depuis longtemps. Ce sont des méthodes qui font tourner la ferme à plein rendement, et ce sont ses choix, souvent erratiques, qui l'ont conduite à cet instant précis où elle se sent parfaitement à sa place et en confiance dans les bras d'un homme. Alors qu'il replace l'une ou l'autre mèche indisciplinée, elle se demande ce qui se cache dans les pensées de celui qu'elle aime. Se blâme-t-il pour son imprudente spontanéité ou savoure-t-il lui aussi ce moment de bonheur simple qu'ils partagent?

Darius désigne les étoiles qui apparaissent dans le ciel. Elle détourne son regard de lui pour le river sur la voute céleste où, d'abord éparses, les astres s'allument pour former une multitudes de points lumineux parmi lesquels elle reconnaît quelques formes apprivoisées dans sa jeunesse. Les yeux grands ouverts, elle les retrouve avec une joie peu contenue, pointant parfois une constellation qu'elle croit reconnaître, quitte à ce que Darius corrige son erreur. La vue est limitée par leur abri de fortune et l'arbre d'Émile, qui n'est pas réapparu depuis son départ précipité, mais elle n'a pas envie de chercher de meilleur point d'observation, tandis que ses doigts parcourent distraitement les lignes et les contours de son torse.

- Eh bien va savoir comment, depuis quelques semaines les astronomes ont remarqué que la constellation s'était déplacée. D'ailleurs, si tu regardes bien tu verras qu'elle se tient autour de l'étoile juste là. Sa main quitte la peau du pirate pour pointer l'étoile du Nord, la plus brillante. Une fois que Darius l'a repérée, Mathilde retrouve la chaleur des couvertures. On dit qu'éprise d'un pirate, son coeur est désormais l'étoile qui le ramènera toujours à bon port. Je ne sais pas si c'est le cas mais j'ai envie d'y croire ajoute-t-elle avant de saisir doucement son menton pour attirer sa bouche à elle et l'embrasser tendrement. Elle sait qu'il fera toujours tout ce qui est humainement possible pour revenir à elle, et elle l'attendra tant et aussi longtemps qu'elle ne recevra pas le tissu noir indiquant sa mort.

- Je t'avoue que j'ai un peu de mal à trouver la constellation du pirate dans tout ce fatras d'étoiles. Tu ne me l'as jamais montrée, et c’est dommage parce que j'ai l'impression qu'il doit se trouver quelque part entre le Poisson et la Fermière. Et puis cette traînée blanche qui traverse le ciel, tu sais c'est quoi? Ouvrir une grande trappe dans son toit, juste au-dessus de son lit, voilà ce qu'elle devrait faire pour pouvoir avoir accès à cette vue à chaque fois que le ciel serait dégagé... ou attendre de pouvoir partager cette vue avec Darius, parce qu'outre la splendeur du spectacle, il y a cet homme avec lequel elle le contemple, ce qui en fait un moment spécial.

Mathilde se redresse et dépose son menton sur ses bras, croisés sur le torse de Darius. Elle le regarde Darius avec un brin de malice au fond des yeux.

- Cette nuit-là, quand tu m'as parlé des constellations… est-ce que tu y connais vraiment quelque chose ou tu t'es montré particulièrement créatif pour me séduire? S'il connait réellement les étoiles, elle lui posera sans doute mille questions, à commencer par son professeur en la matière… son oncle, sans doute. Mais si Darius n'a eu que de belles paroles dénuées de véracité, alors elle embarquera dans le jeu des histoires avec un malin plaisir.

- Est-ce que tu crois que c'est réaliste de vouloir ouvrir une grande trappe dans le toit de la maison ? Je me dis que le lit est un merveilleux endroit depuis lequel contempler les étoiles, mais je voudrais pas qu'il me pleuve dessus… qu'il NOUS pleuve dessus. corrige-t-elle avec un sourire aux lèvres. Deux heures plus tôt ils se disputaient au sujet de l'adoption d'un enfant. Un instant seulement elle avait pensé que la conversation allait marquer la fin de leur lien, mais finalement, plutôt que de les séparer, la dispute les avait liés pour la vie, et voilà qu'elle parlait d’aménager leur maison avec une fantaisie dans le toit. Mathilde regarde les étoiles une fois encore, se demandant si celles-ci pourraient faire apparaître un enfant entre la Fermière et le Pirate, qu'il soit adopté ou non. Pour la première fois depuis longtemps, Mathilde se surprend à vouloir connaître son avenir. Leur avenir.

Dans le ciel, l'étoile qui brille le plus est celle qui représente le cœur de la fermière, celle qui guidera toujours Darius afin de lui permettre de revenir à son épouse. Comment ne pas sourire à cette déclaration poétique? Le pirate répond amoureusement au baiser de Mathilde. Inutile de lui dire qu'il ne perdra jamais de vue cette étoile. Elle sait qu'il la cherchera dans la voûte céleste jusqu'à ce qu'elle lui montre la voie du refuge et qu'il empruntera le chemin peu importe les obstacles qui se dressent devant lui.

« C'est normal que tu la trouves pas, la constellation du Pirate, dit Darius. Elle existe pas. Le Pirate, c'est plutôt une étoile qui apparaît et disparaît sans prévenir. Elle est difficile à voir, mais il y en a qui regardent toujours le ciel juste un bon moment. Et apparemment qu'elle traîne souvent du côté de la constellation de la Fermière. »

Darius offre un sourire taquin à Mathilde, puis reporte son attention sur le ciel, traçant vaguement de son index cette ligne lumineuse que la fermière lui a désignée. Un instant, il réfléchit à la question.

« Je sais pas trop, admet-il en observant les lumières avec une certaine fascination. On dirait une rivière d'étoiles dont les profondeurs sont pleines de mystères. Si j'avais un navire volant, je naviguerais sur ses flots. »

Quelques secondes, Darius se perd dans sa contemplation, qui laisse croire que l'enfant qu'il a déjà été a passé de nombreuses nuits à rêver de ce ciel qui guide les marins tout en étant parfaitement inatteignable. S'il a certaines connaissances au sujet de la voûte céleste, celle-ci recèle bien trop de secrets pour qu'un simple homme les perce tous.

Mathilde quitte les étoiles des yeux pour s'installer contre Darius et plonger son regard malicieux dans le sien. Le pirate glisse une main dans la chevelure de son amante et la laisse glisser jusqu'à ce qu'elle atteigne le creux de son dos, qu'il caresse du bout des doigts pour lui tirer quelques frissons. À la question de son épouse, il fait mine d'être insulté de voir son savoir être remis en cause, puis ricane tout bas.

« Un savoureux mélange des deux? Je m'y connais, assez pour connaître certaines étoiles et constellations, mais je t'ai aussi raconté de belles histoires pour te séduire. C'est le meilleur des deux mondes, non? »

Darius arrache à sa femme un baiser, puis défend son honneur d'apprenti astronome en lui parlant de quelques constellations, non sans enjoliver de récits les réponses qu'il offre à ses questions. Il met fin à sa leçon lorsque Mathilde lui demande s'il pense qu'il serait réaliste d'ouvrir une trappe dans le toit de la maison pour pouvoir y contempler le ciel depuis son lit, idéalement sans qu'il lui leur pleuve dessus.

« Il faudrait que je regarde comment le toit est fait, mais ça serait pas impossible à réaliser comme projet, je pense, répond-il le plus sérieusement du monde. J'aurais sûrement besoin d'aide, par contre. Je sais juste pas si c'est prudent. »

Darius doute qu'un Fangeux parvienne jusqu'au toit, mais l'idée que l'un d'entre eux se montre plus futé que les autres un de ces jours et qu'il ne soit pas là pour protéger Mathilde suffit à lui glacer le sang brièvement. Le Labret est un endroit magnifique, mais aussi reconnu pour être dangereux lorsque le soleil décline ou que la pluie se met à tomber. Dommage que cet îlot n'ait – selon son regard absolument pas expert – aucun potentiel pour être cultivable. Ils n'auraient jamais à craindre quoi que ce soit de la noirceur ou de la pluie.

« On pourra aviser quand on reviendra », conclut-il, se disant qu'ils auront sans doute davantage d'occasions de s'éclipser du quotidien à la ferme pour aller contempler les étoiles ensemble maintenant qu'ils sont mari et femme.

Malgré ses réticences, il ne peut s'empêcher de visualiser le projet, de songer à comment le réaliser de façon sécuritaire. En fait, si avoir un accès privilégié aux étoiles ne lui déplairait pas, c'est surtout l'idée de bricoler dans la chaumière qui lui plaît. Lors de ses passages précédents, il a aidé l'un des employés à Mathilde à réparer la barrière de la ferme, il a décoincé une armoire qui peinait à fermer, il a remplacé une planche du sommier qui avait cédé dans la chambre d'invités. Lorsqu'il bricole, il se sent chez lui, en particulier s'il prend soin de petites broutilles que seuls ceux qui vivent dans la maison remarquent. Et il s'agit également une manière de laisser sa trace dans la chaumière, qui sera toujours plus à l'image de Mathilde qu'à la sienne. Ce qui vaut mieux, probablement. Il n'est pas particulièrement versé dans l'art de la décoration. Il tâchera cependant de laisser traîner quelques vêtements çà et là, une ou deux bouteilles d'alcool dans la cuisine, une collection de coquillages dans la chambre, un présent trouvé à Marbrume, bref, toutes ces petites choses qui feront en sorte que Mathilde sentira sa présence même s'il est en train de parcourir la mer.

« Ça ressemble à quoi, pour toi, une journée idéale avec ton pirate de mari? », demande-t-il, un sourire au coin des lèvres.

Restent-ils cloîtrés toute la journée dans la chaumière à s'aimer? Vont-ils se balader main dans la main à Usson? Travaillent-ils ensemble dans les champs le matin pour mieux se reposer en après-midi? Visitent-ils des amis de la fermière pour se retirer dans leur refuge lorsque le ciel commence à prendre des teintes rosées? Jusqu'ici, leurs options étaient limitées – pas que Darius y trouve de quoi se plaindre. Même s'il doit demeurer plutôt discret, Dartagnan et Mathilde Vortigern, eux, seront libres de vivre leur vie comme ils l'entendent. De vivre une vie normale... ou presque.

Mathilde sourit. L'étoile du Pirate va et vient au gré des saisons et des caprices de l'Infini. Personne ne la maîtrise, tout au plus peut-elle traîner un peu plus longtemps du côté de la Fermière avant de repartir pour d'autres horizons. La Fermière ne retiendra jamais le Pirate, du moins jamais définitivement, elle le sait. Tout comme elle sait que les Je sais pas quand je pourrai revenir évasifs sont devenus des Je reviens bientôt, et cela lui suffit. Les Bientôt sont autant de moments qu'elle chérira, peu importe leur durée, peu importe l'endroit où ils se retrouveront.

Ce qu'elle a désigné porte le nom de Voie Lactée, mais elle n'en sait rien. Darius y voit une rivière d'étoiles sur laquelle naviguer, et la fermière ne peut s'empêcher de penser qu'il voit des bateaux partout même dans le ciel. Si demain de gros nuages se dessinent dans le ciel, elle lui demandera d'en interpréter les formes... juste pour vérifier sa théorie. Intérieurement, elle rit, avant de s'installer sur lui pour lui arracher l'une ou l'autre vérité. Les doux frissons qu'il lui tire, à grands renforts de douces caresses, ne la détourne pourtant pas de son objectif : savoir à quel point il l'a baratinée lors de la première traversée. Et la réponse ne peut que la faire rire. Darius s'en sort avec une pirouette et un sourire charmeur. Et lorsqu'il lui pointe d'autres constellations, elle ne peut s'empêcher de fouiller les recoins de sa mémoire pour vérifier ses propos avec ses souvenirs, concluant finalement que le marin ne la mène pas trop... en bateau!

Finalement, le toit arrive dans la discussion et le pirate soulève la question de la sécurité. Les Fangeux ne sont pas connus pour être de bons grimpeurs, mais il suffirait d'un bond depuis deux souches empilées l'une sur l'autre pour que les griffes s'accrochent au chaume de la toiture, permettant à leur propriétaire de se hisser sans mal sur le versant certes pentu mais sur lequel il est aisé de se tenir. Remonter jusqu'à la trappe serait facile, et comme ces bestioles ont tendance à trouver facilement les points d'entrée pour les défoncer, Mathilde en conclut que sa chambre serait encore moins sécuritaire qu'elle ne l'est.

- Hm... tu as raison, j'ai pas vraiment envie de me réveiller avec un fangeux qui me dit bonjour à deux pouces de mon visage. Te voilà condamné à m'emmener de temps en temps loin d'eux pour observer les étoiles conclut-elle avec un large sourire. Elle embrasse le torse de Darius qui, pendant un petit moment, garde le silence, plongé dans ses réflexions. Peut-être imagine-t-il un système qui permette de sécuriser pleinement l'ouverture, alors que Mathilde, elle, a déjà fait une croix sur le projet. Même une échelle fixée sur le toit de la grange n'aurait rien de raisonnable, puisqu'il faudrait en redescendre pour regagner un endroit sûr où passer la nuit sans risquer de tomber du perchoir.

Une journée idéale avec ton pirate de mari. Mathilde rit en relevant le nez vers lui. C'est une journée idéale, Dar! Loin du quotidien, des tracas. Pouvoir être pleinement avec toi, et te savoir pleinement avec moi, c'est une journée idéale. Elle le regarde, un vrai sourire aux lèvres. Et puis tu as eu un aperçu du quotidien. Des visites indésirables, du travail au champ, des bêtes à soigner... On arrive à la fin de la saison, le travail ne va pas manquer et les visites vont se faire rares, à part celles de la milice évidemment. Et des Beauharnais, parce que mine de rien le mariage approche et qu'ils vont commencer à être un peu nerveux, le père comme la fille. D'ailleurs, si tu es dans les parages le jour J, j'ai besoin d'un cavalier. Après ça sera la période tranquille... jusqu'en février. En hiver on voisine un peu plus, de Salers à Sarrant. Parfois j'ose découcher, mais je ne m'éloigne que très rarement de la ferme, à moins qu'Arthur puisse prendre en charge les animaux.

Mathilde hausse les épaules. Une vie routinière dans laquelle il est facile, selon elle, de s'intégrer. Et quand mon pirate de mari apparaîtra au bout du chemin, je pourrai tout lâcher pour courir me jeter à son cou, l'inspecter de haut en bas pour m'assurer qu'il n'a pas trop dansé avec ses amis pirates, puis l'embrasser à pleine bouche devant tout le monde. L'entraîner vers la chaumière, lui remplir l'estomac comme il se doit, ne lui poser aucune question sur ses aventures tout en priant qu'il me les raconte par lui-même. Lui faire la liste de toutes les choses à réparer dans la maison, lui nommer les malotrus auxquels botter le cul dans les jours qui suivent, et faire l'amour avec lui alors qu'il n'est même pas midi pour finalement décider de changer complètement les plans de la journée... ou non. Elle rit. Après tout, il a déjà eu droit à un bal mondain -désastreux, au demeurant-, une bagarre avec Roger -un autre désastre-, des réparations diverses, la visite de la milice, l'amour à la grange, et même une gueule de bois presque faramineuse. Elle considère qu'hormis une visite chez des amis, qui se comptent sur les doigts d'une main parce que la plupart d'entre eux ont péri dans les deux dernières années, Darius a déjà eu droit à un bon avant-goût de tout ce à quoi il peut s'attendre à chaque fois qu'il rentre à la maison.

- Ceci dit, si tu te demandes ce que tu vas pouvoir faire pendant que les poules occuperont toute mon attention, peut-être que tu pourrais nous bricoler un lit. Notre lit. Pas celui qu'on a pris dans une maison abandonnée Philibert et moi, notre lit à tous les deux. Pour s'aimer encore et encore, entre deux gorgées d'alcool de pirate et deux bouchées de pain de fermière ajoute-t-elle dans un murmure. La vie sera loin d'être une aventure, s'ils savent rester sages. La moindre sortie apportera son lot de dangers, mais elle est convaincue qu'ils braveront les interdits ne serait-ce que pour pouvoir vivre un moment unique, comme sur cet îlot, et comme dans les cavernes de la falaise où elle compte bien l'emmener la prochaine fois. Son sourire se fait malicieux. Et puis de temps en temps,
il faudra que je te parle affaires, cargaisons et contrats propres, et comme je serai en charge de négocier tes tarifs, tu vas me regarder avec ce petit air de pirate qui n'aime pas me voir parler chiffres, et balayer mes arguments sous prétexte que tu ne veux pas qu'on s'éternise sur le sujet. Je t'ai dit que l'Ordre aura besoin d'un petit voyage la semaine prochaine? Mathilde bat des cils. Son sourire s'étire, avant qu'elle n'éclate de rire. Je plaisante, je ne mélange pas les affaires et nos moments à nous. reprend-t-elle immédiatement, en déposant quelques baisers sur le torse de Darius qui, potentiellement, a pu se sentir légèrement agacé de voir arriver la négociatrice avec ses gros sabots.

- Est-ce qu'une vie faite de corvées et d'amour te siéra, pirate? lui murmure-t-elle après avoir déposé un léger baiser sur ses lèvres pour lui demander pardon.

Juste au-dessus d'eux, un battement d'ailes se fait entendre. Émile est de retour. Sans un cri, sans un chant, il se pose sur sa branche et enfonce sa tête dans ses plumes pour piquer un somme. Plus loin, sur l'horizon, c'est un gros nuage qui se forme, tandis que les contours d'un bateau lointain se laissent deviner à la faveur de la lune. Dans le ciel, les étoiles sont légion. Même le vent semble avoir décidé de se tenir calme pour la nuit.

Même si Mathilde abandonne rapidement son idée de trappe dans le toit de la chaumière, Darius continue de réfléchir à une manière de concrétiser le projet de façon sécuritaire. Le génie ne le frappant pas dans l'immédiat, il en conclut qu'il avisera une fois dans la chaumière, se disant qu'il sera, dans le « pire » des cas, condamné à voguer d'îlot en îlot avec sa belle fermière. Peut-être serait-ce mieux ainsi, en fait. Ils apprécieront d'autant plus le paysage s'ils n'ont que rarement l'occasion de le contempler ensemble, couchés nus l'un contre l'autre. Et chaque fois, ils se remémoreront leur première rencontre et leur mariage, imprégnant de nouveau dans leur esprit ces images qui les berceront lorsqu'ils seront séparés.

Après un instant de silence, Darius demande à Mathilde ce à quoi ressemble une journée idéale avec son pirate de mari à ses yeux. Il sourit à son rire, puis caresse son dos du bout des doigts en l'écoutant. Si une aventure sur un îlot relève de l'idyllique pour la fermière, celle-ci n'en demande pas tant, trouvant de la perfection dans un quotidien où ils peuvent être pleinement ensemble. Le pirate sourit avec amusement en entendant son épouse lui décrire avec justesse les moments qui rythmeront leur vie, faite de départs et d'arrivées, de rires et de bons repas, de travaux et d'instants d'amour. Au passage, il apprend qu'il va potentiellement assister à un mariage de nobles, une idée qui lui paraît étrange, mais qu'il ne commente pas, laissant Mathilde poursuivre.

Peut-être que tu pourrais nous bricoler un lit. Darius hausse légèrement un sourcil, visiblement intéressé par la proposition. Un lit fait de ses propres mains, où nul autre que lui ne se sera allongé aux côtés de Mathilde. Voilà qui n'est pas pour lui déplaire. D'une part, il n'aime pas imaginer d'autres que lui couchés auprès de sa femme, d'autre part, il aime mobiliser ses efforts mentaux et physiques pour construire des choses concrètes.

Darius entrouvre la bouche pour répondre, puis la referme, plissant plutôt les yeux quand Mathilde commence à lui parler de négociations... en blague, bien évidemment, car les histoires d'Ordre, de contrats et de cargaisons n'ont rien à faire dans la couche nuptiale. Enfin, pas si la fermière ne souhaite pas voir son époux employer de vilaines tactiques déloyales pour la faire plier...

« Mmm, ça dépend, fait-il mine de réfléchir en répondant à son baiser. Oui, ça dépend vraiment si la quantité d'amour est au moins égale à la quantité de corvées... En fait...»

Darius s'arrête et offre un sourire malicieux à Mathilde avant de la renverser subitement dans les couvertures afin de la surplomber. Mêlant ses jambes à celles de son épouse, il la regarde moqueusement dans les yeux et continue :

« En fait, il va falloir négocier. Je veux dire, certaines corvées vont être très exigeantes. Prends ce lit, par exemple. Il va falloir faire une ébauche, trouver les matériaux pour la base, voire pour la literie... Le bâtir va être excessivement demandant, plus que pour un lit normal, car celui-là va être devoir être d'une solidité à toute épreuve. C'est pas tous les lits qui sont assez robustes pour survivre à une foule de folles chevauchées de belle fermière... »

Darius ricane, prêt à se protéger si Mathilde cherche à se venger de sa boutade, finissant par aller dans son cou pour y déposer quelques baisers.

« Pour que ça soit vraiment équitable et satisfaisant, il va falloir que le taux d'amour soit nettement supérieur au taux de tâches. Mais je suis pas inquiet, je sais que mon épouse est une négociatrice presque raisonnable. Son expertise, c'est plutôt les panais, mais bon. »

Darius pouffe contre le cou de Mathilde, repensant à sa fermière qui ose s'aventurer dans la voie de la négociation à bord d'un navire grouillant de pirates et un capitaine la menaçant de la pointe de sa lame.
Le marin laisse ses lèvres remonter doucement le cou et la mâchoire de Mathilde afin d'atteindre son oreille. Stoppant ses baisers, il murmure alors dans un souffle, cette fois avec davantage de sérieux :

« Cette vie me sied parfaitement, Mathilde Vortigern. »

Après quelques baisers supplémentaires, Darius fait face à son épouse et accroche son regard clair au sien. Il est visiblement sincère. Le quotidien de la ferme, s'il n'est pas sans comporter une poignée d'aventure – ou de mésaventures -, est pour lui une bouffée d'air frais. Un refuge où il délaisse ses fonctions de capitaine, de pirate, de contrebandier, de criminel pour se contenter d'être un homme comme n'importe quel autre. Entre deux raids ou deux querelles de pirate, il fait bon de retrouver un endroit où les ennuis se font relativement plus rares et, surtout, où une femme l'attend avec impatience. Sa femme.

« J'ai rien compris à ton histoire de mariage, par contre, dit-il en parsemant le visage de Mathilde de petits baisers. C'est quand? Et depuis quand des roturiers assistent à des mariages entre nobles? »

Il se recule vaguement pour la regarder de nouveau, le sourcil quelque peu arqué. Il sait que Mathilde a des amis nobles, mais il reste étonnée qu'elle ait été invitée au mariage du Beauharnais. Il ne connaît pas grand-chose à la bienséance, mais il se doute que d'avoir des membres du petit peuple à des épousailles destinées à la noblesse est le genre de choses qui doit faire jaser dans les manoirs de l'Esplanade.

« J'en oublie presque l'essentiel : il va y avoir de la bouffe? Et... tu vas porter quoi? Ta belle robe du bal masqué de l'autre jour? Tu sais, celle qui t'allait à ravir, mais que j'avais envie de t'enlever chaque fois que je posais les yeux sur toi. »

Darius lui sert un air innocent. Presque innocent. Bon, pas du tout innocent.

Ça dépend vraiment si la quantité d'amour est au moins égale à la quantité de corvées. Mathilde lui répond d'un sourire énigmatique qui semble vouloir laisser planer le mystère sur ce point. Après tout, une ferme n'est-elle pas l'endroit où la liste des corvées semble ne jamais s'épuiser, contrairement aux fermiers? Croisant le malicieux sourire de Darius, elle éclate de rire en se sentant entraînée dans un retournement de position qui permet au pirate de prendre le dessus dans le jeu bien innocent des négociations. Amusée, elle l'écoute énumérer la longue liste des tâches liées à la construction d'un nouveau lit, en terminant sur une petite pique à laquelle elle répond d'un ton taquin : J'ai hâte de te voir broder notre trousseau, mon amour avant de déposer un léger baiser moqueur sur le bout du nez de Darius.

C'est là sa seule vengeance, ça et un rire moqueur qu'elle ne peut pas réprimer tant l'image d'un pirate sanguinaire brodant au coin du feu est à mourir de rire. Mathilde l'enlace pour le garder un peu plus contre son cou, mais il finit par échapper à son étreinte pour poursuivre la discussion. Plus d'amour que de tâches, voilà une curieuse demande quand on sait que la vie de marin n'est pas plus reposante que celle de fermière, et que les paresseux sont les premiers à mourir de faim ou de solitude, largués par leur équipage. Haussant un sourcil mi surpris, mi amusé, elle lui murmure d'un air moqueur. Avant de négocier une diminution de tâches, on va commencer par voir ce que tu vaux. Par chance, ta petite femme t’allégera cette horrible corvée de lit en te montrant où se trouvent les matériaux récupérés ici et là, et en s'assurant de confectionner de nouveaux draps impossibles à déchirer.

Les taquineries disparaissent à mesure que Darius sème d'agréables baisers dans son cou. Jamais elle ne laissera les négociations, les vraies, celles qui ont trait à la contrebande, se glisser dans leur couche... pas de peur que les amants finissent par se fâcher mais bien parce qu'elle a l'impression qu'elle n'aura jamais le dessus s'il décide de l'amadouer du bout des lèvres, ravivant comme il le fait en ce moment les flammes d'un désir qui ne s'éteint jamais. Cette vie me sied parfaitement, Mathilde Vortigern. Elle sourit. Elle a beau se souvenir de la réaction qu'il a eue lorsqu'elle lui a proposé un refuge, la première fois, et son aisance déconcertante avec les gars quand vient le temps de travailler, elle a toujours ce doute. La vie d'aventures qu'il mène est bien loin de sa routine qu'elle imagine plutôt ennuyeuse pour un homme comme lui. Pourtant il semble s'y plaire, comme s'il reprenait son souffle avant de replonger dans les eaux tumultueuses de la piraterie. Mathilde ne peut s'empêcher de se demander jusqu'à quand cette lune de miel durera, jusqu'à quand ce mari trop parfait malgré ses activités douteuses reviendra dans la douceur de la chaumière pour y retrouver sa femme. Toujours lui a-t-il promis, mais malgré tout, quelque part en son for intérieur, les doutes ne se dissipent jamais totalement. Tout au plus prennent-ils un temps de silence, quand Darius revient sur le mariage d'Aymeric de Beauharnais.

Le regard de Mathilde semble alors s'éveiller. Tu l'as dit toi-même, je suis la fermière la plus célèbre du Labret répond-t-elle le plus sérieusement du monde, avant de pouffer de rire. Le Comte m'a demandé de gérer les approvisionnements en nourriture. J'ai fait une petite tournée dans quelques fermes le mois dernier pour conclure quelques accords et réunir assez de fournisseurs pour que le banquet soit à la hauteur de la cérémonie. C'est prévu pour le dernier jour du mois et de Beauharnais veut que ça soit une occasion pour que le Labret brille aux yeux du beau monde qui fera le déplacement pour les noces. Les nobles vont rester entre eux, mais les fournisseurs vont pouvoir leur présenter leurs produits pendant que le petit peuple dont nous faisons partie pourra faire la fête à côté. D'une main légère, Mathilde frôle le flanc de Darius qui ne tressaille même pas, peu chatouilleux qu'il est. Même pas drôle. Alors oui, il y aura de la bouffe. Des plats préparés par les gens d'ici et des plats cuisinés par de vrais cuisiniers avec les produits des fermiers d'ici et ce que produit le Comte sur le domaine. Et y aura même pas besoin de porter un masque de poisson ou de les voler pour pouvoir les goûter ajoute-t-elle avec un sourire moqueur en pensant à leur fuite du bal masqué avec des paniers de victuailles sous les bras.

- Et toi, que porteras-tu, beau pirate? Ta cuirasse qui te protège de tous les dangers, ou une chemise trop petite que je n'aurai pas d'autre choix que de t'enlever? Hm? Mathilde rit. Sans doute portera-t-elle sa jolie robe, la seule qu'elle ait de présentable pour un événement de cette envergure. Elle la couvrira d'un long tablier pour ne pas la salir dès le petit matin, alors qu'elle aura probablement à courir d'un poste à l'autre pour s'assurer que les mets arrivent et que les légumes les plus frais soient bien livrés au bon endroit. Si jusqu'ici, elle est plutôt sereine dans sa part des préparatifs, elle sait que le jour-même, elle risque de courir comme une poule sans tête et de ne pas réellement profiter des festivités avant tard dans l'après-midi. Peut-être que tu pourras ouvrir de nouveaux partenariats. Des valeureux marins près à défendre les cargaisons des nobles, c'est une denrée rare. Et comme ça ne sera pas pour une bonne oeuvre, tu n'auras pas à te plaindre des prix affolants qu'on te proposera. En plus, ça te donnera une autre bonne excuse pour t'amarrer au Labret. Mathilde ponctue son éclair de génie d'un sourire satisfait, tandis que ses mains parcourent le dos de Darius, y décrivant des caresses légères dans les creux des muscles, s'attardant parfois innocemment sur le haut de ses fesses. Elle murmure Je nous trouverai un petit coin tranquille, des fois que tu sois incapable de résister à l'envie de délacer un corsage trop serré. Ou que j'aie à te délester d'une chemise tachée. En tout bien tout honneur, évidemment. Mathilde ricane entre deux baisers glissés dans le cou du pirate. Évidemment.

« Voir ce que je vaux? s'offusque-t-il faussement. T'inquiète, je vais te montrer ce que je vaux, belle fermière. »

Son énigmatique promesse se perd contre le cou de Mathilde, qu'il parsème d'une foule de baisers sans se lasser. Il sait que la vie à la ferme n'est pas de tout repos et qu'ils n'auront pas souvent l'occasion de fuir comme ils l'ont fait aujourd'hui. Il sait qu'il ne connaît pas grand-chose au métier de son épouse et qu'elle risque bien de rire de lui lorsqu'il se fera poursuivre par une poule dont il aura involontairement attisé la colère, de lui jeter un regard désapprobateur lorsqu'il prendra des carottes pour de la mauvaise herbe, de lui donner une claque derrière la tête lorsqu'il aura pris les récoltes du dîner pour sa collation. Il sait que, certains soirs, ils s'endormiront lâchement sans avoir eu le courage de faire l'amour et que, transis d'horreur à cette idée, ils s'aimeront le matin venu. Malgré les tâches et les corvées, le quotidien de la ferme lui sied, car l'amour y est omniprésent. Un baiser furtif avant d'aller aux champs. Une caresse contre le dos au détour du chemin. Un moment à deux qui commence par une embrassade qui s'enflamme dans la grange. Les négociations sont inutiles.

Quittant la peau de Mathilde pour la regarder dans les yeux, Darius revient finalement sur cette histoire de mariage dont son épouse lui a vaguement parlé. Il sourit, amusé, quand elle se déclare la fermière la plus célèbre du Labret – il est persuadé que c'est la vérité – et écoute la suite avec un intérêt non feint. Le comte de Beauharnais va se marier et a confié à Mathilde la responsabilité de s'occuper des fournisseurs du festin. Darius se dit que le noble doit avoir une foi inébranlable en la fermière pour lui remettre ainsi les rênes d'une partie de ces épousailles qui, il le comprend maintenant, sont particulièrement importantes pour le Labret. Il va vraiment falloir qu'il le rencontre un jour, ce Beauharnais...

Darius sent Mathilde frôler son flanc, mais ne bouge pas d'un poil, se contentant de lui servir un sourire goguenard qui semble dire C'est raté, belle fermière. Il ricane lorsqu'elle évoque le masque de poisson, puis hausse un sourcil à sa question. Que va-t-il porter? Y sera-t-il vraiment? Il n'en a pas la moindre idée, ses allées et venues étant aléatoires, et un mariage entre nobles n'étant pas une raison valable pour rater un convoi – si convoi il y a.

« Tiens, la chemise trop petite me semble être l'option idéale dans ce cas-ci », répond-il malgré tout, l'œil taquin.

Peut-être que tu pourras ouvrir de nouveaux partenariats. Darius la regarde, la mine pensive. L'idée de Mathilde est intéressante et mérite qu'il y réfléchisse sérieusement. Avec l'Ordre, il a une bonne couverture, mais si des nobles sont prêts à payer pour transporter de précieuses cargaisons et à lui offrir par le même fait quelques contrats propres – enfin, « propres », ça reste à voir avec les sangs bleus -, l'occasion pourrait être à saisir et donner de la crédibilité à Dartagnan. Il doit cependant peser le pour et le contre. Ce sera à discuter avec Isak.

Alors qu'il réfléchit, les douces caresses de Mathilde le font frissonner, tout comme les paroles qui les accompagnent. En tout bien tout honneur, évidemment. Darius ricane aussi devant cette expression qui ne leur convient aucunement.

« Évidemment, souffle-t-il dans un rire. Tu sais bien que laisser mon épouse étouffer sous la pression des laçages, c'est pas mon genre. Je suis plus galant que ça. »

De son index, Darius relève le visage de Mathilde vers le sien, laissant ensuite sa main se perdre dans la chevelure de son amante. Ses lèvres viennent alors chercher les siennes dans un baiser joueur, gorgé d'un désir à peine retenu. Il prend un malin plaisir à continuer d'aviver cette flamme qui ne meurt jamais, en particulier cette nuit, qui leur appartient plus que toutes les autres.

« Je vais essayer de venir juste pour te voir dans ta belle robe et t'emmener à l'abri des regards pour te l'enlever, murmure-t-il. Ton idée de contrats est bonne, je vais en parler avec Isak. Quelques contrats propres de temps en temps, ça peut être pratique, surtout pour ce vaillant Dartagnan. Je me demande juste si ce mariage ne m'exposerait pas trop, surtout que ça risque d'être la première fois qu'on te voie avec quelqu'un à tes côtés. La fin du mois va arriver vite et je sais pas encore si je vais pouvoir revenir d'ici là. »

La fermière la plus célèbre du Labret et son marin d'époux n'éclipseront peut-être pas les nouveaux mariés, mais ils feront jaser. Mathilde connaît tout le monde alors que Dartagnan est un parfait inconnu aux yeux de la plupart des habitants. S'il n'a aucun mal à mentir et qu'il connaît son rôle, il n'aime pas non plus attirer l'attention inutilement. Mais peut-être les perdra-t-on dans la foule, en fait, peut-être les autres seront-ils trop occupés à profiter des festivités pour véritablement s'attarder à eux. À méditer.

Darius laisse Mathilde lui exposer ses pensées sur le sujet, glissant une main encore sage contre le côté de sa cuisse et sa fesse, remontant sa hanche et sa taille, touchant à peine l'arrondi de son sein pour redescendre le long de son bras et entrelacer leurs doigts. Portant la main de son épouse à ses lèvres, il y dépose un baiser, puis un autre là où se trouverait normalement leur alliance.

« La prochaine fois que je viens, j'aurai pas les mains vides, dit-il, comptant bien donner à Mathilde un bijou pour marquer leur union. Et non, avant que tu demandes, j'irai pas piller Beauharnais pour lui piquer l'alliance de sa future épouse et te l'offrir, même si tu la mérites sûrement plus qu'elle. Je vais me contenter de trouver quelque chose à Marbrume. »

Il ricane. Trouver quelque chose, c'est vague. Assez pour berner Mathilde sur la potentielle méthode? Probablement pas.